La question de la représentation mobilise à la fois les sujets qu’on porte en scène mais aussi celles et ceux à qui on fait appel pour jouer ces situations. L’équipe de Saïgon est composée d’acteurs et actrices amateurs, la plupart vietnamiens. La présence de ces partenaires non-professionnels, qui ne parlent pas la même langue que vous, déplace‑t‑elle votre appréhension du travail ?1
Dan Artus : Je voudrais faire une petite réparation sur ce que vous dites à propos des amateurs qui ne parlent pas notre langue. En fait je dirais plutôt que c’est nous qui ne parlons pas leur langue. C’est plutôt ça qu’il faut réparer un petit peu, en tous cas c’est la volonté de Caroline et de la compagnie. Parce que si on dit qu’ils ne parlent pas notre langue, ça veut dire qu’on est hermétiques, qu’on est fermés, qu’on ne communique pas ou alors qu’on va s’adresser vraiment à ceux qui parlent notre langue. Et notre but c’est justement de ne pas s’adresser qu’à ceux qui parlent notre langue. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de langues, comme dans Fraternité, conte fantastique2 ou même dans Lacrima3. À chaque fois les gens nous disent : « mais comment vous faites ? Est-ce que c’est traduit ? », mais en fait ça ne pose pas de problème. Et on ne fait jamais semblant de parler la même langue. Dans les scènes de Saïgon, quand mon personnage n’arrête pas de dire à la femme qu’il aime qu’elle parle en vietnamien et qu’il ne comprend pas, c’est une tentative de communication, on n’y arrive pas, mais il y a quand même de l’amour ! La présence des « amateurs » dans le travail, c’est du réel, ce sont de « vrais gens » ; on est de vrais gens aussi, mais ça nous sort de notre bulle. Moi, en tant que comédien, j’ai énormément progressé dans mon travail parce que j’ai beaucoup joué avec des gens qui ne faisaient pas de théâtre. Sinon on peut s’enfermer dans des salles de théâtre, rester entre nous, et dire du Racine (j’adore Racine par ailleurs). Maintenant, quand de temps en temps je retourne, on va dire, dans un spectacle « exclusivement professionnel », uniquement avec des acteurs et des actrices qui ont une formation, je suis toujours un peu choqué et je me dis : « ah oui, c’est vrai, c’est vrai que c’est comme ça. »
Est-ce que c’est aussi une manière de réactiver la nécessité de l’action qui se passe au plateau ?
Dan Artus : Disons que ça nous pousse à faire très attention à son partenaire et être très à l’écoute.
Paola Secret : Et dans une vérité, d’être dans le vrai. Si ça ne se fait pas on va pas passer par d’autres moyens, des techniques de comédiens et comédiennes pour y arriver… Si ça n’y est pas, ça n’y est pas quoi !
Dan Artus : Il n’y a que dans les écoles de théâtre où on apprend à jouer faux. L’amateur il ne joue pas, il est vrai ou il ne le fait pas !
Maurin Ollès : Quand on me parle de ce spectacle, la première chose que je dis c’est que j’ai la chance de jouer avec Anh et Hiep Tran Nghia4, enfin avec les comédiens et comédiennes amateurs. C’est franchement trop génial ! J’ai mis du temps à comprendre comment jouer avec eux. Peut-être parce que justement j’étais dans de vieux réflexes et que justement ça passe par du présent. À partir du moment où je me suis connecté à son rythme, parce qu’elle n’a pas forcément le même rythme, il y avait un rythme plus lent au début, peut-être, mais maintenant on se regarde dans les yeux on est vraiment en train de jouer ensemble.
