Ce numéro de la revue Déméter. Théories et pratiques artistiques contemporaines #12, intitulé Du réparable et de l’irréparable : les pratiques artistiques confrontées aux limites de la réparation a été pensé dans le but d’explorer les résonances qu’engage la notion de réparation, et plus particulièrement ses limites, au croisement de la création contemporaine et des phénomènes culturels.
Le dossier a largement dépassé le cadrage de nos attentes, en raison de la richesse des propositions des contributeur·rice·s. La diversité des champs disciplinaires convoqués permet d’embrasser largement la manière dont les questions de réparation et de ses limites infusent dans tous les domaines de la recherche scientifique et artistique. Il est également enrichi du concours d’artistes du domaine du spectacle vivant rencontré·e·s dans le cadre du partenariat de ce numéro de la revue avec le Théâtre du Nord - Centre Dramatique National Lille Tourcoing Hauts-de-France. Tou·te·s permettent de répondre aux enjeux actuels et contemporains de la notion de réparation et mettent en lumière la relation dialectique qu’elle entretient avec celle d’irréparable.
…………
Les questions qui initièrent ce dossier cherchaient à sonder la portée réparatrice de l’art et l’existence d’une telle voie. Les différents articles qui le composent tendent à répondre par l’affirmative, tout en dévoilant les possibilités, les limites, voire les échecs d’une telle entreprise.
Comme le rappelle Johann Michel,
La réparation est un phénomène global qui ne se présente pas de manière unifiée. Force est plutôt de constater, à des échelles différentes, l’extrême variété des façons d’exprimer la réparation : réparer un objet endommagé, réparer une lésion, réparer une offense, réparer un crime…1
La variété des champs d’emploi de ce terme même de réparation vient renforcer la difficulté de s’en saisir. On le trouve dans le domaine technique et pratique (la réparation comme remise en état d’un objet défectueux), médical (ainsi le gynécologue congolais, Prix Nobel de la Paix 2018, Denis Mukwege a-t-il été surnommé « l’homme qui répare les femmes2 »), dans le vocabulaire juridique (la réparation étant envisagée comme une compensation financière, matérielle ou symbolique due à une victime en cas de préjudice moral et/ou physique) ou encore psychologique (la réparation comme processus de reconstruction mentale et/ou émotionnelle suite à un choc, un trauma3). Attachée à la souffrance, réelle ou symbolique, la réparation témoigne d’une injustice, liant le rapport à soi, mais surtout à l’autre, au collectif, mais également au monde inanimé (objets, monuments) ou bien encore au monde végétal accompagnant le dérèglement climatique que le monde subit depuis des décennies. Elle accompagne également le bilan de l’Histoire occidentale moderne (Shoah, esclavage, colonisation, génocides, famine) ou bien encore la lutte contre les discriminations raciales, sexuelles et de genre. Sur ces dernières matières, l’impossible retour au statu quo ante ne fait que renforcer la nécessité d’une reconnaissance constante et active des crimes du passé, notamment par les États ou nations qui peuvent prendre leurs responsabilités en désignant leurs ancêtres comme coupables.
Ainsi, les questions qui ont infusé la préparation de ce dossier étaient : qu’est-ce que réparer ? Qu’est-ce que cela signifie ? Peut-on toujours demander réparation ? Si oui, dans quels cas cela semble impossible ? Peut-on toujours réparer ? Quel rôle ou quelle place a l’art dans ces processus ? Il s’agissait également d’interroger le pouvoir de l’art : peut-il changer le monde, ou comme l’écrit Patrick Martin-Mattera, « Le pouvoir de l’art se cantonne-t-il alors au domaine de l’imaginaire, du virtuel, du non-réel ou bien parvient-il aussi à affecter le monde dans lequel nous vivons jusqu’à transformer celui-ci4 ? » Ce qui rejoint l’idée défendue par Francis Ponge : « La fonction de l’artiste est fort claire : il doit ouvrir un atelier et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient5. »
Provenant du latin reparare, qui signifie « restaurer, remettre en bon état », et « compenser les effets, régénérer », la notion de réparation pose alors la question d’une part, de l’acte de réparer, de rendre ce qui a été injustement pris, cassé ou endommagé, et d’autre part, de l’acte de mettre la victime dans l’état dans lequel elle se trouverait si elle n’avait pas subi les injustices qui lui ont été faites. La demande de réparation, quand elle s’effectue après la mort d’individus en raison de violences et d’atrocités inacceptables, lors de crimes contre l’humanité, nous confronte à l’incapacité à mesurer rationnellement la vie en termes économiques et financiers. C’est ici que la frontière du réparable se dessine. Le mal causé est en principe irréversible, personne n’a la capacité de faire revenir les morts. La perte est irrémédiable et ne saurait être remplacée par quelque chose d’autre.
