Sur la scène du théâtre, Marguerite Duras met en valeur le récit et désamorce les ressorts du drame, tandis que son roman fait reposer la conduite narrative sur la promotion de la scène. Ainsi privilégie-t-elle le récit à la scène et la scène dans le récit, instituant entre la scène et le récit des liens privilégiés où se joue la nature des relations esthétiques entre texte et représentation dans l’œuvre.
Le récit à la scène
Marguerite Duras appelle de ses vœux un théâtre concentré sur l’énonciation de la parole et donnant à percevoir le processus de l’œuvre en train de se faire, théâtre dont elle déclarera, dans les années 1980, qu’il doit être « lu, pas joué »1, pour exposer l’écriture et en restituer la force d’évocation. Un tel enjeu exige de refonder la séance théâtrale comme une expérience esthétique singulière, qui s’affranchit des pouvoirs illusionnistes de la représentation et des séductions du visible pour qu’apparaisse un récit toujours recommencé, mélancoliquement attaché à faire resurgir – voir – la scène originelle – l’Autre scène, où s’ancrent l’écrit et, tout autant, l’amour ou le désir du crime.
Mettre en scène une œuvre de Marguerite Duras implique donc de chercher comment orchestrer la suspension des effets de représentation pour laisser advenir ce qui ne s’appréhende pas par la vue, provoquer des visions et faire éprouver au public l’expérience intime et organique de l’autrice pendant l’acte d’écrire, le mouvement, toujours paradoxal, d’exécution de l’œuvre, analogue, selon elle, à l’acte de lire.
Mais l’annulation des scènes à jouer, le laminage des dialogues qui auraient pu donner l’illusion de faire avancer l’action, la création de « récitatifs »2 à plusieurs voix instaurant la prédominance de l’épique sur le dramatique constituent les phases d’une opération de « rhapsodisation »3 progressive, jamais tout à fait accomplie, et qui informe les textes, dès les débuts de la dramaturge, au point de constituer le drame même des dernières pièces (Savannah Bay [1982], La Musica Deuxième [1985] et Agatha [1981]).
Les pages consacrées à l’étude du récit sur la scène durassienne, dans le présent numéro, loin de céder à la tentation d’une vision progressiste de l’œuvre scénique, témoignent de la grande diversité des formes et des approches que ce mouvement d’épiphanie du récit a inspirées. Elles mettent en valeur les potentialités d’une œuvre qui, si elle se fonde sur des injonctions bien connues et maintes fois commentées (dont celle que nous évoquions plus haut d’un « théâtre lu, pas joué », analogue à l’acte d’écrire), est bien moins que l’on a pu le dire figée et normative, d’autant qu’elle n’a cessé de se transformer au gré des expériences et des rencontres artistiques. Le nombre de (bons) spectacles que les textes suscitent aujourd’hui le démontre assez : qu’il s’agisse des pièces à proprement parler ou d’adaptations (roman, recueil d’articles ou textes poétiques), l’écriture de Marguerite Duras semble promise à un avenir diversifié, en France comme à l’étranger.
À condition, tout du moins, que les propositions de mise en scène interrogent, avec les moyens du théâtre, les modalités du lien entre scène et récit et ce qu’écrire veut dire pour celle qui fut d’abord et avant tout une romancière. D’une certaine manière, la gageure est identique pour ceux et celles dont le travail est d’analyser les enjeux scéniques de ses textes : poser la question du passage du récit durassien à la scène, en tant qu’espace matériel, impliquant de multiples intercesseurs, une diversité et une complémentarité de pratiques, un dispositif dynamique pensé et conçu pour un public réuni pendant une durée précise, nécessite de redéfinir, pour en évaluer l’efficience dans le champ du théâtre, certains concepts et catégories opératoires qui relèvent de l’analyse littéraire.
C’est principalement la figure rhétorique de l’hypotypose qui a retenu l’attention de Jérémie Majorel et de Quentin Rioual. Parce qu’elle « hésite entre le pictural et le théâtral », elle semble propre à nommer les tensions dynamiques qui singularisent la dramaturgie durassienne.
