Nicole Vedrès, une figure intellectuelle majeure du XXe siècle
Le nom de Nicole Vedrès est aujourd’hui très largement méconnu du grand public. Généralement absent des histoires littéraires et des manuels scolaires1, il se range dans la trop longue liste des oubliés du XXe siècle. Née le 4 septembre 1911 à Paris, c’est après l’obtention d’une licence en droit et en lettres qu’elle débute une carrière de journaliste. Durant les années 1930, elle contribue ainsi à de nombreux journaux, revues ou magazines féminins et connaît même un certain succès, en 1943, avec des chroniques publicitaires pour Panorama. À la Libération, elle participe aux revues proches du Parti communiste français (Action et Les Temps modernes, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir) et publie ses premiers livres2. Si, comme l’écrit Suzanne Liandrat-Guigues, elle aimait à « se considérer comme l’auteur de romans3 », ses ouvrages ne lui offrent qu’un succès d’estime. Ainsi, c’est surtout dans la rubrique qu’elle tient tous les mois dans la revue Mercure de France, intitulée « Mémoire d’aujourd’hui », qu’elle laisse s’exprimer au mieux son talent littéraire4.
Durant les années d’après-guerre, Nicole Vedrès est ainsi devenue une figure de premier plan du panorama intellectuel français. Dans les années 1950, sa participation à l’émission radiophonique Le Masque et la Plume et à la première émission littéraire de la télévision française, « Lectures pour tous », lui confèrent une notoriété supplémentaire, à laquelle elle mettra fin au début des années 1960 en renonçant à toutes ses activités télévisuelles. Ce retrait – peut-être assimilable à une pudeur – a probablement contribué à accélérer l’oubli de son nom et de son œuvre5. Paradoxalement, c’est pourtant cette même humilité qui lui avait permis de triompher, dès 1947, avec Paris 1900, étonnant film de montage accompagné d’un commentaire en voice over qui reconstruit l’âge d’or perdu de la Belle Époque.
Alors que l’Europe a été dévastée par la Seconde Guerre mondiale, les crimes nazis perpétrés avec une glaçante précision industrielle ainsi que les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki ont enterré les derniers espoirs de modernité heureuse. Il peut dès lors sembler surprenant, dans la France de la Libération, d’entreprendre un projet en apparence tellement déconnecté de la réalité présente. Paris 1900 est cependant intimement lié à ce contexte d’après-guerre. En effet, le succès que rencontre le film à sa sortie témoigne du fait qu’il répond, sinon à une attente, du moins à un besoin partagé par un très grand nombre de spectateurs. En ce sens, le présent article analysera dans quelle mesure Nicole Vedrès élabore, avec Paris 1900, une construction filmique de la Belle Époque en tant qu’image collective du bonheur au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en France.
Pour cela, nous nous intéresserons d’abord à la genèse du film et à la façon dont Vedrès réutilise les codes propres au cinéma muet dans le but d’en faire un objet hybride, entre documentaire et film de fiction. Grâce à cette apparence d’objectivité, nous observerons ensuite comment elle parvient à faire de la Belle Époque une période presque mythologique dont l’impression heureuse contraste avec la réalité de 1947. Enfin, nous analyserons la façon dont elle recrée, à l’aide de traces cinématographiques, le bonheur, peut-être moins univoque qu’il n’y paraît, des années 1900.
La genèse de Paris 1900
En 1945, Nicole Vedrès publie le très remarqué Images du cinéma français6. Ce bel ouvrage, préfacé par Paul Éluard, est composé de 250 photographies et photogrammes issus de films plus ou moins reconnus. Ainsi que le remarque Laurent Véray, la singularité du livre repose sur le fait que les images choisies « ne sont pas destinées à illustrer un discours préexistant7 ». Elles sont donc sélectionnées pour elles-mêmes et pour leur capacité à faire naître l’écriture du commentaire censé les accompagner. Ne répondant à aucun désir d’objectivité ou d’exhaustivité, c’est à partir de « l’expressivité des documents8 » que Vedrès effectue des regroupements thématiques qui illustrent, comme le dit très justement Laurent Véray, davantage une « déambulation poétique dans l’univers onirique du cinéma » qu’une quelconque « prétention didactique9 ». Images du cinéma français est décisif dans le travail de Nicole Vedrès. Objet résultant de l’art du montage et, en cela « cinéma imprimé10 », il est révélateur d’un mode de fonctionnement qu’elle expérimente et de procédés qu’elle réemploiera par la suite lorsqu’elle réalisera Paris 1900.
