Introduction
La création artistique a le pouvoir de déclencher une renaissance profonde qui ne relève pas de la simple introspection, mais d’une exploration intime et personnelle, ancrée dans un questionnement universel sur l’existence. Le médium artistique joue un rôle crucial dans ce processus en devenant le canal à travers lequel s’expriment les émotions les plus profondes et les aspirations les plus intimes. C’est dans cet espace créatif que se trouve le cœur de la pratique artistique. Le corps est souvent considéré comme un médium, entre l’esprit et le monde extérieur, un instrument de perception et d’interaction avec la réalité. Mais il est aussi le lieu des vulnérabilités, car il peut subir des lésions, qu’on voit sur la peau. Par contre, les blessures de l’âme peuvent laisser des cicatrices invisibles. Comment alors peut-on les réparer ? C’est là que l’art intervient, offrant un espace de transformation et de guérison où les traumatismes et les douleurs intérieures peuvent être explorées, exprimées et finalement surmontées.
Cette étude plonge au cœur des inspirations artistiques des artistes femmes qui s’investissent dans des tentatives de guérison personnelle à travers des expressions liées au deuil, à la maladie et aux violences subies. À travers une approche transnationale et transchronologique des thématiques et concepts abordés, l’objectif est de mettre en lumière la façon dont les traumatismes collectifs (violences, colonisation, génocides) sont exposés, examinés et transcendés à travers le prisme de la création artistique.
Nous analysons les connexions et tensions inhérentes entre la démarche de réparation artistique individuelle et celle orientée vers l’autre en soulignant l’interférence entre l’auto‑transcendance artistique, où l’artiste explore et expose ses propres traumatismes. Souvent, un traumatisme personnel devient une source d’inspiration. À travers la création artistique, où le traumatisme est exposé, l’artiste transforme son vécu, lui donnant une nouvelle forme et s’inscrivant dans un processus de guérison. L’art devient alors un vecteur de guérison. Nous souhaitons présenter des femmes artistes reconnues qui, par leur travail profondément introspectif et socialement engagé, explorent des sujets de grande profondeur. Leur œuvre reflète la diversité des expériences féminines et contribue à redéfinir les récits sociaux contemporains.
Nous savons la difficulté qu’ont eue les femmes artistes à trouver leur place dans l’art1. L’art des femmes tombe largement dans l’oubli, leurs œuvres étant soit ignorées dans les musées, soit complètement disparues2. Les femmes artistes perdent leur histoire collective et de nombreuses figures individuelles sont effacées des récits nationaux ou généraux de l’art3.
Dans son article Pour l’histoire des femmes artistes : historiographie, politique et théorie, Mary D. Sheriff parle de vagues d’intérêt pour les femmes artistes : la première autour de 1900 et la deuxième dans les années 1970, quand les femmes ont eu la possibilité de s’affirmer dans l’art en contestant les normes sociales à travers leur pratique artistique4. Dans ce deuxième moment, en s’appropriant le corps comme lieu d’expérience et de pouvoir personnel, ces artistes remettent en question les stéréotypes et les normes culturelles rigides, explorant des thèmes tels que la sexualité, la violence sexiste, la maternité et les discriminations. Leur travail reflète souvent une quête d’autonomie et d’identité, ainsi qu’une volonté de dénoncer les injustices et les violences dans la société5. Dans cette perspective, l’œuvre d’art devient l’occasion de partager des histoires personnelles et collectives, offrant une vision authentique et intime des défis et des réussites des femmes6.
L’analyse est construite par axes thématiques qui décrivent les luttes des femmes, car chaque bataille se joue sur leur corps et c’est là le point de départ et de fin, comme dans un parcours circulaire. Comment les femmes peuvent-elles renaître dans leur corps, avec leur corps, pour leur corps ? Comment leur corps peut-il devenir médium artistique pour raconter le traumatisme, la politique et l’identité ? Ces questions seront les focus de cette contribution et nous prendrons pour exemple plusieurs travaux d’artistes femmes pour montrer l’ampleur de cette réflexion et la pratique que nous qualifions de renaissance artistique.