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Dans Fajar5, vous faites dire au personnage que vous interprétez, Malal : « J’entre en politique par l’entrée des artistes, c’est-à-dire en oblique ». Cette phrase semble en dire beaucoup sur votre rapport au discours artistique, ainsi qu’à la fonction de l’artiste dans la société actuelle, dont vous semblez désirer, toujours en empruntant les mots de Malal, qu’il soit moins un « beau parleur » qu’un « haut-parleur ».6
Adama Diop : J’ai tendance à penser qu’on ne solutionne pas les choses frontalement. Malal dit aussi : « Je conte ma colère légèrement ». Quand on hurle sa colère à quelqu’un, celle-ci peut être extrêmement légitime, mais l’autre n’est peut-être pas en capacité de comprendre. On voit juste quelqu’un qui nous agresse et la réaction, c’est la violence. Ce qui est intéressant avec le pas de côté, c’est que tu peux faire de l’humour. Tu peux avoir la même colère, mais tout en donnant à entendre ce que tu dis. Je pense que le théâtre nous donne la chance de faire ça. Il nous permet de déposer cet objet bizarre qui est Fajar avec qui je dépose ma colère. Pas complètement, mais il me permet de poser ça là et de nous inviter à réfléchir ensemble, dans tous les sens du terme. Je crois que c’est important de prendre les choses par les côtés. Je trouve ça un peu stérile quand j’entends les débats dans lesquels les gens ne veulent pas changer. Ils viennent étaler leur savoir-faire, vous persuader qu’ils ont raison. Mon désir c’est de partager une expérience, c’est d’apprendre et de repartir avec quelque chose, pas d’étaler mon égo.
Est-ce qu’avec Fajar ou l’odyssée d’un homme qui rêvait d’être poète on peut dire que vous donnez forme à une colère personnelle liée à l’histoire qui lie votre pays d’origine, le Sénégal, à la France ?
Adama Diop : La France a colonisé le Sénégal. Il y a eu l’esclavage, ça a été atroce. Le pays a été vidé de ses richesses, de ses hommes, de ses femmes. Ce n’est pas le choix des Français d’aujourd’hui, mais c’est un héritage commun. Qu’est-ce qu’on en fait ? Il est légitime que je sois en colère parce que quand je viens ici, en France, on me ramène à cette histoire-là, on me fait porter le poids d’une chose qui n’a rien à voir directement avec ma personne, avec mes choix, avec ma vie et qui a pourtant tout à voir avec elle.
Est-ce que la forme du spectacle, son exigence en termes d’expérience esthétique, serait une manière de déplacer poétiquement ces questions au niveau de la relation théâtrale entre le spectateur et la scène ?
Adama Diop : C’est exactement ça. Si on ne renouvelle pas son regard, on y verra quelque chose qui n’a rien à voir avec le théâtre. On se demandera si ça a quelque chose à faire là et se dira : « ça n’a rien à faire ici, c’est pas du théâtre ça » et ce sera fini, ce sera réglé. Mais j’avais besoin de faire cet objet en sachant très bien qu’il est étrange et qu’il allait diviser.
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Comment s’est opéré le processus de création de Koulounisation ? La recherche de la forme, de la structure, du dispositif à la fois scénographique et spectaculaire, de l’adresse, semble avoir une importance particulière. Peut-on dire qu’il s’agit pour vous de vous détacher de certains réflexes du théâtre documentaire, très répandu dans la création scénique actuelle ?7
Salim Djaferi : Je ne me détacherais pas complètement d’une culture de théâtre documentaire. C’est quelque chose que j’ai beaucoup vu. À Liège8, on travaillait beaucoup avec Françoise Bloch9, qui fait vraiment du théâtre à base de documents qu’elle met en scène. Tous les Milo Rau, les Rimini Protokoll, le Groupov… donc je ne crois pas que ce soit éloigné de moi, mais c’est sûr que je n’avais pas envie de faire les choses de cette manière-là. C’est vrai que le projet aurait pu être un podcast, parce que toutes mes interviews étaient enregistrées et très intéressantes… mais ce n’est pas ce que je sais faire. Ce que je sais faire, c’est du théâtre. Donc tous ces témoignages que j’ai récoltés à Alger, après la première partie du stage avec Adeline Rosenstein10, lorsque commence la deuxième partie, j’essaie tout simplement de les transformer en théâtre, c’est-à-dire que j’engage une mise en récit pour essayer d’épaissir mon propos. Ça me pousse à aller chercher d’autres documents, c’est une démarche franchement intuitive, un peu naïve aussi. C’est le fait d’expérimenter les choses au plateau qui font que ça se construit. Et aussi d’être en équipe. Durant ce stage on était trente, donc très vite tu montres des choses, ce qui m’a beaucoup donné le goût et l’intérêt dans la co‑construction. Il y a beaucoup de gens qu’on entend ou qu’on cite dans le spectacle – toutes les personnes interrogées sont dans le spectacle. On a beaucoup travaillé par étapes de travail, c’est-à-dire des résidences assez courtes, à chaque fois avec des sorties de résidence avec des gens qu’on invite, que ce soit des chercheurs et chercheuses, mais aussi parfois des témoins de la révolution, des personnes concernées, des personnes qui font du théâtre et qui, toutes, nous font avancer avec leur regard sur la forme qu’on est en train de créer.