Impressionné par ce travail, Pierre Braunberger contacte Nicole Vedrès et lui propose de réaliser un film sur la Belle Époque uniquement à partir d’images d’archives. Pour l’aider, il lui conseille de faire appel à la monteuse Myriam Borsoutsky (qui apparaît au générique sous le nom de « Myriam »), qui elle-même lui souffle le nom d’un jeune homme de vingt-quatre ans pour occuper le poste d’assistant-réalisateur : Alain Resnais. Si, pour réaliser ce film de montage, Vedrès et ses assistants puisent très largement dans les collections de la Cinémathèque française, de Pathé ou de Gaumont, ils se livrent aussi à un important travail de recherche et ont ainsi recours à des bobines retrouvées chez des particuliers, dans des circonstances parfois insolites11. Au final, ce sont plus de sept cents archives de provenances et de natures diverses qui composent les quatre-vingt-deux minutes de Paris 1900, comme le signale le photogramme qui suit le générique :
Des extraits de films de fictions et d’actualités se mêlent à des scènes tournées sur le vif par des anonymes, à de simples prises de vues ou à des captations de spectacles. Paris 1900 surprend donc d’abord par l’hétérogénéité des sources qu’il convoque et qui pourraient, de prime abord, remettre en cause son uniformité. Suzanne Liandrat-Guigues rappelle très justement que le cinéma des débuts n’oppose pas encore le « documentaire » à la « fiction », ainsi que l’illustrent les premières projections organisées par les frères Lumières. En effet, parmi les dix films au programme de la première séance publique de films réalisés avec le cinématographe, le 28 décembre 1895, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, qui semble saisir un instant de réel d’où cependant la mise en scène n’est pas absente, précédait la diffusion du Jardinier (L’Arroseur arrosé), qui est déjà une narration12. Selon Liandrat-Guigues, Vedrès reprendrait donc, en 1947, les codes d’un cinéma des origines. Si le travail de montage est essentiel pour parvenir à relier, tout en donnant l’impression de la cohérence, des plans issus d’œuvres de fictions et des plans illustrant la réalité, Nicole Vedrès utilise aussi deux autres artifices cinématographiques. Le premier est une bande originale, omniprésente tout au long du film. Composée par Guy Bernard, cette musique, dont le thème principal est une valse qui oscille entre légèreté et mélancolie, fait encore une fois référence aux premiers temps du cinéma, à ce cinéma d’avant 1927 dont la page s’est définitivement tournée avec la révolution du parlant. Cette musique a pour rôle de donner de l’expressivité aux images, de les illustrer tout en les mettant à distance. En cela, elle est indissociable du deuxième procédé utilisé par Vedrès : la voice over. Dit par Claude Dauphin, le commentaire, rédigé par la réalisatrice après le montage des images, suit au plus près chaque séquence. Son caractère surplombant le rapproche de prime abord des commentaires accompagnant les actualités cinématographiques qui sont encore à la mode en 1950. S’adressant au plus grand nombre, ces dernières présentent une information factuelle, souvent édifiante, dont l’ambition n’est pas de cliver l’opinion publique mais, au contraire, de la rassembler et de susciter un sentiment d’appartenance. C’est bien à cette « impression d’objectivité » que le commentaire de Paris 1900 aspire. En effet, si le public ne saurait croire à l’entière véracité des propos tenus, la hauteur omnisciente de la voice over leur donne au moins l’apparence de la neutralité. En réalité, Nicole Vedrès reprend une fois encore les codes du muet en faisant clairement référence au bonimenteur, qu’André Gaudreault qualifie de « figure quasi mythique de l’histoire du cinéma des premiers temps13 » et dont le rôle était d’expliquer à la salle les images qui s’affichaient à l’écran. À l’instar du bonimenteur, le commentaire dit par Claude Dauphin est un véritable « agent de la narration filmique14 ». De fait, le très bon accueil populaire du film (rappelons qu’il remporte le prestigieux Prix Louis-Delluc en 1947) repose d’abord sur la maîtrise des codes