S’intéresser à la réparation, c’est une manière d’interroger les relations entre les individus, de penser le monde. Cela signifie tenter de voir comment il est possible de modifier les liens qui nous unissent les uns aux autres et se donner comme défi de traiter les blessures et traumatismes – par définition irréparables – que notre époque a reçus en héritage. L’art, aux prises avec le réel, permet de questionner les sociétés contemporaines et la manière dont elles envisagent leur futur, de manière esthétique et politique, quand bien même il s’agirait de ne pas « transformer le monde », de ne pas le réparer.
La question de la réparation n’est pas une exception dans le paysage des recherches universitaires, elle figure au centre de nombreux colloques et journées d’étude, mais aussi de certains cours, séminaires ou diplômes de nombreux champs, des études en droit6, en littérature7, en histoire8, en arts du spectacle9, en sciences10, en écologie et droit de l’environnement11, entre autres, et si elle se trouve au croisement de ces disciplines, c’est avant tout parce qu’elle est une conséquence de débats culturels et politiques contemporains. Elle est notamment voisine de la notion de restitution dans le champ des études culturelles et des recherches sur la mémoire, des études post-coloniales, en anthropologie et en muséologie, qui répondent à des exigences juridiques et morales et tiennent compte des descendant·e·s de crimes et/ou génocides pour redessiner les contours d’une Histoire amnésique. Elle est également empreinte des nombreuses demandes de réparation financière de ces dernières décennies, mais également des restitutions d’objets d’art, d’objets culturels et d’artefacts.
Pour illustrer la prégnance de cet entrecroisement des disciplines dans le sujet que ce dossier propose d’explorer, nous nous appuyons sur un exemple de démarche artistique au sein de laquelle confluent des méthodes et des outils disciplinaires variés. Témoin de son époque, aux prises avec les difficultés de nos sociétés contemporaines, les créations de Kader Attia sont un reflet de la réalité et consistent notamment à explorer de manière poétique et symbolique les traumatismes issus de son histoire personnelle, mais trouvant un écho certain avec ceux vécus par son public aux quatre coins du monde. Il y a une trentaine d’années, l’artiste effectue des recherches socio-culturelles et s’intéresse à la notion de réparation, concept qu’il convoque à la fois dans ses écrits et dans ses créations. Il y condense une pensée sur la nature et l’humain, dans laquelle toute tentative, toute création, toute institution, tout système seraient des processus infinis de réparation, qu’il associe à la perte, à la blessure, autant qu’à la récupération et à la ré-appropriation. Ce processus est pour Attia double puisqu’il est à la fois lié au fait même de réparer, compris au sens de « rapiécer, raccommoder, panser », et au fait de rendre compte de cette même blessure, comme une manière de surligner la cicatrice, donner du sens à sa présence. Dans son exposition Les Blessures sont là12, l’objet et l’archive tenaient une place importante, révélant la nécessité de réparer certains pans de l’Histoire. S’entremêlent alors les histoires, intimes, politiques, collectives et esthétiques, qui paraissent à première vue détachées les unes des autres.
De plus, comme l’avance le critique d’art Philippe Dagen à propos du travail de l’artiste : « Ainsi considérée, la notion de réparation a une force critique que l’on n’attendait pas d’elle : elle s’oppose aux principes selon lesquels fonctionnent les sociétés dites avancées13. » En effet, le souci de l’autre, notion que le critique littéraire Alexandre Gefen défend dans son étude d’auteur·rice·s du xxie siècle et dont il constate l’élan à aller vers ce « qui guérit, qui soigne, qui aide, ou, du moins, “qui fait du bien”14 », et sa proximité avec le care défini par Joan Tronto15 comme valeur sociale échappent à l’individualisme outrancier, à l’absence de sens commun et aux injustices perpétrées ici et là dans nos sociétés contemporaines.
Le concept de réparation n’est pas en soi esthétique, il engage une réflexion profonde sur ce qui fait le monde et tente de proposer de nouvelles manières de le faire avancer. Ceci est renforcé par la violence qui caractérise les sociétés occidentales depuis plusieurs siècles. Celles-ci sont en outre marquées par le capitalisme, le colonialisme, le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, et toute forme de discrimination sociale, sexuelle, ethnique, religieuse, etc. Pour Attia, il s’agit avant tout de comprendre pourquoi réparer ces blessures et ces plaies que nos sociétés gardent gravées en elles est primordial, et pourquoi ne pas les prendre en charge les empêche de s’émanciper et de se réinventer16.
Dès lors, comme s’interroge Florian Gaité, dans un article consacré au travail de l’artiste français, « La question que nous posons est de savoir si l’art est capable de compenser ce défaut de visibilité, s’il peut donner au trauma son visage, un moyen de se représenter et ainsi permettre une sortie de ce cercle vicieux de la répétition compulsive17. » Car il nous faut aussi envisager la tentative de réparation comme un risque, celui de l’échec ou du rejet. Il est d’ailleurs question pour le critique de comparer la réparation à un travail de deuil, lorsque celle‑ci s’occupe de souffrances psychiques liées à des traumatismes politiques, causés par des guerres, des génocides ou des exactions injustes perpétrées contre des catégories de populations ou des nations entières. Au lieu de servir à effacer la cause, cette réparation passe par la révélation, l’accentuation du mal causé pour mieux le dépasser.
