Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres.1
The first entry in Gemma’s diary confirms something I already guessed. After only a few months of living in France she hates it. She hates Normandy. She hates Bailleville. She hates the rain. […] At night she listens to Charlie snoring beside her. And begins to hate him too.2
Chaque époque sans doute, mais la nôtre plus visiblement peut-être, secrète son prêt-à-penser-le-bonheur, l’essor de l’individualisme et la visée consumériste des sociétés occidentales contemporaines multipliant par surcroît les injonctions à un « développement personnel » optimal, assorties de préconisations marchandes plus ou moins fiables. Le « bonheur », même très simplement défini par le Larousse comme un état de complète satisfaction, de plénitude, est donc passible de représentations multiples. Les formes stéréotypées du couple présumé idéal ou de la famille nucléaire s’esbaudissant dans une prairie fleurie furent ainsi largement diffusées, au xxe siècle, par le biais d’images et d’objets rendus désirables par la publicité et les magazines, relayés par la suite, au xxie siècle, par les comptes « Instagram » où s’étalent à l’envi maints clichés, au sens propre et au sens figuré du terme, censés témoigner d’une félicité complète et pérenne, sur tous les plans : sentimental, personnel, familial, parental, professionnel3. L’injonction au bonheur semble même décupler chez les individus le désir d’en accumuler les images (souvent par le biais de traces photographiques), comme si témoigner de son bonheur avait plus d’importance encore que d’en jouir au sein d’une sphère privée de plus en plus poreuse à sa propre publicité4.
Par surcroît, à partir de l’époque romantique, qui développa chez les jeunes filles comme chez les femmes mariées la rêverie amoureuse et le fantasme de sa possible réalisation dans le mariage ou en marge de celui-ci, le « bonheur », en vertu de stéréotypes de genre particulièrement opiniâtres, a souvent été présenté comme la grande affaire des femmes — même si chez Flaubert, notamment, l’illusion euphorisante véhiculée par les représentations romantiques de la passion amoureuse est le propre aussi bien d’une Madame Bovary que d’un Frédéric Moreau, la notion de « bonheur » étant, qui plus est, associée à la bêtise et aux idées reçues de la bourgeoisie, que l’auteur n’a de cesse de vilipender. Plus près de nous, Catherine Cusset, dans un roman récent intitulé La définition du bonheur, entrelace de manière assez classique, pour ne pas dire convenue, les destinées de deux demi-sœurs représentant deux « types » féminins : l’épouse et mère de famille tranquille (quoique « moderne » en ce qu’elle est chef d’entreprise) et la « cougar » fantasque et solitaire, pleine de vitalité érotique5. Dans un registre certes un peu différent, le succès considérable du premier opus de Maud Ventura, Mon Mari6, peut s’expliquer quant à lui par la manière à la fois drolatique et glaçante dont la romancière y dresse le portrait d’une Bovary contemporaine, obsédée non plus par le rêve d’une existence aventureuse et passionnée, incompatible avec la vie quotidienne aux côtés de son époux légitime, mais, tout au contraire, par le maintien d’un bonheur nécessairement conjugal — exigeant cependant un contrôle permanent à l’encontre du mari, trop « follement » aimé7. Tout se passe donc comme si perdurait, au xxie siècle, en dépit d’une émancipation pourtant chèrement conquise, une représentation définitivement « romantisée » du sentiment amoureux, que les femmes, principales cibles de ces discours sur l’art de l’amour durable, auraient pour tâche d’entretenir, en vertu d’une idéologie fondée sur l’obligation de « réussite » sentimentale ou, a minima, de tension vers un mode de vie présumé idéal. La question du « bonheur conjugal » est d’ailleurs au cœur des réflexions de la sociologue et féministe Eva Illouz, et s’avère étroitement corrélée à un système socio-économique dont les femmes demeurent bien souvent, aujourd’hui encore, les otages.
