Turba, le chaos, la foule

Conversation avec Maguy Marin

DOI : 10.54563/revue-k.1207

Texte

En 2004, Umwelt marquait une nouvelle étape dans le parcours de Maguy Marin : le texte philosophique, ici l'Ethique de Spinoza, devenait alors le moteur de sa recherche chorégraphique. Le conatus spinozien semblait prolonger le « ça, quand même » beckettien (titre d'un spectacle créé la même année). Dans le parcours de la chorégraphe, la persévérance de chaque chose dans son être que met au jour Spinoza résonne ainsi avec les mots de Beckett dans l’Innommable : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ». La persévérance dans la catastrophe est un motif puissant du travail de Maguy Marin, que l'on prenne catastrophe dans un sens disons ontologique (le rien de Beckett) ou politique : ses productions récentes, 2017 ou Lignes de crête, nous rappellent que nous ne devons pas oublier dans le confort consumériste de nos sociétés occidentales la violence des phénomènes d'exploitation, et nous enjoignent à persévérer1.

Créé en 2007, Turba donne à entendre cette fois (Umwelt était sans paroles) la voix d'un autre philosophe, ou plutôt d'un poète philosophe, Lucrèce. La déviation originelle, le clinamen, offre à Maguy Marin, une autre manière de vivre le chaos. Dans le même temps, elle acquiert une puissance politique. Dans La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Michel Serres insiste sur l'importance du mot, choisi comme titre, dans le poème latin : Turba, à savoir « la foule, le désordre, le nombre et le grand nombre, la cohue, le chaos et l’agitation » (p. 103). Le philosophe l'oppose à turbo, le tourbillon créateur, la turbulence à l'origine du monde et toujours à l’œuvre en son sein. Turba, c'est donc à la fois, le nuage informe des atomes, le chaos matériel (avant et après le monde) mais c'est aussi le monde des hommes : « c’est la vie des hommes, leurs mouvements, travaux, batailles, rivalités, honneurs, ténèbres. Leurs mouvements et leur histoire courte » (p. 117). Et le spectacle de Maguy Marin explore ce qui peut se dégager du chaos, qu'il soit celui de la matière ou de l'Histoire, les formes d'existence qui en jaillissent, qui lui répondent.

Dans un livre récent, Hors la loi, Laurent de Sutter écrit : « La loi est le palliatif humain au désordre cosmique » (p. 26). La loi comme réponse violente au désordre, donc, comme manière de freiner l'anarchie du monde, en la niant. Il apparaît que, dans Turba, la Loi, cette négation du chaos, est récusée : le spectacle propose une autre manière de répondre au chaos, une manière qui ne relèverait pas non plus de la sagesse antique prônée par l'épicurisme : le rythme. Maguy Marin insiste beaucoup sur la nature politique du rythme puisqu'il tracerait un chemin à suivre vers le commun. Elle le dit, par exemple, dans des entretiens accordés à Olivier Neveux2 : « quand on travaille ensemble rythmiquement, la question se pose brutalement : c’est quoi qui fait commun ? C’est de l’écoute. Il faut tout le temps te ralentir ou t’accélérer, parce que pour être « avec », tu es obligé d’être attentif, tu es tout le temps en train d’ajuster » (pp. 54-55). En substituant le rythme à la Loi, Maguy Marin fait œuvre politique, elle expose des formes d'existence à proprement parler anarchiques, car sans origine, sans fondement, qui se déploient en accord avec la mélodie stridente du chaos. C'est pourquoi il nous a semblé crucial de revenir avec elle sur ce magnifique spectacle, pourtant mal reçu.

© Didier Grappe

© Didier Grappe

K : Je voudrais débuter notre conversation en vous interrogeant sur les raisons qui vous ont conduit à Lucrèce. Mais, comment en êtes-vous venue à Lucrèce, après Spinoza dans Umwelt ? Qu'est-ce qui vous a intéressé dans le De rerum natura ? Il me semble que depuis lors Lucrèce vous a accompagnée, dans d'autres productions, explicitement dans Description d'un combat (2009), ou en sous-texte dans BIT (2014 – peut-être me trompé-je, mais BIT m'apparaît comme une poursuite de Turba). Était-ce, en 2007, le clinamen, « l'illimité » dont parle Hugo, la violence du monde, fait de chocs, d'effondrements, telle que la décrit le poète latin ou encore la sagesse épicurienne, l'ataraxie ?

