Un corps sans tête
C’est un corps sans tête, notre histoire, tout comme la statue de Joséphine I.D.F. (Impératrice des Français, et non point, remarquez, de France) que des intrépides, en quête d’histoire et qui par là même en voulaient à l’Histoire, ont décapitée dans une des allées de la Savane à Fort-de-France (que nous appelions Foyal, par contraction de son nom d’ancien régime, Fort-Royal). Et c’était dans l’acharnement de crier leur histoire, qui pour eux est encore éternité, c’est-à-dire, comme pour nous tous, vacance. Et comme ils pressentaient, ces décabosseurs, que la tête décollée de Joséphine d’en aucune façon ne leur fournirait un chef d’histoire, et pas même par antithèse, ils l’ont enterrée quelque part, cette tête, dans une cache ou une boue. Les autorités y cherchent toujours1.
Dans le roman Tout-monde (1993) d’Édouard Glissant, la décapitation de la statue de l’impératrice Joséphine en 1991 en Martinique sert à illustrer la situation historique complexe martiniquaise, marquée par la colonisation et l’esclavage. Les soi-disant « décabosseurs », deviennent paradoxalement des réparateur·ices qui « en voulaient à l’Histoire ». La destruction, soit la décapitation, s’avère être un acte de réparation dans le sens où celui-ci remet en question l’historiographie dominante occidentale, représentée par Joséphine et son prétendu soutien de l’esclavage, et révèle l’histoire caribéenne manquante, l’histoire « vacance » ou la « non‑histoire » : l’expérience de la « non-histoire », comme la décrit Glissant, ne se déroule pas en un seul fil continu à la manière de la pensée occidentale, à savoir un ordre chronologique et linéaire d’événements prétendument importants, mais se déroule de manière non linéaire, à travers des chocs, des tremblements et des traumatismes que la population des Caraïbes a subis au cours de la colonisation et de l’esclavage2. Cependant, les « décabosseurs » prennent conscience des limites de ce processus de réparation, car la tête coupée ne peut pas non plus fournir l’histoire manquante.
La destruction de la statue dans le roman de Glissant peut se concevoir comme une mesure de réparation – avec ses limites – puisqu’elle permet de corriger et de réécrire l’histoire coloniale. Un geste historiographique qui tendrait, comme l’a démontré Françoise Vergès, à une pratique décoloniale des espaces publics3. Afin de penser à une égalité dans la société, il est nécessaire de « réparer » les asymétries et les torts qui découlent de la méconnaissance, voire de l’effacement et de la non-transmission de ce pan de l’histoire coloniale.
Le cas de la statue de Joséphine, qui est marqué par un cycle de destructions de 1991 à 2020, est seulement un exemple parmi de nombreuses décapitations ou déboulonnements4 qui ont été recensés récemment comme « dé-commémoration », c’est-à-dire comme des : « processus dans lesquels les représentations matérielles et publiques du passé sont retirées, détruites ou fondamentalement modifiées5 ». Les éditrices de l’ouvrage attirent l’attention sur le caractère exclusif de la commémoration : la célébration d’un personnage historique signifie toujours l’exclusion des autres acteurs·rices et une interprétation particulière et privilégiée du passé. Ce n’est qu’à travers le processus de dé-commémoration que ce choix politique devient visible6 et qu’il devient possible : « de créer un paysage de monuments commémoratifs qui, au lieu de glorifier des passés exclusifs et violents, célèbrent l’antiracisme, l’inclusion et la démocratie7 ». Même si elles considèrent la dé-commémoration comme susceptible de transformer la manière même dont nous faisons l’expérience du passé dans le présent8, elles attirent cependant l’attention sur les limites de la dé-commémoration de celle-ci en mettant en avant sa capacité à transformer notre façon de vivre ensemble9. Toutefois, à la question de la nécessité de déboulonner les statues, les avis divergent, comme l’a montré le débat controversé de ces dernières années :
[L]es défenseurs d’un déboulonnage systématique sont prompts à manier l’anathème contre leurs adversaires accusés de passéisme conservateur, de colonialisme, voire de racisme, tandis que ces derniers suspectent leurs opposants de « talibanisme culturel » ou de repentance, en leur reprochant de vouloir réécrire l’histoire en niant le patrimoine, par une pratique radicale de la cancel culture10.
