1. Poésie d’un mouvement absent
Tout le monde connaît Jane Avril sans le savoir.
Qui s’est déjà promené à Montmartre, sur les quais parisiens, ou encore sous les arcades de Rivoli, a posé son regard sur la reproduction d’une lithographie de Lautrec, représentant cette femme à la robe noire et au chapeau rouge, les bras levés, le dos cambré, ceinturée par un serpent coloré. Ou encore cette affiche pour le « Jardin de Paris » où Jane, vêtue d’une robe orangée, lève sa fine jambe aux bas noirs. Son nom y est écrit en gros caractères, et pourtant il semble aujourd’hui s’être effacé de notre histoire, alors qu’elle fut une des plus grandes gloires de la fin du 19e siècle. Son image déambule toujours dans les rues de Paris et doit voyager à travers le monde, imprimée sur un sac de toile ou découpée en porte-clé. Troublant paradoxe lorsque l’on apprend en lisant ses Mémoires qu’elle se rendait peu chez les peintres (exception faite du complice Lautrec) et qu’elle a toujours esquivé d’être filmée, confiant toutefois à la fin de sa vie un petit regret :
Sollicitée de tous côtés d’aller poser chez peintres, sculpteurs, dessinateurs et photographes, je promettais toujours mais n’y allais jamais. Il m’est arrivé de rejeter toutes ces images que l’on voulait faire de moi. Elles me rappelleraient à présent, mieux que mes souvenirs intimes, ma folle mais tout de même jolie jeunesse. Priée d’aller danser dans le premier studio de cinéma, où j’aurais été filmée, je négligeai de m’y rendre.
Il m’amuserait maintenant de me voir ainsi1.
Intéressant par ailleurs de noter qu’il n’existe que très peu de traces filmiques de ses consœurs Isadora Duncan2 ou Loïe Fuller3, alors qu’il en existe moult images peintes, dessinées, ou des photographies. Trois danseuses qui ont, en partie, emporté avec elles le secret de leur danse, de leur corps en mouvement, comme si leur art devait rester éphémère, comme l’est, par essence, un geste de danse. Totalement privés des mouvements de Jane Avril, il nous reste donc les images fixes, photos4 et peintures5, et les descriptions des journalistes et des poètes particulièrement inspirés6 par la subjuguante danseuse, pour nourrir notre propre imaginaire. Surnommée par Charles Zidler7 « La Mélinite » (nom commun d’un composé chimique explosif), sobriquet qu’elle n’aime pas tellement, elle est sur scène, si l’on en croit la vision des artistes de l’époque, une tornade incontrôlable, une dynamite inquiétante, qui contraste avec son relatif calme lors des mondanités, où elle devenait elle-même spectatrice. Elle est le mouvement, et plus encore elle invente un langage, comme l’a si bien décrit le peintre Francis Jourdain :
Jane Avril était bien différente. Les reines du quadrille gambillaient, Jane Avril dansait. En elle vivait cet instinct grâce à quoi la danse perd son caractère abstrait pour devenir un langage, cesse d’être un art purement décoratif pour prendre un accent humain ; l’arabesque tracée dans l’espace par une jambe inspirée n’est plus un signe vain, c’est une écriture.
« La Mélinite s’exprimait avec ses jambes, Lautrec ne s’y trompa pas », ajoute Jourdain, tout comme l’avait également perçu Gabriel Astruc qui voyait en Jane un être « sylphide, étrange, toujours solitaire, sorte d’échassier qui restait en équilibre sur une jambe et balançait l’autre comme un membre isolé de son corps ». Une danse solitaire dont émane une profonde tristesse, c’est le sentiment récurrent qui transparaît de l’ensemble des textes, tout comme le caractère singulier, élégant, distingué de sa silhouette à la ville comme à la scène. Elle fascine, et fait naître les sentiments les plus poétiques, comme ceux signés Paul-Jean Toulet : « On la suit des yeux comme un de ces tourbillons qui trouent, sans le troubler, le cristal d’un fleuve. Mais alors et soudain, elle s’évade de son propre rythme, le brise, en crée un autre ; et ne paraît jamais lasse, elle-même, de s’inventer ».
