Point d’orgue n° 2. Faire entendre d’autres récits, faire voir d’autres présences

DOI : 10.54563/demeter.1836

Editor's notes

Les artistes dont nous avons recueilli les paroles ont manifesté une nécessité commune : faire de la scène un lieu de renouvellement des représentations, de nouvelles visibilités voire de remédiation aux absences et aux amnésies entretenues plus ou moins consciemment ces dernières décennies sur les plateaux contemporains, voire au-delà.
Comme nous l’avons vu dans le premier « point d’orgue », cette volonté partagée se met à distance d’une intention réparatrice, que ce soit pour n’avoir pas à prendre en charge le comblement du déficit de présences et d’imaginaires, dont ils et elles estiment ne pas porter la responsabilité, ou que ce soit pour maintenir par ces représentations la dimension critique et politique du théâtre.
À travers les extraits choisis dans ce deuxième « point d’orgue », nous verrons la diversité d’expression de ces renouvellements, qui touchent autant les récits historiques que les traces dans le présent laissées par le passé, l’identité des interprètes autant que celles et ceux dont ils et elles cherchent à défendre les existences réelles ou fictives. Partant ce sont aussi des enjeux éthiques que soulèvent ces désirs de représentativité confrontés aux risques de la récupération, de l’appropriation ou de l’assignation.

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Tout au long de Chasselay et autres massacres1 court la métaphore de la couture, qu’incarne le personnage de Rosette, qui confectionne des robes et surtout reprise, répare des vêtements abîmés. C’est elle qui prononce l’ultime réplique du texte (« Le passé c’est le passé Armand. Faut qu’on reconstruise tout. Ici, chez nous. Les villages, les villes, nos maisons et pis surtout nous. Nous, c’est juste nous. Nos cœurs. Nous, c’est d’abord entre nous. Faut qu’on avance, pour nous, qu’on regarde devant. (Elle prend son ouvrage, vérifie.) Tiens, mon frère, je t’ai recousu ton pantalon »), entremêlant l’image de la couture avec la nécessité de reconstruction d’un pays dévasté. Quel lien faites-vous entre la grande histoire déchirée et les vies anonymes brisées2 ?

Eva Doumbia : Elle dit « entre nous ». Elle dit « c’est d’abord nous ». Elle parle effectivement de recoudre, de reconstruire ce pays et en même temps, c’est l’ambiguïté, elle dit qu’il faut le réparer, le recoudre, en oubliant ce qu’ils viennent de traverser et en oubliant Harald, aussi. Pour moi c’est peut-être aussi une piste, un début de réponse sur pourquoi on les a oubliés. Comme si on avait tout oublié. Moi, je suis du Havre, je suis métisse, et ma famille normande a connu l’occupation, les bombardements, a connu ça ! Et j’ai grandi en entendant ça. Ma mère est née en 1948, juste après. Et la maison de mes parents a été construite sur le site du camp Philip Morris, qui était un camp de G.I.’s. Et pourquoi des tas de choses ont été oubliées, notamment au Havre, pourquoi est-ce qu’on n’en parlait pas, en fait ça fait aussi partie des questions qui m’habitent, des trous, des vides. Mes grands-parents m’ont beaucoup raconté la guerre, l’occupation par les Nazis. La violence aussi des bombardements. La présence aussi des Américains… des choses qui sont très présentes dans mon imaginaire… et je n’ai jamais entendu parler de black G.I.’s ni de tirailleurs. Or ils étaient là. Et en fait je me dis, et il y avait un noir dans cette famille – il y en avait même cinq, c’était mon père et nous quatre –, et jamais je n’ai entendu : « on en a connu avant ». Alors que bien sûr qu’ils en avaient connu avant, des tirailleurs et des blacks G.I.’s. Donc je me dis que cette question de se reconstruire, évidemment c’est une proposition que fait Rosette, mais c’est une proposition qui ferme. Mais il y a des suites, comme Le Iench3, il y a des réapparitions, de ces fantômes qui ont été effacés pour que la France puisse se reconstruire telle qu’elle pensait être, parce qu’à ce moment-là elle est blessée. Juste après dans le spectacle, on entend Louis Armstrong, pour dire qu’ils étaient là aussi, les blacks G.I’s. C’est donc toute cette ambiguïté : qu’est‑ce qu’on répare ? comment on le répare mais comment on ouvre aussi ? On pose aussi la question de la descendance de ces personnes – souvent j’aime à rappeler que les deux grands-parents d’Adama Traoré étaient des tirailleurs et qu’il a été tué par un militaire, un gendarme. Comment on répare, comment on est en colère, est-ce qu’on est en colère… J’ai répondu de manière un peu fermée sur la réparation, mais, évidemment, moi aussi ça me répare, en écrivant cette histoire parce que bien évidemment qu’il y a une blessure, mais c’est le fumier sur lequel poussent les fleurs, la beauté. On essaie aussi de construire de la beauté, du partage.

