Traces liminaires d’une impudence stylistique

Analyse de la première Duras à travers la comparaison de deux traductions récentes

DOI : 10.54563/cahiers-duras.902

Abstracts

La traduction représente un exercice d’analyse et d’approfondissement qui permet de dégager des traits stylistiques. Grâce à un travail avisé et critique sur Les Impudents pour en rédiger la première version en italien (Feltrinelli, 2024), nous avons identifié une série de caractéristiques que nous avons essayé de respecter en les reproduisant : une écriture elliptique et une suite d’incongruités descriptives et narratives que l’on peut qualifier de déroutantes. À travers une analyse contrastive du texte source avec sa traduction anglaise The Impudent Ones (trad. par Kelsey L. Haskett, The New Press, 2021) et celle italienne Gli impudenti (trad. par Letizia Imola, Feltrinelli, 2024), nous remonterons à la source de l’écriture durassienne pour relever les traces liminaires d’une sorte d’impudence stylistique qui a ensuite amené l’écrivaine à une prose poétique tout à fait singulière.

Translation is always an exercise of analysis and investigation that allows to identify stylistic features. Thanks to a careful and critical study of Les Impudents in order to produce its first Italian version (Feltrinelli, 2024), several features were identified and reproduced: the elliptical writing style and a series of descriptive and narrative incongruities that can be described as disconcerting. Through a contrastive analysis of the source text with its English translation, The Impudent Ones (trans. by Kelsey L. Haskett, The New Press, 2021) and the Italian translation, Gli impudenti (trans. by Letizia Imola, Feltrinelli, 2024), we will travel back through Duras’ writing to indicate the early traces of a kind of stylistic impudence that later led Duras to create a poetic prose of her own.

Outline

Text

L’histoire mouvementée de la publication du premier roman de Marguerite Duras est un élément à garder à l’esprit dans la perspective de sa traduction1. Après quelques refus, le livre a paru chez Plon en 1943 avec le titre qu’on lui connaît aujourd’hui : Les Impudents. Il reçut un accueil mitigé. Duras elle‑même n’a jamais cessé de l’évaluer négativement, le reléguant dans sa production des « livres trop pleins, où tout, trop est dit »2. La publication eut lieu en pleine guerre, tout au début du séjour de Duras au 5 rue Saint-Benoît et ce fut sans doute l’une des périodes les plus difficiles de sa vie : elle perdit son premier enfant, mort-né, et Paul, son frère bien-aimé, avait été emporté en quelques jours par une bronchopneumonie. À cette époque, l’écrivaine en herbe travaillait à la Commission du Contrôle du Papier d’Édition, mise en place par le maréchal Pétain. Toutefois on connaît son adhésion à la Résistance. À notre avis, les incongruités présentes dans le roman (des incohérences sur les lieux et les personnages, mais aussi des expressions ambiguës et bizarres) peuvent être attribuées partiellement à la forte pression exercée, durant ce contexte historique, par l’ambiance dramatique et troublée de danger permanent. Cependant, nous pensons également que ces maladresses dépassent le simple effet contextuel : elles constituent les premières traces d’une poétique de l’indéfini, qui se développera pleinement dans les œuvres ultérieures. En cela, nous nous éloignons partiellement de Sandrine Vaudrey-Luigi, qui ne nie pas que Les Impudents « contient déjà des traits typiquement durassiens », mais reste très prudente quant à fournir une réponse univoque à cette question, estimant que « le système appositif semble valider cette hypothèse, mais [que] pour le reste, peu d’éléments qui seront exploités par la suite retiennent l’attention »3. De notre côté, tout en partageant cette prudence, nous proposons une hypothèse complémentaire : si l’on ne peut pas encore parler de la « recherche d’un gauchissement systématique »4, il nous semble que l’œuvre s’inscrit dans un moment de gestation, une sorte de placenta créatif, où se dessinent les prémices d’une « esthétique de la maladresse »5.

Dans le présent article, nous procéderons tout d’abord à un bref survol de la poétique de Duras, en effleurant à la fois sa période de maturité et ses débuts, dans la mesure strictement nécessaire pour introduire certains choix de traduction. Ensuite, nous synthétiserons la conception de la traduction qui se dégage de la postface de Kelsey L. Haskett, la traductrice de l’édition anglaise6. Enfin, nous entreprendrons une analyse comparative du texte source avec la version anglaise et notre traduction en italien7, afin d’identifier les traces liminales des impudences stylistiques de Duras. Notre hypothèse est qu’une traduction cibliste qui clarifie toutes les ambiguïtés offre une lecture certes beaucoup plus fluide, mais s’éloigne du style elliptique et énigmatique de Duras.

Les « livres trop pleins » ne laissent pas grand-chose « dans l’état de l’apparition »8

La difficulté la plus remarquable de se retrouver aujourd’hui à traduire le premier roman de Duras, quasiment quatre-vingts ans après sa publication, réside dans le fait de maintenir ensemble l’univers durassien sans que son style abouti produise un court-circuit dans un texte qui n’a pas encore connu l’évolution naturelle de son écriture9. Ses topoï éternels – la famille dysfonctionnelle avec une mère ambivalente, un père absent et un frère aîné tyrannique, la centralité du désir et bien d’autres encore – ont gravés pour la première fois et à jamais sur les pages des Impudents. Cependant, nous nous trouvons face à un texte de nature ondoyante dans lequel coexistent deux âmes, l’une inexperte, l’autre mature. La langue de Duras est généralement identifiée à la phase avancée de son œuvre, caractérisée par un usage expérimental et poétique, par une essentialité itérative et allusive, ainsi que par des tournures maîtrisées qui entraînent vers l’abîme de l’indicible humain10. Dans Les Impudents, cette veine émerge et donne à ce livre une valeur incontestable ; cependant, il faut aussi reconnaître (et laisser) au roman une certaine ingénuité descriptive. En d’autres termes, le risque c’est d’accomplir un geste de traduction anachronique : faire franchir au style les barrières du temps à rebours ; imprégner le passé de l’avenir. Le péril peut être écarté par une discrète analyse stylistique capable de faire émerger la voix hybride de l’œuvre : c’est seulement ainsi que la traduction pourra restituer un monde dans son timbre sonore. Si l’on y parvient, c’est la jeune Marguerite, libre, mais empêtrée, qui nous parle.

