1. Introduction
Les œuvres de Cicéron qui nous sont parvenues se classent essentiellement en trois grands types : discours judiciaires ou politiques, traités sous forme de dialogues, correspondance. Les situations d’énonciation présentées par ces trois genres paraissent de prime abord bien distinctes : les discours ont été prononcés soit devant le Sénat, soit devant le peuple, soit encore devant divers tribunaux ; les traités philosophiques ou rhétoriques mettent en scène des personnages qui peuvent appartenir tant aux périodes antérieures qu’à l’époque de Cicéron, ce dernier étant parfois l’un des protagonistes. Les lettres sont envoyées à des correspondants divers, familiers, proches, hommes politiques. Les différences entre ces trois types d’œuvres ne s’arrêtent pas là. En effet, si les discours ou les dialogues ont été publiés du vivant de Cicéron et si cette publication répond bien à une volonté de l’auteur, en revanche la correspondance a fait l’objet d’une édition posthume par Atticus, un proche de Cicéron, et n’a pas nécessairement été rédigée en vue d’une diffusion. Malgré ces différences importantes dans leurs contextes tant énonciatifs qu’éditoriaux, les frontières entre ces trois types de textes ne sont pas toujours aussi claires qu’il n’y paraît de prime abord : ainsi, même si elles n’ont pas été rédigées pour être publiées, certaines lettres présentent un caractère rhétorique évident ou forment de petits traités sur un sujet donné ; quant aux discours, plusieurs contiennent une part fictive qui les rapproche des dialogues ; ainsi, ils ont généralement été réécrits a posteriori et plusieurs d’entre eux, dont certains parmi les plus fameux, comme le Pro Milone, n’ont jamais été ou pu être prononcés par le grand orateur.
Le recours à la textométrie permet de mieux préciser les caractéristiques linguistiques principales de chacune des œuvres de l’Arpinate, mais les simples comptages lexicaux ou analyses statistiques de catégories grammaticales peuvent se révéler insuffisants pour rendre compte de différences ou de similitudes parfois plus subtiles entre les textes. On peut alors faire appel à un outil conceptuel, « le motif textuel » qui a déjà fait ses preuves dans le cadre d’une approche topologique des textes, approche prenant en compte à la fois leur linéarité et leur multidimensionnalité (Legallois, 2006 ; Longrée, Luong & Mellet, 2008 ; Mellet & Longrée, 2009). Dans les œuvres de Cicéron, se rencontrent divers motifs textuels argumentatifs et cohésifs : ceux-ci vont d’une expression du type ex quo efficitur ‘il s’en suit que’ pourvu de valeurs cohésive et argumentative à des tournures telles que ut antea dixi ‘comme je l’ai dit auparavant’ à valeur purement cohésive. Une recherche antérieure (Mellet & Longrée, 2012 ; Longrée & Mellet, 2013) a montré que ce dernier motif n’était pas propre à des contextes clairement rhétoriques, réels ou fictifs, comme ceux que l’on rencontre dans les œuvres de Cicéron, mais qu’il apparaissait également dans des œuvres historiques. Cette même recherche a montré que la cohésion de ce motif était assurée par un schème sous-jacent commun que l’on pouvait extraire de toutes ses occurrences [pronom relatif ou subordonnant comparatif + adverbe d’antériorité intradiégétique ante(a) ou supra + verbe déclaratif au passé] ainsi que par une même fonction, mais également qu’au-delà de ce schème, il connaissait des variations notables selon la nature de l’œuvre dans lequel il apparaissait : dans la Guerre des Gaules, César utilise de préférence l’expression ut/quod supra demonstrauimus, ‘que nous avons montré plus haut / comme nous l’avons montré plus haut’ ce qui correspond aux objectifs propagandistes de l’œuvre ; des historiens comme Salluste ou Quinte-Curce préfèrent prendre de la distance par rapport aux faits décrits avec des tournures du type ut supra/antea dictum est ‘comme il a été dit précédemment’ ; c’est cette même distance que César affecte de prendre dans le récit de la Guerre civile ; cette posture pourrait s’expliquer en raison du contenu même de l’ouvrage et de l’inconfort de l’écrivain face à sa responsabilité dans une guerre qui peut être perçue comme infamante pour un Romain, contrairement à la guerre en Gaule menée contre un ennemi extérieur.
Chez Cicéron, ce motif connaît diverses manifestations : ut supra dixi, ut supra diximus, ut ante dixi, de quibus antea diximus, de quo antea dixi ; or, dans les traités philosophiques, on surprend régulièrement l’un des interlocuteurs de ces dialogues imaginés par Cicéron à utiliser un ut supra dixi ‘comme je l’ai dit plus haut’ (c’est par exemple le cas de Laelius dans le De amicitia), alors que l’emploi de l’adverbe d’antériorité intradiégétique supra ‘plus haut’ met quelque peu à mal la fiction créée par Cicéron ; on note d’ailleurs que c’est ce même ut supra dixi qui apparaît dans un discours comme le Pro Milone, – dont on sait qu’il n’a jamais été prononcé devant un public –, alors que dans d’autres discours qui, eux, l’ont bien été, on voit apparaître des variantes du motif du type ut ante dixi ‘comme je l’ai dit avant’ ou de quo antea dixi ‘dont j’ai parlé auparavant’, où l’adverbe ante(a) ‘avant, auparavant’ est plus en accord avec le contexte de production oral. On pourrait même aller jusqu’à se demander si le motif ne constitue pas ici en quelque sorte un indice de proximité ou de distance entre le discours qui nous est parvenu et celui qui a été effectivement prononcé, pour autant bien évidemment qu’il l’ait été.