cinématographiques. Tous ces éléments font de Paris 1900 un objet rare, se situant quelque part entre le film muet, le documentaire d’époque et le film de fiction. Pour Suzanne Liandrat-Guigues, son succès est précisément dû à cette « hétérogénéité », à cette « impureté [qui] ne manque pas de rappeler les premiers temps du cinéma lorsque celui-ci ne jouissait pas encore d’une individualisation institutionnelle15 ». Comprendre cette logique est essentiel, car elle est à l’origine même du film et de son ambition. Avec Paris 1900, Nicole Vedrès n’a pas pour objectif de rendre compte d’une réalité objective. À l’aide des codes cinématographiques en vogue au début du siècle, elle élabore une construction filmique qui, tout en renonçant à donner de la Belle Époque une image « réelle », tente d’en recréer l’impression heureuse, telle qu’elle pouvait être envisagée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Quel bonheur possible en 1947 ?
La guerre d’Indochine (1946-1954) et les grèves massives des années 1947-1948, remettant en question le plan Marshall et dénonçant l’inflation et le rationnement, ont succédé aux liesses de la Libération. Ces deux faits contredisent l’idée reçue d’une période heureuse et illustrent autant une nouvelle donne internationale qu’une situation sociale difficile qui ne se stabilise qu’à la toute fin des années quarante16. C’est bien parce qu’elle est consciente de ce complexe contexte d’après-guerre que Nicole Vedrès, dès les premiers instants de son film, charge le commentaire de délivrer au spectateur, en une phrase, toutes les informations nécessaires pour mettre en perspective les images qui s’offrent à lui : « C’était, paraît-il, le bon temps – quelques-uns s’en souviennent encore – à Paris, au début du siècle, aux environs de 1900 » (1’55).
Avec une réelle économie de mots, Nicole Vedrès définit un cadre beaucoup moins simpliste qu’il n’y paraît. Elle se montre même particulièrement précise dans sa façon de formuler les éléments qu’elle souhaite mettre en avant. Ainsi, un lieu et une date – qu’annonçait déjà le titre du film – semblent clairement énoncés. Pourtant, si la ville de Paris est spécifiquement identifiée, l’imprécision concernant la date mérite d’être relevée. En effet, il ne s’agit pas de faire la chronique d’une période comprise entre deux années précises. Vedrès conserve sciemment une certaine indétermination en se contentant des termes « début du siècle » et « aux environs de 1900 ». De ce fait, « Paris 1900 » prend alors une dimension quasi mythologique, une valeur générique, comparable à la « Rome antique », sans début ni fin. Cette incertitude est renforcée par le fait que l’expression « Belle Époque » n’est à aucun moment reprise par le commentaire du film. En se privant de cette appellation, dont Berstein et Milza rappellent qu’elle s’est « forgée après le premier conflit mondial » dans une France déjà « consciente des irréversibles changements que la guerre a fait accomplir à la société17 », Nicole Vedrès semble renoncer à rendre compte d’une période historique. À cela, elle préfère une autre expression, plus proverbiale encore, « le bon temps » qui, renforcée par l’incise « paraît-il », acquiert, selon Suzanne Liandrat-Guigues, « un tour généralisable et perd toute pertinence temporelle18 ». Cette part de doute est d’autant plus légitime en ces temps troublés de 1947, où l’existence d’un « bon temps » passé semble relever de la fable racontée par ces quelques personnes « qui s’en souviennent encore ». Ainsi, la dimension et la portée de Paris 1900 ne peuvent être perçues sans prendre en compte le contexte de sa réalisation. En effet, la Seconde Guerre mondiale a repoussé toutes les limites de la barbarie et a irrémédiablement détruit l’innocence d’un début de siècle qui semble déjà tellement loin alors que seules quarante années ont passé. En cela, il n’est certainement pas anecdotique que Pierre Braunberger, l’initiateur du projet, né en 1905 et incarcéré à Drancy durant la guerre, ait demandé à Nicole Vedrès de raconter l’enfance du siècle – son enfance –, quand l’avenir s’annonçait encore radieux.