Le corps : médium artistique et véhicule d’identité
Depuis les années 1960, avec la diffusion de la performance comme médium artistique, on assiste à l’utilisation du corps en tant que véhicule et essentiel de cette pratique. Celle-ci repousse les limites traditionnelles de l’art en mettant en avant la présence physique et l’action en direct comme principales formes d’expression artistique. En explorant le potentiel expressif du corps humain, les artistes l’utilise comme un instrument vivant à travers lequel ils communiquent des idées, des émotions et des expériences. C’est à ce moment-là que naît la performance en même temps que le féminisme : le mouvement de libération de la femme, l’acquisition de l’expression du corps ainsi que les droits obtenus sur lui conduisent à sa maîtrise avec les contraceptifs et l’avortement7.
Dans son article La Performance comme force de combat féministe, Anne Julie Ausina écrit :
La performance émerge au même moment que le féminisme : engendrée pour s’émanciper du capitalisme, la performance est apparue pour bousculer le marché de l’art. Se voulant éphémère et impulsive, la démarche performative implique de prendre le corps comme outil premier de création. De cette manière, féminisme et performance ont trouvé l’un dans l’autre une combinaison efficace pour lier expression plastique et luttes sociales8.
Mais le corps, même simplement en image comme sur une photographie, a aussi un grand pouvoir d’affirmation, de représentation et d’identification collective, ou « overlaid with immanence » (empêtré d’immanence) comme dit Iris Marion Young dans son étude « Throwing Like a Girl »9.
À la fois sujet et objet de l’œuvre, le corps devient une toile vivante. Prérogative de la libération politique du corps de 1968, celui-ci avait déjà été utilisé bien auparavant comme lieu d’exploration. Par exemple, en 1959, Meret Oppenheim (1913-1985) présente l’installation Le Festin10. L’artiste y apparaît nue, allongée, avec le visage doré et des aliments, que le public peut manger, sont déposés sur son corps. Féministe convaincue, Oppenheim joue souvent avec les thématiques du désir et de la sexualité, mais dans cette performance on retrouve aussi une critique de la société qui fait de la femme non seulement un corps objet du regard, mais aussi objet de consommation11.
Tout au long des années 1960 et 1970, le corps n’a pas cessé d’être façonné, manipulé, altéré, mis en mouvement et même confronté à des situations extrêmes pour provoquer, chez le public, des réactions émotionnelles et intellectuelles12.
Toujours dans la volonté sociologique du regard de Meret Oppenheim, d’autre artistes relèvent le défi avec le spectateur, mais cette fois en créant l’interaction gestuelle et donc performative. On peut citer l’œuvre Cut Piece (Kyoto, 1964) de Yoko Ono (née en 1933) : l’artiste, assise immobile sur la scène, dans une posture féminine traditionnelle japonaise, invite les spectateurs à venir découper ses vêtements à l’aide d’une paire de ciseaux. Dans cette performance, qui prévoyait une cérémonie de la part du public qui devait se lever, traverser la salle, monter sur scène, prendre les ciseaux et découper le tissu, l’action devait être assumée devant l’ensemble du public du théâtre, qui devenait lui aussi protagoniste de la performance, dans un dialogue entre proie et chasseur. Yoko Ono, dans cette performance où elle se retrouvait immobile et vulnérable, montre la violence qui, souvent de façon détournée, sous-tend la société dans laquelle nous vivons13.
Avec un propos similaire, dix ans plus tard, cette performance a été reprise par l’artiste serbe Marina Abramović (née en 1946) dans Rhythm 0 (Naples, 1974). Ici l’artiste, cette fois debout parmi les visiteurs, présente au public 72 objets disposés sur une table - tels qu’une rose, du pain, du parfum, une bouteille de vin, un verre et un pistolet avec une balle, possible objet de mort. Il n’y a plus de cérémonie pour participer à la performance et assumer les gestes, ici le public a un pouvoir majeur, celui du groupe et l’artiste est objet parmi les objets entre les mains des personnes présentes, qui peuvent décider si et comment elles interagissent avec elle14. C’est une performance agressive où la violence en constitue le principe fondamental. Le but principal que l’artiste voulait atteindre était de répondre à la question suivante : que ferait le public dans une situation où il aurait une liberté totale ? L’expérience révéla des aspects inquiétants de la nature humaine, montrant comment, en l’absence de limites, certaines personnes pouvaient devenir violentes et déshumanisantes envers ceux qui sont vulnérables. Abramović elle-même se déclara surprise par l’intensité de la réaction du public, reconnaissant le risque auquel elle s’était exposée.