Jérémie Majorel a choisi de s’intéresser à la première pièce de Marguerite Duras, son adaptation du roman dialogué Le Square (1955), pour la mise en scène qu’en fit Claude Martin en 1956 au Studio des Champs-Élysées. Observant le « détricotage du récit par le dialogue et tricotage du dialogue par le récit », il met en lumière la manière dont le texte se tisse comme une « hypotypose contrariée », déroutant les topoï qui pourraient venir soutenir la narration, empêchant mais aussi relançant, dans la « quête infinie d’une empathie utopique », les tentatives de récits du voyageur de commerce et de la jeune employée de maison. Ce travail à deux voix « rentoil[e] », paradoxalement, « du commun », un « partage des récits », voire laisse au lecteur mais, plus encore, au spectateur, la possibilité d’envisager un troisième récit, « fantôme ».
Analysant en détail, dans « Agatha ou le corps optique : proposition pour une interprète » l’ouverture de la pièce publiée en 1981, Quentin Rioual, quant à lui, adopte une posture résolument dramaturgique : il se demande « comment renvoyer aux propriétés techniques de l’hypotypose ou du tableau » pour alimenter le travail d’une actrice qui aurait en charge le texte de Elle et devrait « oraliser le hors-regard […] et le non-dicible ». Dans cette perspective, il postule la nécessité d’élaborer un « corps optique », en « construction permanente car il est interdépendant de la description et fragmenté du point de vue spatial […], temporel et psychologique ». Ce « corps optique » engage les relations des deux interprètes, l’une « vecteur principal » et l’autre « vecteur auxiliaire », dans une opération concertée et labile de « fusion entre espace du plateau et espace imaginaire, temps présent et temps de la vision ».
La figure de l’hypotypose telle que s’en saisissent les deux auteurs permet de définir les ressorts d’un travail d’interprétation centré sur le texte, ce que nous appellerons le « jeu », entendu ici non comme manière d’informer le sens en infléchissant l’énonciation par des marqueurs d’intentionnalité4, mais comme action d’oralisation, par accordage progressif, pour produire une écoute et permettre l’émergence du récit.
Les contributions suivantes, qui prennent comme objets d’étude des réalisations scéniques passées, confirment l’importance d’interroger les pratiques d’acteurs et d’actrices – et d’abord de ceux et celles qui marquèrent l’œuvre à ses débuts – pour observer les liens entre scène et récit, non plus cette fois à partir de ce que proposent et supposent les écrits et les déclarations d’intention mais bien à partir d’expériences théâtrales notables qui ont trouvé les principes et les moyens scéniques d’en réaliser le programme.
Ce faisant, ces études témoignent aussi de la manière dont l’analyse d’une mise en scène théâtrale dépend tout autant de la nature des archives qui ont pu se constituer à partir d’elle que de ce qui n’a pas ou peu laissé de traces tangibles : au-delà des sources écrites (critiques, récits de spectateurs ou d’artistes contemporains…) et des commentaires formulés après coup qui se sont parfois forgés sur une idée préconçue du théâtre de Duras, comment convoquer et considérer ce que révèle la part la plus fragile du travail de plateau, celle qui si souvent vient à manquer ? Comment enquêter sur ce que le labeur des acteurs, notamment, a provoqué dans le moment même de la séance théâtrale ?