Il est nécessaire d’ouvrir une parenthèse sur la jeunesse linguistique de Duras. Compte tenu de la proximité chronologique entre ce livre et son enfance en Cochinchine, il est inimaginable que la langue de Duras n’ait pas été influencée par le vietnamien. Ce sujet a été abordé de manière très convaincante par Catherine Bouthors-Paillart11 qui a exploré concrètement par quels processus linguistiques très spécifiques la langue vietnamienne s’est immiscée subrepticement dans celle de Duras en donnant lieu à une poétique du métissage. La critique a analysé dans le détail la production durassienne afin de retracer les réverbérations de la prédominance des procédés vietnamiens de juxtaposition lexicale et syntaxique, et donc l’«  inaltérabilité »12 du mot, mais aussi son caractère chantant et poétique. Après avoir souligné qu’en français les termes de liaison établissent des relations hiérarchiques, et que les règles syntaxiques très rigides prédéterminent nécessairement le déroulement du sens de la phrase, elle relève qu’en vietnamien, ces relations structurelles, si elles existent, sont implicites, voire « invisibles »13. Tout cela a des répercussions très significatives sur la « souplesse sémantique »14 du mot. Autrement dit, alors qu’en français on a l’impression d’une « canalisation forcée […] du flux sémantique »15, en vietnamien les entités lexicales ne portent pas de muselière et conservent « leur fraîcheur originelle et leur capacité de résonance, sémantique et musicale »16. En effet, ce n’est pas par hasard que Duras, dans sa maturité, est parvenue à une prose aussi essentielle et fragmentée, qui exploite « l’inépuisable capital suggestif »17 des mots au détriment des contraintes syntaxiques :

M.D. : […] Moi quand je dis mes textes, je les laisse à l’état de décomposition, leurs éléments grammaticaux épars. Je ne m’occupe jamais de rejoindre un sens. C’est à vous de le faire. Je la laisse dans un état pantelant, la phrase18.

Pour revenir à notre étude de cas, lors de la traduction des Impudents, nous ne nous sommes pas laissé déstabiliser par les ambiguïtés subsistantes et les avons altérées le moins possible, précisément pour ne pas perdre la forte « capacité de résonance » que certains passages de ce premier livre contiennent déjà (nous le verrons plus loin dans le détail dans l’analyse comparative). Toutefois, le roman se caractérise par des traces d’une étape antérieure du texte, qui génèrent de véritables malentendus et nécessitent quelques éclaircissements.

L’œuvre ne nous plonge pas seulement dans le « mouvement perpétuel de discorde et de déchirements » des Grand-Taneran (I, p. 43), mais, de la première à la troisième partie, il nous fait descendre du septième au cinquième étage de « l’énorme carcasse blanche » (p. 142) dans laquelle ils habitent : leur déménagement est une incohérence due à la distraction de l’autrice, comme le fait de transformer la sœur de Monsieur Briol en sa mère, ou les petites discordances orthographiques qui font que « Rayvre » et « Ravre », « Mirasmes » et « Mirasme » sont des localités différentes. Parmi les inattentions susmentionnées, un lapsus révélateur du guêpier familial durassien s’infiltre : madame Taneran écrit à Georges Durieux qu’elle est la « mère de trois orphelins » (p. 147)19, condamnant avant l’heure le quasi inexistant Monsieur Taneran. À celles-ci s’ajoute une série de micro‑apories qui produisent le même effet de distanciation du lecteur qu’un détail mal placé après un changement de plan dans un film pour le spectateur. En voici un aperçu : les Pardaliens quittent lentement le dîner organisé à Uderan, mais on lit que le discours de Georges est prononcé devant « tout le Pardal » (p. 42) ; une semaine entière de mauvais temps s’abat sur la campagne « vers la mi-juin » (p. 51), mais quelques pages plus loin, le froid dont souffre Maud, allongée sur la rive du Dior, est inhabituel pour le mois de « mai » (p. 93) ; la chronologie de la grossesse elle‑même est quelque peu discutable ; tout en admettant que la protagoniste soit frileuse, il est étrange qu’elle porte un « manteau » (p. 140) à la fin du mois de juillet. Nous sommes en 1943 : il faut tenir compte de la complexité du moment historique. Il est néanmoins surprenant que de telles négligences aient pu échapper à la vigilance éditoriale – ce qui interroge sur les pratiques de l’édition de l’époque et, plus précisément, sur les critères adoptés par Plon. Quant à Duras, si les vicissitudes personnelles évoquées plus haut ne doivent pas être oubliées, on peut sans doute y voir déjà un possible sacrifice de l’ambition réaliste au profit de la création de tropismes vagues et indéfinis, d’atmosphères saturées de tension :

M. D. : – Je sais que le lieu où ça s’écrit, où on écrit – moi quand ça m’arrive –, c’est un lieu où la respiration est raréfiée, il y a une diminution de l’acuité sensorielle. Tout n’est pas entendu, mais certaines choses seulement, voyez. C’est un lieu noir et blanc. Si couleur il y a, elle est rajoutée. Elle n’est pas immédiate ; elle n’est pas réaliste20.

En outre, la caractéristique décisive du roman est la construction sur des ruptures de plan répétées, jointes à des changements de perspective. La recherche durassienne d’un langage commun à la mise en scène et à l’écriture est donc déjà en marche : le lecteur est sous la coupe d’un déplacement continu des points de vue qui annonce le style ardent de Duras. Un passage emblématique où apparaissent les composantes de cette fascination précoce pour le montage cinématographique est la scène qui précède l’évanouissement de Maud. On voit la protagoniste être projetée de la salle des Pecresse au-dehors, auprès de sa mère qui la cherchait désespérément, puis on la retrouve chez les voisins, et de nouveau ailleurs, aux côtés de Madame Taneran. Comme dans un film, les barrières spatio-temporelles sont brisées : l’équivalent des coupes de plan est donné par le parallélisme anaphorique des deux adverbes de temps (Bientôt… Bientôt…). Dans ce cas, au sein de la traduction, on a opté pour le mode infinitif et une allure plus nominale afin de créer une atmosphère de suspension similaire :

Bientôt, ce fut elle, Maud, qui suivit ces routes, s’enfonça dans l’herbe drue et mouillée, longea ces rails… La chaleur, la fatigue avaient fini par venir à bout de Mme Taneran, et puis, pour achever de la perdre, le soir, la marche le long du fleuve, l’ensevelissement dans la brume qui monte du Dior… […] Bientôt elle fut toujours là, certes, entre ces murs blancs, ces quatre visages arrêtés, mais aussi ailleurs, dans la nuit noire, près de sa mère (I, p. 87).

