Partir de rien et parvenir au tout – telle aurait été la trajectoire profondément dichotomique empruntée par l’œuvre durassienne. Autant la clôture magistrale dans C’est tout (1995)1, le dernier texte de Marguerite Duras, a signé l’achèvement, voire la perfection d’une œuvre qui s’est éteinte de façon presque naturelle et définitive ; autant les débuts littéraires, d’abord différés par les tentatives infructueuses de publier Les Impudents (1943)2, puis dénigrés par l’auteure elle-même3, ne semblaient guère prometteurs. Sans doute les exégètes, s’alignant sur la rupture qu’institue Moderato cantabile (1958), ont-ils négligé les sept premiers livres et se sont-ils penchés davantage sur les écrits durassiens qui ont, après ce tournant, trouvé leur voie/voix. Mais tout commencement détient une force qui ne se déploie qu’à retardement, de sorte qu’il révèle, malgré lui, la fin : ainsi, la mélodie qui se dégage des phrases dépouillées, le rythme que créent les bribes de mots, les jeux de sonorité et la quintessence du style Duras dans C’est tout, cette musique-là, bien qu’encore mise en sourdine jusqu’à Moderato cantabile, retentit dès les premiers textes pour celui qui sait non seulement l’entendre, mais aussi l’écouter. En d’autres mots, la lecture des premiers livres par rapport et en vue des œuvres qui suivront Moderato cantabile, démontre que les motifs, les traits stylistiques et les phénomènes sonores de la plume durassienne sont en germe : cette « première Duras » pose les jalons d’une écriture en devenir et à venir.
De fait, La Vie tranquille (1944)4, le deuxième roman de Marguerite Duras au titre emblématique, met en évidence l’existence trop calme et uniforme de Françou qui appelle intérieurement au changement. Cette œuvre du désœuvrement réussit assez tôt dans l’opus durassien à redorer le blason terni de la monotonie en superposant le sens métaphysique et le sens musical du terme. Ce mariage des acceptions donne naissance à une première manière d’écrire, qui s’affine dans Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953)5, un roman sur la vacance où les voyageurs découvrent tout à la fois l’usure et l’inertie de la parole et de l’amour. Alors que l’ennui, mot subjectif et souvent péjoratif, désigne un sentiment de vide dans une situation peu stimulante, la monotonie, vocable plus objectif, traduit l’uniformité et le manque de variations : là où le premier terme semble profondément déstabiliser le personnel durassien, le second permet peut-être de consolider la narration et le style de cette « première Duras ».
Ces deux romans déceptifs et a priori ennuyeux, mal ou peu considérés par la critique durassienne, surtout en ce qui concerne le premier, révèlent un geste d’écriture encore hésitant et tremblant, aux maladresses narratives et stylistiques. Ils ont pourtant le mérite d’ancrer la musicalité durassienne dans sa plus simple expression : la monotonie. Les sons les plus répétés, les vocables les plus insignifiants, les formules les plus plates, les phrases les moins travaillées traduisent avec la plus grande authenticité les banalités de la vie : la morosité, la mélancolie, l’énormité du vide ou encore le poids du rien. Cette poétique de l’ennui se fomente dans les jeux d’assonances et d’allitérations qui, par leurs retours et variations subtiles, créent des effets de rythme et d’insistance. En compositrice, Marguerite Duras y élabore une véritable variation sur le thème de l’ennui, car, pour reprendre une formule de Bernard Alazet, « c’est comme variation que cette écriture se conçoit »6. Plus encore, La Vie tranquille et Les Petits Chevaux de Tarquinia inaugurent – outre le thème obsédant de l’ennui qui, tel un refrain, revient dans tout l’opus – une po(ï)étique de la monotonie que cet article visera à faire résonner en prêtant une oreille attentive aux phénomènes sonores dans l’écriture de la « première Duras ».