À partir de ce matériau constitué par les témoignages et les discussions que vous avez accumulés durant plusieurs semaines, comment la dimension plastique du projet s’est-elle imposée ? Les objets et les matières que vous manipulez et agencez y jouent un rôle prépondérant. D’un point de vue dramaturgique, est-ce une manière de déjouer la domination de la parole, si centrale dans les questions qui vous animent ?
Salim Djaferi : On a très vite essayé de matérialiser ce qu’on disait par des documents. Au départ on voulait tout prouver. Toutes nos interviews sont citées. À chaque fois qu’on parle de changement de nom, par exemple, on a toutes les pièces d’identité originales. C’était un peu louche, mais je pense qu’il y a quelque chose qui s’est lié à mon expérience de personne racisée. Le racisme systémique c’est quelque chose qui semble très diffus et parfois impalpable, mais qui est pourtant très concret : si tu cherches un appartement et qu’on te dit non parce que tu es noir ou arabe, mais que tu ne pourras jamais savoir si c’est pour cette raison-là. Donc les sujets qu’on a mis au plateau ont fait qu’à un moment donné j’ai remarqué moi-même que ça devenait un peu marrant de vouloir tout prouver à ce point-là. Finalement c’est aussi pour ça que dans le spectacle, mis à part ces quelques moments où on montre les pièces d’identités, on profite pour faire des espèces d’énormes mensonges, jusqu’au final qui est presque un tour de magie à l’opposé du documentaire ou de la vérité. Ensuite, j’ai été beaucoup spectateur de théâtre documentaire et j’ai toujours trouvé que la partie documentaire m’intéressait beaucoup, mais qu’esthétiquement les choses étaient un peu redondantes. Je n’avais pas du tout envie de mettre de la vidéo, par exemple. J’avais envie de parler aux gens. Ça relève un peu de l’intuition ou de l’expérience, mais à un moment on lit tout simplement une interview qui est sur YouTube. Évidemment tu peux la passer derrière sur un écran, ou juste de manière sonore. Mais j’avais besoin d’une sorte de mise à distance avec le théâtre documentaire qui n’est pas très interpersonnel. Nous on travaille beaucoup avec les gens, on va jusqu’à créer un espace commun avec ce fil qu’on dispose autour de l’espace de jeu et des spectateurs.