La présente étude visera dès lors d’abord à rechercher, dans le corpus cicéronien, d’autres motifs textuels dont le choix est susceptible d’avoir été conditionné soit par le genre des textes, soit par le caractère fictionnel ou non de la situation d’énonciation. Pour ceux présents tant dans les discours que dans les dialogues ou les lettres, il s’agira de vérifier si lesdits motifs présentent des variantes et de préciser si le choix entre ces variantes est ou non corrélé au genre des textes ou aux diverses situations d’énonciation. L’objectif final sera de déterminer quels paramètres peuvent conditionner l’emploi des variantes d’un même motif textuel par un auteur tel que Cicéron et si en dehors du genre ou du sous-genre, la situation d’énonciation, réelle ou fictive, joue ou non un rôle important.
Nous nous interrogerons tout d’abord sur la possibilité d’assimiler les motifs textuels à une forme de phrasème pragmatique. Nous décrirons ensuite brièvement les instruments heuristiques et textométriques utilisés au cours de la recherche. Nous consacrerons la suite de ce travail à l’examen de quelques cas d’étude particulièrement représentatifs de la problématique, en distinguant d’abord les motifs purement cohésifs, pour ensuite examiner ceux qui ont en plus une fonction argumentative.
2. Le motif textuel, un phrasème pragmatique ?
Une étude antérieure (Longrée & Mellet, 2013) a mis en évidence que le « motif » était un « cadre collocationnel » accueillant susceptible « d’englober toute forme idiomatique non entièrement figée ». L’identification d’un motif se fonde en effet sur la récurrence d’une séquence d’unités textuelles pouvant être définies par des paramètres linguistiques de différents ordres (lexicaux, morphologiques, syntaxiques, métriques, etc.). Il s’agit d’une microstructure multidimensionnelle autorisant dans certaines limites divers types de variation (variations lexicales ou morphosyntaxiques, suppressions, insertions, permutations). Elle combine donc à la fois « des éléments de stabilité assurant sa mémorisation et sa reconnaissance, et des éléments de transformation assurant le jeu inhérent aux divers usages en discours » (Longrée & Mellet, 2013 : 66).
L’appellation « motif » peut dès lors s’appliquer aux « phrasèmes » en fonction des critères retenus dans cet ouvrage pour les définir :
– les phrasèmes sont des unités polylexicales, formées d’au moins deux unités utilisées en contiguïté ou à proximité dans les textes ; le « motif » implique également deux unités au minimum ; celles-ci peuvent être définies uniquement sur base de critères lexicaux ; l’insertion au sein de la séquence d’un nombre limité d’unités facultatives est prise en compte ;
– les unités polylexicales constituées par les phrasèmes sont préfabriquées d’un point de vue cognitif ; une recherche de linguistique cognitive menée sur un corpus de textes latins (pour la liste des publications liées à cette recherche, voir Lavigne, Longrée & Mellet, 2018) a montré que la reconnaissance des « motifs » reposait sur des effets d’amorçage impliquant une mémorisation de ces microstructures ;
– les phrasèmes présentent des contraintes au plan paradigmatique, en ce que les unités en présence ne commutent pas librement avec d’autres unités de sens proche ; la définition même d’un motif peut impliquer des contraintes similaires ; ainsi dans la structure quae cum ita sint, ‘alors que les choses sont ainsi’, l’adverbe ita ‘ainsi’ ne commute pas avec sic qui a pourtant un sens et des emplois quasi identiques par ailleurs.
L’appellation « motif textuel » met en évidence que, dans sa conception même, la notion de « motif » a été élaborée pour modéliser des microstructures jouant le rôle de marqueurs de l’organisation textuelle. Certains « motifs textuels » recouvrent ainsi des structures appartenant à cette sous-classe de phraséologismes qualifiés ici de « phraséologismes pragmatiques » :
– par essence, les « motifs textuels » que l’on rencontre dans des œuvres littéraires correspondant à un discours prononcé ou représentant une oralité fictive ne peuvent que se référer au texte, aux interactants et à l’interaction : ils structurent à la fois le texte et l’interaction entre l’énonciateur et celui ou ceux à qui il s’adresse ;
– les « motifs textuels » ont non seulement une fonction structurante, mais, comme l’ont démontré les recherches antérieures, également une fonction caractérisante, dans la mesure où d’une part ils peuvent être caractéristiques d’un genre textuel en particulier, et d’autre part, les diverses variantes d’un même motif peuvent être spécifiques soit à un sous-genre, soit à un auteur ou un groupe d’auteurs en particulier ; en ce sens, les « motifs textuels » sont donc dans un sens préfabriqués ou préformés du point de vue contextuel.
Si la notion de « motif » recouvre celle de « phrasème », en retour, tous les « motifs textuels » que nous étudierons dans cet article peuvent pour leur part être en quelque sorte considérés comme des « phrasèmes pragmatiques ».
3. Les outils de la recherche
Un intéressant point de départ pour la recherche sur les phrasèmes pragmatiques chez Cicéron est fournie par la tradition philologique. Sans pour autant les nommer « motifs textuels », celle-ci a relevé de longue date l’existence de structures récurrentes caractéristiques de certains types de textes, en particulier dans le domaine du genre historique et des « clichés de liaison » identifiés par Chausserie-Laprée (1969). En ce qui concerne Cicéron, c’est dans un ouvrage destiné aux élèves de ce qui était alors les classes de « rhétorique » que l’on trouve un relevé sinon le plus ancien ou le plus exhaustif, du moins un des plus complets des « formes typiques de liaison et d’argumentation dans l’éloquence latine » : ce petit traité (Krekelberg & Remy, 1896) a essentiellement pour but d’étudier la structure logique des argumentations cicéroniennes, mais fournit quelques exemples caractéristiques de microstructures venant appuyer l’enchaînement des idées ; si celles-ci n’apparaissent qu’une seule fois chez Cicéron, d’autres se retrouvent à plusieurs reprises ; les moyens numériques dont nous disposons aujourd’hui permettent d’évaluer l’ampleur de cette récurrence et de déterminer si l’on a affaire à de véritables « motifs textuels ». Ces mêmes moyens permettront en outre d’en compléter et d’en élargir la liste.