Deux personnages paraissent emblématiques de votre démarche sur ce texte : Henriette Morin et Armand Fournier. Deux anonymes en marge de la grande histoire, mais dont les vies sont exemplaires, chacun à sa manière. Si Henriette Morin apparaît dès le départ comme une femme engagée et courageuse, Armand Fournier, lui, se caractérise comme une figure du rejet qui cheminera énormément durant l’intrigue, puisqu’à la fin il fera partie des premiers à aller « plonger » dans le charnier pour tenter d’identifier les corps des tirailleurs massacrés. Le changement de regard d’Armand sur ces soldats noirs, dont il se méfie durant toute la pièce, s’opère dans des conditions horribles. C’est au contact de la mort et de la barbarie qu’il prend soudain (tardivement) conscience de sa peur de l’autre. À travers lui, c’est l’image complexe d’une forme de reconnaissance d’une humanité partagée qui se déploie. Comment ce duo s’est-il forgé ?

Eva Doumbia : Henriette Morin elle a existé. Ce qu’on a comme traces d’elles, c’est qu’elle était comme ça. On la voit dans un magnifique documentaire, Tata de paysage de pierre4, où elle témoigne et dit qu’elle ne sait pas pourquoi elle est restée à Chasselay en 1940. Henriette, dès le départ, elle est comme ça. On le voit, même en veille dame elle est campée, elle droite. Armand est une fiction et c’est une volonté. Armand c’est ce que j’aimerais que la France soit. J’aimerais que cette personne-là puisse représenter ce pays ; ce pays qui s’ouvre, ce pays qui comprend, qui est fermé et qui, par la rencontre, aussi violente soit elle, s’ouvre. Armand c’est une figure exemplaire, au sens premier.

À travers cette pièce, votre intention est-elle de changer le regard sur l’histoire des tirailleurs sénégalais, de la rendre moins univoque qu’elle ne paraît ?

Eva Doumbia : Je suis habitée par les témoignages des gens de cette époque. La démarche artistique vient du fait que quand j’ai commencé à m’intéresser à cette histoire, j’ai fait comme tout le monde, je suis allée voir les archives historiques. Il y a quelque chose qui me gênait, y compris dans les œuvres d’artistes amis qui s’intéressent au sujet des tirailleurs. Je me disais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas en fait. On avait tous les mêmes sources, on racontait tous les mêmes histoires. C’était toujours des sources militaires, qui font toutes la glorification de ces tirailleurs héroïques venus libérer la France. Moi, je ne peux pas imaginer une seule seconde que quelqu’un se dise : « tiens, j’ai été colonisé, on a pris mon territoire, mais ce que je vais faire c’est que je vais aller libérer le territoire de ceux qui m’ont colonisé d’autres colonisateurs… ». Parce qu’en fait, c’était de ça qu’il s’agissait. Je ne peux pas imaginer un truc pareil. Donc je suis allée chercher ailleurs, chez d’autres historiens – Johann Chapoutot, Armelle Mabon et d’autres – et puis aussi écouter des Africains, qui racontent d’autres histoires. Notamment un joueur de kora qui nous a appris qu’à l’époque – et ça c’est une mémoire qui se transmet –, chaque famille devait donner dix garçons, c’était un impôt. Et puis du côté d’Ousmane Sembène – qui a été tirailleur lui-même – et qui dans Emitaï5 raconte comment ça s’est fait. On volait les gens. Pour eux, quand on les réquisitionnait, il n’y avait pas beaucoup de différence entre Pétain et De Gaulle. Toutes ces histoires-là. C’est ça aussi le déplacement de la focale dont on parlait. Écouter les choses. Parce que la figure du tirailleur héroïque est, elle, totalement inventée. Alors évidemment il y eu des gens comme le Capitaine Touré, ou Mamadou Addi Bâ qui ont eu des destins exceptionnels. Mais les autres, leurs familles ne savent même pas où ils sont enterrés. Moi, je me mets à la place de quelqu’un qui, un jour, perd… je ne veux même pas y penser parce qu’il y a une continuité historique avec la traite. C’est-à-dire que les gens ne savaient pas où les autres allaient. On parle de ce qu’a été l’esclavage, du voyage, mais très peu de livres parlent de ce qui s’est passé dans les familles, il y a deux livres à ma connaissance, c’est La Saison de l’ombre de Léonora Miano6 et Ségou de Maryse Condé7. Quelqu’un disparaît, on ne sait pas où il va et il ne revient jamais. Ces traumatismes-là sont dans les familles, donc c’est obligé qu’il y ait quelque chose qui se reproduit.