Enfin, au plus près des visées esthétiques et conceptuelles du présent volume, le cliché, comme l’a montré Sarah Troche dans un article récent consacré à Flaubert et à Maupassant8, a pour caractéristique récurrente de s’inscrire dans l’imaginaire sous la forme de vignettes dotées d’une efficience onirique, voire narcotique, s’exerçant avec une particulière nocivité sur des sensibilités qui se voient ou s’imaginent autres qu’elles ne sont et s’enthousiasment pour des représentations factices avant de se blesser aux aspérités du réel, comme le suggérait déjà Jules de Gaultier dans ses réflexions sur le Bovarysme9. Dans l’environnement culturel propre à l’héroïne de Flaubert, l’acception du terme « bonheur », mentionné dans la citation présentée ci-dessus, en exergue, est clairement reliée à une représentation romantique de l’amour et figure dans l’orbe lexicale correspondante, aux côtés de ces autres mots qui avaient paru si beaux à Emma lorsqu’elle les croisait dans des livres : félicité, passion, ivresse. Pour son homologue anglaise et contemporaine, Gemma Bovery, il en va différemment, et l’anaphore du verbe to hate dans la citation que nous avons donnée ci-dessus vient souligner une déception qui n’est pas tant d’ordre sentimental que d’ordre existentiel : le fantasme de la chaumière normande comme lieu possible d’un « bonheur » quotidien authentique et paisible s’est vu contrarié dès les premiers mois, en effet, par l’exécrable météorologie locale — paramètre non pris en compte par Gemma dans la construction de son Utopie bucolique.
Dans la perspective d’une réflexion sur la façon dont la littérature et les arts peuvent mettre en exergue les multiples distorsions suscitées par les clichés euphorisants liés aux normes et aux représentations culturelles du bonheur, nous solliciterons la libre variation à laquelle Posy Simmonds10 s’est livrée autour de l’une de ses œuvres favorites11, Madame Bovary — en envisageant ce roman graphique dans une perspective différente, cependant, de celles antérieurement proposées par Yvan Leclerc (qui en valorise la « fidélité » et l’intelligence12), par Henri Garric (lequel met en valeur l’originalité propre à ce roman graphique qui « parasite la tradition littéraire, pour ironiser sa domination culturelle, et pour déconstruire certains de ses procédés13 »), par Luís Carlos Pimenta Gonçalves, dans le passionnant article qu’il a consacré aux bandes dessinées de Philippe Druillet et de Posy Simmonds14, ou encore par llaria Vitali, qui a quant à elle proposé une analyse traductologique du roman graphique de Simmonds en regard de son « modèle » flaubertien15. En effet, nous chercherons pour notre part à montrer comment les représentations d’un « bonheur » factice ou illusoire que met en œuvre la dessinatrice et écrivaine anglaise traduisent à la fois l’hypersensibilité exaltée de son héroïne, Gemma (qui demeure en ce sens pleinement héritière de l’Emma flaubertienne) et son asservissement à des stéréotypes culturels spécifiquement contemporains dans lesquels elle demeure volens nolens engluée, alors même qu’elle croit ou prétend s’en démarquer.
Traduction textuelle et visuelle des stéréotypes culturels autour de l’idée du « Bonheur »
Comme l’écrit Oriane Monthéard, Posy Simmonds, dans la construction de son personnage central, place l’image au cœur de l’opposition entre l’ordinaire et l’exceptionnel et en explore la polysémie, en l’employant « à la fois comme un élément constitutif de la planche en bande dessinée, comme une représentation mentale (jusqu’à l’illusion) et comme une représentation sociale et collective potentiellement trompeuse16 ». Certaines vignettes (au sens technique et « bédéiste ») de Gemma Bovery reproduisent ou imitent des images publicitaires ou des représentations esthétisantes ou idéalisées, et s’avèrent de ce fait particulièrement riches dans la perspective d’une analyse d’une représentation ironiste du « bonheur », certes héritée de Flaubert, mais aussi revisitée et modulée en fonction des conformismes culturels contemporains et des modèles plus ou moins frelatés qu’ils véhiculent.
En relève tout d’abord, dès la troisième planche (GB, p. 4), la vignette représentant une photographie découpée par Gemma dans la presse people et rageusement paraphée par le terme « wankers » (slang signifiant « branleurs », ce que le narrateur, le boulanger Raymond Joubert, ne sait pas traduire) : on y voit l’ex-amant de Gemma, Patrick Large, formant auprès de son épouse Pandora et de leur bébé l’image parfaite de la famille présumée idéale nageant dans le bonheur — cliché que le récit viendra ironiquement contrarier lorsque le serial lover fraîchement « plaqué » (« kicked out ») reviendra tenter sa chance auprès de Gemma17.