Du « rejouer » au « réparer », sans pathos ni lamento, Kader Attia cherche, en fin de compte, à faire artificiellement « revivre » le trauma, à la fois comme on répète une situation passée, mais aussi comme on renaît, comme on se régénère. Accepter la blessure, arborer son pansement comme un trophée devient alors, ici, la condition d’une répétition créatrice, le moyen d’un rebond sublimé18.
Pionnier de l’incursion de la notion de réparation dans les pratiques et les discours artistiques contemporains, Kader Attia est l’inspirateur principal des intentions et des perspectives proposées dans ce dossier. C’est donc dans le sillage de sa démarche, et plus encore de sa pensée que nous avons invité les neuf chercheuses en arts qui figurent au sommaire de ce numéro.
…………
Les articles rassemblés proposent autant de manières de confronter les pratiques à la question du réparable et de l’irréparable.
Dans une première partie, témoignant de gestes d’effacement ou d’éradication, Martina Kopf propose de revenir sur l’histoire de la statue de l’Impératrice Joséphine érigée en Martinique et de son « déboulonnage ». Natacha Yahi s’intéresse quant à elle à la pratique de l’artiste Agnès Geoffray et à son travail de retouche d’images photographiques envisageant une réparation pour les sujets représentés.
Dans une partie consacrée à la compensation et la reconfiguration, Chloé Gouriou présente le travail de l’artiste américaine Mierle Laderman Ukeles et sa pratique de la maintenance dans une mise à l’épreuve du concept hébraïque de Tikkun Olam (littéralement « réparation du monde »). Véronique Goudinoux propose un parcours dans les projets de réparation et de restitution des pratiques muséographiques contemporaines dites de « civilisation » ou de « cultures du monde », dans le contexte spécifique de l’AfricaMuseum - Musée Royal d’Afrique Centrale (MRAC) situé à Tervuren (Belgique).
La réparation est également envisagée dans des pratiques individuelles féministes, remettant en question leurs propres biographie comme le montre l’article de Silvia Neri, qui traite du travail d’artistes examinant leurs tentatives d’auto-réparation à travers des expressions liées au deuil, à la maladie et aux violences subies. Renata Da Silva Andrade s’empare du geste collectif de l’autrice, metteuse en scène, performeuse et comédienne Rebecca Chaillon qui se réapproprie les mythes coloniaux et cannibales dans ses créations.
La dernière partie du dossier est consacrée à la question du partage, à la manière dont les témoignages affrontent l’entaille, dans des lieux et des contextes divers : Marie-Pierre Lassus évoque la pratique de l’orchestre participatif en milieu carcéral ; Eve Tayac propose une étude du film Le cri est toujours le début d’un chant de Clémence Ancelin (2018) qui suit neuf garçons dont la loi empêche de montrer le visage : lorsque ces « délinquants » se masquent pour prendre la parole dans ce film, ils donnent une autre facette de leur personnalité et donnent la possibilité au spectateur d’envisager l’irréparable sous un jour nouveau. Enfin, Lili Fèvre met l’accent sur les créations scéniques Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants du Groupov (1999) et Antigone in the Amazon de Milo Rau (2023), reposant la question « que peut le théâtre ? » face aux crimes contre l’humanité.
Pour finir, ce dossier propose de découvrir une sélection d’extraits tirés de six rencontres publiques avec douze artistes programmé·e·s durant la saison 2023/2024 du Théâtre du Nord Centre Dramatique National Lille Tourcoing Hauts-de-France – Tamara Al Saadi, Dan Arthus, Paola Secret, Antoine Richard, Maurin Ollès, Salim Djaferi, Adama Diop, Marie Payen, David Seigneur, Lyly Chartiez-Mignauw, Frederico Semedo et Eva Doumbia – réalisées en partenariat avec la revue Déméter et le CEAC (Centre d’Étude des Arts Contemporains - ULR 3587) dans le cadre d’un cycle intitulé « Réparations : nouvelles écritures théâtrales, enjeux contemporains19 ».
Regroupés en trois points d’orgue, au sens propre de l’expression musicale, ces fragments de discussions offrent trois prolongements thématiques dans le domaine du spectacle vivant aux différents aspects traités par les contributrices de ce numéro. Par une opération de montage assumé, ces trois recueils font apparaître un dialogue imaginaire entre des artistes qui n’étaient pas forcément réunis lors de ces rencontres. En résonance ou en contrepoint, les enjeux qui traversent ce dossier s’y déploient, faisant tout autant apparaître l’actualité de la notion que son caractère problématique.