Désenchantement
À la grisaille de la campagne, qui fait fuir Françou dans La Vie tranquille, fait écho le lieu de vacance(s) où les personnages des Petits Chevaux de Tarquinia s’étiolent dans le (pas si dolce) farniente : dans les deux livres, la monotonie nourrit tout à la fois l’envie de prendre le grand large et le désespoir d’être enfermé dans la routine, jusqu’à contaminer le geste descriptif. Ainsi entend-on souffler, dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, « un vent brûlant de vacances » (PCT, p. 832). Cette expression est introduite lorsque Sara, assoiffée de mer et d’amour, échange pour la première fois avec l’homme au bateau. Éreintée par l’instabilité émotionnelle des autres vacanciers et surtout par elle-même, Sara perçoit dans cette rencontre l’aubaine d’assouvir son besoin d’être rafraîchie et désirée. L’adjectif « brûlant » renvoie d’une part à la canicule qui traverse l’Italie ; d’autre part, ce vocable qui exprime l’intensité sous-entend l’attraction de Sara envers ce jeune homme et la tentation de l’adultère, le feu de la passion. Mais aussi bien le rafraîchissement que le flirt tournent court : la promenade en bateau ne console pas la protagoniste qui attend la pluie ; de même, la tentation de l’adultère ne pousse pas Sara à l’infidélité physique. Le vent emporte sur son passage toute promesse de changement et n’apporte qu’une longueur/langueur qui résonne dans l’assonance en an. Marguerite Duras joue ici avec la polysémie du mot « vacances », désignant d’une part les congés d’été, et d’autre part le vide.
En effet, les vacances, garantes d’évasion et d’aventure, ne font que prolonger et creuser l’ennui en piégeant les figures durassiennes dans un engrenage d’attentes. Avant les estivants des Petits Chevaux de Tarquinia, pour qui les baignades se réduisent à des scènes d’attente absurdes, Françou fait la double expérience temporelle et métaphysique de l’ennui pendant son escapade à la station balnéaire de T… L’escapade signe le temps de l’introspection où la protagoniste s’interroge sur son existence. Françou prend alors la pleine mesure du temps subjectif qui lui fait ressentir à quel point sa vie est figée et dénuée de sens :
Évidemment, j’attends quelque événement depuis que je suis à T…, sans doute le calme qui se fera lorsque je saurai qu’il ne faut rien attendre. Bien que je fasse ici chaque jour la même chose (invariablement, je vais de la mer à l’hôtel et de ma chambre à la mer), je suis tantôt joyeuse sans raison, tantôt, dès le matin, sans raison non plus flambée à une tristesse noire. […] Je voudrais que l’été soit en moi aussi parfait que dehors, réussir à oublier d’attendre toujours. Mais il n’y a pas d’été de l’âme. On regarde celui qui passe tandis qu’on reste dans son hiver. Il faudrait sortir de cette saison d’impatience (VT, p. 250).
Tourmentée, Françou souffre d’une agitation intérieure parce qu’elle est tiraillée entre la fatigue de l’attente et l’euphorie de l’impatience. Elle rêve que cet été si gai qui l’entoure vive aussi dans son âme noircie et déprimée, pour qu’enfin le paysage et son état d’âme coïncident. Françou sait qu’elle ne doit s’attendre à rien pour qu’un événement, aussi minuscule soit-il, advienne. Dans le passage cité, l’allitération en t, qui vibre dans les termes connotant l’attente, dans l’expression de la tristesse et même dans le toponyme, renvoie ici à la vie qui traîne. À cet égard, le titre du roman, qui peut d’ailleurs se lire comme une périphrase voire un euphémisme du désœuvrement, ouvre sur un roman d’initiation à l’ennui existentiel dans lequel, à en croire Micheline Tison-Braun, l’uniformité et la régularité frappent de plein fouet une protagoniste qui se résigne à la patience :
L’attente est, à vrai dire, l’essence de la vie, puisqu’elle est conscience du temps, forme vide de notre durée, douloureusement sentie. Cette conscience de conscience que les philosophes jugent inaccessible parce qu’ils confondent conscience et connaissance, elle existe pourtant, attendant d’être reconnue sous le visage blême de l’ennui7.
L’attente ne se réduit pas à un état passif, mais enclenche une prise de conscience aiguë de l’existence dans le temps. Sous le poids de la durée, où la conscience du temps se meut idéalement en connaissance du temps, l’ennui devient le signe palpable du rapport douloureux que l’homme entretient avec le temps. La notion du temps agit ici comme un pivot et fournit la clef de voûte autour de laquelle s’organisent aussi bien l’ennui que la musique : car la musique, même monotone, n’est-elle pas, au même titre que l’ennui, conscience d’une durée, attente d’une variation, douleur de la répétition et, finalement, désenchantement ?
Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, attente et répétition ont toujours partie liée, au point qu’une véritable mélopée s’élève depuis les fins de chapitres et l’explicit qui se ressemblent, dans la mesure où ceux-ci reflètent tantôt l’espoir, tantôt le désespoir de Sara qui rêve de fraîcheur et d’évasion :
Elle pensa à l’inconvénient que présentait cet endroit pour les enfants et rêva à d’autres vacances où le sien se serait endormi dans une délicieuse fraîcheur. La chaleur était si grande qu’on aurait pu croire qu’il allait pleuvoir sans tarder, peut-être dans l’après-midi. Elle s’endormit dans cet espoir (PCT, fin du chap. i, p. 855).