Les recherches textométriques que nous menons sur les « motifs textuels » dans les œuvres littéraires latines classiques s’appuient en effet sur l’exploitation des corpus informatisés du Laboratoire d’Analyse Statistique des Langues Anciennes (LASLA) de l’Université de Liège. Pour chaque forme des textes traités, les fichiers du LASLA contiennent le lemme correspondant (avec un indice qui distingue les homographes) et une analyse morphosyntaxique complète. S’ajoute pour les verbes une information syntaxique précisant la nature de la proposition dans laquelle ils apparaissent (proposition principale ou type de proposition subordonnée). Le caractère multidimensionnel de ces informations (lexicales, morphologiques, syntaxiques) permet d’automatiser partiellement la recherche de « motifs textuels ». Pour ce faire, nous utilisons le logiciel en ligne Hyperbase Web Edition : grâce à une collaboration entre le LASLA et l’UMR 7320 – Bases, corpus, langage (CNRS – Université Côte d’Azur), ce logiciel a été adapté pour le traitement des fichiers du LASLA et plusieurs bases de données ont pu être créées (http://hyperbase.unice.fr/hyperbase/) dont la base « Cicero ». Les fonctions « recherche » et « distribution » autorisent ainsi la détection de schèmes sous-jacents aux motifs : par exemple, la recherche du schème "LEM:QVI_1 Subord: ita" (Lemme: adjectif-pronom relatif qui, quae, quod, + conjonction de subordination + forme ita) permet de repérer trois variantes dans la base Cicéron, à savoir quae cum ita, qui cum ita, quod cum ita ; une recherche de la séquence "LEM:QVI_1 Subord: ??? ita" et "LEM:QVI_1 Subord: ??? ??? ita", où le signe ??? indique une position libre, détecte les structures quod si esset ita et quod si iam ita esset qui ne semblent pas relever du même motif, mais bien être des variantes d’un autre motif basé sur la récurrence de "si Adverb: esset". En outre, pour certains tests statistiques ou graphiques, nous ferons appel à la version téléchargeable du logiciel (http://ancilla.unice.fr/pages/bases/) qui a, de longue date, été adaptée par E. Brunet aux traitements des fichiers du LASLA.
Le logiciel Hyperbase offre donc, dans ses deux versions, un instrument particulièrement puissant pour la recherche des « motifs textuels ». En ce qui concerne l’œuvre de Cicéron, une limite dans cette recherche se situe dans la liste des textes déjà totalement traités selon les méthodes du LASLA. Si l’ensemble des discours ont été lemmatisés et annotés, seuls trois traités philosophiques, le De amicitia, le De Senectute et le De officiis ont déjà été analysés et le traitement de la correspondance est toujours en cours. Il a donc fallu compléter les recherches en utilisant la base textuelle en ligne du Packard Humanities Institute – PHI 5 Latin Texts (https://latin.packhum.org/search) qui ne permet malheureusement que des recherches sur les formes graphiques. Il est dès lors impossible d’affirmer que toutes les variantes d’un même motif ont pu être exhaustivement détectées, mais en combinant les ressources d’Hyperbase Web Edition et du PHI 5 Latin Texts, on peut espérer obtenir, pour un motif donné, des relevés représentatifs de ses principales variantes utilisées par Cicéron.
4. Les motifs cohésifs
Krekelberg et Remy (1896) classent les procédés d’écriture qu’ils relèvent en deux types : les « formes typiques de liaison » et les « formes typiques d’argumentation ». Parmi les procédés relevés, ils font une large place à l’étude des particules, mais relèvent, comme on l’a dit, différentes « formules de liaison » ou « d’argumentation » qui correspondent généralement à autant de « motifs textuels » ayant à la fois une fonction structurante et une fonction caractérisante. Les « formules de liaison » correspondent à ce que l’on pourrait appeler des « motifs cohésifs » assurant simplement la transition entre les différentes parties du texte sans pour autant établir entre celles-ci des liens logiques ou argumentatifs, cette tâche pouvant être éventuellement laissées à d’autres éléments du texte, comme des connecteurs.
