En tant qu’artiste, emploieriez-vous la notion de réparation pour qualifier votre travail ? Et si ça n’est pas forcément pour parler de votre travail, est-ce que vous considérez que le théâtre peut-être un lieu de réparation ?
Adama Diop1 : J’ai du mal à ne pas travailler autour de l’utopie. J’ai du mal à ne pas être à cet endroit-là parce qu’il y a des signaux tellement violents aujourd’hui que si on ne se dit pas : « on va être dix, on va être cent, on va être cent mille, on va être vingt millions », on ne va pas y arriver. C’est sûr, il y a du travail ; mais si chacun se dit : « sois courageux, dis que tu as eu tort, accepte que tu as eu tort. Tu as fait une réflexion misogyne, ne te défends pas ». Dis : « c’est vrai, tu as raison, je vais rentrer chez moi, je vais réfléchir, je vais revenir demain et je ferai attention… » Faisons ce travail-là. Sinon on ne peut rien assembler. On va rester chacun dans sa croyance. J’ai eu la chance de beaucoup voyager dans ma vie. J’ai toujours vu des choses qui ont mis à mal mes croyances, mes modes d’éducation. Des choses qui n’avaient rien à voir avec le monde dans lequel je vis. J’ai croisé des personnes qui m’ont complètement bousculé. Mais ce n’est pas facile, c’est un travail quotidien. Je pense qu’il faut reconnaître qu’on a individuellement un travail personnel à faire. Qu’on ne se sente pas supérieur. Disons qu’on a l’intention de respecter les gens et que quotidiennement on apprend à traverser ça ensemble. Avec Fajar2 j’ai eu la chance de croiser beaucoup de spectateurs, pendant le spectacle, à côté du spectacle. Il a quelque chose qui opère dans l’intimité qui est très puissant et qui est magnifique, profond. Plus que je n’imaginais en fait. J’ai la sensation que c’est nécessaire qu’on se soigne et que le théâtre a sa part dans ce travail. J’avais besoin d’imaginer une forme, un spectacle complexe, qui ne parle pas que de Malal, mais qui parle de toute l’humanité, globalement. Je n’ai pas eu forcément l’envie d’enfermer le spectacle, d’enfermer Malal, mais de dire que c’est un spectacle sur nos humanités, nos douleurs, nos besoins de rêver ensemble. Qu’est-ce qu’on fait de l’histoire ? Qu’est-ce qu’on fait de la violence ? Et c’est pour ça que le mot réparation trouve son ancrage avec ce spectacle parce qu’il y un désir de nous soigner les uns les autres. De réfléchir ensemble sur notre héritage, qui est difficile, et nos politiques ne nous aident pas, on doit parfois se débrouiller seuls. En tant qu’artiste j’avais besoin de nous inviter à vous questionner en tant que communauté et nous penser/panser.
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Salim Djaferi3 : Je ne sais pas. En tout cas Koulounisation n’a jamais été pensé comme une réparation. Il y avait d’abord l’intention de prendre soin, en l’occurrence de la révolution algérienne, prendre soin de cette mémoire, de ne pas l’abîmer. Je ne sais pas, j’ai un imaginaire assez mécanique qui me vient avec cette notion. Quand tu répares, j’ai l’impression que tu reviens à l’état initial de l’objet. Alors du coup je ne sais pas à quel état je cherche à revenir… Je ne sais pas. Ça ne marche pas trop avec ma façon de penser. Je ne dis pas que ce n’est pas valide mais, quand même, l’intention c’est plutôt de prendre soin et aussi de créer de nouveaux récits, en tout cas visibiliser ou donner à entendre d’autres personnes, ou d’autres façon de dire ou de penser. Dans la pièce, pour résoudre nos problèmes de langage, on n’a pas fait appel à des linguistes pour répondre à nos questions, on n’a pas fait appel à des historiens pour répondre à nos questions historiques, on a fait appel à des personnes de la société civile, des personnes profanes – au sens de non savante. Alors évidemment, si je veux savoir comment on dit colonisation en arabe, je peux ouvrir le dictionnaire, je peux prendre rendez-vous avec un linguiste ou un traducteur, mais la volonté était d’avoir confiance en une connaissance qui n’est pas valorisée.