Di colpo fu lei stessa, Maud, a percorrere quelle strade, a sprofondare nell’erba fitta e bagnata, a costeggiare quelle rotaie… Il caldo, la fatica avevano finito per sfiancare madame Taneran, e poi il colpo di grazia, la sera, la camminata lungo il fiume, l’essere sepolta dalla nebbia che sale dal Dior… […] Di colpo fu ancora lì, certo, tra quei muri bianchi, quei quattro volti inamovibili, ma anche altrove, nel buio pesto, vicino a sua madre (GI, p. 120-121).

Parmi d’autres, Edda Melon a réfléchi à l’incohérence et à la fragmentation, deux  « qualités infinies » de l’écriture durassienne21. Nous avons déjà évoqué la première par rapport aux imprécisions de l’intrigue et aux détails invraisemblables. L’incohérence est, selon Melon, un passage obligé de l’écriture dans laquelle Duras s’est engouffrée, une écriture qui cherche à s’approcher d’un vide originel dont la nomination fait perdre inévitablement quelque chose ; mais c’est une incohérence traversée de façon « absolument personnelle, active, scandaleuse »22, impudente, pourrait-on dire. Compte tenu des allures poétiques de la langue de Duras, tant dans sa maturité qu’à ses débuts, on est parvenu à l’idée qu’il vaut peut-être mieux traduire son œuvre romanesque en ne la remplissant pas trop et en laissant le texte à un état aérien. Tout cela agit de concert et peut être résumé par le finale d’Emily L., celui qui, pour reprendre la formule d’Edda Melon, renvoie à une « déclaration poétique criée derrière une porte fermée »23 :

Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition24.

Pour une traduction explicative ou un décryptage fluctuant ?

La problématique qui se pose dans la traduction d’un tel livre est de savoir s’il faut résister – et dans quelle mesure – à l’atmosphère culturelle qui nous entoure et qui détermine nécessairement notre approche au texte. Dans sa postface de traductrice, Haskett souligne le caractère descriptif des Impudents et expose les solutions qu’elle a adoptées en vue de rendre le roman le plus intelligible possible pour le lecteur. Haskett identifie « l’emploi impressionnant des passages descriptifs »25 comme un fil conducteur du roman, et met l’accent, à juste titre, sur le fait que cette caractéristique concerne surtout le décor naturel, avec une attention particulière pour les conditions météorologiques et les changements de lumière dans les moments évolutifs du jour et de la nuit. Bien que Haskett soit consciente de l’évolution antiréférentielle du style dépouillé de Duras, elle choisit d’intervenir profondément sur le texte. Elle ajoute parfois des mots, voire des phrases, qui ne sont pas présents dans l’original, remplace les pronoms par des noms propres dans les dialogues et les interactions qui ne sont pas clairs :

Les problèmes de lucidité et de cohérence […] constituent encore aujourd’hui un défi pour le lecteur et le traducteur, non seulement en ce qui concerne la trame, qui manque parfois de clarté, mais aussi en ce qui concerne l’interaction entre les personnages. Les antécédents peu clairs des pronoms et les constructions grammaticales indirectes sont quelques-uns des défis stylistiques qui compliquent souvent la détermination précise du locuteur ou du sens d’une expression ou d’une phrase particulière. Pour surmonter ces ambiguïtés et faciliter l’appréciation du texte, l’objectif de la présente traduction a été de rendre la lecture du roman aussi intelligible que possible pour le lecteur26.

Il est vrai que dans tous les cas le respect du sens original du texte a été la préoccupation majeure de Haskett. Nous persistons malgré tout à nous demander si, en normalisant ce qu’on a appelé des impudences stylistiques, quelque chose de fondamental et de fondateur ne se perd pas, de l’ordre de quelque chose que le texte lui-même laisse échapper. Haskett aura certainement été confrontée à d’autres traductions anglaises de Duras, dont la traductrice la plus célèbre est Barbara Bray. Pascale Sardin, qui a travaillé sur les brouillons des traductions de Bray, a souligné que celle-ci avait essayé de maintenir en anglais « le caractère expérimental du texte, mais sans jamais se faire esclave de la prose de Duras »27. C’est là un des défis de la traduction de Duras : ne pas se laisser écraser par sa voix. Sardin insiste aussi sur le fait que les interventions de Bray ne se sont pas concentrées sur la syntaxe, mais davantage sur le lexique. Bray elle-même affirme dans une lettre à son éditeur :

Les corrections stylistiques que j’ai apportées montrent que j’attache une grande importance au fait que la formulation reste idiomatique lorsqu’elle n’est pas formelle en français, et […] au fait que les bizarreries d’expression caractéristiques et occasionnelles ne soient pas normalisées. J’espère donc que ces corrections seront acceptées, d’autant plus que j’ai fait de mon mieux pour les réduire au minimum28.