Du point de vue de l’interprète, comment est-ce qu’on appréhende le processus de création d’un personnage dont le modèle a existé ? Lyly Chartiez-Mignauw, c’est le cas pour vous et Henriette Morin. Est-ce qu’on se documente particulièrement ou pas ? Est-ce qu’on essaye de s’approprier la vie, l’histoire de cette personne ou est-ce qu’on cherche à s’en affranchir ?

Lyly Chartiez-Mignauw : C’est un processus assez complexe à vrai dire. Pour moi ça été un jeu d’équilibriste. Il y a un écueil, c’est de vouloir absolument coller physiquement, dans la posture à la vraie personne, la vraie Henriette Morin. Donc on regarde le documentaire Tata le paysage de pierre et on doit s’approprier le plus possible qui a été cette femme. Mais ce qu’on sait de cette femme est très parcellaire. Dans le documentaire, il y a quelque chose qui m’a bouleversée. Elle explique que quand les ennemis sont arrivés, elle s’est assise dans les escaliers et elle a pleuré. Cette phrase m’a complètement bouleversée. Donc je me suis dit qu’il fallait que j’aie ça en moi. Je ne le montre pas au plateau, ça n’appartient qu’à moi, mais il faut que je sois chargée de ça. Après il y a l’enjeu de la liberté de l’interprète. La pièce se passe pendant la Seconde Guerre Mondiale, mais je ne pouvais pas jouer à la manière de, ni parler comme Henriette Morin ! Eva m’a demandé de mettre une part de moi dans Henriette Morin. Alors qu’est-ce qui m’anime dans la vie ? Donc Henriette Morin c’est une pharmacienne de la Seconde Guerre Mondiale, donc, allez, je suis street medic dans les manifestations : comment ça se passe dans les rapports de force avec les flics ? comment on est dans le soin ? comment on est dans l’empathie ? C’est à partir de ça que j’ai essayé de trouver du corps et de la chair à Henriette.

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Koulounisation8 se construit comme une double enquête, d’une part dans un terrain collectif qui est celui de la langue arabe (comment dit-on, évoque-t-on la colonisation en Algérie) et d’autre part dans l’histoire intime de votre famille. Cette double enquête était‑elle présente dès l’origine du projet ou est-ce dans le processus d’écriture du spectacle que s’est révélée cette imbrication9 ?