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Eva Doumbia4 : La notion de réparation n’est pas une notion qui me parle. Pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle sous-tend que quelque chose est cassé, brisé. Et moi, je n’ai pas tellement l’impression que quelque chose se soit brisé, cassé. C’est autre chose. Parce que pour que quelque chose soit cassé, brisé il eût fallu qu’encore avant que quelque chose soit entier. Et ce n’est pas le cas. L’autre raison, c’est que c’est un mot qui est utilisé par des gens que je considère comme des ennemis politiques. J’ai lu quelque part que les termes militants que nous employons, comme racisation, sont des mots opposés à des mots qui répareraient. Donc je n’utilise pas le mot « réparation ». Je crois que ce qu’avec l’équipe qui m’accompagne dans le travail, que ce soit artistique, technique et administratif – même s’il y a peu de scission, dans notre groupe à nous on est tous créateurs, créatrices – je pense qu’on est plus sur quelque chose qui est de l’ordre de la représentation, de la multiplicité, et de raconter des choses qui ne sont pas assez racontées. J’ai envie de me dire que cette compagnie – je l’ai appelée « La Part du pauvre » parce que dans la religion chrétienne (je ne suis pas chrétienne, je n’ai pas de religion, mais ça m’intéresse), il y a toujours cette assiette qu’on laisse pour quelqu’un qui serait de passage ; et pour moi cette compagnie c’est cette assiette. Pour que celles et ceux, des voyageurs, qui sont de passage, qui peuvent entrer dans la maison et partager avec nous le repas. Je pense que c’est plus un théâtre de partage, un théâtre de communion qu’un théâtre de réparation. Quand je dis que je considère que la société n’est pas brisée, c’est de la même manière que je dis que la société n’est pas droitisée, mais que ce sont les politiques, les institutions qui tentent de briser quelque chose, y arrivent dans certains territoires, dans les mentalités mais les faits sont là, et il suffit juste de regarder pour se dire que les gens vivent ensemble dans notre pays.
Lyly Chartiez-Mignauw : J’ai l’impression que dans ce projet, ce qui est en jeu, c’est de faire un focus sur ce qui a été dans l’ombre pendant un long moment. On va raconter, on va nommer les choses telles qu’elles n’ont pas été nommées à ce jour. Et c’est en ça aussi que je pense que c’est un théâtre de la communion et du partage. Parce qu’on déplace la focale, on va regarder et interroger ensemble ce qui se passe et qui n’est pas écrit dans les livres d’histoire, mais dans des faits réels, puisque le texte est très fouillé historiquement, il est très documenté.
Frederico Semedo : Je vois le théâtre comme un endroit qui offre l’opportunité de mettre en lumière ce qui a été laissé dans l’ombre, caché sous la table. Un endroit où on élargit les horizons.