La société semble divisée entre les partisan·es d’une cancel culture et les conservateurs lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut intervenir dans la culture du souvenir fondée sur l’histoire. Dans cette contribution, il ne s’agit pas tant de savoir si la destruction doit être approuvée ou non, mais plutôt de se consacrer à la destruction de la statue de Joséphine en tant que pratique culturelle visant à décoloniser l’espace public sous le prisme de la réparation. Après avoir esquissé l’évolution historique de la statue, d’une figure de la commémoration à la dé‑commémoration, le cycle de destruction sera ensuite analysé sous la dimension réparatrice, et également sous l’angle de la décolonisation de l’espace public. Finalement, un regard sera porté sur la relation entre réparation et irréparabilité.
La statue coloniale de Joséphine : de la commémoration à la dé-commémoration
And yet such is the human charm of the figure that you almost fancy you are gazing at a living presence… Perhaps the profile is less artistically real, statuesque to the point of betraying the chisel, but when you look straight up into the sweet creole face, you can believe she lives: all the wonderful West Indian charm of the woman is there11.
La description admirative et exotisante de l’écrivain Lafcadio Hearn (1850-1904), qui a passé deux ans comme correspondant aux Antilles, apparaît grotesque après les récents attentats contre la statue de marbre par des destruct·rices qui se présentent comme anti-béké et anti‑héritage colonial.
Joséphine, née sous le nom de Marie Josèphe Rose Tascher de la Pagerie (1763-1814), appartenait à une famille de békés installée en Martinique, qui, depuis 1726, exploitait environ 200 esclaves pour leur plantation de canne à sucre, située aux Trois-Îlets. Alexandre de Beauharnais, son époux, fut condamné et exécuté par le Tribunal révolutionnaire en 1794 pour trahison et complicité de conspiration. Veuve, elle épousa Napoléon Bonaparte le 9 mars 1796. Le 2 décembre 1804, Napoléon la couronna impératrice. Ne pouvant donner de successeur à Napoléon, elle a dû accepter le divorce en 1810 et est morte à Malmaison en 1814. Le lien de Joséphine avec l’esclavage va bien au-delà de l’exploitation de la main‑d’œuvre d’esclaves par sa famille et elle-même. Bien qu’apocryphe, voire invalidée par les recherches récentes12, elle demeure largement blâmée pour la décision de Napoléon, en 1802, de rétablir l’esclavage qui avait été aboli en 1794. C’est après le rétablissement de l’empire par Napoléon iii (1852-1870), son petit-fils et neveu, qu’on envisage de lui dresser une statue. Sous le Second Empire, les békés de la Martinique ont renouvelé leurs efforts pour ériger une statue de Joséphine servant à consolider leur pouvoir13. La statue, qui a été déclarée comme étant le lieu de mémoire14 le plus important et le plus contesté de la Martinique15, servait donc, en plus de sa fonction commémorative, à générer une certaine conscience politique et à stabiliser la domination : « La filiation martiniquaise de Joséphine sera utilisée par le Second Empire pour affirmer symboliquement le pouvoir impérial sur l’île et le maintien de l’ancien ordre social, par-delà la commotion de l’abolition de l’esclavage de 184816. » L’effondrement du système esclavagiste, au cours des mois d’avril et mai 1848, est marqué par des violences, des émeutes à Saint-Pierre et dans les environs, et la fuite massive de plusieurs centaines de Blancs de l’île17. Le projet de mémorial représentait alors une réaction de l’élite béké de l’île aux efforts des métropolitains visant à réformer la société esclavagiste au début des années 183018, mais aussi aux tentatives de la monarchie de Juillet de consacrer et de s’approprier les souvenirs populaires de la gloire napoléonienne en France19. Dans ce contexte, la statue ne devient donc pas seulement un symbole du soutien de l’esclavage, mais aussi de la gloire bonapartiste, de la colonisation et de la réaffirmation de l’autorité blanche.