De l’acte de se laisser faire on passe à de l’acte de faire, l’acte de se soumettre à celui de s’affirmer. Quand il s’agit de performance, l’artiste franchit souvent les frontières entre art et vie quotidienne, entre fiction et réalité. C’est là que se joue la réflexion sur l’identité car le corps reflète individualité, ainsi que les expériences culturelles, sociales et historiques qui lui sont associées. En utilisant le corps, les artistes nous invitent à réfléchir au passage de la petite échelle individuelle à la grande échelle collective, de l’identité à la société car le corps est force politique, lieu d’expérience et de mémoire15.
Mémoire, traumatisme et narration
La mémoire et le traumatisme sont des thèmes récurrents dans l’art contemporain. Les artistes explorent souvent les expériences individuelles et collectives de douleur, de perte et de souffrance à travers une variété de médiums et de formes artistiques. Le processus de création commence souvent dans une phase de réélaboration intime : en puisant dans des souvenirs personnels ou des événements historiques, ces artistes ressentent le besoin de s’exprimer. Mettant en lumière les cicatrices invisibles laissées par des événements traumatisants, tels que les violences domestiques, les abus sexuels, les déplacements forcés, les guerres et les génocides, les artistes proposent des actions qui témoignent de la résilience humaine et offrent des perspectives sur les conséquences du traumatisme sur la société et sur l’expérience individuelle. À travers leur œuvre, de manière souvent directe ou indirecte, ces artistes emblématiques mettent en lumière l’importance de créer et de diffuser ces performances pour rendre visible et conscient l’insupportable. Ces artistes savent que leur travail sert à témoigner, commémorer et exorciser les traumatismes (intimes, politiques, collectifs, etc.) passés. Elles utilisent la prise de conscience comme un moyen de critiquer et de contester un système d’injustice.
La deuxième étape du processus de création est de trouver une manière de raconter et de dénoncer cela. L’utilisation de l’allégorie visuelle est très commune et permet d’évoquer des crimes de guerre ou des violences sans les citer directement. Le résultat en est une action de fort impact visuel qui nécessite une contextualisation. Il suffit souvent de connaître la nationalité de l’artiste pour reconstituer le contexte évoqué, car cela révèle les conditions et droits spécifiques des femmes, qui sont ainsi ancrées dans un cadre politique particulier.
Dans ce cas, les artistes proposent des œuvres qui explorent plusieurs médiums, performance, photographie, vidéo et installation, car l’aspect facetté offre une déclinaison plus complète de la situation.
L’œuvre de l’artiste iranienne Shirin Neshat (née en 1957) est liée à son émancipation culturelle et investigue des thématiques profondément engagées, telles que l’identité, le genre, la politique et la culture. Emblématique est la série de photographies en noir et blanc, Women of Allah (1993-1997)16 : des femmes iraniennes voilées sont présentées tenant des armes à feu et des calligraphies persanes sont tracées sur leurs visages et leurs corps. Les vers, tracés à la main sur le corps, agissent comme une analogie de la parole et citent des poètes et écrivaines féministes telles que Forugh Farrukhzad (1935-1967)17 et Tahereh Saffarzadeh (1936-2008)18. Ces photographies ont un grand impact visuel car Neshat évoque l’univers caché des femmes en Iran et les représente comme des guerrières dont la peau raconte une lutte de dignité humaine. L’artiste explore ici les complexités de l’identité féminine dans la société iranienne post‑révolutionnaire, ainsi que les notions de pouvoir, de religion et de résistance. L’évocation des expériences personnelles et collectives à travers le pouvoir de la mémoire et de la narration trouve trace dans l’utilisation d’images et d’histoires pour créer des connexions émotionnelles et donner voix à des récits oubliés.
Un autre exemple réside dans l’action performative de Marina Abramović, Balkan Baroque, présentée à la Biennale de Venise en 199719. L’artiste est assise sur une pile d’os de bovins dont elle nettoie les résidus de chair et de cartilage à la brosse. La scène, entre cérémonie et carnage, s’offre aux yeux du spectateur comme un rituel de purification pour l’artiste elle‑même et pour les massacres qui ont eu lieu dans les Balkans. Cette référence n’est pas seulement politique, mais aussi autobiographique, car ses parents, qui étaient tous deux partisans pendant la Seconde Guerre mondiale, appartenaient au Parti du Général Tito. Abramović se charge de la responsabilité de nettoyer aux yeux du monde entier (à travers la vitrine de La Biennale de Venise) les atrocités commises pendant la guerre et évoque aussi ses traumatismes, ainsi que ceux de son pays, la Serbie20.