Le bonheur mis en scène par Paris 1900, notamment avec le contrepoint offert par la seconde partie, n’a rien d’idéal et ne saurait en aucun cas être qualifié de total. Pourtant, malgré ces nuances, c’est bien d’un âge d’or perdu dont il est ici question. Il se compose en effet de ces menus évènements qui rythment une vie et que l’on se raconte entre amis, entre voisins ou que l’on se transmet de génération en génération. Ainsi, Vedrès montre les impressionnantes inondations de 1910 (28’25), l’éclipse de soleil de 1912 (55’57), l’improbable saut dans le vide depuis le premier étage de la tour Eiffel, le 4 février 1912, de l’inventeur d’un costume censé le « soutenir dans les airs » (56’30).
Aucune date n’accompagne la narration de ces évènements qui existent pour eux-mêmes, comme autant d’éléments appartenant à un patrimoine commun et auxquels chacun peut s’identifier. Par leur dimension collective, ils sont les multiples fragments d’une mémoire partagée, véritables balises temporelles autour desquelles peuvent graviter toutes les autres traces anecdotiques qui façonnent l’impression de bonheur inhérent à la Belle Époque, « aux environs de 1900 » et avant le point de bascule de la Première Guerre mondiale. C’est dans le même but que Vedrès collecte les images se référant aux banals éléments de décor parisiens : les bateaux-mouches (33’32) que l’on fréquente en été, les fontaines Wallace (34’22) qui offrent leur eau potable aux passants ou encore les vespasiennes (34’37), lieux d’aisance et, dans un passé plus récent, de rencontres de résistants.
En 1947, le bonheur, notion difficilement envisageable à une époque où le siècle a déçu tous les espoirs qui avaient été placés en lui, ne semble pouvoir s’écrire qu’au passé. Il n’est alors pas surprenant que le « bon temps » que met en scène Vedrès soit associé à cette Belle Époque que tout un chacun peint volontiers « aux couleurs des souvenirs d’enfance19 ».
Recréer le bonheur de 1900
Invitée à parler de son film dès décembre 1947 dans la revue Ciné-Club, Nicole Vedrès établit des similitudes entre le travail de l’écrivain et celui du cinéaste :
Sans doute Paris 1900 garde l’apparence d’un puzzle, et l’élément scénario y reste très sommaire. Mais il m’a permis de constater que l’opération connue au cinéma sous le nom de « montage » est en définitive ce qui ressemble le plus au travail de l’écrivain. […] Tout écrivain – tout romancier surtout – qui aurait, même pour s’amuser, l’occasion de réaliser un film de ce genre en apprendrait fort long sur lui-même et sur la manière de créer. Devant le fatras romanesque que représentent tous ces bouts de vie, ces incidents, ces tronçons de tragédie, de comédie, emportés, par le courant général de l’époque sa situation pourrait se comparer à celle du père auquel on demanderait d’écrire, à l’aide de quelques centaines de syllabes lancées en vrac, un poème à sa guise. Il prendrait soudain conscience de ses manies, de ses inexplicables préférences, il pourrait en quelque sorte radiographier son propre processus créateur20.