C’est là une gageure, que Marie-Madeleine Mervant-Roux relève dans « Écouter L’Amante anglaise dans la version de la création : entendre la scène passer de l’écrit-parlé à l’oralité ». Prolongeant l’analyse génétique de L’Amante anglaise (1968) qu’elle a menée avec Almuth Grésillon de 2004 à 20085, elle propose au lecteur de ce numéro un exercice d’écoute méthodiquement guidé : il se fera l’auditeur de trois extraits d’une archive sonore retrouvée en 2011 et contenant deux enregistrements audio de la création, signée par le metteur en scène Claude Régy (l’une datée de février 1969 ; l’autre de novembre 1969). Ces documents exceptionnels, intégrés sous la forme de liens dans le corps de l’article et complétés par des photographies, permettent d’entendre une version du texte effectivement jouée par les interprètes à la création, et jamais publiée. Plus encore, leur étude renouvelle notablement l’analyse de la genèse du spectacle en court-circuitant certaines idées reçues : elle révèle « la façon originale dont ces acteurs [Madeleine Renaud et Michaël Lonsdale] ont réinventé, personnellement et ensemble, l’espace phonique, qui a fait du spectacle un événement » et concouru à l’émergence, dans le temps de la représentation, de ce que Marie-Madeleine Mervant-Roux définit, en convoquant les travaux du théoricien du langage Henri Meschonnic, comme un « sujet poétique, resté longtemps inaperçu ». Celui-ci doit tout autant à la nature singulière de l’empathie verbale créée entre les comédiens qu’à la mobilisation et l’organisation de divers registres de jeu – dont des registres comiques variés, que les exégèses avaient jusque-là ignorés. La création de L’Amante anglaise est importante pour Duras comme pour Régy6 et, tel qu’il s’est joué, le spectacle ne constitue nullement un écart contrevenant à l’idéal d’une exposition du texte comme s’il était lu, car c’est bien au gré de cette composition, aussi ludique soit-elle par intermittence, qu’« [u]n livre sur le crime de Viorne commence à se faire »7 et, progressivement, « se fait »8, entraînant finalement les acteurs dans des moments de profération où tout registre s’annule et plus rien ne se joue, sauf le dévoilement d’une scène imaginaire dessinée à deux voix.
Cette dynamique de mise en tension des modalités de jeu pour donner à percevoir le livre en train de se faire, certains metteurs en scène vont l’éprouver en recourant plus ostensiblement au modèle de la lecture9. En cela, ils prennent acte de l’injonction durassienne (un « théâtre lu, pas joué ») que nous rappelions plus haut10 et en explorent le principe.
Lire en scène creuse la distance entre le sujet parlant et l’origine de la parole et met les acteurs en situation de « récitants »11, qui se souviennent de ce qu’ils lisent tout autant qu’ils sont enjoints à le (re)découvrir. Contraints de s’éloigner du réalisme mimétique, ils se concentrent sur l’énonciation pour restituer « la voix écrite »12, originelle. Ils rendent perceptible que le texte proféré a toujours déjà été écrit, que tout est « déjà jou[é] »13 et qu’ils en réactivent, dans le temps présent de la séance, le mouvement.
Deux spectacles sont analysés ici en ce qu’ils témoignent, très différemment, des potentialités performatives de la lecture, considérées comme nécessaires au passage du récit à la scène : le premier a été créé par Éric Vigner en 1993, à partir du roman La Pluie d’été (1990) ; le second, adapté de La Douleur (1985) en 2008, est signé par Patrice Chéreau, metteur en scène dont l’esthétique, qui ne renonce jamais à un mode de jeu incarné, semble a priori peu perméable aux enjeux de l’œuvre durassienne. Ce faisant, ces deux metteurs en scène ont mis en lumière, chacun à sa manière, qu’il ne peut y avoir de « pure » lecture sur scène sans risquer de perdre le drame de l’écriture, et que c’est l’oscillation permanente entre scènes jouées et retour au livre qui rend sensible le déploiement progressif de l’écrit entre tous et par tous.
Dans « “Lire, comme ça ou autrement” : récit d’une scène (Éric Vigner monte La Pluie d’été) », il est question d’un spectacle qui, pour le metteur en scène, jette les fondations d’un art du jeu dont il poursuivra l’exploration en travaillant sur d’autres textes (de Duras mais aussi de Racine14). Chloé Larmet y observe comment la lecture engendre les moments joués mais les laisse aussi inachevés par ses reprises incessantes, soumettant les acteurs et le public à « une logique d’interruption » qui favorise l’écart et vise l’éclosion d’« une scène d’écriture », ouverte à de libres déchiffrements.