4.1. Le motif Cogitanti mihi saepenumero
Une des premières « formes de liaison » repérées par Krekelberg et Remy (1896 : 16) apparaît paradoxalement dans un premier chapitre qu’ils consacrent aux « formes d’introduction » que l’on trouve dans l’exorde. Ils signalent que « ces formes d’introduction présentent une grande variété, surtout dans les discours », mais relèvent que « dans les traités philosophiques, le datif du participe est d’usage plus fréquent ». Ils citent comme exemples Cogitanti mihi saepenumero, ‘Pour moi réfléchissant / qui réfléchis assez souvent’ ou Legenti mihi nuper ‘À moi lisant récemment / qui viens de lire’. Sans s’en rendre réellement compte, les deux auteurs relèvent ici un motif textuel d’ouverture caractéristique des traités dont le schème sous-jacent est le suivant : [pronom personnel (à la 1re personne du singulier) + participe présent épithète détachée + complément temporel + uideri ‘sembler’]. Le motif apparaît sous cette forme canonique au début d’un traité, non pas philosophique, mais rhétorique, le De Oratore :
(1) |
Cogitanti mihi saepenumero et memoria uetera repetenti perbeati fuisse, Quinte frater, illi uideri solent, qui […] (De Oratore, 1, 1) |
‘À moi qui réfléchis assez souvent et qui me remets en mémoire les temps anciens, ils ont l’habitude, Quintus, mon frère, de me sembler avoir été particulièrement heureux ceux qui […]’ |
Le participe cogitanti est ici coordonné à un autre participe repetenti ‘recherchant’ et le verbe uideri est en dépendance de solent ‘ils ont l’habitude’. Une comparaison avec une autre occurrence du même motif dans le même traité montre que la structure autorise la variation :
(2) |
Mihi quidem, Quinte frater, […]. cogitanti sententia saepe tua uera ac sapiens uideri solet (De Oratore, 3, 13) |
‘À moi qui réfléchis […], Quintus, mon frère, ton avis a souvent l’habitude de me sembler véridique et sage…’ |
La dimension intertextuelle est ici rendue évidente par l’interpellation au vocatif Quinte frater qui apparaît dans les deux passages : dans ce traité qui est un dialogue, Cicéron change ici d’interlocuteur (il s’adressait auparavant à Crassus) et entame donc en quelque sorte un nouveau discours. La variation vient ici d’une part du fait que cogitanti régit deux compléments directs (‘réfléchissant à […] et à […]’) qui séparent le groupe mihi quidem du participe, d’autre part de ce que l’adverbe saepe ‘souvent’ porte sur solet et non sur cogitanti. Au-delà de ces variations de forme, le motif a bien une même fonction : par rapport à un nouvel interlocuteur, le locuteur se positionne dans une posture d’expert par rapport à la question qui va être traitée, puisqu’il y a réfléchi abondamment et indique d’emblée que celui-ci va rendre un avis bien personnel (uideri) que tous ne partagent peut-être pas. Ce motif textuel porte cette même fonction dans d’autres traités de Cicéron en forme de dialogues :
(3) |
Saepissime igitur mihi de amicitia cogitanti maxime illud considerandum uideri solet, utrum […] (De Amicitia, 26, 5) |
‘À moi, donc qui réfléchis très souvent au sujet de l’amitié, ce qui me semble surtout devoir être considéré, c’est si […]’ |
|
(4) |
Quaerenti mihi multumque et diu cogitanti, quanam re possem prodesse quam plurimis […], nulla maior occurrebat, quam […]. (De Diuinatione, 2, 1, 1) |
‘À moi, qui recherchais beaucoup et qui réfléchissait longtemps par quelle chose je pouvais être utile au plus grand nombre […], aucune autre en se présentait plus importante que […]’ |
On relève ici des variations dans l’adverbe (saepissime ‘très souvent’, diu ‘longtemps’) ou dans la nature lexicale et le temps du verbe (occurebat ‘se présentait’), mais la fonction pragmatique du motif reste bien identique : la réflexion de Cicéron garantit sa capacité à donner un avis éclairé sur la question. La reconnaissance du motif par le lecteur s’appuie sur des associations phraséologiques attestées en dehors du motif : l’association de mihi et uideri est perçue comme une collocation quasi figée (95 occurrences de la locution mihi uidetur ‘il me semble’ chez Cicéron selon le PHI 5), alors que cogitanti est régulièrement associé à des compléments de temps (par exemple, et dies et noctes cogitanti ‘réfléchissant jours et nuits’, Tusc., 5, 70).
Le même motif apparaît dans la correspondance de Cicéron, mais avec une fonction différente. En effet, ici, la réflexion constante de Cicéron a pour but de montrer que celui-ci est concerné par ses proches :
(5) |
Sed mihi magis magisque cottidie de rationibus tuis cogitanti placet illud meum consilium quod […] (ad Familiares, 2, 18, 2) |
‘Mais à moi, qui réfléchis de plus en plus chaque jour au sujet de tes affaires, me plaît cet avis qui est mien, que […]’ |
|
(6) |
Persaepe mihi cogitanti de communibus miseriis […] solet in mentem uenire […]. (ad Familiares, 7, 3, 1) |
‘À moi, qui réfléchis très souvent à nos malheurs communs, a l’habitude de me venir à l’esprit […]’ |
Dans ce contexte, le verbe uideri se voit remplacé soit par un autre verbe placere ‘plaire’, soit par une locution in mentem uenire ‘venir à l’esprit’, correspondant moins à l’aboutissement du processus mental exprimé par cogitanti qu’à un sentiment ou une intuition, ce qui s’explique aisément par le changement de registre du traité à la lettre familière. Le lien entre locuteur et interlocuteur est renforcé soit par le jeu des pronoms et des possessifs (tuis, meum), soit par des éléments lexicaux (communis). Dans les lettres, uidetur apparaît certes dans l’environnement de cogitanti, comme en (7) mais, dans un tel cas, en l’absence du complément temporel et d’interaction avec l’interlocuteur, on hésite à voir là une occurrence du motif.
(7) |
Cogitanti enim mihi nihil tam uidetur potuisse facere rustice. (ad Familiares, 12, 36, 2) |
‘En effet, en y réfléchissant, il me semble n’avoir pu rien faire aussi grossièrement.’ |
Dans ce corpus épistolaire, une occurrence de mihi cogitanti peut toutefois être rapprochée de celle rencontrée dans les traités, car elle apparaît dans l’introduction d’une lettre constituant un petit traité sur l’art de la campagne électorale, traité que Quintus, son frère, adresse à Cicéron en vue de l’aider dans sa candidature au consulat :
(8) |
Non sum alienum arbitratus ad te perscribere ea quae mihi ueniebant in mentem dies ac noctes de petitione tua cogitanti. (Commentariolum petitionis, 1, 4) |
‘Je n’ai pas considéré comme inopportun de t’écrire en détails ce qui me venait à l’esprit, moi qui réfléchissais jours et nuits à ta candidature’ |
L’expression dies ac noctes cogitanti, qui se rencontre également, on l’a dit, dans les Tusculanes (5, 70, 2) renvoie plutôt au genre des traités, alors que l’expression in mentem uenire paraît plus propre au style familier de la correspondance : l’objectif est ici de prévenir une réaction offusquée de Cicéron qui pourrait s’étonner de voir son cadet, moins avancé que lui dans la carrière des magistratures, se permettre de lui donner des conseils sur la conduite qu’il devrait tenir.