La grande force de Koulounisation est cette manière dont le fond et la forme s’allient. On pourrait dire que le sujet se rabat sur la dramaturgie, créant ainsi un dispositif qui, malgré une certaine abstraction, met le spectateur en situation de colonisé. Par exemple, pendant l’installation du public puis dans les toutes premières minutes du spectacle, vous délimitez un espace qui englobe la scène et la salle. Vous dessinez ainsi « autoritairement » de nouvelles frontières qui en un certain sens abolissent la traditionnelle séparation scène‑salle…
Salim Djaferi : C’est marrant parce que dernièrement je me suis dit que ce n’était pas bien d’enfermer les gens ! C’est ça le spectacle vivant aussi, les choses te dépassent et s’expliquent a posteriori. C’est-à-dire qu’à la base ce fil qui vient dessiner un espace, il vient vraiment réduire l’espace scénique pendant le stage avec Adeline Rosenstein. Pour la présentation finale, on montre ça dans une grande salle dans laquelle on n’a jamais travaillé et qui est mille fois trop grande, tout paraît ridiculement petit. Du coup j’essaie de trouver un moyen de réduire la scène et je me dis que je vais mettre un fil. Et pour aller plus loin dans le hasard des choses auxquelles on donne un sens après-coup, ce même jour où nous avons cette présentation finale, je me rends compte que je n’ai rien pour couper le fil. Donc je vais en cuisine, mais je ne trouve pas de ciseaux, mais un couteau. Et finalement arrive cette image d’un arabe avec un couteau, qu’on trouve assez intéressante, vu l’image dont souffrent aujourd’hui plein de personnes racisées, arabes en l’occurrence. Après, effectivement, quand on commence à développer le projet, quand on commence à parler de ce que c’est qu’une nation, ça fait sens et ça confirme un peu les intuitions. C’est sûr qu’il y a une volonté de proposer une esthétique, surtout quand on parle de projets décoloniaux. C’est-à-dire que si on veut remettre en question toute une façon de penser, j’avais l’impression qu’il fallait nous aussi qu’on propose un espace et un temps choisis et particuliers. C’est pour ça que j’ai une attention particulière à l’espace ; comment les choses sont données à voir. On a aussi cette volonté d’offrir quelque chose de beau, c’est pour ça qu’il y a beaucoup d’emprunts aux arts plastiques.
Ce qui est frappant dans l’économie des objets utilisés, des mots que vous prononcez et de vos gestes, c’est la volonté d’offrir une sorte de laboratoire philosophique et politique qui conceptualise un sujet particulièrement complexe à travers une forme sensible, totalement maîtrisée.
Salim Djaferi : C’est sûr tout est choisi. Par exemple tout est blanc, ce qui nous a posé problème pour la scène finale11. Mais il y avait justement cette volonté d’être en quelque sorte très clinique, très transparent, que tout se voit, de ne rien cacher. Ce qui nous a obligé à redoubler de créativité.
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Dans votre démarche on sent une volonté de parler du réel dans toute sa complexité, ce qui empêche le discours univoque, simplifiant. D’autre part, alors qu’il s’agit de parler du réel, d’un réel douloureux et qui bien souvent vous touche de près, vous faites néanmoins le choix de la fiction et, dans la fiction, d’explorer toutes les possibilités, toutes les strates qui composent le réel. D’où, par exemple dans Istiqlal12, ces aspects structurants de l’intrigue et de la dramaturgie qui consistent à visibiliser l’invisible, faire entendre les silences, mais aussi démultiplier les niveaux d’adresse et de lecture du texte, de la mise en scène. Quel est le cheminement qui vous a amené à ces partis pris ?13
Tamara Al Saadi : En fait c’est une tentative de raconter une partie du réel. Pour en revenir à Bruno Latour, à la spéculation et aux alternatives à la réalité, fabriquer l’histoire d’une alternative à la réalité la fait advenir. C’est en cela que pour lui l’art était spéculatif. C’est donc une tentative de montrer ce que je vois. Un endroit qui est très intime. C’est une question de partage du regard : visibiliser l’invisible, faire parler les silences ou en tout cas vous montrer ce que moi je vois derrière l’invisible. Après peut-être que vous voyez d’autres choses, c’est possible, mais je vous parle de mon invisible, celui qui me pose problème à moi.
Pour reprendre vos termes, la fiction devient donc un moyen de mise en problématisation du réel.