Du second spectacle, en s’appuyant sur des archives consultées à l’IMEC, dont certaines sont inédites, Marine Deregnoncourt retrace les différentes étapes, et plus précisément la trajectoire personnelle de l’actrice Dominique Blanc, depuis la première lecture publique de la nouvelle autofictionnelle, jusqu’au seul en scène, plusieurs fois repris (de 2008 à 2023), même après la mort de Patrice Chéreau, par la comédienne, avec la collaboration du chorégraphe Thierry Thieû-Niang. Le recours intermittent à la lecture s’est là aussi imposé comme un nécessaire principe de « dépersonnalisation » de la parole, permettant de maintenir l’articulation entre « l’intime et l’extime », entre le privé et le public, et de « faire œuvre de mémoire ».
« Faire œuvre de mémoire », c’est peut-être toujours ce qui, finalement, infléchit le geste de qui désire aujourd’hui mettre en scène un texte de Marguerite Duras : il s’agit ainsi de travailler dans la conscience que les répétitions, comme l’écoute et la participation effective du public, dépendent des images et des récits que chacun élabore pour soi à partir de ses écrits et qui préexistent à la représentation, ainsi qu’en témoigne l’entretien donné en clôture de la première partie. Dans cet entretien, Christine Letailleur revient sur sa mise en scène en 202015 de L’Éden cinéma, l’adaptation scénique d’Un barrage contre le Pacifique (1950), créée par Claude Régy en 197716. Elle explique comment la dimension mémorielle et autofictionnelle de ce texte hybride, qu’on peut lire, par sa construction fragmentée, comme la version scénique du montage cinématographique d’India Song, et qui alterne « de façon toute rhapsodique le récit et la représentation »17, lui a inspiré un dispositif modulable, permettant divers effets de cadrage, de proximité et d’éloignement ainsi que des glissements spatio-temporels. Au moyen de cet agencement, par-delà l’histoire de la mère, de Suzanne et de Joseph, c’est tout le souvenir du cycle indien que le spectacle, par bribes, convoque.
Alors que son passage sur le plateau oblige à s’affranchir de certaines conventions scéniques, à « exiler le théâtre »18 – ou plutôt un certain théâtre, reposant sur la scène bien faite et le jeu incarné –, le récit durassien, pour convoquer l’Autre scène, exige la mise en œuvre de multiples stratégies d’écarts, d’oscillation et de tensions qui mobilisent, détournent voire investissent autrement les modalités propres à tout événement théâtral. Il nécessite, de la part des acteurs et actrices, du « jeu », mais rhapsodique et labile, en déconstruction permanente, tendu vers ce qui arrive, doit arriver mai ne peut advenir qu’en risquant immédiatement sa disparition. De ce point de vue, le théâtre de Marguerite Duras relève moins de la représentation que de la performance, dont le modèle de la lecture constitue le protocole.
La scène dans le récit
Le roman de Marguerite Duras montre au moins autant qu’il raconte. Et pourtant, on n’y trouve peu de descriptions. C’est à la scène romanesque19 qu’est confiée l’importance accordée par le récit à la dimension visuelle : le lecteur est fréquemment convié à assister à une action comme sous ses yeux se déroulant, mais par les mots s’exécutant20.
Faire de la scène une variété descriptive, ne pas l’assimiler à une phase narrative, en dépit de son caractère dynamique, est, pense-t-on, moins lié à son objet (la scène décrit des actions coordonnées et, à ce titre, s’apparente à une « description d’actions »21), qu’à la mise en suspens de la temporalisation configurante que, selon nous, elle provoque. En effet, une fois ouverte, la scène ordonne les actes consignés selon une logique prévisible. À défaut, elle court le risque de n’être pas reconnue.