Le fait qu’elle assimile la tâche du monteur à celle de l’écrivain est significatif car il s’agit bien, à l’aide de multiples fragments disparates, d’écrire une certaine histoire de la Belle Époque. Le choix des mots qu’elle utilise est là encore révélateur. En effet, Vedrès se propose moins de faire la chronique fidèle d’une période que de tenter d’en saisir le « courant général ». En ce sens, sa démarche pourrait aussi se rapprocher de celle de l’historien et correspondre à la notion de « roman vrai », définie par Paul Veyne dans Comment on écrit l’histoire (1971). Pour lui, le vrai en Histoire n’existe pas en tant que tel, mais serait à rechercher du côté de la banalité. Cela signifie qu’il se retrouverait dans les menus faits du quotidien, dans les petits évènements autour desquels se déploie la vie ordinaire et qui, mis bout à bout, construisent la particularité d’une époque. Veyne plaide ainsi en faveur d’une Histoire « anecdotique21 » qui s’opposerait à l’idée communément admise d’une Histoire narrée à l’aide de grandes dates et d’évènements historiques majeurs.
Tout au long de son film, seules trois dates sont ainsi énoncées avec précision : l’année 1909 (57’15) associée à la traversée de la Manche en avion par Blériot ; le 28 avril 1912 (63’15) pour la capture de l’anarchiste Bonnot ; et l’été 1914 (72’), où les craintes de guerre se concrétisent le 28 juin (73’) avec l’attentat de Sarajevo et la mobilisation générale en France du 2 août (74’). Ces trois évènements de nature différente – un exploit rendant compte du progrès technologique, un fait divers et la « Grande Histoire » avec sa « grande hache22 » – pourraient en soi déjà constituer un condensé d’une certaine Belle Époque. En posant les grandes lignes de son décor, Vedrès anticipe les mots de Paul Veyne :
L’histoire est un savoir décevant qui enseigne des choses qui seraient aussi banales que notre vie si elles n’étaient différentes. Oui, elle est pittoresque ; oui, les villes antiques étaient des villes pleines d’odeurs, odeur des corps trop pressés, des caniveaux, des boutiques ténébreuses qui débitent la boucherie et les cuirs et dont on ne voit pas la beauté dans l’étroitesse des rues et sous les avancées des toitures […]. C’est un peu ennuyeux comme les souvenirs de qui a trop voyagé, ce n’est pas rigoureux ni mystérieux, mais on ne peut nier que ce soit vrai23.
Paraphrasant cette pensée, Patrick Boucheron déclare qu’écrire l’Histoire consisterait à construire un « récit vrai produit par la mise en œuvre de ces traces24 ». Certes Vedrès n’est pas une historienne, mais en bonne écrivaine, elle connaît l’importance de la narration et du choix de ces « traces ». Si le film s’ouvre sur la tour Eiffel, en reconnaissant qu’après avoir été longtemps décriée elle est « désormais une Parisienne » (5’50), il continue en évoquant les diners « très officiels » (6’03) qu’on y donne à l’occasion de l’exposition universelle de 1900. En rappelant le nombre de ses visiteurs – « cinquante-et-un millions » (6’30) –, le commentaire insiste sur le succès populaire d’un évènement indissociable du début du siècle et devenu une « trace ». Il continue en dressant le portrait succinct d’Armand Fallières, Président de la République de 1906 à 1913. Il est intéressant de noter que le commentaire ne fait à aucun moment allusion à Émile Loubet, dont la présidence de la République (1899-1906) a pourtant inauguré le XXe siècle. En faisant suivre l’évocation de l’exposition universelle par la présentation d’Armand Fallières dont le commentaire signale, sans autre précision, que « le septennat s’inaugure » (6’40), Vedrès délaisse délibérément toute ambition d’exactitude historique. En revenant ensuite à l’inauguration de la première ligne de métro, qui date de juillet 1900 (le commentaire ne le précise pas), elle prouve que la chronologie ne l’intéresse guère plus et que son film se place moins du côté de la réalité historique que de celui du ressenti. En cela, le choix d’escamoter Émile Loubet – alors que son mandat couvre la moitié de la période concernée – et de se focaliser sur la figure d’Armand Fallières est le moyen pour elle de placer la Belle Époque sous la tutelle de celui qui est devenu le « symbole d’une France heureuse, sentimentale et ironique » (6’47). Évoqué et montré à quatre reprises supplémentaires (51’30, 58’, 59’, 69’30), il rythme le film de sa présence bonhomme. Placé sous son patronage, Paris 1900 semble donc faire le récit d’une période où la félicité apparente se définit avant tout par la légèreté et l’espoir que suscite le siècle à venir.