Parmi les variantes du motif dans le corpus des lettres, on relève encore un cas où cogitanti est remplacé par le participe avec lequel on l’a vu coordonné dans l’exemple (4) :
(9) |
Quaerenti mihi iam diu quid ad te potissimum scriberem […] certa res nulla […] ueniebat in mentem. (ad Familiares, 4, 13, 1) |
‘À moi qui recherchais depuis longtemps ce que je t’écrirais de préférence, […] aucune chose certaine ne me venait à l’esprit’ |
En dehors du corpus cicéronien, le motif ne semble guère attesté. Celui-ci est par exemple totalement absent des traités de Sénèque le Philosophe. Tout au plus peut-on trouver quelques réminiscences cicéroniennes chez Sénèque le Rhéteur, Quintilien ou Pline le Jeune, trois auteurs de l’époque impériale :
(10) |
Cogitanti mihi quid facerem […] tandem uenit in mentem […] (Sénèque le Rhéteur, Controuersiae, 7, 7, 17) |
‘En effet à moi, qui réfléchis que faire […], enfin m’est venu à l’esprit […]’ |
|
(11) |
Nam mihi cogitanti cur integerrimum uirum, optimum ciuem calumniator ille proditionis reum fecerit nihil succurit aliud quod […] (Quintilien, Declamationes minores, 333, 6, 5) |
‘En effet à moi, qui réfléchis pourquoi ce calomniateur a transformé en accusé de trahison cet homme très intègre, ce citoyen excellent, rien d’autre ne me vient à l’esprit que […]’ |
|
(12) |
Sed mihi cogitanti adfuturum me Corelli filiae omnia ista frigida et inania uidentur […]. (Pline, 4, 17, 4) |
‘Mais à moi, qui réfléchis que j’assisterai la fille de Corellius, toutes ces mauvaises raisons semblent sans effet et vaines […]’ |
Dans ces trois exemples, même si mihi apparaît bien en tête de phrase comme dans les exemples cicéroniens, on ne retrouve ici ni le complément de temps qui semble bien être un des éléments constitutifs du motif, pas plus que les fonctions pragmatiques que l’on détecte chez Cicéron. Le motif Mihi saepenumero cogitanti est donc bien propre à Cicéron et ces deux variantes uideri solere / in mentem uenit caractéristiques de deux des genres dans lesquels cet auteur s’est illustré, le premier des dialogues, le second de la correspondance. En revanche, le motif est absent des discours qui présentent, comme l’ont souligné Krekelberg et Remy (1896 : 15), « une grande variété » dans les formules introductives.
4.2. Les motifs quid dicam de ? / qui commemorem de ?
Des motifs récurrents apparaissent bien pourtant dans le discours, mais il s’agit cette fois de ce que Krekelberg et Remy (1896 : 62-63) appellent des « formules de transition » du type quid dicam de ?, quid commemorem de ? ‘que dirais-je de ?, que rappellerais-je de ?’. Ils en définissent ainsi la fonction : « elles attirent l’attention sur l’importance de l’idée nouvelle ; l’orateur est décidé à parler de la chose, mais feint d’être embarrassé, de ne pas savoir ce qu’il dira ou comment il le dira ». Ils établissent toutefois une distinction entre ces formules et les tournures du type quid plura dicam ? ‘pourquoi en dire davantage ?’ introduisant une prétérition.
Les deux formules quid dicam de ? et quid commemorem ? sont présentées comme équivalentes par les deux philologues, mais une recherche appuyée sur le PHI 5 montre que celles-ci ont des fonctionnements en réalité assez différents. Sur un total de 32 occurrences, la forme commemorem se rencontre 20 fois chez Cicéron. Sur ces 20 occurrences, commemorem est employé 14 fois dans une interrogation directe introduite par quid (dont 12 fois par la collocation quid ego) et 13 fois avec un complément direct (dont une fois plura) : la présence de ce complément direct entraîne l’analyse de quid ? comme un adverbe interrogatif signifiant « pourquoi » et l’ensemble de la formule devient un marqueur de prétérition (‘Pourquoi, moi, rappellerai-je que […] ?’). Ces 13 formes se rencontrent, dans une large majorité (10 occurrences), dans des discours ; les trois occurrences restantes apparaissant dans des traités. Seul l’exemple sur lequel se sont appuyés Krekelberg et Remy présente une simple formule de transition où l’orateur feint de s’interroger :
(13) |
Iam uero quid ego de ualuis illius templi commemorem ? (Verr., 2, 4, 124) |
‘À vrai dire, que pourrais-je rappeler, moi, au sujet des portes de ce temple ?’ |
La tournure quid dicam de […] ? semble, elle, fonctionner de manière nettement majoritaire comme une formule de transition focalisant l’attention de l’auditeur. La collocation Quid dicam de […]? est attestée 12 fois, dont 10 chez Cicéron, 3 fois dans les discours, 6 fois dans les traités et 1 fois dans la correspondance. Il faut y ajouter 3 occurrences de la collocation Quid ego dicam de […] ?, dont 2 se rencontrent dans des discours de Cicéron. Le verbe dicam a dans tous les cas quid comme complément direct. Dans toutes les occurrences également, sauf celle des lettres, la formule est complétée par une relative :
(14) |
Quid dicam de Socrate, cuius morti inlacrimare soleo Platonem legens ? (Lucullus, 74, 14) |
‘Que dirais-je au sujet de Socrate, moi qui ai l’habitude de pleurer sa mort en lisant Platon ?’ |
Lorsque le complément prépositionnel précède dicam, la présence d’un complément direct n’est en revanche pas exclue, en l’occurrence trois fois plura, mais uniquement dans des traités :
(15) |
Quid de fretis aut de marinis aestibus plura dicam, quorum accessus et recessus lunae motu gubernantur ? (De diuinatione, 34, 1) |
‘Que dirais-je de plus des détroits et des flots marins dont les allers et retours sont gouvernés par le mouvement de la lune ?’ |
Sur les 12 occurrences cicéroniennes de quid de […] dicam ?, 5 viennent des discours et 7 des traités. Sur les 17 occurrences de quid ego […] de dicam ?, 10 dans les discours, 4 dans les traités et 3 dans les lettres. Globalement la tournure impliquant la forme dicam se retrouve dans l’ensemble du corpus cicéronien.