Maguy Marin : Lucrèce est arrivé au beau milieu du processus de création et c’était vraiment enthousiasmant de lire que la petite déviation, le petit pas de côté était générateur de création, d’invention. C’était entendre une alternative au discours ambiant vantant les mérites de la discipline et de l’ordre, celui de ne surtout pas déborder des cadres. Enfin, que le désordre n’était pas à éviter mais à vivre pour en tirer, malgré les risques de ce qui est inconnu, toutes les transformations possibles, la capacité d’éclairer des points aveugles et des zones jusque-là ignorées. De plus, la découverte de ce poème matérialiste qui met en garde contre toutes sortes de croyances, sur les certitudes sclérosées en ouvrant la dimension du doute, de l’hésitation, en signalant la peur de ce qui nous est étranger a été pour moi le lieu d’une vaste respiration qui continue d’agir encore aujourd’hui.

K : Je voudrais maintenant vous interroger sur le titre, Turba, que vous empruntez peut-être à Michel Serres, qui le commente abondamment dans son livre consacré à Lucrèce. S'agissait-il pour vous de vous attaquer au chaos de la matière et de l'histoire, dont parle Serres ? Et puisque turba désigne non seulement le tourbillon désordonné et improductif des atomes, mais aussi la foule, et même plus précisément la plèbe, avez-vous pensé à une importance politique du poème de Lucrèce ?

Maguy Marin : En effet la lecture du livre de Michel Serres a été très importante et c’est à lui que j’ai emprunté ce titre parce que j’y ai vu justement l’importance politique de s’en inspirer, une alternative à la réduction par la discipline des capacités d’invention du grand nombre au risque d’un certain chaos. Cela demande un courage politique certain et une grande confiance en chacun et en tous. J’aime ce mot qui décrit à la fois la foule, le nombre et le désordre, la plèbe et la découverte de ce qui peut se dégager de ce chaos.

K : Justement pour répondre à ce chaos, pour être fidèle à ce qui peut s'en dégager, il apparaît que le rythme qui pour vous a une puissance politique puisse remplacer la Loi. Michel Serres, encore lui, écrit dans son Lucrèce que le rythme est « une réversibilité momentanée », au sens où il est un « don à l’irréversible d’une réversibilité », et dans cette réversibilité que naissent les formes. En bref, pensez-vous que le rythme puisse être une manière politique de vivre le chaos, la turba ? Un peu comme la farandole de BIT (le titre est d'ailleurs parlant) qui traverse le chaos de l'Histoire.

Maguy Marin : Comment faire un commun qui ne soit négation pour aucun ? Après toutes ces années de travail à partir du rythme je peux dire que cela continue de me hanter.  Me vient à l’esprit cette phrase de Beckett : « Accommoder le gâchis ». Ou encore : « Continuer, je ne peux pas continuer je dois continuer ». C’est un chemin qui n’a pas de fin et c’est dans ce chemin jamais accompli, avec ses allers et ses retours, ses vitesses et ses lenteurs, ses suspensions, que notre rapport au temps prend des formes changeantes à condition que la loi supporte de ne pas les figer.

K : Il me semble qu'on pourrait mettre en relation la réception souvent hostile du spectacle avec ce motif du chaos, du désordre, de l'anarchie. Frédéric Lordon, dans son livre La Condition anarchique, explique que les affects sociaux produisent de la « méconnaissance », comme moyen de « tenir en lisière l'aperception du vide » : « qu'en dernière analyse rien ne tienne à rien, voilà ce qui ne doit être aperçu à aucun prix » (p. 16). Certains de vos spectacles ne sont-ils pas victimes de cet interdit, en ce qu'ils empêchent cette méconnaissance en confrontant les spectateurs à ce désordre de la matière et de l'Histoire, à l'absence d'un Sens ou d'une Vérité première qui permettraient de soutenir le monde, en d'autres termes en ce qu'ils sont anarchiques ? Est-ce, par ailleurs, quelque chose qui vous tient à cœur, non pas de dessiller, mais de confronter sensiblement le spectateur au chaos ?