« Not normalizing the occasional characteristic oddities of expression »29 : une analyse comparative

Nous avons souligné à plusieurs reprises que le noyau fondateur des Impudents semble résider dans la nature hybride d’une première œuvre qui contient pourtant déjà en germe les présupposés d’un style plus tardivement abouti et manifeste une oscillation constante entre naïveté et profondeur. L’arme la plus forte dont se sert la seconde composante est une ambiguïté insistante, presque exhibée. Afin d’analyser dans le détail les traits stylistiques qui en découlent et de mieux cerner le cœur de l’œuvre, nous passerons en revue une série de passages qui posent des problèmes de traduction. Pour ce faire, nous examinerons trois types différents d’interventions apportées par Haskett – dans l’ordre : les modifications superflues, les clarifications nécessaires et les normalisations déviantes – en les comparant à notre version (GI). Nous choisissons d’aborder en premier la version anglaise pour ensuite aborder la version italienne, car la comparaison avec les choix de Haskett, aux idées nettes et à la cohérence enviable, a été fondamentale pour notre travail. Notre intention n’est en effet nullement de promouvoir l’une des deux versions – nous pensons que les deux sont nécessaires parce qu’elles répondent à des attentes différentes – mais d’élucider certaines zones d’ombre à travers la comparaison.

Modifications superflues

Comme nous l’avons mentionné, l’idée qui sous-tend la version de Haskett est de rendre le texte le plus intelligible possible ; à toutes fins utiles, on peut parler d’une traduction cibliste30. Nous allons passer rapidement en revue trois exemples d’ajouts au texte source qui servent à préciser, à clarifier, sans prendre le risque d’affecter le sens :

Ces billets obtenus à force de serments, de supplications, représentaient de plus en plus pour Muriel le nécessaire : des bas (« elle n’a plus rien se mettre »), le loyer, ou de quoi dégager un bijou qu’elle tient « de famille » (I, p. 8) 31.

This money, obtained through promises and pleas, represented more and more of the essentials for Muriel: stockings (“she has nothing left to wear”), the rent, or money needed to redeem a piece of jewelry, part of her “family heirlooms,” from the pawn shop (TIO, p. 10).

Quelle banconote ottenute a forza di giuramenti, di suppliche, rappresentavano qualcosa di sempre più indispensabile per Muriel: le calze (“non ha più nulla da mettersi”), l’affitto, o quanto bastava per riscattare un gioiello “di famiglia” (GI, p. 15).

Maud le distinguait à peine, maintenant, sanglé dans son costume de chasse, grand et un peu épais, comme un homme qui prend de l’âge (I, p. 29).

Maud was barely able to make him out now, done up in his hunting outfit, tall and a little thickset, like a man who is getting older, and not like the youngster she had known in the past (TIO, p. 43).

Maud adesso lo notava a malapena, infagottato nei suoi abiti da caccia, alto e un po’ tarchiato, come un uomo che comincia ad avere una certa età (GI, p. 46).

Peut-être oubliait-elle, elle-même, qu’elle devait cet argent (I, p. 138).

Perhaps she herself forgot that she owed this money to the Pecresses, if Maud wasn’t going to marry John (TIO, p. 201).

Forse lei stessa dimenticava di essere debitrice di quel denaro (GI, p. 187).

Si dans la traduction anglaise l’acception de « redeem » pour désigner un véritable rachat en gage est peut-être moins évidente que pour les termes correspondants « dégager » et « riscattare », et est donc renforcée par l’ajout de « pawn shop », les deux précisions concernant la famille Pecresse, et en particulier leur fils, se révèlent assez superflues. En tout état de cause, le seul inconvénient de ces apports est l’allongement du texte. Néanmoins, dans ces cas, ces précisions ne génèrent pas de déséquilibre, car il s’agit de passages narratifs. Cependant, dans les occurrences présentant des pics poétiques – ceux qui suscitent une grande ambiguïté et une tentation interprétative accrue – il nous semble opportun de faire preuve d’une prudence qui diffère selon l’intervention que l’on apporte au texte. Mais avant de les aborder, examinons quelques cas où les opérations d’ajout rendent la lecture aisée.

Clarifications nécessaires

Comme le montre le dernier des exemples précédents, Haskett anglicise les noms des personnages. Une autre intervention très marquée sur les noms et les sujets en général concerne l’annulation des ambiguïtés dans les interactions entre personnages. Comme elle l’indique dans sa postface, lorsqu’il y a un doute sur le sujet ou l’antécédent d’un pronom, Haskett remplace les pronoms par des noms propres ; d’ailleurs, dans certains cas, un possessif avec la mention du genre du possesseur constitue involontairement – puisqu’il est dicté par les règles de l’anglais – un point de référence précieux :

Mais voici qu’encore une fois son humeur aventureuse l’emportait ; il faudrait pour le convaincre de se ranger, affronter son effroyable mauvaise humeur (I, p. 18).

But once again her adventurous spirit took over; to convince him to settle down it would be necessary to confront his horribly bad temper (TIO, p. 5).

Ecco però che ancora una volta la sua indole avventurosa prevaleva; per convincerlo a sistemarsi, bisognava affrontare il suo terribile malumore (GI, p. 29).

Nous sommes encore au tout début du roman, on n’a peut-être pas encore bien saisi les personnages dans toute leur complexité, et les constants changements et croisements de perspectives à la saveur cinématographique déjà relevés ne facilitent pas la lecture. On attribuerait presque instinctivement l’« humeur aventureuse » récurrente (« encore une fois ») à Jacques et à ses escapades plutôt qu’à la soumise Madame Taneran, alors que quelques pages plus tôt, il est vrai, on présente son ardeur éphémère, mais passionnée. Nous croyons que ce genre d’ajouts (noms, pronoms et possessifs), qu’ils soient volontaires ou involontaires, sont dans presque tous les cas bénéfiques, voire nécessaires. Cependant, à quelques reprises, l’attribution d’une attitude ou d’une responsabilité risque de créer un glissement de sens, en allant du général au particulier :

L’argent de sa femme avait fondu aussi rapidement que les gains réalisés par d’incertaines opérations (I, p. 7).

His wife’s money had disappeared as fast as the profits from his shady affairs (TIO, p. 9).

I soldi della moglie si erano dissolti con la stessa rapidità dei guadagni ottenuti con le attività rischiose (GI, p. 14).

Ou bien on risque de réduire le potentiel de certaines nuances précieuses, voir l’extrait un peu complexe qui suit :

Jusque-là, aucun prétexte ne leur avait paru suffisant pour justifier l’explosion d’une haine chaque jour plus vive. D’ailleurs, quels prétextes assez forts n’eussent-ils pas dû trouver pour satisfaire une rancune qui se passait de motifs ? Elle en était devenue pour eux à demi irréelle, imaginaire, et ils avaient été près de pouvoir s’installer en elle, comme dans l’une de ces hypothèses effrayantes et commodes, reposantes, tant que rien ne vous force à les examiner de trop près (I, p. 107).