Même s’il n’y a pas de règle absolue, diverses tendances semblent néanmoins se dégager : le marqueur de prétérition dans les discours est clairement [quid ego + complément direct + commemorem], alors que dans les traités, on rencontre également avec la même fonction quid (ego) de […] plura dicam ?. Lorsqu’il doit faire appel à une formule de transition marquant une hésitation de sa part sur ses propos à venir, Cicéron utilise essentiellement la collocation quid (ego) dicam de […] ? ‘Que dirais-je (moi) de […] ?’ et ce dans tous les types de textes.
4.3. Les motifs conclusifs quae cum ita sint – quod si ita est – ex quo efficitur
Diverses formules peuvent marquer le début d’un passage conclusif quae cum ita sint ‘alors que les choses sont ainsi, étant donné la situation’, quod cum ita sit ‘alors que cela est ainsi, alors qu’il en est ainsi’, quod si ita sit ‘s’il en est ainsi’, ex quo efficitur ‘de là se fait que’ :
(16) |
Quae cum ita sint, Catilina, perge quo coepisti : egredere aliquando ex urbe (Cat., 1, 10) |
‘Dans ces conditions, Catilina, poursuis ce que tu as entrepris : sors une bonne fois de la ville’ |
|
(17) |
Quod cum ita sit, hortatio non est necessaria, gratulatione magis utendum est. (ad Atticum, 14, 17, 7) |
‘Puisqu’il en est ainsi, un encouragement n’est pas nécessaire, il faut recourir plutôt à la louange’ |
|
(18) |
Quod si ita est, quid possumus…. dicere […] ? (Verr., 2, 3, 223) |
‘Et si cela est ainsi / et s’il en est ainsi, que pouvons-nous dire […] ?’ |
|
(19) |
Ex quo efficitur, ut, quod sit honestum, id sit solum bonum. (Tusc., 5, 45) |
‘De là, il se fait que ce qui est honnête, cela seul est le bien’ |
Les deux premières formules correspondent clairement au même schème sous-jacent [pronom relatif au nominatif neutre + conjonction cum + ita + verbe esse au subjonctif]. La variante quae cum ita sint se rencontre 25 fois dans les discours, 4 fois dans les traités et 3 fois dans les lettres. La variante quod cum ita sit, plus rare chez Cicéron, ne se rencontre que 5 fois dans les discours, 7 fois dans les traités et 7 fois dans les lettres (à ces 7 emplois, on ajoutera 1 emploi dans le Commentariolum petitionis dû au frère de Cicéron). La formule au singulier est souvent (7 fois) suivie par un tamen ‘cependant’ dans la principale, qui donne rétrospectivement un caractère adversatif à la proposition. Ce n’est le cas qu’une fois avec la tournure au pluriel et dans un traité (Tusc., 1, 117, 1). La formule au pluriel est, elle, suivie dans les discours 4 fois de quaero ‘je demande’ et 8 fois d’un vocatif, alors que la formule au singulier ne l’est jamais. Les deux variantes semblent donc bien avoir des emplois distincts : le pluriel se situe plus dans le simple établissement d’un constat avant d’interpeller l’interlocuteur ; la tournure au singulier est plutôt employée dans le contexte d’un raisonnement où il s’agit de marquer une opposition entre deux situations. On comprend dès lors pourquoi celle-ci semble surtout utilisée dans les traités ou les lettres, où Cicéron démontre plus qu’il n’interpelle. Les utilisations du motif en contexte passé confirment cette analyse : la tournure au singulier quod cum ita esset ‘alors qu’il en était ainsi’ se rencontre trois fois dans la correspondance (ad Familiares, 2, 16 ; 12, 10 ; ad Atticum, 8, 11), suivi 2 fois par tamen ; la variante au pluriel quae cum ita essent, ‘alors que les choses étaient ainsi’, est, tout comme la forme au présent, caractéristique des discours où elle se rencontre exclusivement à 4 reprises ; toutefois, deux de ces occurrences sont accompagnées par l’adverbe tamen, ce que le contexte passé permet d’expliquer ; les situations du passé évoquées par l’orateur ne constituent pas des prétextes pour interpeller les auditeurs, mais leur évocation s’intègre plutôt dans une contexte narratif où il s’agit d’établir des liens logiques entre événements.
Les deux autres formules illustrées par (18) et (19) établissent, elles, d’emblée un lien logique entre ce qui précède et ce qui suit. À ce titre, il serait d’ailleurs peut-être plus judicieux de les classer parmi les formules argumentatives que parmi les simples formules de liaison. Il n’en reste pas moins que la première pourrait apparaître comme une variante du motif précédent, par modification de la conjonction cum en si, une variation transformant la circonstance concomitante exprimée par quod cum ita sit en condition de ce qui suit. La distribution de la structure reflète d’ailleurs ce caractère argumentatif : la formule quod si ita est n’apparaît que 4 fois dans les discours et 4 fois dans les lettres, mais 16 fois dans les traités. La tournure peut, d’une part, sembler plus figée (elle n’est pas attestée au pluriel chez Cicéron), mais, d’autre part, elle admet des variations sur la nature de la conditionnelle (variation du temps et du mode du verbe esse) : future (ad familiares, 15, 6, 2), potentielle (De finibus, 3, 11, 19), non-réelle (de Amicitia, 29, 14). Quant à la tournure ex quo efficitur, elle n’apparaît exclusivement que dans les traités cicéroniens (18 occurrences). Elle entre en concurrence avec une tournure quasi synonymique ex quo fit ‘de là se fait que’ (9 occurrences dans les traités cicéroniens). D’une manière plus générale la tournure ex quo ‘à partir de quoi’ apparaît clairement comme une marque des traités cicéroniens. Grâce à Hyperbase, et malgré le fait que seuls trois traités de Cicéron ont été lemmatisés et annotés par le LASLA, on peut aisément évaluer l’ampleur du phénomène.