La statue a été réalisée par le sculpteur Gabriel Vital Dubray (1813-1892)20 et la première pierre fut posée le 12 juillet 1856, au parc de la Savane à Fort-de-France, un des lieux de mémoire de la vie de la préfecture martiniquaise21, avant d’être inaugurée le 29 août 1859. Placée sur un piédestal, servant à inciter le spectateur à « lever les yeux », elle est ornée de pilastres corinthiens et porte l’inscription : « L’an mdccclviii Napoléon iii régnant, les habitants de la Martinique ont élevé ce monument à l’impératrice Joséphine née dans cette colonie22 ». Sur la façade antérieure, un bas-relief de bronze reproduit le célèbre tableau Le Sacre de Napoléon (1805/1807) de Jacques-Louis David.
En 1974, Aimé Césaire, dans sa fonction de maire de Fort-de-France (1945-2001), l’a fait déplacer du cœur de la ville vers la périphérie de la Savane. Cet événement a été repris dans la culture populaire favorablement et le souhait d’une destruction future a déjà été suggérée : en 1976, dans sa chanson Yo déplacé Joséphine, le chansonnier martiniquais Guy Méthalie qualifie Joséphine de « putain », raison pour laquelle elle a été transférée « sous les mahoganys pour les chauffeurs de taxis ». En 1978, l’indépendantiste militant et chansonnier Djo Dézormo devient encore plus clair dans ses revendications en chantant : « Esklavagis’, bétjé rasis, nou pa bizwen non’w an lè la Savann’ an. Mé nou sav byen an jou kay rivé nou kay jété-w dan loséan ! […] É nou ka di pou nonm ou pasé ou pa an bon fanm touboneman ! » (« Esclavagiste, békée raciste, ton nom n’a pas à se trouver sur la Savane. Nous savons bien qu’un jour viendra nous te jetterons dans l’océan ! […] Et nous pouvons dire que pour tous les hommes que tu as eus dans ton lit, tu n’es pas du tout une bonne femme. ») Lors de sa sortie en 1978, le titre n’est pas plébiscité, il est même censuré comme d’autres chansons de l’artiste23. Le problème n’est évidemment pas seulement le ton agressif, mais aussi misogyne.
Quelques années s’écoulent jusqu’à la décapitation mentionnée plus tôt, dont Édouard Glissant s’est fait l’écho littéraire. En septembre 1991, la statue a été nuitamment décapitée et recouverte de sang de porc par des membres de l’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC)24 luttant pour l’indépendance de la Martinique. Au dos du socle, sur la plaque commémorative, figure un drapeau indépendantiste martiniquais peint à même le texte : le nom « Joséphine » est ciselé et le mot « colonie » est peint à la bombe en rouge, avec un point d’interrogation. Sur la face avant, le drapeau indépendantiste martiniquais a été peint à la bombe sur la plaque de bronze oxydé représentant le couronnement de Joséphine. On assiste ici à une mise en abyme : les têtes en haut-relief, dont celle de Joséphine agenouillée au centre, ont été coupées. Cette performance décoloniale a recours à une pratique connue de la Révolution française : la décapitation peut être interprétée comme une reconstitution de l’acte punitif le plus visible de la France révolutionnaire, la mort par guillotine25. Elle peut être considérée comme un mimétisme (« mimicry »), c’est-à-dire une stratégie ambivalente par laquelle les peuples subalternes expriment simultanément leur soumission aux plus puissants et subvertissent ce pouvoir en faisant passer le mimétisme pour de la moquerie, comme l’a théorisé Homi Bhabha26.
Bien que Césaire ait demandé au directeur du musée de Malmaison d’envoyer une copie de la statue, en plus d’un moulage en plâtre de la tête, réalisés et envoyés en Martinique pour commencer les travaux de restauration27, la statue décapitée n’a jamais été restaurée. Cette décision de Césaire qui, pendant la durée de son mandat, a milité pour un changement de noms des rues en l’honneur de révolutionnaires français et francophones du xixe siècle, devenant ainsi « des odes aux révolutions et émancipations de la diaspora africaine28 » est remarquable, surtout dans le contexte où « la statue décapitée de Joséphine avait souvent été présentée comme une manière pédagogique et très positive de traiter les symboles coloniaux29. » L’auteur de Cahier d’un retour au pays natal (1947) s’est déjà consacré à la statue dans son poème dans lequel on trouve des références à l’équilibre inégal du pouvoir la statue y étant décrite comme « rêvant très-haut au-dessus de la négraille30. » À la fin du poème, « la négraille », en se révoltant, se réapproprie une position perdue : « Et elle est debout la négraille/la négraille assise/inattendument debout/[…] debout et libre31 ». Dans le contexte où la pensée postcoloniale de Césaire a été qualifiée de pensée de la réparation32, le partisan du « cannibalisme littéraire33 » semble avoir posé au moins les bases pour les processus de réparation suivants.