Salim Djaferi : Le point de départ du projet est de s’intéresser à une question collective, qui est le colonialisme. En particulier le colonialisme français en Algérie. L’idée n’était pas de s’intéresser à moi ou ma famille au départ, c’est plutôt devenu le point d’arrivée dans la construction du spectacle ; un point d’arrivé qu’on peut qualifier d’intime ou biographique qui est apparu assez tardivement. On a même essayé de changer les noms, il n’y avait aucune volonté de parler de moi. Au tout début, ce n’est peut-être pas très romantique, mais c’est moi qui m’intéresse au travail d’Adeline Rosenstein, qui est une metteuse en scène établie en Belgique, qui fait du théâtre documentaire. À l’époque je n’ai pas vu ses pièces, je lis des choses sur elle et ça me paraît très pertinent la façon dont elle parle du théâtre etc. Elle fait un stage à Bruxelles, un stage gratuit, dans lequel, si on veut s’inscrire, on doit s’intéresser aux mouvements d’indépendance. Comme je veux la rencontrer, je m’inscris à ce stage et je commence à me demander à quoi je vais m’intéresser. Je finis par me pencher sur la « guerre d’Algérie », étant Français d’origine algérienne, j’ai deux raisons d’en savoir un petit peu plus alors qu’on n’apprend pas ça en cours, c’est complètement absent de la scolarité. Puisque je vais suivre ce stage, je me dis autant m’en servir aussi personnellement, pour en apprendre un peu plus. La question du langage arrive très vite, dès le départ, puisque pour le stage il faut rédiger un petit texte pour dire comment on va s’intéresser à nos sujets. Moi, j’ai un peu peur de m’intéresser à la guerre, donc au départ le sujet ce n’est pas du tout la « guerre d’Algérie », que j’avais un peu peur de prendre trop frontalement. Constater l’horreur de la guerre, le nombre de morts… c’est très important d’en parler, il y a des gens qui font ça super bien, il y a de très bons documentaires, mais moi je n’avais pas trop envie de faire ça. J’avais plus envie de réfléchir, mais j’avais peur que l’émotion suscitée par autant d’exactions ne puisse pas permettre la réflexion ; surtout de réfléchir sur aujourd’hui et pas uniquement il y a soixante ans. Le travail sur la langue est arrivé comme ça : à l’époque, je me rendais compte qu’il y avait plusieurs façons de dire « guerre d’Algérie », on avait appelé ça les « événements », par exemple… donc ce lien entre le langage et la politique, je trouvais que c’était un assez bon moyen de rentrer dans le sujet. Donc c’est comme ça que je m’inscris au stage, un stage très pratique, où doit vraiment mettre des choses au plateau plutôt théoriques à la base. Et ça prend hyper bien pour moi, je trouve ça super, je m’intéresse à fond à ce qui se passe. Le stage a duré deux ou trois semaines avec un interruption de deux mois. Je n’avais pas de travail et au moment c’était le Hirak en Algérie – la révolution contemporaine algérienne contre Bouteflika. Donc moi, je suis en Belgique, je vais en bas de chez moi tous les matins lire le journal pour voir ce qui se passe en Algérie… et puis un matin je me rends compte que je pourrais tout simplement y aller. J’ai un passeport algérien, les billets d’avion coûtent 55€, parce que ça craint un peu d’y aller. Donc j’y vais. À la base je veux interroger sur ce que c’est que la « guerre d’Algérie ». Mais en arrivant là-bas et en posant mes premières questions, je me rends compte que c’est peut-être un peu limitant de s’intéresser seulement à la libération et à la révolution algérienne. Je me dis qu’il y a quand même 130 ans de colonialisme avant. Et c’est là où, n’étant pas du tout arabophone, je me demande comment on dit colonisation en arabe. Je me dis, c’est marrant, je ne connais pas ce mot en arabe – je ne connais pas de mot en arabe donc c’est normal…. Je le connais en français, je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais alors comment on dit ça en arabe ? Mon premier étonnement, qui n’est pas trop dans la pièce au final (en fait si, mais il faut l’avoir vu 8 fois pour comprendre), c’est quand ça arrive, les dix premières années, comment tu nommes ce qui t’arrive ? Est‑ce que tu as un moyen ? Est-ce que tu comprends que ça s’appelle colonialisme ? Est‑ce que tu sais que c’est comme ça que ça s’appelle d’ailleurs ? Est-ce que ce mot existe en arabe ? C’est peut-être un phénomène nouveau ? Bref, tout ça pour dire que c’est là-bas que ça prend de l’ampleur, la mise en jeu du langage. C’est arrivé vite, mais de manière assez restreinte et puis ça a grandi. C’est incroyable de s’intéresser à ça. Puisque je ne parle pas du tout arabe, je demande donc aux gens et le mot qui pourrait être usuel pour dire colonisation, c’est Aliastiemar. Mais chacun a son interprétation en fonction de son vécu etc. et ça devient du théâtre.

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Mis à part dans l’œuvre de Marguerite Duras, l’histoire de l’Indochine n’a pas été représentée sur les plateaux de théâtre français. Encore moins incarnée par une distribution en partie vietnamienne. Envisagez-vous Saïgon10 comme une manière de réparer ce déficit de représentations11 ?