Until then, no excuse had seemed enough to justify the explosion of a hatred that grew more violent every day. What excuses would have been powerful enough to justify a resentment that had no need of motives? Jacques’s bitterness had become partially unreal or imaginary for them, and they had been ready to accept it, as one does in adopting dreadful but convenient hypotheses that leave one feeling comfortable if they are not examined too closely (TIO, p. 153).

Fino ad allora, nessun pretesto era parso sufficiente per giustificare l’esplosione di un odio ogni giorno più intenso. Comunque, quale pretesto non sarebbe stato abbastanza solido per soddisfare
un rancore che faceva a meno di motivazioni? Per loro era diventato quasi irreale, immaginario, ed erano stati vicini a intestardirsi nel rancore come in una di quelle ipotesi così spaventose ma comode, riposanti, che niente costringe a esaminare troppo da vicino (GI, p. 146).

Cela vaut la peine d’examiner cet extrait en détail, non seulement pour sa beauté, mais aussi parce qu’il nous permet d’introduire la troisième catégorie d’interventions, qui est à tous égards la plus intéressante. Une fois établi que « elle » a pour seul antécédent possible « rancune », ne risque-t-on pas de perdre quelque chose en attribuant le ressentiment à Jacques ? Claude Burgelin a parlé de la « porosité psychique » pour les personnages durassiens, qui « semblent se laisser envahir les uns par les autres »32. L’intuition de Burgelin est validée par une déclaration de Maud toujours à propos de son frère : « Tout ce qu’il avait fait de mal, elle l’avait ressenti autant que si elle l’eût fait elle-même » (I, p. 135). Dans la version anglaise, le souci de clarté attribue la rancune à un possesseur, et lui donne une orientation déterminée (de Jacques vers les autres). Elle n’est plus une hypothèse totalisante et enveloppante, elle n’est plus un sentiment fluide, libre de s’insinuer indistinctement dans les pores de chaque être. En italien, le choix a été posé de répéter le même antécédent, opération qui n’est pas en contradiction avec la logique du texte, au contraire, étant donné les répétitions stylistiques du vocabulaire des sentiments aux moments les plus poétiques33.

Normalisations déviantes

L’extrait que nous venons d’examiner ouvre la voie à une série de questions sur les passages particulièrement ambigus du roman : quelle stratégie de traduction vaut-il mieux adopter ? Convient-il de viser à une version qui interprète et décrit, ou plutôt de rechercher celle qui laisse le décryptage à un état fluctuant, pantelant ? Et si c’est le cas, comment atteindre ce deuxième résultat ? Il nous semble que l’opération de clarification annule certaines de ces ambiguïtés impudentes qui sont à proprement parler un trait stylistique de cette première Duras. Ces équivoques visent à élargir le sens de la lettre, à donner plus de liberté, non pas tant aux capacités interprétatives qu’à celles sensorielles et imaginatives de la personne qui lit.

Pour analyser ce type d’intervention, nous nous limiterons toujours à trois exemples, bien qu’il s’agisse non seulement des défis de traduction majeurs que pose le roman, mais aussi de ses passages les plus suggestifs :

Maud comprit qu’il se laissait maintenant submerger même par la défense qu’il s’était imposée, qu’il perdait tout à coup son irréalité, s’abandonnait d’un seul bloc à cette vague amère, profonde, de son désir (I, p. 60).

Maud understood that he was now letting himself be submerged by the very same defense he had imposed upon himself, was suddenly losing his sense of unreality, and was abandoning himself all at once to the deep and bitter wave of his desire (TIO, p. 89).

Maud capì che adesso lui si lasciava sommergere persino dalle difese che si era imposto, che tutto a un tratto perdeva la sua irrealtà, si abbandonava per intero all’onda amara, profonda, del suo desiderio (GI, p. 87).

Si auparavant c’était la semi-irréalité de la rancune qui était en question, ici, c’est Georges, un personnage, qui perd « son irréalité »… car tous les obstacles qu’il avait érigés pour freiner son attirance pour Maud sont anéantis. Le sentiment d’irréalité n’est pas l’irréalité elle-même. Nous trouvons chez Haskett une interprétation qui clarifie, mais aussi qui normalise. Elle change presque le statut de cette « irréalité », et par là l’essence du personnage. Cela dit, nous ne savons toujours pas pourquoi Georges perd « son irréalité » ; est-ce une façon de souligner à quel point sa « défense » était spécieuse ? Ou encore, à quel point le désir était concret, tempétueux et irréversible ? Ou plutôt, est-ce qu’en cédant au désir, Georges devient impudent et gagne sa réalité, c’est-à-dire qu’il entre dans la logique du roman et dans celle de tous les autres personnages ?

Quelques lignes plus loin, nous découvrons que c’est vraiment une affaire de réalité et fiction. Pour éloigner Georges de sa sœur, Jacques a inventé les fiançailles de Maud et Jean. Mais dès que Maud se présente à l’auberge de Barque, Georges se libère de toutes ses interdits et ce qui s’est passé n’est plus qu’un petit malheur :

Et tout à coup il se sentit diaboliquement heureux que ce contretemps ait eu lieu, parce qu’il donnait à son aventure une profondeur inattendue (I, p. 61).

And all of a sudden, he felt diabolically happy that this misunderstanding had occurred, because it gave an unexpected depth to his romantic venture (TIO, p. 89-90).

E all’improvviso si sentì diabolicamente felice che fosse avvenuto quel contrattempo, perché dava alla sua avventura una profondità inaspettata (GI, p. 88).

Dans la version anglaise, une question de timing (un « contretemps ») est devenue une question de malentendu (a « misunderstanding »). Elle se transforme peut-être en une circonstance plus triviale, alors que l’aventure gagne en profondeur et que Jacques y met volontairement son grain de sel. Nous nous demandons si ce n’est pas le reflet d’une idiosyncrasie de l’italien, qui possède un mot de plus que le français pour désigner le timing, « tempismo », mais dans le cas présent, nous avons choisi de confirmer que le fait d’être à temps est tout le contraire de l’impudence : l’aventure de Maud et Georges présente le caractère d’une effronterie et non d’une méprise.