Une dernière étape dans ce cycle de réparation34 interviendra en mai 2020 dans le cadre d’une vague de destructions de statues liées à la colonisation et l’esclavage à Fort-de-France. D’un côté, on explique cette vague par l’assassinat de George Floyd, 25 mai 2020, les attaques contre les statues suivantes et la médiatisation internationale, qui a donc rencontré une audience transnationale35. De l’autre, ces destructions ne peuvent pas être comprises comme « une version locale de la “vague Black Lives Matter” mondiale. […] Elles renvoient plutôt à une série de problèmes spécifiques au contexte post-départemental de la Martinique36 », c’est-à-dire à la commémoration de l’abolition de l’esclavage le 22 mai 184837. Mais aussi à la dénonciation de l’emploi du chlordécone – un puissant insecticide utilisé pour éradiquer le charançon du bananier, autorisé par le gouvernement français, mais qui a pollué les sols et les nappes phréatiques38. Un message fut publié par des activistes sur les réseaux sociaux en mai 2020, appelant au déboulonnage des statues – parmi lesquelles celles de Victor Schœlcher, protagoniste important de l’abolition de l’esclavage, mais dont le rôle tend à être relativisé 39, et de Pierre Belain d’Esnambuc40, navigateur qui prit possession de la Martinique en 1635 au nom de Louis xiii, – si elles n’étaient pas retirées de l’espace public par l’administration. Plusieurs membres du collectif anticolonial « Rouge-Vert-Noir » (RVN), d’après les couleurs du drapeau indépendantiste, ont mis en demeure le maire de Fort-de-France, Didier Laguerre, de déboulonner la statue de Joséphine. Ayant refusé de répondre à la violence de cette injonction, l’action fut conduite par quelques dizaines de militant·es du RVN le 26 juillet41 à l’aide de cordes et de masses. La statue a été précipitée à terre, les débris enveloppés dans des palmes et incendiés, ses piédestaux tagués d’inscriptions à la peinture rouge et finalement éventrée à la masse42. La chute de la statue a été suivie de cris de joie et d’applaudissements. De nombreuses séquences filmées de cette scène ont été réalisées et partagées sur les réseaux sociaux de sorte que cette séquence est entrée dans la mémoire culturelle. Comment cet activisme peut-il être théorisé et analysé comme pratique décoloniale et comme réparation ?
Décolonisation de l’espace public comme réparation ?
À partir de la destruction consciente des œuvres d’art, Bruno Latour développe le concept d’iconoclasme et en formule les objectifs suivants :
The principle behind this admittedly rough classification is to look at: the inner goals of the icon smashers, the roles they give to the destroyed images, the effects this destruction has on those who cherished those images, how this reaction is interpreted by the iconoclasts, and, finally, the effects of destruction on the destroyer’s own feelings43.