Au lieu de penser à toutes ces choses qui venaient de se passer, elle pensa encore à l’inconvénient que présentaient cette villa mal aérée, cet endroit pour les enfants. Elle imagina d’autres vacances où il aurait joué dans une délicieuse fraîcheur. La chaleur était si grande qu’on aurait pu croire qu’il allait pleuvoir sans tarder, dans l’après-midi. Elle s’endormit dans cet espoir (PCT, fin du chap. iii, p. 936).
Et là elle recommença à lui parler d’autres vacances, faites de nuits fraîches et de vent. Elle espérait que cette nuit-là, la pluie arriverait, et elle s’endormit très tard, dans cet espoir (PCT, explicit, p. 973).
Avec ces refrains, Sara tourne la manivelle d’une boîte à musique qui s’apparente à la boîte de Pandore : elle déclenche en elle le maintien d’un espoir jamais comblé – car la pluie ne tombera pas dans le roman. Représentant par excellence les personnages dégradés en « automates écrasés par le soleil et l’ennui »8, Sara chante une berceuse, ou du moins une ritournelle pour s’endormir – un peu comme Françou qui rabâche « On l’aura, la vie tranquille » (VT, p. 262-263). Cette phrase de Françou, qui prête au roman son titre, a des significations différentes selon le contexte. Lorsque Françou parle des Bugues, où elle se réfugie après la mort de Jérôme, la phrase « On l’aura, la vie tranquille » ressemble à une promesse que la protagoniste se fait à elle-même : fini les tensions familiales, les drames, les pertes et les deuils. Mais quand Françou réalise qu’elle ne peut échapper à l’ennui existentiel, sa phrase se teinte d’ironie : c’est à une vie paisible, loin des tourments quotidiens qu’elle aspire, mais elle reste consciente que ce rêve de tranquillité n’est pas réalisable. Ou alors la phrase de Françou souligne sa résilience, dans le sens où elle ne renonce pas à son rêve, aussi illusoire soit-il. Ainsi, la répétition de la phrase « On l’aura, la vie tranquille » apporte chaque fois une variation de sens et de portée. À côté de la stagnation existentielle, la reprise reflète le cheminement intérieur de la protagoniste, allant de la douce promesse de paix à l’ironie mordante, en passant par la résistance.
Trait dominant de la plume durassienne, la répétition ne constitue pas seulement un procédé d’emphase ou de mise en relief. En effet, comme le précise Dominique Noguez, « la répétition durassienne n’est pas pure euphonie, ni pure insistance : elle apporte comme un surcroît d’être à ce qui est répété. Elle est performative »9. En d’autres mots, la répétition dans l’écriture durassienne ne se réduit pas à un choix esthétique ni à une mise en évidence exagérée. Elle confère au contenu une dimension plus riche et plus intense, car elle renforce sa présence. S’inscrivant même dans les actes du langage, où l’énoncé constitue l’acte par le seul fait d’être énoncé, la répétition n’est pas simple reprise mais réalisation. Ainsi, à force de se répéter cet espoir, Sara parvient à se rassurer et finit peut-être même par y croire.
Dans sa réflexion philosophique sur le temps à l’ère moderne, Jean-François Lyotard s’intéresse aux musiques répétitives qui ne connaissent que peu de variations et y décèle un pouvoir d’oubli : « Leur force est qu’elles font oublier ce qui se répète, et elles permettent de ne pas oublier justement le temps lui-même, comme battement lui-même, comme battement sans contenu, sans histoire »10. Lyotard valorise la musique répétitive en ce qu’elle met à nu une dimension temporelle qui reste souvent inconsciente : le temps comme simple flux. Dépouillée de son histoire et de son contenu narratif, cette musique fait paradoxalement oublier la répétition et elle ouvre à un temps pur, c’est-à-dire à une simple succession de moments. Le battement renvoie non seulement au rythme que crée la musique, mais encore au temps qui passe. De même, la répétition à l’œuvre dans La Vie tranquille et Les Petits Chevaux de Tarquinia produit une autre conscience du temps où se conjuguent oubli du fond et souvenir de la forme – ces deux phénomènes définissent d’ailleurs la monotonie même dans leur coexistence. C’est lorsque Sara songe chaque jour à la pluie, et se répète le même refrain d’espoir ; c’est lorsque Françou ressasse sa phrase emblématique (« On l’aura, la vie tranquille ») que l’ennui s’absente enfin pour prendre une forme musicale.