Ces deux exemples montrent comment la narration des traumatismes, représentée sous forme d’allégorie, joue un rôle important de transmission, de la lutte contre l’oubli et de réélaboration du traumatisme qui devient ainsi fondateur et créateur.
Mais la simple exposition de la réalité, non métaphorisée, qui choque les yeux du spectateur, existe aussi. On pense à Nan Goldin (née en 1953) et à sa photographie Nan One Month After Being Battered (1984)21 parue en 1986 dans The Ballad of Sexual Dependency22. L’image est un autoportrait et le titre de l’œuvre révèle ce qui s’est passé « Un mois après avoir été battue ». Le visage de l’artiste est défiguré par les coups d’un homme, avec des ecchymoses sous les yeux et l’œil gauche rouge de sang. La photo fait partie du grand travail de documentation que la photographe a réalisé sur sa propre vie. Même si Goldin n’a pas eu l’intention de l’exposer comme un acte de dénonciation23, cette photographie est devenue une image symbole de la violence à l’égard des femmes. En effet, l’artiste est photographiée contre un meuble en bois et un rideau blanc sous une lumière artificielle. L’image est celle d’une victime de violences conjugales : une femme battue, marquée de blessures. Néanmoins, elle regarde l’appareil photo avec un air de défi, comme pour dire : « Voici la violence, je vous la montre ». En effet dénoncer est un acte qui peut prendre différentes formes, qu’elles soient administratives et juridiques ou violentes, ou encore évocatrices de la violence.
Un autre exemple est l’œuvre de l’artiste britannique Tracey Emin (née en 1963) intitulée My Bed (1998). Cette installation présente un lit défait entouré de bouteilles de vodka vides, de préservatifs usagés, de sous-vêtements tachés et d’autres objets personnels24. L’œuvre est inspirée par une phase à la fois sexuelle et dépressive de la vie de l’artiste, lorsqu’elle reste alitée pendant quatre jours sans manger ni boire autre chose que de l’alcool. En regardant le désordre qui s’est accumulé dans sa chambre, elle réalise soudain ce qu’elle a créé25 : œuvre audacieuse et autobiographique, elle attire l’attention en franchissant les frontières de l’espace privé de l’artiste pour l’exposer au regard du public, se retrouvant ainsi à la merci des regards extérieurs.
Féminisme, droits des femmes, politique du genre
Parmi les thèmes récurrents de l’art contemporain, le féminisme et les droits des femmes sont explorés de manière significative par de nombreuses artistes. Ces œuvres ne se contentent pas de représenter les femmes comme des êtres passifs, mais engagent également une critique approfondie des structures de pouvoir patriarcales qui oppriment et marginalisent non seulement les femmes, mais aussi d’autres genres discriminés. Les artistes féministes remettent en question les normes esthétiques et culturelles, déconstruisent les stéréotypes de genre et mettent en évidence les inégalités systémiques auxquelles les femmes sont confrontées. Certaines artistes utilisent leur propre corps comme terrain d’exploration, remettant en question les idéaux de beauté et de perfection imposés par la société. D’autres artistes se concentrent sur les questions sociales et politiques liées aux droits des femmes, abordant des sujets tels que le contrôle des naissances, l’avortement, la violence domestique et les disparités économiques et politiques. Il s’agit d’œuvres engagées qui jouent un rôle crucial dans la sensibilisation aux problèmes auxquels les femmes sont confrontées et dans la promotion du changement social et politique. L’art contemporain féministe célèbre la force, la réparation et la diversité des expériences féminines, tout en appelant à un monde plus juste et égalitaire pour tous.
Un exemple en est sûrement le travail photographique de l’artiste américain Carrie Mae Weems (1953) et de son travail photographique du début des années 1990, The Kitchen Table Series26. Son œuvre (photographies, films et vidéos) est un exemple dans l’essor des luttes post‑coloniales et décoloniales y compris dans le monde de l’art. En partant d’un cadre traditionnel, une femme dans sa cuisine, lieu considéré depuis trop longtemps comme le royaume de l’identité féminine, l’artiste recrée un stéréotype féminin (qu’elle incarne elle‑même) et expose les violences patriarcales, tout en racontant une histoire de vulnérabilité, de force, de solitude et de relation. Son œuvre suscite un débat plus large sur la continuité des stéréotypes et leur dénonciation27. Cette série cherche à réinventer les femmes et les personnes de couleur et fait référence, selon les mots de l’artiste, à « l’amour non réquisitionné »28.