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Tamara Al Saadi5 : Il est intéressant ce mot de réparation. Je pense que tout le monde ne peut pas l’utiliser. Moi, je ne l’utiliserai pas. Je pense que ceux qui sont en charge de réparer sont ceux qui ont cassé. Les choses dont je parle, ce sont souvent des violences sexistes et raciales, des violences patriarcales ou capitalistes… Moi, je ne tente pas de créer un espace de réparation, je tente de créer un espace de guérison. Certains artistes devraient prendre en charge la réparation mais je trouve que certains artistes qui devraient prendre en charge la réparation se croient légitimes de se mettre à l’endroit de la guérison. Je crois qu’il y a une vraie différence et je ne veux pas porter ce poids de la réparation. Je ne répare pas. Je trouve que c’est une démarche hyper responsabilisante à l’endroit de la prise en charge de la blessure. Oui, il y a blessure, et je tente tant bien que mal d’essayer de révéler cette blessure. Et je crois que la représentation de la blessure contribue à sa cicatrisation, juste parce qu’on la voit et qu’on peut donc la soigner. Ça crée un commun, en tous cas avec le public. Mais pour moi, l’endroit de la réparation, il est hyper responsabilisant et pour moi, et pour le public, parce que des personnes qui peuvent avoir une histoire très différente ou appartenir à un champ qu’on dit qualifié (des privilégiés, des dominants, etc.), le fait même de leur imposer cette question de la réparation, s’ils n’en veulent pas, tu déclares une guerre ! Mais moi, je ne veux rien réparer du tout, ça rentre dans un endroit de collision. Par contre, si tu te dis que rien qu’en étant présent dans ce public tu contribues à soigner une douleur, je pense qu’il y a moins d’injonction. Par ailleurs je pense que justement des artistes appartenant à cette réalité-là d’être‑au‑monde devraient bien prendre en charge la réparation… sauf qu’ils ne le font pas… c’est très rare… pour le faire ils passent par le fait de montrer nos blessures, alors qu’on aurait besoin qu’ils montrent ce qu’ils ont cassé.
Une forme de récupération…
Tamara Al Saadi : Tout à fait, ça l’est. On m’a blessée, c’est mon corps, c’est mon histoire, c’est ma violence… j’ai grandi avec cette trajectoire, qui est la mienne et ce sont les conséquences. D’où le fait que notre travail peut déranger. Parce que si on montre une blessure, c’est qu’il y a bien quelqu’un qui a créé la blessure. Ça me fait penser au mot « racisé » qui pose problème, souvent. On dit : « ah non, quand même, c’est compliqué, on entend le mot race ». Oui mais on utilise bien le mot raciste ? Donc ça veut dire quoi ? Qu’il y a des oppresseurs et pas d’oppressés ? C’est très éloquent : on sait tous qu’il y a un truc qui fait mal, mais ceux qui ont mal, il vaut mieux qu’ils restent quand même planqués… et l’idée de prendre ça en charge en disant : « voilà mes blessures », qui fait qu’on est plus d’une personne à les ressentir ces blessures, j’y tiens à cet endroit de rituel. Parce que pour moi c’est un rituel, le théâtre, dans beaucoup de cultures il contribue à soigner et à entrer en lien. Donc je crois que ça peut contribuer à une forme de guérison mais par contre je ne prendrai pas en charge la réparation.
Est-ce à dire que vous vous reconnaissez plutôt dans le terme de résilience ?
Tamara Al Saadi : Je ne sais pas. Il est un peu tricky ce mot. Résilience, c’est-à-dire grandir sans devenir fou ? C’est être heureux malgré tout ? C’est de la survie ? Je n’en sais rien… Parfois on me dit que je suis résiliente, comme si on me donnait un titre de noblesse. Ça m’agace un peu. C’est comme quand on dit à quelqu’un qu’il est fort… On n’est pas fort en fait… On survit… Je suis encore vivante malgré ça… Je ne sais pas ce que ça veut dire résilience… être normal malgré tout… Je ne sais pas quoi en faire, je vous rends le mot !
Dans la réparation il y a bien sûr l’idée de payer pour une faute qu’on a commise, au sens juridique du terme. On peut aussi envisager la notion dans un sens plus trivial, réparer un objet ou un corps qui a été endommagé. C’est-à-dire qu’il y a une notion de transitivité. On peut aider en réparant l’autre, pour l’autre.