Maguy Marin : Au cours du travail, c’est d’abord par moi-même, comme un parmi d’autres, que j’essaie d’apprivoiser la perception du vide et du vertige qui s’ensuit par la pratique quotidienne de ce frottement à la création. S’exercer à l’étrangeté, à la perte des repères habituels, se familiariser avec de l’inconnu et tenter de n’en rien attendre. Je ne tiens pas particulièrement à confronter le spectateur au chaos, je cherche à partager par besoin les tâtonnements et les incertitudes qui m’inquiètent mais que je ressens comme bénéfiques.

K : Turba débute par un premier extrait du De rerum natura dit en latin par un danseur dans une posture héroïque, de courage. Le livre et les paroles circulent, passant d'un corps à l'autre, d'une langue à l'autre. Toujours dans l'adresse frontale aux spectateurs. Un courage que vous rappelez de la fin de la République romaine à nos jours, celui de regarder « fixement l’Énigme », comme le dit Hugo. Lucrèce ne semble plus alors être un nom propre qui désigne un personnage historique, mais justement une manière d'être qui peut être sans cesse reprise, qui peut traverser l'Histoire. Non pas comme le dit Hugo, un génie, mais une tournure que peut prendre la foule des anonymes. En bref, quelle est votre vision de Lucrèce, poète, de sa survivance possible, de son courage ? Et quels sont les liens que vous semblez créer entre héroïsme et anonymat ?

Maguy Marin : Textes, costumes, accessoires circulent, en effet, de façon à ce que chacun puisse à un moment ou un autre et de façon passagère en être le dépositaire. S’approprier sans propriété dans le sens d’un relais, un passage de témoin d’un corps à un autre. Lucrèce nous chuchote à l’oreille la nécessité de se penser irremplaçable dans l’anonymat de notre présence éphémère sur terre. C’est ce que Lucrèce fait dire à la Nature. Et nous fait regretter de ne pas jouir du présent sans autre forme d’attente… « Mais comme à chaque instant tu brûles de désir pour ce qui n'est pas là, et que tu as mépris de ce qui est présent, eh bien ! pour toi la vie a passé incomplète et sans donner de joie (...) Tant pis ! (…) ». 

Joie du présent !

© Didier Grappe

© Didier Grappe

K : Nous voudrions explorer dans ce numéro l'idée que Lucrèce n'est pas un penseur de la Nature entendue comme un Tout harmonieux. Dans Turba, la Nature est peu présente, sous forme de fragments seulement : quelques branches feuillues que brandissent les danseurs, une chute d'eau simulée à l'avant-scène. Domine essentiellement l'obscurité et ces mobiles qui dessinent des couloirs et qui serviront à figurer le désordre. Pourriez-vous revenir sur cette scénographie et sur la création sonore de Denis Mariotte qui l'habite ? Est-ce que l'obscurité et les vibrations audibles du plateau, récurrentes dans la plupart de vos chorégraphies, figurent le néant, le rien, qui menace le monde ? Est-ce qu'elles nient l'histoire et l'idée fallacieuse de progrès, pour ne laisser échapper que des bribes d'époques révolues ? De fait, est-ce que la Nature et l'Histoire ne sont pas des illusions qui dissimulent les luttes physiques et sociales, apparaissant et disparaissent continuellement dans un monde sans ordre ?