Même si Latour n’aborde pas directement le terme de réparation, le principe de celle-ci devient clair si l’on tient compte des motifs et sentiments après la destruction par les « icon smashers », c’est-à-dire des membres de l’ARC et du RVN, dont l’objectif commun est l’indépendance de la Martinique et donc sa décolonisation. Les valeurs représentées par la statue de Joséphine, telles que le colonialisme, l’esclavagisme, la suprématie blanche, l’universalisme et le nationalisme français44, la ségrégation raciale et le racisme, sont en contradiction avec cette volonté d’indépendance pour la Martinique décrite par Glissant comme « une vieille terre d’esclavage, de colonisation et de néocolonisation45. » Après l’abolition de l’esclavage de 1848, l’île a reçu en 1946 le statut de département d’outre-mer, donc le processus de décolonisation n’a pas abouti à l’indépendance, mais à l’assimilation à la France46 et « les inégalités ethno-raciales héritées de l’histoire coloniale et esclavagiste n’ont pas été entièrement gommées47. » Jean-Pierre Sainton parle même dans son étude d’une décolonisation « improbable », empruntant le détour paradoxal d’une intégration politique des vieilles colonies antillaises à leur métropole, à l’heure du mouvement mondial d’accession à la responsabilité48. Selon cette lecture, l’esclavage a lui aussi été déclaré publiquement comme un crime bien trop tard, comme le montre l’adoption de la loi Taubira en 2001. Pour Glissant, il n’y a qu’une seule arme contre l’esclavage : « [L]’affirmation sans exception de l’égalité entre tous les hommes49. »
Dans ce contexte historique et politique, la destruction procédurale de la statue est plus qu’un acte politique exprimant le sentiment d’oppression des insulaires et dénonçant ce déséquilibre de pouvoir entre la France et son DOM : sa décapitation a déjà été décrite comme vengeance50 en tant que mesure de décolonisation. Les destructions de la statue de Joséphine, à l’instar des autres statues, ont été interprétées comme dénonciation d’une représentation hégémonique de la mémoire française coloniale et esclavagiste par des monuments et des noms de rues, d’une part, et l’exigence de réparations et de justice pour les Martiniquais·es descendant·es d’esclaves, d’autre part51. C’est-à-dire que :
les torts commis touchaient des individus aujourd’hui en vie et où les réparations sont payées à ces personnes, à des cas où les individus victimes d’injustices sont morts depuis longtemps et où les réparations bénéficient à des gens qui entretiennent de vagues liens de parenté avec eux52.
Ainsi, la pensée de la réparation est selon Rodolphe Solbiac, lui-même membre du Comité national pour les réparations de Martinique, une pensée de la décolonisation et du postcolonial, « en ce qu’elle propose la révision des termes de la relation initiée à l’époque moderne entre les peuples amérindiens, européens et africains et la concrétisation philosophique, sociale et économique de cette pensée dans des actions politiques, symboliques et économiques53. » En considérant la réparation dans un contexte postcolonial, Achille Mbembe lui attribue l’objectif d’une justice universelle :
Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée. Dans cette perspective, le concept de réparation, en plus d’être une catégorie économique, renvoie au processus de réassemblage des parts qui ont été amputées, la réparation des liens qui ont été brisés, la relance du jeu de réciprocité sans lequel il ne saurait y avoir de montée en humanité. Restitution et réparation sont donc au cœur de la possibilité même de la construction d’une conscience commune du monde, c’est-à-dire de l’accomplissement d’une justice universelle. Les deux concepts de restitution et de réparation reposent sur l’idée selon laquelle il y a une part d’humanité intrinsèque dont est dépositaire chaque personne humaine. […] L’éthique de la restitution et de la réparation implique par conséquent la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui, qui n’est pas la mienne, et dont je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non54.
Les attentes qui sont liées à la destruction de la statue ne sont pas d’ordre économique, mais font appel – comme le montre clairement Mbembe – à un sens éthique humain universaliste de justice. Quand Latour mentionne les sentiments des « iconoclasts », ceux-ci peuvent être regardés symboliquement comme des « blessés » ayant besoin d’une guérison, soit une réparation qui met en lumière l’étendue de la blessure, soit une « conscience de la blessure55 » d’après Kader Attia encore ouverte :
[…] de l’esclavage à la colonisation, de la dépossession à l’humiliation, qui perdurent aujourd’hui à travers toute forme d’expression à la fois névrotique, juridique, économique, politique des êtres qui dominent, qui ont le pouvoir sur ceux qui subissent le pouvoir56.