Divertissement
La notion de répétition permet de mettre en tension la routine et la monotonie, deux termes a priori interchangeables dans l’univers durassien. De fait, la routine, qui désigne les habitudes et les séries d’activités répétées qui organisent le quotidien, bascule dans la monotonie dans les deux romans. Pendant que les vacanciers des Petits Chevaux de Tarquinia se lassent des rituels rigides qui régissent les baignades et les repas, le quotidien trop prévisible et émotionnellement peu spectaculaire ronge Françou dans La Vie tranquille. Phénomène temporel neutre, la routine engendre alors une perception subjective et négative du temps : la monotonie. Ce qui reste contradictoire, voire ironique, c’est que les personnages fuient leur routine – Françou part à T…, le personnel des Petits Chevaux de Tarquinia voyage en Italie – pour ne trouver qu’une autre (ou la même) monotonie mortelle.
Si la monotonie permet de jeter un pont entre ennui et musique, le remède de la monotonie les met nettement à distance : le divertissement, qui manque cruellement à l’ennui, est en effet la douce promesse de la musique. L’oubli de l’ennui même fait certes miroiter une distraction salvatrice, mais demande en contrepartie le souvenir indélébile de son expression musicale. Ou pour le dire autrement, s’il est possible de se détourner de la misère existentielle l’espace d’un instant, il est impossible de faire la sourde oreille à la monotonie, au sens musical du terme. Car là où l’illusion du divertissement promet aux hommes de se détourner des questions existentielles, la musique de l’ennui fait résonner davantage encore la finitude de la condition humaine. Dans le sillage de Pascal, le divertissement durassien se réduit à une diversion, à un détournement qui ne peut assourdir la musique de l’ennui.
Sous la chaleur du soleil italien, les figures féminines des Petits Chevaux de Tarquinia témoignent ainsi d’une soif de nouveauté et rêvent de l’inconnu, perçu comme solution miracle dans ce roman de l’usure :
« Mais qu’est-ce qui manque à tous ces amis ? On est tous là à s’aimer, à s’aimer les uns les autres, qu’est-ce qui nous manque ?
– Peut-être l’inconnu, dit Sara. Dans cet endroit-ci on est drôlement coupé de l’inconnu.
– Peut-être, dit Diana, qu’il n’y a rien qui coupe de l’inconnu comme l’amitié » (PCT, p. 879).
Il y a ici un paradoxe entre, d’un côté, l’atmosphère estivale et l’esprit de vacances, et, de l’autre côté, la langueur et la lassitude des figures : même entourés d’amis et de proches, les personnages ressentent une insatisfaction généralisée. Le manque et le vide qui surgissent avec force dans cette période de vacance(s) dessinent les limites des relations amicales et conjugales. Car cet inconnu qui manque, c’est précisément le mystère, le piment qui s’affadit dans les relations déjà longuement entretenues. Diana établit alors une curieuse hypothèse : l’amitié, qui repose sur la proximité et la confiance, éloigne de cet inconnu, dans la mesure où elle crée une forme de confinement en empêchant de nouvelles expériences (avec autrui). Il en va de même pour le mariage, qui se doit exclusif et constant. Le goût irrésistible du changement pousse Sara à s’aventurer dans la mer – elle qui, thalassophobe, ne sait pas nager –, mais surtout dans les bras de l’homme au bateau. Comme le laisse présager l’adverbe « peut-être », le divertissement n’est pas pour autant garanti : la preuve en est que les vacanciers ne partiront pas voir la fresque des petits chevaux de Tarquinia et resteront, malgré eux, dans le cercle de la famille et des amis. La saveur des vacances rime avec la fadeur de la vie.
Quant à Françou, son ennui se trouve ponctuellement interrompu et allégé par les drames qui couvent et éclatent dans l’histoire. En effet, « le véritable point de départ de chacun des drames qui jalonnent La Vie tranquille est l’ennui, un ennui incommensurable »11. Alors que Françou oublie ce qui se passe, elle ne peut ne pas entendre ce qu’on pourrait baptiser la nécrophonie, littéralement la voix de la mort. Après le combat de coqs entre son frère Nicolas et son oncle Jérôme, blessé mortellement, elle paraît blasée à l’écoute des signes de son agonie interminable : « Mais je me suis appliquée à considérer Jérôme, à me faire à ses cris, à ses supplications si tendres parfois, à son visage intolérable. Cela, jusqu’à l’ennui » (VT, p. 162). L’alliance entre « cris » et « supplications », en plus d’allonger la durée du procès, rend audible l’épuisement émotionnel de la protagoniste : autrefois perçues comme « tendres », les vociférations de Jérôme deviennent de plus en plus agaçantes, voire fâcheuses pour Françou. Fatiguée de cette perturbation sonore, Françou se lasse également du visage de Jérôme : la présence visuelle et bruyante de Jérôme dérange profondément la protagoniste. Impatiente d’entendre et de voir l’aboutissement de ce drame, Françou ne retient que la monotonie de cette agonie. L’assonance en i, reflétant l’impatience de l’avènement, creuse l’abîme des mots.