Antoine Richard : La volonté première, c’est de pouvoir dire qu’on voit des personnes qui ne sont pas habituellement représentées sur les plateaux. Là, en l'occurrence ce sont des Vietnamiens, qui ont cette histoire-là, et effectivement ça n'avait jamais été fait. Caroline a très clairement dit qu'elle avait besoin sur les plateaux de théâtre de pouvoir voir ça, de voir ces pans d’histoire. Donc oui, dans ce sens-là, je pense que ça a été pensé. Après ce qui se joue dans la fiction, c’est presque autre chose. C’est-à-dire que ce spectacle travaille avec l’histoire sans non plus aller la chercher de manière hyper frontale, dans la dimension qu'on connaît des livres d’histoire, de la colonisation, de la guerre… Elle va travailler à des endroits beaucoup plus intimes. Le mot colonie n’est jamais prononcé, enfin, et c'est peut-être un autre endroit très politique finalement dans le théâtre de Caroline, c’est de se dire que on n'a pas besoin de passer par ce qu'on connaît des événements pour les raconter et leur donner cette puissance.
Dan Artus : La réparation elle s'opère à différents niveaux. La volonté de Caroline au départ c'est de se dire : « je veux faire un spectacle déjà pour ma mère », et « je veux réparer le fait qu'effectivement il y a des gens qu’on ne voit pas au plateau ». Ça part de ça. Après la volonté politique de parler de la colonisation et de la décolonisation n’a jamais été un objectif. Jamais. Et c’est ce qui fait que c’est la réussite du spectacle. Parce que si on s’attaque à ça, c’est énorme. On ne sait pas par où le prendre, on ne sait pas dans quel sens il faut commencer. C’est une responsabilité immense ne serait-ce même que de connaissances dont il faut parler tout de même malgré tout parce qu’il y a un sujet qui est quand même central aujourd’hui. On a du mal à s’y attaquer, surtout dans les arts, et c’est notre devoir aussi de pouvoir s’attaquer à ces sujet-là. Mais on ne s’est jamais dit : « on parle de la colonisation », ce qui nous a un peu libérés. On a travaillé avec des dramaturges. Par exemple moi, je joue un militaire, donc on a exploré tout ce qui se passait avec les militaires à l’époque de l’Indochine qui ne sont pas du tout liés aux colons. C’est-à-dire que les militaires sont liés à la population, aux Vietnamiens, et pas du tout aux colons. Et cette histoire de tous ces militaires qui ont vécu ça en Indochine, en France, on en parlait pas du tout. Et même, on les culpabilisait, parce que c’est la première colonie qui a été libérée. Ils rentrent en France ; non seulement ils ont vécu la guerre, mais en plus on leur demande de se taire pour que la France ne soit pas représentée comme ayant essuyé un échec. On explore tout ça avec les dramaturges et on se rend compte que, finalement, énormément de militaires partis en Indochine, quand ils revenaient en France étaient totalement décalés par rapport à la vie et décidaient de rempiler, de repartir, ou qui tombaient amoureux du pays, de la vie là-bas, des gens… Donc finalement, de prendre ça par le concret et le réel d'un militaire (je parle juste pour mon personnage), ça nous permet effectivement d'aller plus loin dans ce que c'est que la grande histoire, ce que c’est que la politique… mais on ne s'y attaque pas de manière frontale, ça passe toujours par l'intime. Comme le démarrage de ce spectacle que Caroline décide de faire pour sa mère.
Paola Secret : Ce qui est très important aussi pour Caroline, c’est de regarder à qui on parle. Elle voudrait savoir avec qui ce spectateur ou cette spectatrice aimerait venir voir cette pièce. Peut-être que c'est une personne qui n'est jamais allée au théâtre. Peut-être que c’est sa mère, sa grand-mère, sa voisine… et de se dire que ce spectacle-là va toucher une personne parce que, oui, ça parle d'intimité, ça parle d'émotions – et des émotions très grandes – et on peut s’y reconnaître malgré le fait que ce soit un sujet précis. Et ça, c’est très important aussi pour nous dans le travail, de savoir avec qui on vient voir cette pièce.
Antoine Richard : Il y a aussi quelque chose d’incroyable avec ce spectacle, ce sont les salles. C’est-à-dire que c’est un spectacle qui porte une histoire qui est très peu représentée, donc forcément des personnes issues de la diaspora vietnamienne vivant en France viennent voir ce spectacle. Ce sont souvent des gens qui ne sont pas habitués à aller voir des spectacles dans des lieux comme ici, des grandes salles de spectacle. Ils se retrouvent face à leur histoire montrée sur un plateau et ça a une valeur inestimable. On permet aussi à des personnes qui n'ont pas l’habitude d’être représentées d’avoir accès à leur propre histoire sur des grandes scènes. D’autre part j’ai discuté avec des spectateurs qui n’étaient pas du tout vietnamiens, mais qui plutôt d’origine algérienne – qui est également un pays qui a vécu une fin de colonisation assez violente – et qui nous ont dit : « ce spectacle nous parle. Nous ne sommes pas Vietnamiens. Nous n’avons pas l’histoire du Vietnam, mais nous vivons quelque chose qui nous touche en voyant ce spectacle. » Et je trouve ça assez beau aussi qu’en passant par l'intime, en s’affranchissent des grands faits historiques on peut aussi toucher d'autres spectateurs qui n'ont pas cette histoire-là

Avec Saïgon, vous ne livrez pas un récit sur la colonisation et la guerre d’Indochine qui entendrait tout en dire avec exactitude. Au contraire, il semble que votre travail s’appuie sur les lacunes, les vides, les béances de cette part de l’histoire. Aussi la fiction semble‑t‑elle pour vous un moyen d’explorer ces manques en vous affranchissant du discours historique.