En second lieu, plusieurs vignettes (non contiguës) illustrent le renversement du locus amoenus fantasmé par Gemma (et initialement représenté par Posy Simmonds sous la forme d’un coloriage destiné aux enfants : GB, p. 30) en locus horribilis en prise directe avec la météorologie normande et la vie quotidienne dans une longère vétuste, sombre, mal isolée, et, pire encore, puante, en raison d’une canalisation bouchée…18 Dans la clausule du chapitre 5 de la première partie de Madame Bovary que nous citons en exergue du présent article, Flaubert, après un long passage dépeignant l’adoration béate de Charles pour sa jeune épouse, évoque en deux lignes lapidaires l’état d’esprit d’Emma au lendemain de son mariage : « Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres »19. En parallèle à ces prémices alarmantes du chef-d’œuvre flaubertien, c’est la déception de Gemma suite à son mariage et à son installation en Normandie que le roman graphique contemporain exprime d’emblée par le biais du narrateur homodiégétique (Joubert) : « The image which used to entrance her in London – of blossom-scented air and tiny clothes drying in the orchard – is now appaling » (GB, p. 6 ; « L’image qui l’enchantait à Londres — le parfum des arbres en fleurs et les petits vêtements séchant au verger — est devenue insoutenable. ») Est ensuite évoqué le passé de Gemma, dans la seconde et la troisième partie du récit — retour en arrière expliquant combien rapidement le « conte de fées » (« fairy tale ») initialement rêvé par Gemma et figuré par une vignette représentant la petite longère encadrée par des arbres en fleurs20 s’est inverti aux yeux de la jeune Anglaise en cauchemar quotidien, en l’espace de trois saisons seulement. Ce changement rapide et radical est traduit en une seule planche par trois vignettes superposées présentant la fermette selon le même cadrage, mais à trois dates différentes et avec de notables modifications dans l’atmosphère ainsi que l’allure et la tenue de Gemma : dans la troisième et dernière vignette, la jeune femme apparaît voûtée, emmitouflée dans un manteau noir, tandis que tombe la neige et qu’il fait déjà nuit (GB, p. 35).
Les images préfabriquées du French way of life et du bonheur domestique qu’offrirait aux Londoniens une petite-maison-dans-la-prairie-normande sont donc prégnantes au début du roman graphique de Posy Simmonds, qui met également en scène les idéaux esthétiques propres à la jeune décoratrice qu’est Gemma : dès avant son installation dans le bled-où-l’on-baille (Bailleville), elle s’extasiait sur l’extraordinaire « potentiel » du vieil et vétuste appartement de Charlie (GB, p. 19), comme elle s’extasiera ensuite (et de façon tout aussi éphémère) sur le mode de vie campagnard, « tellement humain ! » ou sur le « vrai » pain fraîchement pétri… (GB, p. 34 et p. 35) Il en ira de même avec le « fantastique état de décrépitude » du manoir de son french lover, Hervé de Bressigny. Les traits satiriques des dessins de Posy Simmonds mettent à distance ces représentations successives d’un way of life considéré comme désirable en raison du conditionnement esthétique subi par la jeune femme dans le cadre de sa formation artistique et aggravé par la lecture compulsive de magazines de décoration, mais aussi en raison de son goût prononcé pour l’aménagement d’intérieurs propres à mettre ses rêves en scène, qu’il s’agisse du « style agripauvre » (GB, p. 58) marquant l’installation d’abord enthousiaste à Bailleville, ou de sa réfection complète au profit d’un décor de boudoir dans le style « Swedish Dangerous Liaisons » (« Liaisons dangereuses à la suédoise », ibid.), parallèlement à l’aventure avec Hervé.
De manière intéressante, cette imagerie du bonheur parfait inclut aussi, à ses débuts, la représentation de la maternité : celle de sa rivale triomphante, Pandora, cliché à la fois objectif et trompeur, suscite l’éphémère fantasme de Gemma, avant même son installation en Normandie : une vignette illustrant sa rêverie d’alors la représente portant un bébé dans les bras (GB, p. 6). Le souvenir de la difficulté éprouvée par Emma face à une maternité tout aussi fantasmée que ses idées sur l’amour, et tout aussi décevante puisque le fils espéré et attendu (car un homme « au moins est libre » et peut « mordre aux bonheurs les plus lointains »21) s’avère n’être qu’une fille, peut mettre le lecteur en alerte. Bientôt, se substitueront à cette image d’Épinal22 de très explicites rêves érotiques traversés par la nostalgie d’un bonheur (sensuel) perdu, l’autrice rappelant par ce biais, très ironiquement, la rêverie romantique et lyrique qui, peu avant la fugue manquée et la rupture avec Rodolphe, emportait Emma vers un pays nouveau, « au galop de quatre chevaux23 » : là encore, le lecteur et peut-être plus encore la lectrice peut voir dans ce rêve d’envol non pas uniquement le témoignage d’une exaltation à contresens (compte tenu, notamment, de l’insignifiance et de la veulerie des « amants », qu’il s’agisse de Rodolphe, pour Emma, ou de Patrick Large, pour Gemma) mais aussi et peut-être surtout la persistance d’un idéalisme poétique, d’une propension au rêve, d’une capacité imaginative et créatrice, en somme, dont sont en revanche tristement dépourvus les individus pragmatiques et autres Philistins par lesquels les deux jeunes femmes sont entourées24.