Si, jusqu’à présent, nous avons vu des exemples d’allongement du texte, nous verrons maintenant une normalisation qui condense :

Lorsqu’elle était malheureuse jusqu’ici, elle avait cru comprendre qu’il lui était toujours resté ce corps auquel elle pouvait demander n’importe quel effort, par exemple de la porter hors de la maison, de rire, de la consoler ou encore de pleurer de bienfaisantes larmes… (I, p. 82).

In the past,
she had used her body to counter unhappiness, requiring it, for example, to carry her out of the house, to laugh, to console her, or to weep comforting tears… (TIO, p. 118).

Fin lì, nei momenti di infelicità, le era sembrato di comprendere che le rimaneva sempre quel corpo, a cui poteva chiedere qualsiasi sforzo, per esempio di portarla fuori casa, di ridere, di consolarla, oppure di piangere lacrime benefiche… (GI, p. 114).

Dans ce cas, il nous semble que dans la version anglaise un appauvrissement se produit, car il manque la prise de conscience que le texte d’origine indiquait (même de façon sommaire : « elle avait cru comprendre »). Par conséquent, le rapport complexe entre le corps et l’esprit, qui est l’une des thématiques les plus subtiles et les plus précieuses du roman, est ici quelque peu appauvrie. Il faut souligner que ce thème est en lien avec la stupeur et la mémoire, avec le passage à l’âge adulte du personnage qui perd sa virginité et se découvre une féminité tout à fait personnelle.

Laisser « à son interlocuteur le soin de compléter sa pensée »34 : quelques conclusions

Les exemples qui permettraient d’apprécier le potentiel de cette écriture ambiguë, mais dont Duras maîtrise le flux, sont encore nombreux. À ce stade, il est manifeste que notre conception de la traduction a été marquée par une adhésion prudente à la littéralité du texte. Notre conviction est la suivante : les modifications ajoutent un filtre interprétatif qui risque de produire un détachement et un affaiblissement, alors que l’écriture durassienne évolue vers un amenuisement qui introduit une distance, mais qui génère en même temps une intensification analytique. La prose de Duras a quelque chose des toiles de Paul Klee : quelques traits font résonner ce qui manque et tout ce qui est absent est en fait recelé dans ce qui est présent35. En d’autres termes, Duras crée du vide, ou plutôt, elle laisse exister ce vide parce que c’est en lui que se donne quelque chose d’indicible. La « scrittura-lascito », pourrait-on dire en italien, de Duras laisse un héritage au sens où l’autrice laisse « à son interlocuteur le soin de compléter sa pensée »36 ; il y a sans doute quelque chose d’oriental aussi dans cette orientation vers l’extérieur, pour reprendre un jeu de mots de Bouthors-Paillart37.

Concernant Les Impudents, il est peu utile de se demander s’il est écrit de manière adéquate ou non, car le résultat est précisément un livre brouillé par des ambiguïtés impudentes qui sont dictées par le contexte historique et l’inexpérience, mais aussi par une sensibilité aiguë toute personnelle. Nous voudrions ici, en guise de conclusion, reprendre rapidement quelques aspects déjà abordés, afin de fournir un aperçu de nos choix de traduction.

Nous avons choisi de respecter les temps verbaux dans leur quasi-totalité, malgré quelques effets de distanciation, afin de reproduire la dimension presque atemporelle, délitée et donc absolue, qui se dégagera de l’écriture mature de Duras et déjà de certaines pages des Impudents. Un passage emblématique où émerge cette composante se situe dans la troisième partie, au sein de l’épisode du taxi. Duras y laisse flotter le texte et, « comme dans un air raréfié hors de toute temporalité commune et instituée »38, elle fait signe au montage cinématographique. On lit que Jacques demande au chauffeur de s’arrêter et, pendant quelques pages, nous sommes transportés du temps passé, omniprésent dans le roman, à une scène au présent :

Ce fut alors qu’éclata la première scène, à demi couverte par la rumeur des autos, abrégée par l’implacable petit battement du compteur.
« Arrêtez, taxi. »
Le choc est tellement inattendu que Mme Taneran est déportée en avant par le coup de frein […] (I, p. 127).

It
was then that their first argument broke out, partially obscured by the noise of passing cars, and shortened by the implacable ticking of the meter.
“Stop, taxi.” The shock
was so unexpected that Mrs. Taneran was thrown toward the front by the brakes […] (TIO, p. 185-186).

Fu allora che scoppiò la prima scenata, semicoperta dal frastuono delle macchine, abbreviata dall’inesorabile ticchettio del tassametro.
“Ferma, taxi.”
Il sobbalzo è così inaspettato che madame Taneran viene scaraventata in avanti dalla frenata […] (GI, p. 173).

Contrairement à la traduction anglaise, nous avons choisi d’employer le présent pour toutes les pages consacrées à cette scène, comme s’il s’agissait d’un court métrage greffé au sein du long métrage. Dans la même intention, les répétitions ont été respectées et les expressions étranges n’ont pas été normalisées pour respecter le grand éventail lexical qui caractérise le roman. Si certaines répétitions s’inscrivent dans une lignée de négligences, d’autres sont donc la marque des choix stylistiques avisés qui orientent le texte vers une prose poétisante39. Nous avons presque toujours décidé de garder les deux typologies intactes pour reproduire le décalage et préserver ainsi la dialectique entre légèreté et expérience. Le premier axe de répétitions naïves est également contrebalancé par une richesse adjectivale accordée aux conditions météorologiques, aux jeux de lumière, aux sons, et surtout aux sentiments (« magnifique dédain », « opulence provisoire », « solidarité suprême », « songerie écœurée », « espérance exaltée », « humeur aventureuse », « douloureuse sensibilité », etc.). On pourrait également signaler un usage littéraire de l’indétermination (qui mériterait une étude plus approfondie) – souvent par le biais de dyades, telles « une expression identique de fatigue et de dédain » (I, p. 27), « un silence fait de lassitude et de paix » (I, p. 29), « une affabilité mielleuse, déjà aussi habituelle » (I, p. 102).