La liste des nombres d’occurrences dans la deuxième colonne à droite de la Figure 1 permet de constater que la tournure existe dans les traités philosophiques de Sénèque, mais l’histogramme représentant le résultat d’un calcul d’écart réduit montre clairement que c’est bien dans les trois traités de Cicéron que l’excédent de cette formule ex quo est le plus significatif.
L’étude des quelques motifs conclusifs relevés par la tradition philologique met en évidence des tendances à la spécialisation en fonction des types de textes, comme dans le cas des tournures quae cum ita sint et quod si ita est. En revanche, la formule ex quo efficitur est, elle, tout à fait spécialisée dans le genre du traité.
5. Les motifs argumentatifs
Nous avons dit d’emblée que ex quo efficitur est un motif tout autant argumentatif que simplement cohésif. Celui-ci sert en effet à marquer un lien de cause à effet.
5.1. Le motif ex quo intellegitur
D’autres motifs impliquant la tournure ex quo peuvent exercer la même fonction textuelle. Nous avons déjà évoqué ex quo fit. Propres au genre du traité sont aussi les variantes ex quo euenit ‘de là il arrive que’ (1 occurrence, De officiis, 1, 85), ex quo cogniscitur ‘de là il est connu que’ (1 occurrence, De Inuentione, 1, 66, 11). D’autres variantes se rencontrent, elles, dans plusieurs types de textes : ex quo intellegitur ‘de là on comprend que’, attesté 17 fois dans des traités, mais deux fois dans des discours ; ex quo intellegi potest, ‘de là il peut être compris’, attesté 2 fois dans les traités, mais 3 fois dans les discours et 1 fois dans la correspondance ; ex quo intellegi debet, ‘de là il doit être compris’, attesté 4 fois dans les traités et deux fois dans les discours. Une différence sémantique peut expliquer cette différence de comportement : dans les variantes impliquant efficitur, fit, euenit, il s’agit d’établir simplement le lien logique ; les autres variantes du motif contenant une forme du verbe intelligere ‘comprendre’ impliquent une certaine interaction du locuteur avec son interlocuteur, ce qui pourrait expliquer la préférence donnée à la tournure avec intelligere dans les discours par rapport à la tournure avec efficitur ou fit, sans que pour autant la tournure avec intelligere, et donc une implication du locuteur, ne soient impossibles dans les contextes dialogiques fictionnels des dialogues et des traités.
5.2. Le motif dicet aliquis
Parmi les « formes d’argumentation », Krekelberg et Remy (1896) relèvent une formule qui permet de prévenir une objection dicet aliquis ‘quelqu’un dira’. Une étude de cette distribution dans la base « Latin » d’Hyperbase montre clairement que la formule n’est pas uniquement cicéronienne, mais se retrouve également dans les œuvres philosophiques de Sénèque.
L’histogramme de la Figure 2 indique que les excédents de cette tournure sont significatifs dans les Verrines de Cicéron à gauche et dans la première partie des Lettres à Lucilius de Sénèque à droite. Paradoxalement elle n’apparaît pas dans les traités de Cicéron repris dans cette base, mais on la rencontre néanmoins 4 fois dans d’autres traités cicéroniens ou attribués à Cicéron (Par., 3, 24 ; Tusc., 3, 46 et 3, 55, à quelques paragraphes de distance ; ad Herrenium, 4, 36). L’œuvre de Cicéron présente par ailleurs des variantes que l’on ne trouve pas chez Sénèque : inquiet aliquis, un quasi synonyme de dicet aliquis, mais fonctionnant en incise ‘quelqu’un dira’ (1 occurrence ; Verr., 2, 2, 45), ainsi qu’une formule fort proche quaeret aliquis ‘quelqu’un recherchera’ (3 occurrences, dont 2 dans des traités et 1 dans les Verrines). Une autre variante est dixerit quispiam ‘quelqu’un aura dit’, qui, elle, se rencontre 3 fois sur ses 4 occurrences dans des traités. Il faut noter que, dans ces trois traités, la tournure s’insère dans des situations d’énonciation fictive où l’un des protagonistes du dialogue en interpelle directement un autre : dans un cas, la tournure est insérée dans une question directe (De natura deorum, 3, 76, 4) ; dans un autre cas, elle est accompagnée de tibi et de l’adverbe fortasse ‘sans doute’ (fortasse tibi dixerit quispiam, ‘quelqu’un t’aura sans doute dit’ ; De senectute, 8, 1), un adverbe qui accompagne également le motif dans les discours (par exemple, Verr., 2, 5, 180). Dans le troisième cas, la formule se rencontre après une exclamation (o stultum hominem ‘o quel sot que cet homme’ ; De officiis, 3, 100). Dans ces trois exemples, l’emploi de cette variante semble donc bien contribuer à rendre plus « réelle » ou plus « présente » la situation fictive d’interlocution.