Tamara Al Saadi : Dans ce cas, ce n’est pas de la réparation, c’est du soin. Avec la réparation on se situe plutôt à l’endroit du symbolique et quand même à l’endroit d’une rédemption. Mais c’est comme si on enlevait un peu de la substance des sujets. Dans mon travail je parle de femmes violées. Mais, de quoi on parle ? Il ne s’agit pas de les réparer. Je ne veux pas réparer des femmes violées ! Il y a des démarches réparatrices dans le sens de « rendre justice ». Alors peut-être que je rends justice à quelque chose en faisant ce type de théâtre. Mais dans l’idée de réparation il y a quelque chose de très volontaire, un geste. Et puis ce mot de réparation, c’est un peu comme s’il cherchait à mettre la poussière sous le tapis. Mais ce n’est pas de ça dont je parle. On n’est pas des objets. On ne raconte pas des histoires avec des objets qui se cassent. Il y a eu agression. Il y a des blessées. Il y a des âmes meurtries. Il ne s’agit pas de les réparer. Alors oui, ça peut provoquer des envies de réparation. Je n’en doute pas. Je l’espère. Je me le souhaite. Parfois j’ai vu des gens qui m’ont dit : « moi, je n’ai rien à voir avec l’immigration, mais je me suis totalement identifié ». C’est merveilleux ça, parce que la personne a trouvé un commun avec moi, alors qu’elle s’y attendait pas du tout. Elle a vraiment vu à travers l’expérience de l’assimilation ou du racisme ordinaire un endroit où elle s’est dit : « je sais ça, je connais cette honte, je l’ai déjà sentie ». Ce qui a fait éclore en elle une empathie un peu insoupçonnée… Mais pour moi, il y a dans la réparation quelque chose de très responsabilisant. Moi, je ne veux pas responsabiliser le public. Je ne veux pas me responsabiliser non plus. C’est déjà suffisamment difficile de grandir avec ça… Et pourtant c’est un moi que j’ai employé moi-même. Mais je ne suis plus trop d’accord avec ça. Aujourd’hui je me reconnais moins dans l’injonction à la réparation que dans la tentative de guérison. Je veux créer un espace entre les spectateurs et moi. Dans la guérison il y a quelque chose de très poreux et plus doux qui rend le spectateur plus libre dans son écoute. Je trouve ça toujours très dur quand on prend en otages les spectateurs. Comme si on voulait obtenir d’eux ce qu’on veut. Je ne sais pas si j’y arrive, mais ce que je voudrais, c’est qu’ils partent avec quelque chose et pas avoir le sentiment qu’on leur a pris quelque chose. Or parfois ce sont des choses qu’on ressent quand on va au théâtre. J’ai envie qu’ils sortent avec quelque chose en plus, pas quelque chose en moins. Donc je me reconnais davantage dans le mot de guérison parce que ça me met dans un rapport à l’écriture, à l’histoire, à l’imagine que je trouve plus juste dans la manière dont je veux dialoguer.
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Marie Payen6 : Quand on dit la réparation dans le théâtre, qu’est-ce que ça veut dire ? on veut réparer quoi ? quand on parle de la réparation dans les spectacles qui sont dans ce grand mouvement de « théâtre réparateur », on devrait réparer quoi ? Je suis bien en peine de répondre… Cette question de la réparation m’agace un peu. Depuis quand l’art est-il là pour réparer ? Qu’est-ce que ça vient faire là ? Pourquoi nous, les artistes, on devrait être des réparateurs ? Et puis alors réparer quoi ? Réparer la blessure de l’enfant ? Réparer le tissu social ? Ce qui me semble être une continuité à travers toute l’histoire du théâtre, c’est que ce sont plutôt des Œdipe, des Médée, des gens qui se crèvent les yeux, qui tuent leurs gosses, qui se mangent entre eux… ce n’est pas réparateur ça ! Ou alors, si c’est réparateur, c’est parce que c’est cathartique… Mais au départ on est quand même sur une altération, une agression, une pulsion. Ça fonctionne quand même sur des pulsions. Et ce n’est pas négociable au théâtre ! Il n’y a pas de théâtre sans pulsion, sans impulsion, sans énergie vitale, sans rapport à la monstruosité, à la sortie de route. En revanche, réparer, pour moi, ça me fait penser aux médecins ou alors au développement personnel dont je ne peux plus ! Donc il faudrait aller au théâtre et sortir de là dans le bien-être ? Au secours !