Ainsi, la scène prend place dans l’histoire d’un seul tenant et l’intrigue décide de sa portée fonctionnelle. À reprendre le vocabulaire de Genette, on dira que la scène peut dérouler sans anicroches un arrière-plan attendu (« scène typique ») ou mettre en relief en son sein un événement qui aura, pour la suite de l’histoire, une portée décisive (« scène dramatique »)22. On peut penser que ce n’est pas en soi la nature de l’événement mais plutôt son caractère incongru qui sous-tend la perturbation narrative : c’est lorsque tout ne se passe pas comme prévu que la scène est la plus susceptible d’acquérir un potentiel « dramatique ». Toutefois, ce surgissement de l’imprévisible, déconcertant ou séduisant, fissure, voire effondre, la scène par son apparition même : ne sera plus retenu de la séquence dans l’économie narrative que le fait porteur de cet impensé de l’histoire. C’est au cours du bal de T. Beach que Lol s’est fait ravir son fiancé, dira-t-on, si l’on veut résumer l’intrigue du Ravissement de Lol V. Stein (1964) – et ce, malgré l’assignation de la scène aux actions convenues autour desquelles elle s’est construite et qu’elle a répertoriées (les invitations à danser et les conversations mondaines, les airs de l’orchestre, comme les allées et venues autour du buffet). Par différence, chez Duras, les bals populaires des Petits Chevaux de Tarquinia (1953) et de L’Après-midi de monsieur Andesmas (1962), conservent une vocation d’arrière-plan de l’histoire, bien qu’ils soient eux aussi le lieu des rencontres amoureuses invariablement placées au cœur de la dynamique narrative. Ainsi, dans le roman de Marguerite Duras, certains types de scènes, dont la scène de bal en raison de sa charge érotique, ne présentent que rarement une portée totalement insignifiante23. Il est vrai aussi que plus le récit fait appel à la scène, à la manière des romans contemporains, moins la question du potentiel « dramatique » de cette séquence se pose : dans un tel environnement, le paysage narratif ne repose plus sur le relief du surprenant et du banal, organisé en avant- et arrière-plans.
Dans le roman, ce lieu du visible, du spectacle et, même du spectaculaire, qu’est la scène l’approche, au sein des catégories rhétoriques, du tableau et de l’hypotypose. Chez Duras, elle ouvre sur l’Autre scène, celle des scénarios fantasmatiques, accordant une place décisive aux scènes originaires. On retrouve une telle acception de la scène dans l’usage qu’en fait la psychanalyse : chez Freud, elle est le lieu et le scénario24 où s’écrit le fantasme. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, le bal de T. Beach nous montre combien chez Duras la scène convient particulièrement aux phases d’exposition où elle peut être manière de fondation pour l’histoire, y compris lorsqu’elle est porteuse d’annihilation.
C’est justement Le Ravissement de Lol V. Stein qui a retenu l’attention de Stéphane Lojkine. Dans « Dispositif de la scène vide dans Le Ravissement de Lol V. Stein », l’auteur de La Scène de roman25, se propose de retenir une acception de la scène comme « dispositif » et non comme « séquence ». À partir des quatre occurrences du mot « scène » dans le roman de Marguerite Duras, il montre que se jouent « les configurations de la scène analytique » où la « condensation dramatique » fait place à la « répétition ». Lol, de son champ de seigle, ne peut que « se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont »26. Mais si l’auteur rend ainsi justice à l’importance du regard dans la scène, il faut se souvenir, nous dit-il, que « seul le regard de Lol compte, face au constat qu’au fond il n’y a rien à voir ». Ce qui est en cause déroute les schémas narratifs classiques : ce n’est ni la réparation, ni la vengeance qui pousse Lol à agir ainsi, mais la recherche d’une satisfaction qui a partie liée avec « l’image de l’amour ».