Enfin, l’entrée en adultère s’accompagne pour Gemma comme pour Emma d’une propension à la mise en scène et à des fantaisies dispendieuses que le roman graphique se plaît à développer visuellement : le dîner offert aux Rankin et aux Sannier le jour de la première rencontre crapuleuse avec Hervé (GB, p. 50), la décoration de la longère, dans la version rustique initiale, puis dans la version boudoir suédois, les cosmétiques, les vêtements, ou encore la lingerie fine – qualifiée par le très ambigu Joubert, avec un mépris légèrement surjoué compte tenu de la fascination clairement érotique que Gemma exerce sur lui, de « vile female packaging » (« vils emballages féminins » ; nous soulignons, GB, p. 9), et que Charlie Bovery brûlera après la mort de Gemma…
Mais l’une des représentations les plus éloquentes de la capacité de Gemma à rêver un avenir radieux et chimérique est peut-être celle que l’on trouve p. 70, assortie d’un légendage détaillé (de A à F) : l’image se déploie vers le haut, sur deux diagonales dynamiques, comme dans une composition baroque, à partir du portrait de Gemma assise dans un fauteuil et semblant, depuis ce trône improvisé, diriger les grandioses entreprises de décoration que son amant Hervé de Bressigny, représenté en médaillon, dans le plus simple appareil, ne manquera pas – du moins le croit-elle – de favoriser…
Une imagerie mise à distance : ironie et polyphonie
La mise à distance de l’imagerie culturelle du « bonheur » et la façon dont la figure centrale en fait le moteur de sa propre rêverie nous sont rendues sensibles par le travail conjoint de l’ironie et de la neutralité apparente de la voix narrative, chez Flaubert, et, dans le roman graphique de Posy Simmonds, par le frottement des points de vue et l’élaboration aussi bien textuelle que visuelle de plusieurs niveaux de distanciation : par rapport au personnage central, certes, mais aussi et surtout par rapport au narrateur intra- et homodiégétique et aux personnages secondaires – non seulement le mari et sa famille, mais aussi la famille de Gemma, les amis ou connaissances du couple, les habitants de Bailleville, et, bien sûr, les amants, Patrick Large et Hervé de Bressigny.
Dans Gemma Bovery, les points de vue subjectifs principaux sont celui de la voix narrative homodiégétique (Joubert) et celui de Gemma, lui-même distinct selon qu’il émane de son journal (signalé par des caractères spécifiques, tout comme les courriers comminatoires de Judi, l’ex-épouse de Charlie, transcrits par une police proche de l’American Typewriter) ou qu’il s’exprime dans les phylactères, que ce soit sous la forme de pensées tacites, signalées par la discontinuité de l’appendice, ou d’éléments de dialogue direct avec d’autres personnages.
Le point de vue voyeuriste de Joubert (qui, littéralement, viole l’intimité de Gemma en dérobant et lisant son journal) est donc d’emblée présenté comme biaisé et moralement déplacé, à plus forte raison en regard de la neutralité rigoureuse du narrateur flaubertien – qui « dit et ne dit pas25 », mais de telle sorte que l’ironie et la distance puissent être comprises et partagées par le lecteur, dans une relation de connivence. Joubert, s’il est un zélateur de l’œuvre de Flaubert, est aussi une sorte de Don Quichotte passif ou de Bovary mâle, mêlant voire confondant sans cesse fiction, réalité, et fantasmes personnels26. Il est, de ce fait, incapable d’ironie, c’est-à-dire de distance, et multiplie, tout au contraire, les effets grandiloquents et les erreurs de lecture, tout en recherchant des effets dramatiques et ressassant sa propre responsabilité dans l’affaire, s’y octroyant ainsi un rôle présumé essentiel. Qui plus est, Raymond Joubert entend gommer ou bémoliser la plupart des aspects triviaux et grotesques caractérisant certains aspects de l’histoire qu’il entreprend de raconter, alors que les dessins, quant à eux, les soulignent explicitement et plaisamment – sans omettre les traits satiriques concernant Joubert lui-même, même si ce personnage n’est pas aussi franchement caricatural que le pharmacien Homais dans Madame Bovary.