Maguy Marin : Avec Denis Mariotte, qui a partagé la conception de la pièce, nous avons commencé à travailler avec les interprètes sur des figures rythmiques posées sur des tempi différents. Les premiers textes sont portés individuellement par les interprètes et ont été pensés avec l’idée du passage d’un état à un autre, comme si les mots transfiguraient celui qui les prononce. Denis Mariotte a donné une couleur sonore particulière à chacun d’entre eux en cherchant à accorder un devenir-acteur à un devenir fiction.  L’univers musical de la pièce a ensuite accompagné les textes de façon à en augmenter, au fur et à mesure, la montée en puissance.

Pour la scénographie, au départ, c’est assez idiot, la chute parallèle des atomes dans le vide nous a fait choisir une scénographie qui nous a imposé des circulations. Ces éléments mobiles excluaient les courbes. Et cela a pesé sur la suite. À un moment cette impossibilité d’arrondis, de cercles nous a été insupportable et le besoin de mettre sens dessus-dessous ces plateaux pour créer un véritable désordre à ces passages obligés a été plus fort que nous.

La lumière a été et est un élément essentiel de ce qui se donne – ou non – à voir.  Faire douter de ce qui est vu en déstabilisant l’accommodation du regard par le jeu d'intensités lumineuses diverses. Dans le noir, l’œil cherche… et alors, les autres sens étant plus sollicités laissent échapper des sensations sur lesquelles la vue avait pris le dessus.

K : Je voudrais finir par deux questions plus brèves. Dans le numéro de Théâtre/public, vous écrivez que les artistes peuvent être comme « des clinamens générateurs de possibles qui puissent sauver des choses rescapées du désastre » (p. 7). Pourriez-vous revenir sur cette idée, sur votre utilisation du fameux clinamen de Lucrèce ? D'une certaine manière, pensez-vous la danse (ou l'art) comme un clinamen qui dévierait les simulacres pour inventer des formes esthétiques de résistance ou de beauté ?

Maguy Marin : Je crois que j’ai déjà répondu, peut-être pas aussi directement à cette question. Le clinamen de Lucrèce m’a conforté dans l’idée que chacun doit faire son chemin en marchant (Antonio Machado : Caminante, no hay camino, se hace camino al andar) et être capable de cette petite déviation, ce petit écart, (Oh, petit, juste assez pour que le mouvement puisse être dit changé) qui fait se déplacer d’un espace réel à un autre tout aussi réel qu’on ne voyait pas. Et de conclure : La nature n’aurait, en ce cas, rien créé. C’est Spinoza, je crois, qui dit que le réel c’est la perfection ou quelque chose comme ça.

K : Enfin, le spectacle se clôt sur le Ständchen de Schubert, qui est un des compositeurs qui vous accompagne depuis vos débuts (depuis au moins, La Jeune fille et la mort). Mais sa présence interroge, ici, au-delà de la beauté de cette musique. Ständchen est empreint, il me semble, d'une certaine mélancolie, qui envahit le plateau. Étiez-vous sensible à cette mélancolie quand vous avez choisi ce morceau ? Proposez-vous un Lucrèce mélancolique au final ? Ou cette mélancolie renvoie-t-elle à notre présent, marquée les catastrophes et les défaites ?

Maguy Marin : La mélancolie répond probablement bien à un état du présent dans lequel je pense me trouver.  Mais cet état il m’arrive de le percevoir également dans un présent ancien, celui de ceux qui nous ont précédés. À cette mélancolie j’essaie de répondre par la joie et le courage.

© Didier Grappe

© Didier Grappe

Notes

1 La persévérance est un motif central d'un théâtre contemporain qui se veut encore politique. Pour ne donner qu'un exemple, Christoph Marthaler finissait son spectacle sur l'apocalypse politique européenne (due à la progression ou plus précisément à la récidive des discours nauséabonds de l'extrême droite), Nach den letzten Tagen. Ein Spätabend i (2017) sur un appel à la persévérance dans la catastrophe. Retour au texte

2 Ces entretiens sont publiés dans le très beau numéro 226 de la revue Théâtre/Public, consacré à la chorégraphe (octobre-novembre 2017). Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Maguy Marin et Stéphane Hervé, « Turba, le chaos, la foule », K [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1207

Auteurs

Maguy Marin

Stéphane Hervé

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