En guise de divertissement, le personnel romanesque, autant dans La Vie tranquille que dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, tend l’oreille au chant de la nature, aux sons oubliés du vent, de la mer, des animaux. Les bruissements les plus menus de l’environnement deviennent l’opportunité de rompre avec la routine et de se laisser envoûter par la monotonie. L’héroïne du roman de 1944 s’efforce d’écouter ce qui l’entoure comme si c’était la première fois. À la station balnéaire de T…, Françou aperçoit dans la mer le reflet de son âme : en effet, la mer symbolise la promesse de liberté, autant qu’elle peut susciter l’angoisse de l’inconnu – des émotions antagonistes qui déchirent la protagoniste intérieurement. Celle-ci distingue alors « le bruit bleu et râpeux de la mer » (VT, p. 216). La musique de l’océan offre une expérience synesthésique en ce qu’elle associe un son avec des impressions visuelles et tactiles : ainsi qu’en témoigne le recours aux domaines visuel et tactile, le seul lexique auditif ne suffit pas pour décrire les sons de la mer. Couleur de la tristesse, le bleu évoque la mélancolie de Françou : la mer lui apparaît alors comme un immense bassin de larmes. Le bruit de la mer – le va-et-vient des vagues, le déferlement de l’eau contre les falaises – suggère l’agitation intérieure de la protagoniste qui oscille entre quête d’apaisement et désir de changement. La texture rugueuse et désagréable au toucher, qui est assignée au bruit, met en relief à quel point le son des vagues est éprouvant pour Françou : la mer devient l’expression sonore, visuelle et tactile de son état d’âme. La couleur bleue et la rugosité, ensemble avec le vocable « bruit », créent des retours sonores : la reprise du b de manière successive et l’allitération en r laissent bruire une eau dont la surface rugueuse reflète l’âpre réalité de la vie.
Une atmosphère sonore semblable, créée à partir de la monotonie au double sens du terme, résonne dans Les Petits Chevaux de Tarquinia. Au détour d’une description du paysage sonore, le lecteur découvre cette phrase apparemment anodine mais hautement évocatrice de la poétique de la monotonie : « On entendait seulement la sourde poussée de la mer contre les falaises et l’énorme bruissement des abeilles sur les arbouses » (PCT, p. 923). La mer se manifeste par sa force continue, mais de façon presque imperceptible. L’expression contradictoire « sourde poussée » allie le bruit amorti au mouvement puissant de la mer, et crée ainsi une monotonie au sens musical du terme. Quant aux falaises, elles freinent l’élan des vagues. Alors que la poussée de la mer est « sourde », le bruissement des abeilles est décrit comme « énorme » : ce contraste sonore vient se greffer sur l’opposition physique – la petite abeille rivalisant avec la mer infinie. D’ailleurs, l’« énorme bruissement » peut se lire comme un oxymore, où le bruit léger et discret se voit intensifié et exacerbé par le vocable « énorme ». Car les personnages, plongés dans le silence et l’ennui, entendent chaque son de leur environnement, aussi infime soit-il. Même à travers le déferlement des vagues qui se heurtent contre les falaises, les personnages discernent le bruissement des abeilles. Tandis que l’allitération fricative en s se fait écho de la violence de la nature, le retour en b se réfère au bourdonnement des abeilles, mais surtout au vrombissement qu’occasionnent les conversations de plage.
Dans un moment d’introspection, Françou devine un bruit intérieur et se trouve « obligée d’écouter tous les beuglements de [s]es désirs » (VT, p. 250). Cette pensée de Françou met en évidence la lutte intérieure du personnage aux prises avec ses propres désirs. Ceux-ci ne se réduisent guère à des émotions douces ou discrètes, mais relèvent plutôt du primal. Leur empreinte sonore est sinon brutale, du moins désagréable : ces désirs semblent effectivement si intenses qu’ils deviennent perturbants et envahissants dans le quotidien de Françou. Contrainte de les écouter, et surtout de les subir, la jeune femme considère ses désirs comme des forces incontrôlables, presque comme des pulsions. La métaphore bestiale rend compte de sa misérable condition humaine qui la pousse à mugir d’ennui. Dès le deuxième roman, la femme durassienne passe « de l’ennui subi à l’ennui sollicité »12, comme si elle trouvait dans cette monotonie moins une trace de fatalisme qu’un soupçon de plaisir (auditif).