Lors du débat qui a éclaté sur la question de savoir s’il fallait ou non détruire les statues, Françoise Vergès s’est prononcée en faveur du déboulonnement des statues comme mesure pour libérer l’espace public, qui représente, à travers lesdites statues, un système de valeurs non démocratiques et non égalitaires obsolètes :
« Déboulonner/Démanteler les statues » d’hommes blancs est juste car ils ont conçu, conceptualisé, encouragé, organisé, la traite, l’esclavage et la colonisation, et dès lors, justifié la déportation d’Africain·e·s, leur mise en esclavage et leur statut « d’objet », autorisé l’exploitation, la torture, et la mort des corps et des ressources, fait du ventre des femmes noires un capital, interdit qu’iels fassent famille, imposé le Code Noir, le Code de l’indigénat, le vol, le pillage, détruit des villes, des universités, des temples, au nom d’une civilisation « supérieure ». L’espace public doit être libéré de leur présence.57
Pour Vergès, les statues ne sont pas des représentantes de l’histoire, mais résultent plutôt : « de choix politiques qui témoignent de ce que les pouvoirs valorisent et de la mémoire qu’ils veulent mettre en scène58 ». L’action de décolonisation basée sur un contre-discours est motivée par la conviction qu’« un autre espace public est possible59. » Selon Vergès, « une plaque ne suffira pas à exorciser l’odeur du massacre […] Pour libérer l’espace de l’aura négative que ces statues et monuments projettent, nous les défétichisons, accomplissant un exercice de réparation et d’exorcisme60 ». Dans le prolongement de la destruction, elle propose d’autres mesures décoloniales, toujours dans cette idée de réparation, comme le changement des noms de rues, la décolonisation des musées, des nouveaux curricula et syllabi dans les écoles d’art et les universités ou un enseignement qui questionne l’eurocentrisme. Déboulonner les statues touche à des questions de justice mémorielle et signifie finalement aussi de « réfléchir à la mémoire culturelle que nous voulons construire dans l’espace public61 ». Le but de la réparation semble finalement être la possibilité d’un vivre ensemble où tout le monde se sent traité à part égale. Selon Souleymane Bachir Diagne, la réparation devient donc un acte qui rend possible un vivre‑ensemble dans l’avenir62.
En l’absence de mesures de décolonisation souhaitées par le gouvernement, les activistes mettent la main à la pâte et se font ainsi une sorte d’auto-justice ou autoréparation en attendant des mesures complémentaires de réparation, même si celle-ci reste évidemment symbolique faisant référence aux mesures non matérielles.
« Just address the irreparable » : Les limites de la réparation symbolique
Si on considère la destruction des statues comme une mesure de réparation, il va de soi qu’on parle plutôt d’une réparation symbolique étant un aspect important des processus de justice transitionnelle et de réconciliation. Elle remplace les réparations matérielles en prenant en compte les dimensions émotionnelles, psychologiques et sociales du préjudice et en contribuant aux objectifs plus larges de vérité, de justice et de guérison de la société. Évidemment, ce désir de réparation se heurte à des limites comme Souleymane Bachir Diagne l’a souligné en appelant à traiter l’irréparable :
We are talking here about the most radical loss possible […], which is the loss of humanity itself. […] It must be said that such a loss, the very loss of humanity, is by definition irreparable. […] So, the concept of reparation – and this is the paradoxical nature of it – is about the irreparable; is about what is, in essence, beyond repair63.
Si l’on suit Diagne, la réparation qui vise la perte de vies humaines est toujours consciente de l’irréparable. Patrick Boucheron a exprimé cette irréparabilité d’une manière similaire : réparer « ce n’est pas annuler la blessure, mais la regarder pour ce qu’elle est et affronter l’entaille64. » Il ne s’agit donc pas de rétablir65 ou d’annuler quelque chose, mais de prendre conscience de l’irréparable, afin de pouvoir opérer à un autre niveau dans le but d’éviter des blessures ou des dommages de ce type. Cette irréparabilité ne semble pas seulement constituer une limite décisive de la réparation, mais la limite tout court. Dans ce contexte, la réparation devient un processus orienté vers l’avenir et ne s’attarde pas sur le passé. En définissant la réparation comme l’acte de restaurer, de rendre ce qui a été pris injustement, ou bien comme l’acte de remettre la victime dans l’état où elle se trouverait si elle n’avait pas subi les injustices commises à son égard, le philosophe et romancier Kwame Appiah se prononce en faveur d’une orientation vers l’avenir :
Enfin, il me semble malgré tout que l’argument le plus important contre les réparations est précisément le fait qu’elles sont enracinées dans le passé. Si nous voulons construire ensemble un avenir national et mondial, c’est bien la forme de cet avenir qui doit nous guider. Il nous faut, plus que tout, garder un œil sur notre direction : les débats sur les réparations risquent de nous faire oublier les avenirs possibles en nous tournant vers les passés conflictuels66.