Ce bonheur, que Vedrès tente de reconstruire en agençant les traces cinématographiques dont elle dispose, est surtout le fait de la première partie du film, que la critique s’accorde généralement à décrire comme « légère et amusante25 ». Si Paris 1900 s’ouvre avec l’exposition universelle, c’est parce que l’évènement s’associe à l’idée de la modernité. Et, de fait, c’est ce que montre Vedrès en évoquant les records de vitesse de l’automobile (24’20), le développement de l’aviation qui permettra, à n’en pas douter, le « rapprochement des peuples » (57’18), l’inauguration du métro et les « trains de plaisir » qui emmènent les Parisiens vers la campagne et les stations balnéaires (35’50). Le début du siècle est trépidant, il avance à toute allure vers un progrès qui annihile les distances, rend accessibles de nouveaux horizons et semble porter en lui la promesse d’une vie meilleure.
Comme le souligne le commentaire, « tout un monde est pris de grand air, d’hygiène et d’exercice » (19’50). C’est l’image d’une France soucieuse de sa santé physique et mentale que nous propose Paris 1900 en décrivant l’engouement pour les « thérapeutiques modernes » que sont les vaccins (21’36), la psychanalyse (20’25) et les cures thermales (36’), puis en insistant sur l’intérêt nouveau suscité par l’activité sportive. Si la démocratisation du sport se fait lentement et de manière très progressive, Paris 1900 montre tout de même une population qui découvre le cross country, que Jean Bouin domine à cette époque (23’45). Le football est déjà en passe de devenir le sport le plus populaire – le premier France-Angleterre a lieu en 1906 (24’05) –, tandis que le monde de la boxe salue l’arrivée d’un jeune « débutant dont on espère que le nom sera fameux un jour » (23’50), Georges Carpentier. Nicole Vedrès s’attarde aussi sur « un personnage nouveau : la sportswoman » (11’41) qui s’adonne au patinage artistique ou au hockey sur gazon. En rappelant les actions des suffragettes qui se mobilisent en faveur de leurs droits (12’45), en évoquant la figure de Colette, dont elle dit qu’elle sera bientôt « l’un des grands écrivains du siècle « (18’50), et en décrivant comment les femmes parviennent peu à peu à exercer des métiers jusqu’ici réservés aux hommes, Nicole Vedrès souligne à quel point la Belle Époque fut un moment décisif d’émancipation pour la condition féminine. Progressivement, certaines femmes abandonnent – non sans scandale – la jupe qui « entrave la liberté de [leurs] mouvements » au profit du pantalon (12’06), quelques autres commencent à exercer des métiers jusqu’ici réservés aux hommes (12’15). Nicole Vedrès insiste particulièrement sur la dénonciation de ce qu’elle qualifie de « despote mystérieux » (13’13), d’« instrument de torture » (13’35) déjà condamné par la faculté de médecine « au nom de l’hygiène » (13’37) : le corset.
Le film décrit donc bel et bien un mouvement d’ensemble, où les innovations techniques, les bouleversements sociaux, la libération physique et morale, l’humeur positive et le progressisme propre aux années 1900 contribuent à façonner un bonheur nouveau.