C’est bien malgré elle, qui plus est, que Gemma se voit assimilée à l’héroïne de Flaubert, dont elle n’a pas lu le roman (elle pensait qu’il s’agissait uniquement d’un film : GB, 41). Le personnage de Joubert, avatar dégradé d’une figure auctoriale universellement célèbre avec laquelle il ne saurait rivaliser, est finalement présenté par Simmonds, non sans malice, comme seul responsable d’une assimilation abusive, artificielle et superstitieuse, qui prétend lire le réel à travers le filtre de la littérature. Aussi n’est-ce ni suicidée à l’arsenic ni même assassinée par son mari jaloux, comme le suppose tout d’abord Joubert que Gemma mourra, mais accidentellement étouffée par un morceau de pain (ou de croissant), au cours d’une scène fondée sur des quiproquos et des équivocités visuelles27. Un mauvais hasard, en somme, tout à la fois cocasse et pathétique, représenté sous la forme d’une pantomime équivoque produisant une vision erronée des faits, qui seront clarifiés plus tard par les révélations de Charlie au boulanger Joubert (GB, p. 100-102).
En regard de ces lectures et visions biaisées, un point de vue critique distancié est assuré, dans le roman graphique, par la présence de l’autrice à tous les niveaux de la réalisation textuelle et plastique. Le titre de l’œuvre et les noms des personnages et du narrateur, tout d’abord, jouent sur la paronymie et affichent ainsi la fabrique intertextuelle du roman graphique. Vient ensuite la composition du récit, dont l’épilogue édulcore l’orientation « tragique » que le narrateur homodiégétique, Joubert, entendait donner à son récit. Enfin, l’insertion d’éléments textuels en français ou encore les distorsions orthographiques traduisant le mauvais accent anglais – ou le mauvais accent français – de tel ou tel personnage, introduisent des traits cocasses et plaisamment dissonants qui mettent en valeur l’esprit de sérieux ou la prétention de tel ou tel personnage.
Les choix plastiques participent de ce même effet de distanciation recherché par Posy Simmonds : taille et style des caractères choisis ; variations quant à la source présumée des images, de sorte que l’on pourrait parler ici de « polyphonie visuelle », puisque les projections mentales de Gemma ainsi que les images publicitaires ou médiatiques côtoient des représentations présumées objectives, monosémiques et triviales, de l’environnement quotidien de l’héroïne ou des autres personnages ; effets de caricature dans la représentation des personnages secondaires (notamment Joubert, Patrick Large, Hervé, les Rankin, etc.) et, bien sûr, choix du noir et blanc, qui neutralise les couleurs présumées du « bonheur » au profit de l’uniformité grise et pluvieuse de la vie de Gemma – à l’instar de l’imparfait et de l’effet de « trottoir roulant » que relevait Proust dans son essai sur le style de Flaubert28.
Ces éléments, qu’ils soient considérés séparément ou en prenant en compte l’ensemble formel où ils s’inscrivent, induisent chez le lecteur un travail de distanciation, non seulement au niveau diégétique mais sur un plan idéologique, puisque ce sont les stéréotypes culturels de l’ensemble d’une société qui sont la cible de l’ironie de Simmonds, par-delà l’histoire elle-même et ses liens intertextuels avec le contempteur des ridicules de son temps que fut son « modèle ». On peut d’ailleurs noter que l’esthétique du collage et du montage mise en exergue par Oriane Monthéard dans l’article précédemment cité29 souligne elle aussi une forme de connivence avec l’esthétique de Flaubert : non seulement celle de Madame Bovary, mais celle de Bouvard et Pécuchet, grand-œuvre inachevé et foisonnant, anti-récit jubilatoire exhibant un bric-à-brac d’objets disparates et de laideurs diverses et variées, laborieusement empilés et compilés par les deux copistes.