Le type de scène romanesque qui prétend à un ajustement étroit de la temporalité du récit au déroulement de l’histoire est la scène dialoguée. Avec Le Square, Duras illustre à la perfection la tentation du « roman dialogué »27, mais comme le montre Marie-Hélène Boblet, dans « Des façons de parler, il ne faut pas avoir peur », dès Les Petits Chevaux de Tarquinia, les conversations entre personnages occupent, si l’on peut dire, tout le devant de la scène. Dans ce roman de la villégiature, les personnages discutent de tout et de rien, sur la terrasse de l’hôtel, sur la place du village, dans la villa de vacances, sur la plage ou sur un bateau, au bal aussi ; n’y échappe que la tristesse silencieuse des parents d’un jeune démineur mort dans la montagne. La diversité des échanges est telle qu’on peut y voir Jacques le platonicien s’affronter à Ludi l’aristotélicien. En réalité, dans ce roman de 1953, « le retrait du narrateur, la réserve à l’égard du romanesque », couplés à un dialogue « anti-dramatique » au sein d’une intrigue nulle et non avenue, annonce d’ores et déjà la facture du texte durassien.
Dans « Des interactions verbales aux scènes romanesques chez Marguerite Duras », Isabelle Doneux-Daussaint centre également son propos sur les scènes de paroles en les reliant à une typologie des scènes durassiennes récurrentes, que l’étude de certaines œuvres vient exemplifier28. Au monologue, l’attente (dans L’Après-midi de monsieur Andesmas) ; au dilogue, la déclaration d’amour (détournée, car omise, de Moderato cantabile [1958] à Emily L. [1987]), mais aussi la scène érotique dans toute sa crudité (avec L’Homme assis dans le couloir [1980] et L’Amant [1984]), ou encore la rencontre – dont celle de la relation amoureuse qui est préparée par une « pré-rencontre »29 comme on en trouve dans Le Ravissement de Lol V. Stein, la dispute, typique des relations mère-fille et, enfin, la confidence que l’étude du Vice-consul (1966) éclaire. Les polylogues sont, quant à eux, appréciés à travers leur caractère typique ou leur potentiel dramatique. Isabelle Doneux-Daussaint montre à quel point Duras est consciente des enjeux interactionnels que porte le dialogue et qui animent la scène.
C’est une scène bien particulière de la poétique de Marguerite Duras qu’étudie l’article de Xavier Phaneuf-Jolicoeur30. Dans « “C’est fait” : la mort feinte dans Moderato cantabile », l’auteur se demande ce que « faire le mort » ou « la morte » peut signifier. Dans ce roman de 1958, le simulacre de mort de la scène finale mime la scène initiale, faisant d’Anne Desbaresdes la morte, alors que le crime originaire demeure pour les protagonistes un « événement inconnu »31, dont l’attrait érotique reste irréfrénable. Une fois encore, c’est le dialogue qui tente de rejouer la scène, dans un cadre où, nous dit l’auteur, la « tension entre représenter et raconter », entre scène et récit, anime une dynamique narrative restant toutefois peu ouverte. C’est que la passivité des comportements – une attitude que valorise l’auteure – est, paradoxalement, au cœur de la « puissance » poétique du récit de Marguerite Duras.
Justine Muller, en analysant « La cinématographie de l’écriture chez Duras et Ernaux », confronte deux succès de librairie, L’Amant (1984) et Mémoire de fille (2016), que plus de trente ans séparent32. Ces écrivaines, qui se sont affrontées à l’écriture de soi, nous livrent la scène originaire de leur vie amoureuse, à travers une restitution qui implique non seulement l’image photographique, mais plus encore, par l’animation, ce qui peut être vu comme les photogrammes d’une scène cinématographique. Leur manière, « si vive, si énergétique, et si bien observée »33, lui donne un caractère d’hypotypose. Très originale, la restitution de cette scène s’insère dans un montage narratif qui, valorisant le fragment, inaugure un nouveau regard réaliste. C’est parce que ces écrivaines ont pu reprendre la maîtrise poétique de cette scène fondatrice que, loin de la subir, elles la dominent et la promeuvent à travers « une resubjectivation de soi ».