En effet, les dommages causés par les processus coloniaux et l’esclavage ne peuvent pas être réparés par un déboulonnage de statue, mais celui-ci peut contribuer à de nouvelles visions d’une société orientées vers l’avenir : premièrement, participer à un travail de mémoire contre l’oubli de la colonisation, notamment par les dimensions de garanties de non-répétition et de commémorations et hommages aux victimes67 et, deuxièmement, favoriser une prise de conscience des problèmes liés à la colonisation, comme le racisme et l’inégalité de pouvoir, qui subsistent jusqu’à présent comme phénomènes structurels. Même s’il reste à savoir si la dé‑commémoration transforme notre vivre ensemble68, elle mobilise au moins l’attention de la société : l’irritation évoquée par la destruction semble être nécessaire pour se libérer de l’héritage colonial. Les statues façonnent l’espace public, il va de soi que ce façonnage n’est pas éternel, mais doit être actualisé en rompant avec une vision du monde périmée, un certain canon, et en adaptant à un discours social contemporain qui reflète les besoins d’une société diverse. Ainsi, les statues détruites pourraient être considérées comme l’indice d’une société consciente de la démocratie.
La destruction de la statue n’est cependant que la première pierre pouvant déclencher d’autres mesures de réparation, qui devraient toutefois être mises en œuvre par d’autres instances, comme par exemple le gouvernement français. Si Emmanuel Macron s’était prononcé contre la destruction des statues lors du débat69, il faudrait réfléchir à des mesures alternatives de réparation qui peuvent entraîner un changement du discours social. Concrètement, cela pourrait signifier un remplacement des statues par de nouvelles comme le demandait Vergès70 et/ou l’adjonction de plaques explicatives sur les statues incriminées ou le transfert des anciennes au musée :
L’espace muséographique paraît donc pouvoir être un lieu garantissant la conservation, l’exposition et la médiation de ce patrimoine dissonant, néanmoins destiné à être préservé, explicité et valorisé. En combinant ces différents volets d’une intervention portant sur les statues contestées, sur leur site originel et sur leur muséification, il semble que les guerres de mémoires se cristallisant sur les monuments publics puissent ainsi entrer dans un processus de négociation et aboutir à une solution pacifiée71.
Évidemment les statues ne sont pas nécessairement à l’abri des destructions, même dans les musées, comme le montrent régulièrement des incidents activistes. Mais ce qui semble plus important dans le contexte de la réparation comme pratique culturelle, c’est le processus, le travail sur la statue, et puis la statue transformée en tant que lieu de négociation de débats culturels, sociaux et politiques. En laissant Joséphine décapitée, Aimé Césaire, comme représentant politique, a aussi donné un signal politique. Dans ce contexte, la question se pose bien sûr de savoir si une statue décapitée n’a pas plus d’efficacité qu’une statue complètement détruite et donc plus visible du public, même si la destruction est documentée et archivée par les médias.
Les événements liés à la statue de Joséphine illustrent son évolution, d’un monument de commémoration à celui de dé-commémoration, devenu paradoxalement un objet de vandalisme en faveur d’une réparation. C’est par cette violation symbolique de la statue en étapes, ses cicatrices et sa destruction finale que l’injustice vécue par les destruct·rices trouve une expression, que l’inégalité invisible vécue, grâce à la diffusion rapide par les médias, est rendue visible même pour le monde entier. La destruction de la statue ne signifie pas qu’un lieu de mémoire disparaît, mais qu’il prend une nouvelle signification : la statue décapitée détourne les valeurs de l’ancienne en son contraire et entre (même en étant totalement détruite) dans la mémoire culturelle (martiniquaise) comme expérience de réparation et de décolonisation.
Figure 1
Le socle vide de la statue sur la place de la Savane à Fort-de-France en novembre 2022.
Photo : Martina KOPF.