Certains termes banalisants et explicatifs ont été rejetés lors des révisions : « perceptible » > « percettibile » (et pas « chiaro ») ; « inimaginable » > « inimmaginabile » (et pas « impossibile ») ; « inerte » > « inerte » (et pas « calmo ») ; tension de la volonté > « tensione della volontà » (et pas « forza di volontà »). Un tel choix a été opéré pour ne pas risquer de perdre des formules et des constructions certes aliénantes, mais authentiques, comme « la très belle laideur » (I, p. 132). Catherine Bouthors-Paillart a d’ailleurs souligné la familiarité de Duras avec ce type de construction antithétique :

Reviennent à une très grande fréquence et d’un bout à l’autre de son œuvre, nombre de formules oxymoriques, frappantes du fait même de leur récurrence, réitération sourde et lancinante de l’irrévocable irrésolution du texte durassien 40.

Pour la même raison, les nombreuses incohérences du roman n’ont pas été corrigées, ni les plus petites, ni les plus substantielles comme le lapsus figurant dans la lettre de madame Taneran :

Or je suis la mère de trois orphelins (I, p. 147).

As you know, I am the mother of more than one fatherless child (TIO, p. 216).

Ora, io sono la madre di tre orfani (GI, p. 200).

Les Impudents est un roman dans lequel les ambiguïtés sont nombreuses et les erreurs que l’on peut commettre en traduisant le sont tout autant. Les fautes surviennent quand le texte durassien se tait, quand l’oreille ne suffit pas, et que l’on éprouve le besoin d’interpréter, donc de définir et d’orienter. Voyons un passage révélateur concernant la figure totémique de la mère, il s’agit d’un extrait de la lettre que Marie Grand-Taneran écrit à Georges pour lui confier sa fille :

Recevez, mon enfant, ma petite enfant, avec laquelle s’en va de ma maison, la brusquerie, la douceur, l’odeur de l’enfance. Réchauffez-la par l’automne qui vient où la nature elle-même est si triste. Je me dois à une tâche aussi ardue qu’inepte, puisqu’elle s’arrêtera avec moi (I, p. 147-148).

Receive my child, my dear child, with whom the abruptness, the gentleness, and the fragrance of childhood depart from my house. Warm her with the approach of fall, when even nature is sad. I owe myself to this task that is as difficult as it is inept, since it will come to an end with me. (TIO, p. 216-217).

Riceva la mia bambina, la mia piccola, insieme a lei se ne vanno di casa l’impulsività, la dolcezza, l’odore dell’infanzia. La riscaldi durante il prossimo autunno, quando la natura stessa è così triste. Mi accingo a un compito tanto arduo quanto insensato, poiché si esaurirà con me (GI, p. 200).

Cesser d’être mère est ici presque une contradiction dans les termes. En effet, la maternité comme « tâche inepte » a quelque chose d’oxymorique, d’insensé, parce qu’elle s’épuise avec l’individu. Pour restaurer dans une autre langue le filigrane du dédale durassien de la condition maternelle, faite d’instincts et de contradictions, il faut s’enfoncer dans ce territoire sauvage et tenter de ne pas diluer l’intensité des perceptions infinitésimales qui en constituent la trame. Ce n’est qu’en démêlant cela que Duras appartient à tous et à toutes, elle ne coule pas dans le sang, elle est plus envahissante, elle habite les nerfs, comme le prédit Auxilio Lacouture, l’un des personnages les plus magiques de Roberto Bolaño : « Marguerite Duras vivra dans le système nerveux de milliers de femmes en 2035 »41.

Notes

1 Pour une reconstruction exhaustive de la publication de cette œuvre, voir Christiane Blot-Labarrère, « Notice [des Impudents] », in Marguerite Duras, Œuvres complètes, t. I, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 1407-1421 (désormais abrégé I et cité dans le corps du texte suivi de la pagination). Return to text

2 Marguerite Duras, La Passion suspendue : entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, éd. et trad. de l’italien par René de Cecatty, Paris, Seuil, 2013, p. 52. Return to text

3 Sandrine Vaudrey-Luigi, La Langue romanesque de Marguerite Duras : « une liberté souvenante », Paris, Classiques Garnier, « Investigations stylistiques », 2013, p. 383. Return to text

4 Ibid., p. 378. Return to text

5 Ibid., p. 379. Return to text

6 Marguerite Duras, The Impudent Ones [1943], trad. du français par Kelsey L. Haskett, New York, The New Press, 2021 (désormais abrégé TIO et cité dans le corps du texte suivi de la pagination). Return to text

7 Marguerite Duras, Gli impudenti [1943], trad. du français par Letizia Imola, Milan, Feltrinelli, 2024. (désormais abrégé GI et cité dans le corps du texte suivi de la pagination). Return to text

8 Marguerite Duras, La Passion suspendue, op. cit., p. 52 ; Emily L., Œuvres complètes, t. IV, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 467. Return to text

9 Malheureusement, il n’est pas possible de proposer ici une analyse exhaustive de l’évolution de la poétique de Duras et de son itinéraire stylistique, en distinguant ses différentes phases et publications. L’étude très approfondie de Sandrine Vaudrey-Luigi constitue à cet égard une excellente tentative analytique visant à aborder la question de l’unité de style dans l’ensemble de l’œuvre (op. cit.). Return to text

10 Notre vision de la phase avancée du style de Duras s’appuie sur des considérations, des formules et des concepts évoqués par Sandrine Vaudrey-Luigi pour la langue romanesque de Duras, parmi lesquels la « poétisation de la prose », les « empreintes métriques » et l’« exigence rythmique » (op. cit., p. 137-198). Return to text

11 Catherine Bouthors-Paillart, Duras la métisse : métissage fantasmatique et linguistique dans l’œuvre de Marguerite Duras, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2002. Return to text