Détournement
Dès La Vie tranquille, Françou révèle la portée salvatrice et autosuffisante de l’ennui : « Il reste l’ennui. Rien ne peut plus surprendre que l’ennui. On croit chaque fois en avoir atteint le fond. Mais ce n’est pas vrai. Tout au fond de l’ennui, il y a une source d’un ennui toujours nouveau. On peut vivre d’ennui » (VT, p. 244). Dans le monde vide de Françou, l’ennui domine et devient paradoxalement une occupation à part entière : il surprend dès lors qu’il fascine par son éternel renouvellement. L’ennui est en effet illimité : il se régénère perpétuellement. Et malgré sa nature dévastatrice – on peut « mourir d’ennui », selon l’expression populaire – l’ennui apporte à Françou une forme de subsistance, voire une force vitale. Étonnement et stupeur, coup de théâtre, ressource existentielle, l’ennui résonne comme la promesse d’une éternité positive. Incision profonde dans la structure narrative ainsi que dans la vie de Françou, l’ennui s’apparente à une fente qui s’allonge à mesure qu’on l’observe. Car l’ennui rend audible cet interstice entre les événements trop bruyants. Dans cet extrait, le mot « ennui » est d’ailleurs symptomatiquement repris en fin de phrase, s’inscrivant ainsi dans une épiphore évocatrice de la monotonie durassienne : martelé, le vocable « ennui » crée aussi un effet de rythme monotone par son retour. La figure mime alors l’ennui qui, en dessous de son fond, cache un autre ennui : elle accentue la profondeur du phénomène, et immerge le lecteur dans l’état d’âme de la protagoniste. C’est littéralement à l’ennui que revient le fin mot de l’histoire grâce à cette épiphore, cette autre figure de la répétition qui peut aussi se définir comme l’inversion de l’anaphore.
Au tournant d’une phrase très condensée, Françou exprime son malaise existentiel exacerbé par l’alternance de chaos et de monotonie : « Désordre, ennui, désordre » (VT, p. 177). Cette alternance, ou plutôt cette boucle soulèvent l’absence de régularité provoquée par les drames qui dérangent ostensiblement le cours uniforme de l’existence de Françou. Le vocable « désordre », apparaissant deux fois dans cette suite, se réfère à la fois aux tragédies extérieures – les trois drames mortels dans le roman – et aux troubles intérieurs de l’héroïne. Alors que le mot « désordre » suggère un déséquilibre et une rupture de l’harmonie, le terme « ennui », placé en position centrale, désigne le vide existentiel et émotionnel après le chaos. Rien ne se passe durant cette absence d’événement. Cet ennui apparaît en outre comme conséquence naturelle du désordre initial, puisque le chaos laisse toujours un vide après son passage. L’ennui propose dans ce sens-là une sorte de répit, un point mort au sens mécanique du mot. Même s’il est pris en tenaille par le désordre, il arrive à interrompre la pagaille en rétablissant l’ordre. La formule de Françou pourrait dans ce sens définir ce premier art poétique où Marguerite Duras « privilégie un ennui positif, vivifiant »13. Finalement, la structure cyclique de la phrase nominale : « [d]ésordre, ennui, désordre », laisse présager le triomphe de la répétition qui s’apparente dans ce roman à une fatalité. Prise dans ce cercle vicieux de l’ennui et du désordre, Françou se heurte aux forces antagonistes qui régissent la condition humaine, passant des moments d’agitation à des intervalles de lassitude.
Se dessine ici un mouvement d’inversion qui se prolongera jusqu’au crépuscule de l’opus durassien : c’est dans la monotonie que la plume durassienne trouvera sa première manière d’écrire. De fait, l’écriture durassienne y trouve une première muse, une source d’inspiration inexhaustible. Mais cette première écriture, répétitive, intègre au cours de son perfectionnement des variations subtiles et riches qui libèrent la complexité du style Duras : ce sont aussi les pianos désaccordés dans Le Vice-consul (1966), et encore le gong vide du mot‑trou dans Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) qui font résonner cette po(ï)étique de l’ennui. Le voyage au cœur de l’ennui se transforme alors en périple pour cette écriture qui, dans le but de se détourner, détourne le cours de la monotonie : elle en dévie la direction, en inverse l’effet afin que, paradoxalement, « l’ennui désennuie »14, pour reprendre la formule de Maud Fourton.