Un autre exemple, emblématique de la question du genre, est le cas de Zanele Muholi (1972), « activiste visuel·le » sudafricain·e29. Ellelui30 utilise la photographie pour documenter les vies et les luttes de la communauté noire LGBTQIA+ en Afrique du Sud, mettant en lumière les réalités souvent invisibles et marginalisées de ces communautés31. Mais ce sont ses autoportraits de la série Somnyama Ngonyama qui se démarquent de sa production. En noir et blanc, ces autoportraits racontent les histoires de ségrégation, de stéréotypes et de l’assujettissement des femmes noires. Muholi utilise des outils comme des peignes, des éponges et des chiffons pour mettre en valeur la chevelure noire, souvent utilisée comme un symbole de soumission au pouvoir blanc. Dans certains de ses portraits, ellelui entre dans son propre récit, utilisant des images de sa mère, qui a servi une famille blanche pendant des années, et ses relations amoureuses32.
L’art féministe ont pris de plus en plus d’envergure durant ces dernières années : un regain d’intérêt pour les questions de genre et de féminisme s’est manifesté dans le domaine de l’art, stimulé par une série de facteurs tant internes qu’externes à l’histoire de l’art.
À partir des années 2000, des expositions majeures telles que Global Feminisms (Brooklyn Museum de New York, 2007)33, WACK! Art and Feminist Revolution (MOCA de Los Angeles, 2007)34, et Elles@centrepompidou (Paris, 2010)35 ont marqué le début de cette tendance. Plus récemment, des expositions telles que Radical Women: Latin American Art, 1960-1985 (Hammer Museum, 2017)36, Pionnières (Musée du Luxembourg, 2022)37 et Où sont les femmes ? (Musée des Beaux-Arts de Lille, 2023)38 ont continué à renforcer cet intérêt croissant39. Parallèlement, l’émergence de nouveaux groupes activistes et le mouvement transnational #MeToo40 ont également joué un rôle significatif dans la promotion de ces idées et ont eu des répercussions importantes sur la culture artistique, tant dans le passé récent que dans le présent.
Politique et activisme social : identité et auto-représentation
Dans le paysage de l’art contemporain, la politique et l’activisme social sont des forces motrices qui animent de nombreuses pratiques artistiques. À travers leurs œuvres, les artistes donnent voix aux préoccupations sociales et politiques, sensibilisent aux problèmes mondiaux et promeuvent le changement social. L’art contemporain politique et l’activisme social prennent de nombreuses formes, allant de la performance et de l’installation à la peinture et à la sculpture. Les œuvres explorent les questions des droits de l’Homme, de la justice sociale, de l’égalité des sexes, de la diversité culturelle, de la migration, de l’environnement etc. À travers l’utilisation des symboles, des métaphores et des allégories, les artistes suscitent des conversations sur des sujets politiquement chargés et incitent à l’action.
Par exemple, Doris Salcedo (née en 1958) a créé des installations sculpturales qui évoquent la violence et les injustices sociales et politiques résultant de conflits armés en Colombie. L’artiste colombienne affirme qu’il est impossible d’effacer et de soigner les marques de violence, mais elle cherche à le faire, car c’est son idéal41 : elle voit la réparation comme source de réflexion. Son travail transcende les frontières culturelles, offrant une réflexion profonde sur l’humanité et la résilience face à l’adversité42. Un exemple très minimaliste est l’œuvre Shibboleth (2007) qui consiste en une longue fissure serpentant sur toute la longueur de Turbine Hall de la Tate Modern, comme si elle frappait les fondations mêmes du musée. Le titre nous en indique l’interprétation car le mot « shibbólet » ( שִׁבֹּלֶת ) fait référence à un incident biblique qui décrit comment les Ephraïmites, tentant de fuir à travers le Jourdain, furent arrêtés par leurs ennemis, les Galaadites43. Comme leur dialecte ne comprenait pas le son « sh », ceux qui ne pouvaient prononcer le mot « shibboleth » ont été capturés et exécutés. Shibboleth est donc un gage de pouvoir, celui de juger, de rejeter et de tuer. Que peut signifier l’évocation d’une telle violence dans un musée d’art moderne ? Pour Salcedo, la fissure représente une histoire du racisme, parallèle à l’histoire de la modernité, une opposition entre riches et pauvres, hémisphère nord et hémisphère sud. Elle nous invite à y plonger le regard et à nous confronter à des vérités dérangeantes sur notre monde.