12 Ibid., p. 166. Return to text

13 Ibid., p. 177. Return to text

14 Ibid., p. 173. Return to text

15 Ibid., p. 177. Return to text

16 Ibid., p. 173. Return to text

17 Ibid., p. 185. Return to text

18 Marguerite Duras, in Marguerite Duras à Montréal, éd. par Suzanne Lamy & André Roy, Montréal, Spirale, 1981, p. 64. Return to text

19 Claude Burgelin signale que Marie Grand-Taneran parle « (comme si elle était Mme Donnadieu), alors que Taneran est le père bien vivant d’Henri » (« Duras avant Duras », Europe, no 220-221, « Marguerite Duras », dir. par Évelyne Grossman & Emmanuelle Touati, janv.-févr. 2006, p. 38, n. 4). Return to text

20 Marguerite Duras & Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 12. Return to text

21 « In questi due punti: incoerenza e frammentazione, oltre che in un terzo punto, la riscrittura, vedo la qualità infinita della scrittura durassiana » (Edda Melon, « Marguerite Duras, la scrittura infinita », in Salva con nome: Duras, Genet, Gautier, Cixous, Lispector, Artaud, Thomas, Turin, Trauben, 2004, p. 21-31, [en ligne], URL : http://www.durasmonamour.it/it/autori_melon.htm, consulté le 15 janv. 2025). Return to text

22 « Passaggi obbligati dunque, l’incoerenza, la frammentazione, ma attraversati in modo assolutamente personale, attivo, scandaloso » (ibid.). Return to text

23 « Fino all’ultima pagina di Emily L., che è una dichiarazione di poetica gridata dietro una porta chiusa » (ibid.). Return to text

24 Marguerite Duras, Emily L., op. cit., p. 467. Return to text

25 « A study of the place of The Impudent Ones (Les Impudents) in relation to the totality of Duras’s work, with respect to both narrative style and content, reveals two prominent threads woven throughout the novel: the introduction of a complicated web of family relations that will dominate the entire fabric of Duras’s later work, and the impressive use of descriptive passages – a salient feature that carries over into much of the author’s future writing » (Kelsey L. Haskett, « Translator’s Afterword », in TIO, p. 219, c’est nous qui traduisons en français). Return to text

26 « The problems of lucidity and cohesiveness […] still present a challenge to the reader and the translator today, not only in regard to the plot, which at times lacks clarity, but also in relation to the interplay between characters. Unclear antecedents for pronouns and oblique grammatical constructions are among the stylistic challenges that often make it difficult to determine precisely who is speaking or the intended meaning of a given phrase or sentence. To overcome these ambiguities and facilitate a greater enjoyment of the text, the goal of the present translation has been to render the reading of the novel as intelligible as possible for the reader » (loc. cit., c’est nous qui traduisons en français). Return to text

27 Pascale Sardin, « Barbara Bray traductrice de Marguerite Duras au prisme du fonds John Calder de la Lilly Library : l’exemple de The Sailor from Gibraltar », TTR : traduction, terminologie, rédaction, no 36, « Brouillons de traduction », dir. par Patrick Hersant, 2023, p. 262, [en ligne], https://doi.org/10.7202/1109693ar, consulté le 15 janv. 2025. Return to text

28 « From the stylistic corrections I have made you’ll see I attach great importance to keeping the phrasing idiomatic where it is not formal in the French, and […] to not normalizing the occasional characteristic oddities of expression. I hope therefore that these corrections will stand, especially as I have done my best to keep them to a minimum ». Lettre de Barbara Bray à John Calder du 22 mai 1966, in Pascale Sardin, « Barbara Bray traductrice de Marguerite Duras », art. cité, p. 267 (c’est nous qui traduisons en français). Return to text

29 Loc. cit. Return to text

30 Pour Jean-René Ladmiral, une traduction cibliste privilégie la langue et la culture d’arrivée, en adaptant le texte pour qu’il soit fluide et naturel pour les lecteurs cibles. Elle valorise la lisibilité et l’intégration culturelle au détriment de la fidélité littérale. Ce type de traduction peut éloigner légèrement du texte source pour mieux répondre aux attentes du public destinataire (voir Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste, Paris, Les Belles Lettres, « Traductologiques », 2014). Return to text

31 Dorénavant, dans les citations du roman et de ses traductions, pour tous les passages en italique, c’est nous qui soulignons. Return to text

32 Claude Burgelin, « Marguerite Duras et le fantôme de Lévignac », Les Mal Nommés : Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et quelques autres, Paris, Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 2012, p. 92. Return to text

33 Voir par exemple cette phase avec une structure en chiasme : « Le souvenir du plaisir qu’elle avait pris à l’amour lui revenait mal à la mémoire parce que seule sa mémoire faisait l’effort de s’en souvenir à son corps défendant » (I, p. 90). Return to text

34 Lê Văn Lý, Le Parler vietnamien [1948], Paris, Sudestasie, 1988, p. 75, in Catherine Bouthors-Paillart, Duras la métisse, op. cit., p. 183. Return to text

35 Je tiens à remercier pour cette suggestion, et pour toutes les conversations que nous avons eues, l’une des autres voix italiennes de Duras, la traductrice Donata Feroldi. Return to text

36 Lê Văn Lý, Le Parler vietnamien, cité par Catherine Bouthors-Paillart, Duras la métisse, op. cit., p. 183. Return to text

37 Ibid., p. 202. Return to text

38 Ibid., p. 210. Return to text

39 Voir, par exemple, les occurrences de « essentielle-essence » (I, p. 32), « poli-politesse » (p. 50), « s’accaparer » (trois occurrences à la p. 51), « prétexte » (trois occurrences à la p. 107). Return to text

40 Catherine Bouthors-Paillart, Duras la métisse, op. cit., p. 196. Return to text

41 Roberto Bolaño, Amuleto, trad. de l’espagnol par Émile & Nicole Martel, Paris, Bourgois, 2013, p. 163-164. Return to text

References

Electronic reference

Letizia Imola, « Traces liminaires d’une impudence stylistique : Analyse de la première Duras à travers la comparaison de deux traductions récentes », Cahiers Marguerite Duras, [online], 4 – 2024, Online since 26 mars 2025, connection on 21 avril 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/902

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Letizia Imola

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