D’autres procédés stylistiques, comme les reprises lexicales ou sonores de certains mots usés, soutiennent cette po(ï)étique de la monotonie. Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, les noms d’aliments et de boissons, ultime banalité de la vie, s’inscrivent, par leur retour régulier, dans cette écriture du ressassement. Les personnages qui dégustent les bitter campari ou les gin tonic par exemple mettent à nu leur véritable tempérament, leurs mauvaises habitudes, leur vanité – tout comme le récit qui fait transparaître, à travers ces reprises, la rhétorique du vide qui opère à plein régime. Comme le relève Robert Harvey, « [l]es retours lexicaux, thématiques et sonores (les cinq syllabes des “bitter campari”, par exemple) rythment le texte autant qu’ils marquent la vacuité des rituels suivis par les personnages »15. Ces échos sonores, laissant résonner aussi bien la vacance des personnages que celle du récit, enlèvent même au bitter campari, à coups de répétition, leur sens : le signifié cède ici la place au signifiant.
Dans le même ordre d’idée, les pâtes aux vongole, dévorées par les personnages des Petits Chevaux de Tarquinia, constituent un véritable leitmotiv de la monotonie. L’affirmation de l’homme au bateau (« – Que la littérature se fait aussi bien avec des vongole » [PCT, p. 867]) s’accorde avec la vision durassienne de la création littéraire. De fait, l’écriture durassienne se nourrit d’éléments simples, quotidiens et insignifiants, comme les vongole, pour traduire le tempérament et les émotions des personnages, mais surtout illustrer son style qui subsume et sublime les banalités de la vie. La reprise du vocable italien « vongole », désignant les palourdes, indique le goût de la plume durassienne pour les sonorités : car phonétiquement, les vongole annoncent et rythment les scènes de repas si ritualisées autour desquelles les personnages se réunissent plus par ennui que par faim, semble-t-il. D’ailleurs, les coquillages symbolisent l’enfermement des personnages dans ce lieu infernal ; elles reflètent également leur acharnement et obstination à vouloir se dérober de la monotonie. Métaphore de la vacuité existentielle, image de la coquille vide, les vongole rappellent que les figures durassiennes sont piégées dans leur routine estivale, au point que tout divertissement, toute communication et toute connexion avec autrui s’avèrent impossibles. En effet, pendant les scènes de repas où est servi le plat italien surgissent des moments de tensions latentes : les dialogues insignifiants soulèvent des réflexions philosophiques profondes, des frustrations sous-jacentes et des désirs inassouvis – à l’image de Ludi, l’obsédé des vongole pour qui « la nourriture, c’est symbole » (PCT, p. 865) et qui boude, se montre jaloux parce que Gina offre ses pâtes aux palourdes aux autres et pas à son mari. Car les vongole, associées à la figure mythologique de Vénus, déesse de l’amour, sont perçues comme une preuve d’amour – cet amour qui manque cruellement aux personnages dans ce roman de l’usure. D’après Robert Harvey, les coquillages revêtent une fonction figurée et symbolique dans Les Petits Chevaux de Tarquinia :
Les vongole qui accompagnent les pâtes consommées goulûment sont, comme les bitter campari, évoquées de façon répétitive au point de prendre une valeur allégorique. D’une part, l’obstination refermée de la vieille dame en deuil se rapproche de la qualité associée aux coquillages, d’autre part, selon « l’homme » – pourtant le moins philosophe des estivants – « la littérature se fait aussi bien avec des vongole »16.
Ou pour le dire autrement, les vongole transcendent leur signification littérale – le plat aux palourdes – pour acquérir un sens symbolique – la monotonie existentielle – grâce à l’alchimie de l’écriture qui transforme cet ingrédient ordinaire de la cuisine en ingrédient secret de l’écriture. Ces répétitions scandent le texte durassien, qui se recroqueville sur lui-même, dans un mouvement circulaire – pli et repli que René Payant entend aussi dans les résonances des sons qui reviennent sur eux-mêmes :
Il suffit de remarquer ici qu’avec ces variations répétitives le texte avance mais ne progresse pas. Ce bégaiement discursif peut laisser croire que dans le texte ça cloche, mais il laisse surtout entendre à travers la « catastrophe » sémantique les sons réfléchis, les effets d’échos, l’ordre catacoustique du texte17.
