Supposons que l’on connaisse bien Matthew Shardlake, cet avocat à la fois si bossu et si sagace. On l’aura vu se mettre au service de Thomas Cromwell, puis de Thomas Cranmer, et enfin de Catherine Parr ; on l’aura vu dénouer de sombres intrigues, déjouer de non moins sombres machinations, et résoudre de bien mystérieux crimes de sang. On aura aussi vu, à hauteur d’homme, les effets des basculements des systèmes de croyance, où les individus peuvent être tenaillés (et pas forcément de façon métaphorique…) entre leurs attachements personnels et sincères, les injonctions venues des diverses structures de pouvoir et d’autorité, et le sens de leur intérêt bien compris, en ces temps – selon les points de vue, mais parfois sans doute simultanément – de désolation, d’espérance, ou, peut-être vraisemblablement, de grande confusion. On aura ainsi pu constater que le basculement politique, au cours du XVIe siècle, du catholicisme à l’anglicanisme dans l’Angleterre des Tudors fut d’un cheminement parfois tortueux, et ne donnant pas nécessairement le sentiment de l’inéluctable et de l’irréversible. Ainsi, pour un lecteur des romans de C. J. Sansom, écrivain britannique né en 1952, il y a comme une certaine familiarité avec cette époque et les questions qui l’agitaient, comme, pour se limiter à cette question, celle de la dissolution des monastères catholiques, dans le bien nommé Dissolution (2003).
Et pour ce même lecteur, l’ouvrage d’Eamon Duffy, outre sa clarté intellectuelle, sa présentation non moins claire qu’agrémentent d’utiles illustrations, rafraîchit singulièrement et éclaire la vision que ce lecteur pouvait avoir de cette époque. Car c’est ici l’Histoire non point nécessairement du point de vue des catholiques mais en accompagnement de ceux-ci qui est écrite, ce catholicisme anglais qui grâce à Eamon Duffy, historien spécialiste de la question, ne va plus apparaître au lecteur honnête homme comme un oxymore.
L’ouvrage se divise en quatre parties, progressives, qui vont s’attacher tant à redonner un cadre général de compréhension qu’à retracer cette présence du catholicisme. Ainsi le premier chapitre (« Reformation Unravelled ») va chercher à établir un récit, une mise en intrigue des faits pour reprendre une formule chère à Paul Veyne, moins unilatérale, et qui est animée par un souci que l’on peut qualifier, sans que ce propos soit critique, d’engagé, puisque cette partie se conclut sur une évaluation des gains mais aussi des pertes qu’a (aurait) subis l’Angleterre avec la Réforme. Comme dans tout choix, le lecteur pourra discuter : il lui est du moins donné à réfléchir. Et la chronique se fait peut-être ainsi, tendanciellement, uchronique.
Les deux parties suivantes – le cœur du projet du livre nous semble-t-il – vont s’attacher à ces potentialités disparues, comme dans un acte de résurrection du passé, et là on serait plus tenté de songer à Michelet, potentialités plus collectives d’abord, puis des trajets individuels, ou encore, s’il est permis de commettre un éventuel anachronisme, l’Église d’en bas et l’Église d’en haut. La deuxième partie va en effet s’attacher successivement à une étude des jubés d’avant la Réforme, puis à celle de l’église de Saint-Pierre et Saint-Paul de Salle (Norfolk) aux temps de la Réforme, et enfin à ce que révèle pour toute cette « culture matérielle » l’examen de l’établissement des inventaires des biens de l’Église en 1552. La troisième partie va quant à elle se consacrer à deux figures, deux cardinaux, John Fisher, né en 1469 et mort décapité sur ordre d’Henri VIII en 1535, et Reginald Pole, né en 1500, mort en 1558, qui fut le dernier archevêque catholique de Canterbury, qui faillit, à une voix près dit-on, être élu Pape en 1549, qui revint en Angleterre auprès de Marie Tudor et mourut de la même épidémie que la reine quelques heures après elle. À la lecture de cette partie on ne peut qu’être impressionné par la force intellectuelle de ces personnages, et leur rigueur morale. Mais on se dit qu’être humaniste chrétien dans ces temps où pesaient tant les intérêts politiques des diverses monarchies européennes, dans lesquelles il convient de ranger Rome, ne pouvaient provoquer que des destins brisés et des vies amères.
Pour adoucir sans doute un tel sentiment, la dernière partie, brève, peut-être plutôt du reste une longue conclusion touchante, s’intitule « Catholic Voices ». À la lire, on songe parfois au film de Terence Davies, Distant Voices, Still Lives (1988). L’historien se fait alors peut-être un peu poète, un peu rêveur, guettant, un peu plus avant dans le siècle, l’inflexion des voix chères qui se sont tues. Çà, là : quelques échos peut-être. Au sein même, parfois de l’Eglise anglicane ; dans quelques plis de l’œuvre de Shakespeare, peut-être, comme par exemple dans le sonnet LXXIII. L’historien tend l’oreille ; le lecteur aussi.