Antoine Richard : Les endroits où Caroline va creuser de spectacle en spectacle sont souvent des endroits où il y a un manque clair d’histoire, de récits communs. Là où les récits ont été simplifiés, polarisés et dont elle cherche à remettre en jeu la complexité pour ne pas en donner une vision simpliste ou qui offre une thèse, mais au contraire de faire un état des lieux qui dise ce qu’il faut appréhender dans ces histoires-là.
Paola Secret : Quand dans la pièce le personnage de Cécile demande : « mais il s’est passé quoi en Indochine ? », pour Caroline cette question pourrait être le sous-titre de la pièce. De montrer cette femme qui est complètement dans l’ignorance, qui ne sait absolument pas ce qui se passe, et le fait d'être là, d’ouvrir cette même cette question et de se dire : « ah, en fait ça fait partie du monde dans lequel je vis et j'en ai aucune idée ». Juste après ça elle perd la vue, elle devient aveugle. Par son écriture, Caroline nous raconte le rapport entre l’ignorance et le besoin de comprendre.

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Avec Welfare12, vous adaptez pour la scène un film documentaire13 sans que cela donne du théâtre documentaire. Pourtant, le matériau de départ pour votre travail d’acteur et actrice, ce sont de « vraies personnes » saisies dans de vraies situations de précarité, d’urgence sociale et sanitaire pour la plupart, et des agents de l’aide sociale. Comment avez-vous approché le travail sur ces hommes et femmes dont vous avez fait des personnages ?14

David Seigneur : Mon personnage, Sam Ross, un superviseur du centre social, il n’est pas vraiment dans le documentaire. Il y est, mais on ne le voit pas beaucoup. Mon personnage, c’est 80% d’improvisation en répétitions. Donc je n’ai pas le sentiment de jouer quelqu’un qui a vraiment existé. Mais c’est mon cas personnel.
Marie Payen : Je ne fais pas de différence entre le texte d’un personnage de Shakespeare et celui de Valérie Johnson, que j’incarne dans Welfare, qui est une personne qu’on voit vraiment dans le film. Je ne hiérarchise pas. Moi j’ai placé ma loyauté, mon respect et mon devoir de comédienne par rapport à Valérie Johnson dans le fait de garder ses mots, de ne pas réécrire son texte. C’est un texte qui est pratiquement injouable. Valérie Johnson, c’est une personne qui ne dit jamais ce qu’elle pense ; à aucun moment elle ne s’exprime sur le monde, sur ce qu’elle ressent. Tous les autres à un moment ou l’autre s’expriment, de l’injustice, ils parlent du monde, de la religion… de quelque chose qui les verticalise, qui les fait tenir debout, leurs valeurs, leur rapport au monde. Elle, elle a à peu près trois zones : c’est un chèque, c’est la sécurité sociale, c’est l’hôtel… ça tourne en rond. C’est un labyrinthe, elle est perdue dedans. Elle a compris des choses, mais pas tout, et le travailleur social qui l’écoute comprend un peu, mais ça devient de plus en plus compliqué. Donc je me suis dit, s’il y a quelque chose qui peut être un horizon de jeu pour moi dans ce personnage, c’est d’essayer de ne pas me l’approprier en la réécrivant, ou essayer de lui faire exprimer des choses qui sont les miennes. Mais vraiment essayer de rester dedans et de voir ce qu’il y a à faire avec. Juste ça. C’est aussi le rapport à la pauvreté, si j’y mets une valeur plus large, c’est-à-dire que c’est un langage pauvre, très pauvre, parce que ce sont les situations des gens très pauvre, dans un monde où les couleurs sont pauvres, où leurs circuits de vie sont pauvres. Ils sont tout le temps dans le même carré. Ils tournent dans un labyrinthe qui va de la sécu à l’aide sociale, pour certains au tribunal. Ils ont trois sacs dans lesquels il y a du coton, des chaussures… Ils sont vraiment très précaires. Donc il n’y a pas un personnage, mais il y a un champ lexical qu’il ne faut pas abîmer parce que c’est là-dedans que je vais trouver mon infini de jeu.