Plus profondément, néanmoins, la conception du personnage féminin, dans l’œuvre de Simmonds, conforte certaines lectures récentes30 du personnage d’Emma Bovary, accordant à l’héroïne de Flaubert un regard critique sur les mœurs et les platitudes bourgeoises ainsi qu’une énergie sensuelle puissante et dynamique, à l’encontre des représentations convenues de la parfaite épouse et mère. Si l’idée du « bonheur » et de « l’amour » conçue par Emma à partir de ses lectures au couvent oriente bel et bien son jugement et sa vision du monde, cette idée ou cet idéal n’en est pas moins l’unique principe dynamique et désirant dans un contexte où la jeune femme s’étiole. Durant la période certes fort brève de sa liaison avec Rodolphe, Emma découvre une joie sensuelle intense, qui la rend sublime : « Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances31 ». Le roman graphique de Posy Simmonds met lui aussi en exergue ces effets positifs du bonheur sensuel connu par Gemma lors de sa liaison avec Hervé : une planche est tout entière consacrée à l’effet euphorisant de cette tempête de phéromones, qu’il s’agisse du charme de Gemma ou de la douceur de ses comportements, tant avec son mari qu’avec les enfants de ce dernier… (GB, p. 63) Et le bien-être sensuel éprouvé par Gemma produit à son tour des images euphoriques, une sorte de fiction heureuse, quoique fondée sur le non-dit et l’occultation du réel.
Posy Simmonds s’inspire cependant de l’instinct rebelle propre à Madame Bovary de façon un peu différente, à travers son propre personnage. En effet, ce n’est pas uniquement la détestation des trivialités du quotidien qui anime l’héroïne anglaise, comme c’était le cas pour Emma. Bien au contraire, Gemma semble d’abord se perdre dans la recherche éperdue du « vrai », de « l’authentique », cédant ainsi, pour une part, à la mode du « retour à la nature ». Elle paraît en outre détester les comportements factices affichés par des personnages qu’elle juge essentiellement avantagés par leur situation sociale (tels Pandora, ou les Rankin). Enfin, elle adopte la même attitude critique envers les injonctions à la minceur propres à la France, avant d’y céder elle-même. Elle est donc tout à la fois consciente des artifices de la société de son temps et soumise, volens nolens, à leur influence. Mais surtout, contrairement à Emma, épouse et mère prisonnière de son milieu social, en France, dans le premier tiers du xixe siècle, qui ne travaille pas et qui, confrontée à son endettement et à un ultime avilissement devant Rodolphe, croit n’avoir d’autre choix que le suicide, le personnage de Posy Simmonds connaît, à la fin du récit, une petite révolution intérieure, un sursaut qui la conduit, après le départ de son mari, à repousser les avances gluantes de Patrick Large et à se remettre au travail, tout en adoptant, sans frustration ni regrets, un style de vie minimaliste et serein : c’est donc à l’orée d’une forme de bonheur possible, plus fiable et plus profond, peut-être, que s’achève le portrait de ce personnage.
Le « bonheur », ou ce qui en tient lieu, est aujourd’hui en Occident, autant sinon plus qu’en d’autres lieux et en d’autres temps, une denrée hautement bankable, assujettie à des normes sociétales. Le décrochement permanent entre la réalité vécue par les individus et des injonctions socio-culturelles exigeant l’édification de plus de fictions heureuses que de bonheurs véritables est un sujet aussi actuel que complexe, polémique et politique. Il interroge en effet, fondamentalement, le lien entre le collectif (la « culture », au sens le plus large, dans son articulation avec le socle idéologique des sociétés) et l’individu, construit par cette société même, en regard de laquelle s’infirme ou s’affirme la possibilité ou les conditions de sa propre liberté. La libre transposition par Posy Simmonds du plus universellement célèbre des romans de Flaubert, parce qu’elle met en scène un personnage féminin contemporain d’abord largement esclave de représentations préfabriquées du « bonheur », de l’« amour » ou du « chic », pose de manière très originale la question de la subjectivation du cliché, en même temps que celle des médias. L’iconotexte de Posy Simmonds réinvestit et réinvente, en effet, l’ironie propre à Flaubert, sensible dans la construction même des chapitres ou des séquences32, dans les passages descriptifs ou dans les rêveries d’Emma33. De manière différente, mais en vertu d’une intention critique analogue, les dessins et le texte de Posy Simmonds, qu’il s’agisse du choix du noir et blanc, du cadrage, du graphisme ou de la juxtaposition cocasse et contrastive des vignettes, mettent en exergue des points de vue disparates et soulignent le hiatus croissant entre l’imagination constamment frustrée de Gemma et sa vie quotidienne. Mais l’imagerie factice mise en œuvre par Simmonds permet aussi d’interroger une construction culturelle éminemment discutable, voire nocive, par les nécessaires frustrations qu’elle suscite : celle d’un « bonheur » qui serait nécessairement dépendant de l’Amour majuscule, que ce dernier soit conjugal, ou présumé « libre ».