Ainsi que le signalent Berstein et Milza, le Paris de la Belle Époque est l’épicentre d’un important foisonnement culturel. Pour eux, dire que la capitale est le centre du monde ne relève pas de l’ethnocentrisme :
À l’aube du siècle, Paris éveille en effet dans les esprits de ceux qui le visitent, qui y cherchent refuge ou qui en font le lieu privilégié de leur création ([…] l’Italien Modigliani, le Russe Chagall, les Polonais Kissling et Marcoussis, le Suisse Le Corbusier, l’Anglais Redfern, l’Américaine Gertrude Stein […], une mythologie double. Il est à la fois la ville des Lumières et la « ville-lumière » (encore que l’expression apparaisse plus tard). Entendons par là l’épicentre d’une culture de la liberté en perpétuel mouvement et la terre d’élection d’une vie réputée « facile »26.
Dans Paris 1900, Nicole Vedrès accorde à la culture une place prépondérante. Parmi les artistes, le film cite les noms d’Auguste Renoir et de Claude Monet (montré à Giverny, 52’50), de Picasso et de Matisse (55’). Le scandale provoqué par le premier salon des Fauves, qui se tient au Grand-Palais en 1905 (date que le commentaire ne précise pas), est comparable à l’incompréhension qui accompagne les premières représentations de Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy. Les révolutions artistiques, comme du reste les révolutions techniques, ont parfois besoin de temps pour pouvoir être appréciées. Du côté de la littérature, Vedrès salue le « génial » Oscar Wilde et Marcel Proust (22’10) et s’attarde sur les écrivains de la nouvelle génération, « pas célèbres encore » (54’15). André Gide, Paul Valéry (54’30) et Guillaume Apollinaire se croisent dans Paris, inconnus appelés à devenir célèbres. En citant aussi les noms des dramaturges Edmond Rostand et Georges Courteline, dont les pièces de théâtre triomphent dans des genres différents, des actrices Gabrielle Réjane et Sarah Bernhardt (45’53), des acteurs Lucien Guitry ou Mounet Sully (49’11), Vedrès dépeint un début de siècle là encore placé sous le signe du mouvement, de l’innovation, du renouveau perpétuel et de l’enthousiasme.
Mais la force de Paris 1900 réside dans le fait d’illustrer une époque dynamique, où l’optimisme ne concerne pas uniquement la culture que l’on pourrait dire « savante ». En effet, l’esprit léger de la Belle Époque prend de multiples facettes dès lors qu’il est question de divertissement. Qu’il s’agisse des lieux à la mode où l’on danse sur des musiques nouvelles comme le tango et les valses tziganes (38’21), qu’il s’agisse des cafés-concerts ou des Music-Halls où triomphent Maurice Chevalier et Mistinguett (42’30), qu’il s’agisse de fêtes foraines avec le fameux Luna Park (31’35) ou du cinéma naissant (43’44), Paris 1900 fait le portrait d’une ville où chacun, peu importe sa classe sociale, n’a que l’embarras du choix dès lors qu’il s’agit de se divertir. En faisant dire au commentaire, « Paris s’amuse » (31’31), Vedrès insiste sur l’idée d’un bonheur collectif, communément partagé par tous ceux qui participent de ce lieu et de ce moment. Cette impression de bonheur généralisée est analysée, par Berstein et Milza, comme étant la conséquence d’une « amélioration générale des conditions de vie et d’instructions » qui, couplées à un « progrès technique de reproduction et de diffusion » transforment « cette culture et ces loisirs populaires en une culture de masse qui accomplit ses premiers pas avec le siècle commençant27 ».
Pourtant, il serait réducteur de considérer Paris 1900 comme n’étant que le récit d’une Belle Époque heureuse. En effet, son dernier tiers est beaucoup « plus grave et anxiogène28 » et semble relativiser la première impression du film. En cela, Nicole Vedrès applique encore une fois – certainement de façon instinctive – des principes d’historiens. Si l’on en croit Patrick Boucheron, l’Histoire se définit comme étant :
[…] un art de l’approche et du rapprochement : on s’approche des traces, même fugaces, même modestes, apparemment insignifiantes, laissées là par le passé – et sans jamais chercher à discriminer le noble de l’ignoble, le futile de l’utile, le haut du bas29.