5.3. Les motifs uidesne ut ? – quis nescit ? – ut scriptum uideo
Krekelberg et Remy (1896 : 90-98) listent encore des procédés qui permettent d’introduire une démonstration par induction, qui consiste à « conclure de la vérité des idées particulières la vérité d’une proposition générale ». Parmi ces procédés, on trouve plusieurs formules préconstruites. Une des plus courantes est sans doute la tournure uidesne ut ? ‘vois-tu comment […] ?’, où la proposition interrogative indirecte qui suit l’adverbe interrogatif ut formule la vérité particulière. On dénombre 9 occurrences de uidesne ut ? dont 7 dans les traités, 1 dans un discours (Pro Sulla, 35, 1) et 1 dans une lettre (Ad Atticum, 7, 1, 2), mais dans ces deux derniers cas, le verbe de l’interrogative est à la première personne et ce qui suit décrit une attitude de Cicéron ‘vois-tu comment je […] ?’. Ces deux cas sont donc à exclure du motif qui peut se définir par le schème suivant [uidere à l’indicatif + particule interrogative -ne + adverbe interrogatif ut + interrogative indirecte à la 3ème personne]. Correspondent à ce schème les variantes uidetisne ut ? ‘voyez-vous comment […] ?’ et uidemusne ut ? ‘voyons-nous comment […] ?’, avec respectivement 1 et 2 occurrences toutes les trois dans des traités. Il s’agit d’illustrer une vérité générale énoncée précédemment par une vérité particulière, par exemple, le fait que le désir d’apprendre est inné chez l’homme par l’attitude des enfants :
(20) |
Videmusne ut pueri aliquid scire se gaudeant ? (De finibus, 5, 48) |
‘Voyons-nous comment les enfants se réjouissent d’apprendre quelque chose ?’ |
La formule quis nescit ? ‘qui ne sait que […] ?’ est, elle aussi, caractéristique des traités (4 occurrences sur 5), tout comme sa variante quis est qui nesciat ? ‘qui est-il qui ne sait que […]’ (1 occ., De Oratore, 2, 45, 4) : il s’agit cette fois de poser une chose comme connue de tout le monde. La tournure ut scriptum uideo ou ut scriptum uidemus ‘comme je le vois écrit / comme nous le voyons écrit’ (2 occurrences de chaque cas) qui fait appel à l’autorité de la tradition écrite. Ici l’utilisation de phrasèmes entre fortement en concurrence avec des formules plus synthétiques : accepimus ‘nous avons reçu (de la tradition)’, tradunt, ferunt ‘on rapporte’, dicunt, aiunt ‘on dit’.
6. Conclusion
L’étude à laquelle nous nous sommes livré ici de quelques motifs textuels cicéroniens est loin d’avoir épuisé la question. Pour aller plus loin, il faudrait en premier lieu terminer le traitement de l’œuvre de Cicéron selon les méthodes du LASLA. En disposant d’un corpus cicéronien complètement lemmatisé et annoté morphosyntaxiquement, il serait en effet beaucoup plus aisé de ne pas laisser de côté d’éventuelles variantes des divers motifs, variantes qui pourraient passer inaperçues à partir d’une recherche sur les formes graphiques. Il serait en outre possible d’appliquer à l’analyse des divers motifs les traitements statistiques que permet le logiciel Hyperbase. La tâche reste d’importance et nécessitera sans doute encore plusieurs années de travail.
Les analyses que nous avons menées ici permettent néanmoins déjà de répondre partiellement aux questions posées en ouverture de ce travail, à commencer par les liens entre motifs et genres littéraires. Si certains motifs sont répartis assez généralement dans l’ensemble du corpus comme quid dicam de ?, d’autres sont exclusifs ou quasi exclusifs d’un genre en particulier : ex quo efficitur et uidesne ut ? le sont ainsi des traités. Dans la plupart des cas, il ne s’agit toutefois que de tendances et d’affinités avec un ou deux genres : quid commemorem annonce une prétérition dans les discours, alors que le marqueur de prétérition dans les traités est plutôt quid de […] plura dicam ; la formule quae cum ita sit est employée dans les discours pour établir un constat, alors que l’expression quod cum ita sit, tamen l’est pour signifier, dans les traités et les lettres, une opposition entre deux faits ; quant à la tournure quod si ita est, elle est utilisée, dans les traités, pour poser une condition. Lorsqu’un motif se rencontre dans deux genres à l’exclusion du troisième, ce peut être avec des fonctions pragmatiques différentes, comme on l’a vu pour le motif mihi cogitanti saepenumero qui place le locuteur dans une posture énonciative différente selon que ce motif apparaît dans des traités ou dans des lettres.
A la question de savoir si l’emploi de motifs textuels pourrait révéler un caractère plus fictionnel de certains discours, – en dehors de la tournure ut supra dixi dont nous avons dit d’emblée en introduction qu’elle se rencontrait dans le Pro Milone, un discours qui ne fut jamais prononcé –, l’enquête n’a guère apporté d’éléments décisifs. En revanche, nous avons pu mettre en évidence que les variantes d’un même motif pouvaient correspondre à des fonctions pragmatiques distinctes – on vient de le rappeler –, et nous avons souligné que ces fonctions pragmatiques pouvaient présenter des affinités avec un genre littéraire et un type d’énonciation particulier. Dès lors, il ne sera pas anodin de voir des motifs caractéristiques des discours utilisés ponctuellement dans un traité, comme c’est le cas pour le motif dicet aliquis qui pourrait donner un caractère « moins fictionnel » au passage des Tusculanes, où il apparaît deux fois à quelques lignes de distances. Un des acquis essentiels de cette brève étude est sans doute de montrer que l’examen des motifs textuels cicéroniens doit impérativement porter sur l’ensemble du corpus : certes discours, dialogues et lettres correspondent bien à trois genres différents, mais il est clair que des phénomènes d’intertextualité existent entre ceux-ci, puisqu’un motif caractéristique d’un genre peut être utilisé précisément pour donner une coloration particulière à un passage d’une œuvre appartenant à un autre des trois genres. Dans la mesure où Cicéron a composé tout au long de sa vie tant des discours que des lettres ou des traités, l’analyse devrait également prendre en compte la dimension diachronique : il s’agirait de déterminer si, au sein des trois genres, on relève des évolutions parallèles ou divergentes dans l’emploi que l’Arpinate a fait de ces « phrasèmes pragmatiques » que sont les « motifs textuels ».