À travers de grandes installations sculpturales, Salcedo crée des espaces de mémoire collective où les victimes peuvent être célébrées et où les spectateurs sont invités à réfléchir à la nature de la violence et de la réparation. Le pouvoir est un sujet qu’on retrouve dans d’autres champs de la vie, en opposition avec un engagement combattant, un activisme social, la représentation identitaire et la maternité. Le travail de Salcedo ne se limite pas à l’esthétique visuelle, mais agit comme un moyen puissant de remise en question des normes sociales, un moyen d’exprimer des expériences personnelles et de promouvoir le changement social. Un autre terrain, sur lequel les artistes débattent politiquement et socialement, est la maternité et ce thème permet de boucler la boucle amorcée au début, où le corps est présenté comme un médium et un vecteur d’identité.
Depuis le Moyen-Âge, on est habitués à des peintures évoquant la maternité, comme la Visitation, l’Immaculée Conception, la Vierge et l’Enfant, donnant une image béate de la maternité. Dans l’art contemporain, certains artistes ont sublimé l’impossibilité d’une conception, comme Frida Kahlo par exemple qui exprime dans sa peinture la douleur physique, ou Tracey Emin qui évoque ses avortements dans le film How it feels44 (1996).
Plusieurs artistes féministes protestent contre l’oppression, la discrimination sexuelle, la violence envers les femmes, le sexisme et le patriarcat, d’autres agissent en dénonçant et en proposant un activisme social.
Artiste parmi d’autres, Paula Rego (1935-2022) est un exemple d’artiste féministe engagée. Elle est connue pour Abortion (1998-1999), série de tableaux qui représente des femmes en train d’avorter clandestinement, œuvres considérées comme ayant influencé le deuxième référendum du Portugal sur la légalisation de l’avortement en 200745. Un autre exemple est Viva Ruiz, artiste queer contemporaine, avec son œuvre Thank God For Abortion46, projet lancé en 2015, en réponse à la fermeture des cliniques d’avortement aux États-Unis. Elle fabrique des tee-shirts et organise activement des manifestations et des actions dans le but de déstigmatiser l’avortement aux États-Unis. Son approche de la sensibilisation à l’avortement passe par l’affirmation sans équivoque du droit d’une personne à choisir d’avorter ou non. Son objectif est d’éloigner le dialogue sur l’avortement d’une conversation sur le péché et la moralité et de l’orienter vers un débat centré sur la libération et le soutien des personnes marginalisées, qui sont les plus touchées par la restriction de l’avortement aux États-Unis. Ce site contient des photographies en noir et blanc de personnes portant les tee-shirts Thank God For Abortion de Ruiz, une reproduction de sa déclaration de mission, ainsi que des informations sur les implications de la restriction de l’avortement47.
Conclusion
En conclusion, nous voulons attirer l’attention sur le processus de création et la nécessité d’expression. En effet, dans le vaste paysage de l’art contemporain, les thèmes de la politique, de la question du genre et de l’activisme social émergent comme d’impétueuses forces motrices qui animent de nombreuses pratiques artistiques. L’injustice subie devient le point de départ pour déclencher la création et l’art devient un espace où les artistes femmes peuvent transformer leur douleur en une forme d’expression libératrice et cathartique, et restituer aux autres une personne différente, transformée, qui a donné sens à son expérience traumatique. Pour ces artistes (dont nous avons présenté une sélection a minima), l’art représente bien plus qu’une simple pratique artistique, c’est une revanche existentielle, une affirmation de leur personne et surtout de leur réparation face à l’adversité.
Dans ce contexte, l’art contemporain devient bien plus qu’un simple reflet esthétique de la société : il est un espace de réflexion, de contestation et de transformation. En utilisant leur créativité comme un outil de guérison, elles renversent le récit de leur victimisation pour se réapproprier identité et pouvoir personnel. L’acte de création devient ainsi un acte de rébellion contre les structures oppressives et les normes sociales qui ont contribué à leur marginalisation. C’est une manière de prendre le contrôle de leur propre récit, de se libérer des chaînes de la stigmatisation et de la honte, et de trouver un sens à leur existence, malgré les défis auxquels elles sont confrontées. Même si la réparation en elle-même ne peut pas être pleinement réalisée, à travers la création artistique, les artistes engagent un processus de dénonciation et d’exposition. Ce mouvement, qui va de l’intérieur vers l’extérieur, permet aux autres de connaître et de prendre conscience de certains sujets. Le simple fait de partager ces expériences constitue déjà un premier pas très important dans un cadre plus large de combat et de guérison personnelle.