Pour s’accorder harmonieusement au texte, le son subit, au niveau microscopique, une réverbération, comme s’il se répercutait à lui-même. « Sons réfléchis », « effets d’écho », résonances, retentissements : l’acoustique durassienne repose sur des renvois, et aboutit, par un effet de renversement propre à la catastrophe, au sens étymologique du terme, à une « catacoustique ».
Sur le plan stylistique, cette impression de ne pas progresser transparaît à travers les phrases courtes, séparées par des pauses, ou encore intégrées dans des accumulations. Dès lors, la syntaxe durassienne est (inter)rompue, brisée, disloquée – à l’image même des figures de La Vie tranquille et des Petits Chevaux de Tarquinia. Dans le roman estival de 1953, les figures répétitives, telles que les constructions parallèles ou les accumulations, traduisent la fatigue existentielle des personnages face à l’usure de l’amour :
« Il n’y a pas de vacances à l’amour, dit-il, ça n’existe pas. L’amour, il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n’y a pas de vacances possibles à ça. […] Et c’est ça l’amour. S’y soustraire, on ne peut pas. Comme à la vie, avec sa beauté, sa merde et son ennui » (PCT, p. 972).
Les répétitions des vocables « amour » ainsi que l’accumulation finale confèrent à la phrase durassienne une marque de nonchalance, une certaine négligence – mais positive, dans la mesure où elle donne l’impression d’un geste scriptural authentique, non (re)travaillé, au plus près de l’ennui. Le style s’en voit morcelé, haché, mais concis, sobre. Ludi ose même mettre trois mots sur l’existence humaine : « beauté », « merde », « ennui », rythme ternaire dont la phrase durassienne a réduit en miettes la grandiloquence, pour n’en conserver que des bribes de mots, des mots posés là, « sans grammaire de soutien »18. Cette « catacoustique » se cristallise également dans l’emploi de l’hyperbate. Étymologiquement, l’hyperbate signifie « ce qui passe au-dessus, au-delà »19 et appartient aux figures d’ajout qui, au premier coup d’œil, apparaissent incompatibles avec la po(ï)étique de la monotonie fondée sur le manque. Or, cette figure d’ajout trouve sa raison d’être précisément dans cette quête de divertissement. Se définissant comme une reprise d’un segment déjà exprimé, et se trouvant par conséquent aux antipodes de la prolepse, l’hyperbate participe alors à la rhétorique de la lassitude et à la po(ï)étique de la monotonie. En inversant l’ordre habituel des mots dans la phrase, ou en ajoutant un élément hors de la syntaxe conventionnelle, l’hyperbate crée des effets de surprise et introduit des éléments nouveaux. Cette figure de style, à mi-chemin entre l’arrêt et la relance de la parole, produit des effets de rythme dont se dégage déjà la musica si reconnaissable du style de Duras. Par exemple, lorsque Sara, toute seule, se met à lire dans la véranda, elle pense : « Les autres étaient déjà à la mer. Ou, s’ils n’y étaient pas, ils allaient s’y jeter d’une minute à l’autre. Des gens déjà heureux » (PCT, p. 831). La dernière phrase, qui constitue l’hyperbate, semble grammaticalement détachée des deux autres phrases et séparée d’elles par un point final. Cet ajout inattendu qui surgit après la description d’un fait – les autres qui se baignent –, crée un effet de surprise et introduit la dimension émotionnelle de la scène : la figure met en parallèle la baignade habituelle des vacanciers, et le bonheur indicible du rafraîchissement qui reste inconnu à Sara.
Bernard Alazet entend dans le texte durassien une respiration plus ou moins bruyante, une plainte mélancolique à travers ce qu’il appelle « l’écriture du soupir » : « Désarroi ou éblouissement de la langue tout aussi bien, ce que j’ai tenté de décrire par le terme soupir, comme s’il s’agissait de s’en éloigner, d’en creuser l’opacité, d’en faire trembler les contours pour qu’émerge une forme singulière, rêvée »20. Le vocable « soupir » paraît d’autant bien choisi, parce qu’il désigne, dans le domaine musical, le silence de la durée d’une noire. Si le soupir exalte la détresse de l’écriture durassienne et fait ressortir cette monotonie fondatrice de la musica durassienne, il ouvre aussi sur son double opposé qu’est le silence, cette dernière déclinaison de la monotonie qui résonnera aux heures plus tardives dans l’œuvre durassienne. Les premiers textes de Marguerite Duras ont, en définitive, déjà tout dit – tout sur le rien.