Tamara Al Saadi : Quand j’écris, j’ai vraiment une dramaturgie à plusieurs niveaux. J’y tiens aux histoires, je trouve que c’est bien qu’on comprenne quand on va voir quelque chose ! J’aime aussi beaucoup rendre le spectateur actif, qu’il puisse faire des liens. Ça rend l’écoute active (si tant est que j’ai réussi à capter leur attention). Et puis il y a quelque chose de ludique quand même, on a grandi avec des histoires plus ou moins proches de nous, et c’est toujours rassurant qu’on nous raconte des histoires. Entre amis on passe notre temps à faire ça ! Et puis aussi parce que je pars d’une adresse aux adolescents. Je veux que les adolescents comprennent ce que je dis. Du coup je ne peux pas faire l’économie de l’histoire. Après effectivement il a une sorte d’arborescence en termes de métaphores, ça crée un écosystème d’images et de mise en abyme, où le geste lui-même à l’intérieur d’un théâtre subventionné français fait sens jusqu’à sa mise en forme. Donc oui il y a plusieurs niveaux de lecture, mais dans cette envie de rendre le spectateur actif et que ma démarche consiste à vouloir donner ce que je tente de faire, le mieux que je puisse faire c’est d’y mettre tout mon cœur. Bien sûr que ça peut ne pas plaire, mais j’essaie d’être intègre, de le faire très sincèrement, ce qui fait qu’une opposition se fait moins sentir. Le commun, pour moi, c’est un mot qui est très important. Et quand je parle de guérison, c’est notre guérison. C’est-à-dire qu’il y a une partie de notre tout qui a été aliénée et je cherche à faire en sorte qu’on soit ensemble à la regarder. J’ai lu ça dans un roman de Balla Fofana, La Prophétie de Dali : le narrateur dit : « Quand les femmes comprendront qu’il faut qu’elles se soignent, nous serons tous soignés ». Je crois que quelque chose est réel là-dedans. On passe notre temps à vivre dans des rapports de force et j’essaie juste, par un objet théâtral, d’abolir ce rapport de force, de créer un pont et de par ce pont un peu invisible, de prendre soin de nous. Je ne sais pas si j’y arrive, mais c’est mon objectif.
L’adolescence est un enjeu qui semble particulièrement important dans votre démarche. Vos projets ont presque systématiquement en leur cœur des adolescents, qu’il s’agisse des personnages de vos pièces, des spectateurs à qui vous vous adressez particulièrement ou par les nombreuses actions artistiques et culturelles que votre compagnie, La Base, réalise notamment dans l’enseignement secondaire. Pour cet intérêt particulier pour cet âge de la vie ?
Tamara Al Saadi : Parce que c’est là où la pensée se construit. Moi, je sais que j’ai été déterminée par beaucoup de choses que j’ai vécues dans mon enfance et mon adolescence. On grandit avec cet héritage-là, c’est là où on a été déterminé à un moment donné, dans ce qu’on a compris, dans ce qu’on a ressenti, dans les malentendus qui nous ont construits. J’aurais voulu voir Place14 à 14 ans. Je pense que j’aurais gagné du temps ! J’ai l’impression que c’est un virage dans nos constructions qui est très important, surtout à l’heure où la jeunesse, quelle que soit sa classe sociale, est dans une forme d’immense détresse. De dire : « moi, j’essaie de t’écouter, j’essaie de parler avec toi », de ne pas faire semblant que c’est un pan de la société qui n’existe pas.
Donc l’adolescence perçue comme un moment de vulnérabilité ?