Ainsi, selon Boucheron, si l’ambition doit être de saisir la réalité d’une époque, il s’agit moins d’en rechercher l’exhaustivité chronologique ou évènementielle, que de relever les traces capables d’en dépeindre les deux versants. En effectuant ces rapprochements, Nicole Vedrès fait de Paris 1900 un lieu de mélange où, après les traces de ce « bon temps », elle peut à présent en montrer l’envers. Au bout d’une heure, après avoir évoqué les tensions politiques, les affrontements entre pacifistes, belliqueux et nationalistes (58’), le film s’attarde sur les manifestations populaires contre « la vie chère » et « les taudis » (60’47), sur les mouvements anarchistes. Il montre aussi cette « zone », omniprésente dans la littérature du premier tiers du XXe siècle (on pense à Eugène Dabit ou à Henri Calet), que le commentaire qualifie d’« envers du bon temps » (60’53). Les dernières minutes sont ainsi consacrées, sans pour autant tomber dans le misérabilisme, aux laissés pour compte de la Belle Époque, à un moment où le progrès, jusqu’à présent porteur d’optimisme, commence à se montrer menaçant. L’aviation, jusqu’alors pressentie comme étant le moyen de rapprocher les peuples, est envisagée comme pouvant être utilisée « en temps de guerre » (69’) ; la chimie, synonyme d’amélioration, s’attelle à découvrir de nouveaux explosifs (69’07). En Europe, c’est tout le monde industriel qui, tournant le dos à la prospérité heureuse de la Belle Époque, s’apprête à soutenir l’effort de guerre (69’25). Le film montre les armées paradant et se clôt sur la mobilisation générale française. Sur les dernières images, tournées à la gare de l’Est, des soldats joyeux font de grands gestes à la caméra et se pressent dans les trains qui les emmènent au front. On est loin des « trains de plaisir » et des tickets « bons dimanche ». Les derniers mots du commentaire ne s’y trompent pas : « À la gare de l’Est, des cris encore joyeux, des visages encore mal préparés au spectacle du lendemain. C’est pourtant 1900 qui s’achève » (77’).
Ils soulignent la fin de cette modernité heureuse, et l’entrée du monde dans une ère nouvelle. Synonyme de liberté, de grands espaces, de la légèreté de la Belle Époque, le train – comme toutes les inventions prometteuses – s’est transformé en un instrument de déplacement de masse, emportant ses occupants vers une mort presque certaine. On peut imaginer l’impact de cette dernière séquence en 1947, date de la sortie du film, où l’imagerie du chemin de fer a atteint un autre degré dans l’échelle de l’horreur.
Née en 1911, Nicole Vedrès rend compte, avec Paris 1900, d’une période qu’elle n’a pour ainsi dire pas connue. C’est peut-être pour cela qu’elle est parvenue, à l’aide de toutes ces images d’archives, à recréer une impression de la Belle Époque qui parle au plus grand nombre. En effet, elle décrit la période comme un ensemble en soi, comme une construction imaginaire où se regroupent, pêle-mêle, tous les souvenirs d’enfance. En refusant d’être une œuvre d’Histoire, le film parvient d’autant mieux à rendre compte d’une mémoire collective sans cependant céder à la facilité qui consisterait à donner de cet ensemble une vision idéalisée.
Héritiers d’un passé immédiat qui a vu s’effondrer les rêves d’humanisme et empêtrés dans un présent où il est déjà question de guerre froide et de menace nucléaire, les spectateurs de Paris 1900, entre illusions perdues et nécessité de croire, avaient toutes les raisons d’accueillir le film avec un grand enthousiasme. La force de Paris 1900 est de parler d’un temps suspendu, d’une parenthèse qui peut sembler enchantée vue de 1947. En compilant ces traces, Vedrès construit une œuvre emplie de nostalgie, qui raconte l’enfance d’un siècle dont la principale beauté, au-delà de ses nuances et de ses imperfections, était de savoir rêver, en toute innocence, à un bonheur qui était encore envisageable.