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Dans Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète15, vous proposez une expérience hybride entre théâtre, musique et cinéma. Sur scène et à l’écran, vous incarnez Fajar, un homme qui, au Sénégal, est en proie à une certaine mélancolie notamment à la suite de la mort de sa mère. Son désir d’être poète ne trouve pas de satisfaction dans son pays. Alors on assiste au départ de Fajar pour l’Europe. Il traverse les frontières, toutes sortes de frontières : politiques, mais aussi symboliques, spirituelles. Son arrivée en Europe, en France plus particulièrement, le confronte à différentes formes de rejet. Si l’histoire particulière de Malal est au cœur du texte et du spectacle, avez-vous cherché à rendre sa trajectoire plus « universelle » ?16

Adama Diop : Vous dites le Sénégal. C’est intéressant parce que je pense que c’est par déduction. Je ne précise pas dans le spectacle, justement pour ouvrir le plus possible la question de ce que c’est que de partir de chez soi. Pour quelles raisons, quelle nécessité ou quel rêve ? Comment on vit l’arrivée dans un autre monde qu’on ne comprend pas, dont on ne comprend pas les codes ? Finalement il y a quelque que chose qui est de l’ordre d’une violence. L’expérience d’un breton qui arrive à Paris peut être intérieurement la même qu’un sénégalais qui arrive au Mali ou en France. Par contre, ce qui change parfois, c’est ce monde intérieur qui nous fait voir l’autre comme différent : c’est une femme, c’est un Noir, c’est une Chinoise… que sais-je. Ce qui m’a intéressé, c’était évidemment de montrer une structure, mais à partir de cette structure c’est aussi de parler de ce qu’on ne voit pas. Finalement, Fajar c’est une forme : c’est l’histoire de Malal, mais c’est aussi l’histoire de plein de gens. C’est aussi un spectacle qui questionne nos mondes intérieurs. Ma tentative a été d’aller chercher un élément extérieur au théâtre, un élément qu’on pourrait appeler « étranger » au théâtre, à savoir le cinéma. Mais un objet qui serait un vrai objet, lourd, costaud, complexe, qui demande au spectateur de le regarder dans sa complexité. Le film, la musique live, le théâtre, la poésie, le conte… quelque chose qu’on ne comprend pas tout à fait, mais pour lequel on a besoin de prendre le temps, comme on doit le faire pour une personne qu’on a en face de nous. C’est un vrai défi parce qu’on a tous et toutes des constructions qui font qu’on a des réflexes de peur quand on ne comprend pas. Moi j’ai tendance à dire que ce qui est magnifique c’est de considérer l’autre comme un texte. Dès lors, la question de l’orientation sexuelle, du genre, de la croyance, de la couleur de peau ne se pose pas. C’est un texte, c’est une histoire, quelque chose qui peut modifier mon histoire, mais pas la changer, pas la remplacer.

Notes

1 Chasselay et autres massacres, texte et mise en scène d’Éva Doumbia, création le 8 octobre 2024 au Théâtre du Nord (Tourcoing). Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers. Return to text

2 Extrait d’un entretien public réalisé par Maxence Cambron le 10 octobre 2024 dans le cadre du cycle « Réparations : nouvelles écritures théâtrales, enjeux contemporains » en marge des représentations de Chasselay et autres massacres. Bibliothèque Humanités, Université de Lille, campus Pont-de-Bois Return to text

3 Le Iench, texte et mise en scène d’Éva Doumbia, création le 6 octobre 2020 au Théâtre des Deux-Rives, Centre Dramatique National de Normandie-Rouen. Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers. Return to text

4 Film documentaire français des réalisteur·rice·s Eveline Berruezo et Patrice Robin sorti en 1992. Return to text

5 Film franco-sénégalais réalisé par Ousmane Sembène en 1971. Return to text

6 Léonora Miano, La Saison de l’ombre, Paris, Grasset, 2013. Return to text

7 Maryse Condé, Ségou. Les murailles de terre, Paris, Robert Laffont, 1984 et Maryse Condé, Ségou. La terre en miettes, Paris, Robert Laffont, 1985. Return to text

8 Koulounisation, conception Delphine de Baere et Salim Djaferi, création le 6 octobre 2021 aux Halles Schaerbeeke (Bruxelles). Return to text

9 Extrait d’un entretien public réalisé par Maxence Cambron le 22 février 2024 dans le cadre du cycle « Réparations : nouvelles écritures théâtrales, enjeux contemporains » en marge des représentations de Koulounisation. Institut du Monde Arabe - Tourcoing. Return to text

10 Saïgon, création collective de la compagnie Les Hommes approximatifs, mise en scène de Caroline Guiela Nguyen, création le 8 juillet 2017 au Festival d’Avignon. Return to text

11 Extrait d’un entretien public réalisé par Maxence Cambron le 7 décembre 2023 dans le cadre du cycle « Réparations : nouvelles écritures théâtrales, enjeux contemporains » en marge des représentations de Saïgon. Théâtre du Nord, Lille. Return to text

12 Welfare, d’après le film de Frederick Wiseman, adaptation et mise en scène de Julie Deliquet, création le 5 juillet 2023 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon. Return to text