Tamara Al Saadi : Je pense que ce serait vraiment sous-estimer les adolescents que de dire qu’ils sont vulnérables. Je ne pense pas qu’ils sont vulnérables. Je pense que c’est un moment de vie où on rencontre le monde et il y a plein de choses qu’on ne comprend pas. Il y a plein de choses qu’on ressent qu’on ne sait pas nommer et qui agissent en nous. Du coup ça sort d’une façon qui n’est pas comprise par les adultes. On a commencé nos actions culturelles dans le 93, et à chaque fois qu’on nous proposait des actions culturelles, selon les lycées ou les collèges, on disait : « bon alors il y a la cité X », on nous les présentait comme des personnes sanguinaires, terroristes, avec des Kalachnikovs et des couteaux qui vont nous trucider, et de l’autre : « mais y a aussi le lycée central etc. », qui sont sans doute de très bonne composition, j’en doute pas, mais c’est comme s’il y avait quelque chose qui était déjà aboli à l’endroit de la communication dans des cités dites « à risque »… Alors oui, je ne dis pas que c’est toujours confortable, loin de là, mais il suffit de regarder et de vouloir vraiment communiquer. C’est quelque chose qu’on peut, nous, se permettre de faire. On est privilégiés, les artistes, par rapport au travail colossal que font les profs et les équipes pédagogiques, l’investissement et l’engagement qui les mettent dans d’autres réalités et d’autres temporalités. Ils sont aussi associés à un autre imaginaire auprès des élèves, qui a un tel héritage oppressif du système scolaire que, de toute façon, ils sont déjà battus juste par rapport à ce qu’ils représentent. Nous on a la possibilité d’entrer par une autre porte. On est un peu des trucs non identifiés. On est un autre type d’adulte qui permet des terrains de communication. Ça fait aussi advenir des réalités auprès des profs, qui disent : « non mais, lui, il est foutu, laisse tomber », qui devient une espèce de petit génie, il a plein de choses à dire, plein de choses à voir, mais qui n’avait pas les bons outils pour le faire. On insuffle juste des espaces d’expression et d’interaction un peu inédits parce que malheureusement l’Éducation Nationale est ce qu’elle est et n’a pas les moyens de faire ce travail-là. Donc, non, les adolescents ne sont pas vulnérables, ou alors comme nous tous, mais c’est une grammaire du sensible qui est singulière, et on est malheureusement dans un monde qui laisse peu de place à l’écoute de ce moment de grammaire par lequel on est tous passés.
Est-ce que vous pourriez nous donner un exemple d’action que vous mettez en place pour ce public ?
Tamara Al Saadi : On arrive en mettant les pieds dans le plat puisqu’on parle souvent des sujets des spectacles, les violences policières, l’inceste, le deuil… C’est toujours des zones de réflexion, une initiation au théâtre et un espace de pensée, c’est très important. Un exemple très simple : on est arrivé dans une classe où on voulait parler des stéréotypes comme fiction sociale et de la discrimination. Si on prend une classe de 35 élèves et qu’on leur demande s’ils savent ce que veut dire discrimination, est-ce qu’ils en ont vu… on entend les mouches voler et souvent ils disent qu’ils ne savent pas ou alors une définition qui n’est pas du tout personnelle, avec un point de vue un peu général, ils répètent ce qu’on leur a dit que c’était. Sauf que quand on crée une improvisation qui engage des situations discriminatoires, on a souvent des réflexions extrêmement fines et des points de vue très clairs. Donc par l’entrée en jeu et l’entrée en histoire on voit des enfants qui ont un regard, qui savent très bien ce que c’est que le rapport de force et l’oppression, qui voient très bien ce que c’est que d’essentialiser quelqu’un à sa couleur de peau, à sa religion. Ils ont des critères de lecture très précis, ils parlent de choses dont ils ont été victimes ou qu’ils ont vues et tout d’un coup ils rationnalisent leur réflexion. Parce qu’une fois qu’ils ont fait leur truc, toujours, tous, ils ont quelque chose à dire et de façon très claire. Mais je conviens bien qu’en classe on va ne pas s’arrêter parce qu’ils ne savent pas exprimer ce qu’ils pensent et faire une improvisation pour ça. Mais il y a une pensée, il y a un rapport au monde, une observation, une expérience qui est réelle, sauf que c’est très difficile d’avoir un espace où ils ont conscience et où ils se sentent légitimes à émettre un point de vue.