13 Film documentaire américain du réalisateur Frederick Wiseman, sorti en 1975. Return to text

14 Extrait d’un entretien public réalisé par Maxence Cambron le 18 avril 2024 dans le cadre du cycle « Réparations : nouvelles écritures théâtrales, enjeux contemporains » en marge des représentations de Saïgon. Théâtre du Nord, Lille. Return to text

15 Fajar ou l’odyssée d’un homme qui rêvait d’être poète, écrit, mis en scène et interprété par Adama Diop a été créé le 23 janvier 2024 à la MC2 Grenoble. Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers. Return to text

16 Extrait d’un entretien public réalisé par Maxence Cambron le 20 mars 2024 dans le cadre du cycle « Réparations : nouvelles écritures théâtrales, enjeux contemporains » en marge des représentations de Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète à l’occasion du festival Mix’cité organisé par l’Université de Lille. Return to text

References

Electronic reference

Maxence CAMBRON, Anne LEMPICKI, Eva DOUMBIA, Lyly CHARTIEZ‑MIGNAUW, Salim DJAFERI, Antoine RICHARD, Dan ARTUS, Paola SECRET, David SEIGNEUR, Marie PAYEN and Adama DIOP, « Point d’orgue n° 2. Faire entendre d’autres récits, faire voir d’autres présences », Déméter [Online], 12 | Été | 2024, Online since 27 janvier 2025, connection on 18 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1836

Authors

Maxence CAMBRON

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Anne LEMPICKI

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Eva DOUMBIA

Autrice, metteuse en scène et comédienne, Eva Doumbia a notamment été formée par l’Unité Nomade de Formation à la mise en scène. En 2000 elle fonde sa compagnie La Part du pauvre - Nana Triban. Parmi ses récentes créations, Autophagies, histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes et puis des fruits, du sucre, du chocolat a été présenté au Festival d’Avignon en 2021. Elle est également l’autrice d’un roman, Anges fêlées, paru en 2016 chez Vents d’Ailleurs.

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Lyly CHARTIEZ‑MIGNAUW

Formée à l’École Professionnelle Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre du Nord (Lille), Lyly Chartiez-Mignauw est actrice. Elle travaille régulièrement avec les metteurs et metteuses en scène Aude Denis, Vincent Dhelin et Olivier Menu ou Amélie Poirier. Chasselay et autres massacres est sa première collaboration avec Eva Doumbia.

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Salim DJAFERI

Formé à l’ESACT - Conservatoire Royal de Liège, Salim Djaferi est acteur, auteur, performeur et metteur en scène. Cofondateur du Collectif éphémère Vlard, il collabore par la suite avec Sanja Mitrovic, Elena Dorassiotto, Benoît Piret mais surtout Adeline Rosenstein.

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Antoine RICHARD

Formé aux arts et techniques du son à l’Ensatt (Lyon), Antoine Richard travaille notamment auprès de Matthias Langhoff, Jean-Louis Hourdin ou Richard Brunel. Il est un collaborateur permanent de la compagnie des Hommes Approximatifs (direction artistique : Caroline Guiela Nguyen) depuis la création de celle-ci en 2009. Il travaille également pour la création radiophonique.

Dan ARTUS

Ancien élève de l’École du Théâtre National de Bretagne, Dan Artus est comédien, auteur et metteur en scène. Il est un collaborateur régulier des créations de Caroline Guiela Nguyen (Cie Les Hommes approximatifs) depuis 2015.

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Paola SECRET

Formée à l’École Claude Mathieu, Paola Secret est comédienne. Elle est collaboratrice artistique de la Compagnie Les Hommes approximatifs depuis 2019.

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David SEIGNEUR

Formé à l’ESAD (Paris), David Seigneur et comédien. Il est membre fondateur du Collectif In Vivo en 2009 avec Julie Deliquet. Il participe à toutes les créations de la compagnie.

Marie PAYEN

Ancienne élève de l’école du Théâtre National de Strasbourg, Marie Payen est comédienne au théâtre, au cinéma et à la télévision, autrice et metteuse en scène. Au théâtre elle a notamment travaillé sous la direction de Jean-François Peyret, Chantal Morel, Laetitia Guédon ou Frédéric Fisbach.

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Adama DIOP

Comédien, auteur et metteur en scène notamment formé au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, Adama Diop partage sa vie et sa carrière entre la France et le Sénégal dont il est originaire. Au théâtre il a notamment travaillé sous la direction de Stéphane Braunschweig, Tiago Rodrigues, Jean-François Sivadier, Franck Castorf ou encore Julien Gosselin.

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