Outre ces mots, les plus beaux, elle fut l’amie et la muse de Lautrec8 qui lui consacra plusieurs toiles. Si l’on connaît bien les deux premières œuvres décrites en ouverture de ce texte, où le peintre a saisi la danseuse dans ses œuvres, dans toute son énergie et sa flamboyance, deux autres tableaux, datés de 1892, plus confidentiels peut-être, sont tout aussi notables ; l’un intitulé Jane Avril arrivant au Moulin Rouge, l’autre Jane Avril quittant le Moulin Rouge. Il faudrait avoir un œil bien affuté et certainement très érudit pour reconnaître ne serait-ce qu’un détail du Moulin Rouge dans ces deux représentations, les fonds de Lautrec étant volontairement brouillés et vibrants. Des traits comme s’il pleuvait sur le premier, comme si les feuilles jaunes ocre teintaient d’automne le second. Deux atmosphères se prêtant à la mélancolie, comme ne l’est pas moins le visage de Jane sur les deux tableaux. Pas d’exubérance, la discrétion dans l’attitude, le calme d’un air pensif, et un visage marqué9, des yeux maquillés et cernés, un œil fermé même sur l’une des toiles, le mystère reste entier. Énigme plus grande encore, et sublime, les contours de Jane « esquissée » par Lautrec. En quelques traits la magie apparaît, une marche-danse en bleue à l’allure déstructurée mais assurée. Ou encore son profil, pris dans une anarchie de lignes bouillonnantes, qui révèlerait bien là, l’agitation d’un corps, et l’acuité d’un esprit. Et quoi de plus émouvant que ce dos à la fois précis et imprécis, qui tient ce port de tête coiffé du chapeau noir, laissant en une touche de couleur apparaître la célèbre chevelure rousse de Jane. Simplicité et puissance du croquis.
Jane Avril vue par son ami Toulouse Lautrec
2. « Une danse de film10 »
L’idée d’un film sur Jane Avril a germé il y a bien des années. Mais comment s’y prendre, avec le matériau à disposition, et le peu de moyens matériels et financiers, pour retracer cette vie si intense, et ce personnage si insaisissable. Une évidence pour commencer, celle de s’appuyer sur les mots de Jane, trésor de lucidité sur sa vie et son époque, des Mémoires composées dans un style littéraire remarquable. Il faut absolument les faire entendre. Un choix s’impose dans ce texte dense, la voix « off », se veut sobre, sereine et envoûtante, incarnant la danseuse en un regard rétrospectif sur le déroulé de son existence.
Jane est un papillon, en mouvement perpétuel ; « La Danse pour moi résuma toute ma vie11 » écrit-elle. La danse, sa danse, elle en a la révélation, un soir de bal, alors qu’elle est internée à la Salpêtrière, et c’est grâce à elle qu’elle sera sauvée à la fois de la folie, mais aussi de la prostitution, de par son statut de Reine du Moulin Rouge ou du Jardin de Paris. En dansant, elle rêve, elle pense, se retrouve, se recentre, c’est son jardin secret, même si paradoxalement elle l’offre au monde.
La danse en me berçant
Me rythmait de beaux rêves.
Ô danse, ma passion ! mon vice !
Chère et douce confidente !
Cette danse si essentielle, si vitale, tenter de la (re)trouver dans les images, sans pour autant rejouer le fabuleux et traditionnel French Cancan – un jour peut-être, un autre film – mais en lui trouvant une autre forme, tout en mettant en mouvement la ville et les lumières qui entourent Jane. Un flou, un ralenti, un ruban12 coloré, des surimpressions multiples, les luminescences d’une boule à facettes, les ailes du Moulin Rouge, tant d’effets qui plongent la danseuse dans une « fantasmagorie, dans laquelle elle est la fois présente et absente ; elle n’est pas ancrée dans l’espace-temps d’aujourd’hui, elle est comme une étoile dansante qui irradie le film13 ». On a aperçu le pouvoir fascinant que Jane semblait exercer sur ses admirateurs, le film tente par ses « matières-lumières-mouvantes14 » de recréer cette sensation hypnotique. Toute proportion gardée, le film tente de s’inscrire dans la lignée d’un cinéma impressionniste, guidé et théorisé entre autres par la cinéaste Germaine Dulac15, dans les années 1920. Mouvement, rythme, lumière, harmonie sont les maîtres mots de Dulac pour désigner ce que peut et doit être le cinéma.
Inscrire le film hors-temps, et dans le mouvement, toutefois l’amener ponctuellement dans un lieu historique qu’a fréquenté Jane Avril, l’incontournable Closerie des Lilas, liée au Bal Bullier, bal où dit-elle, elle fit « son entrée dans le monde », un soir qu’elle le découvrait grâce à ses amies prostituées, et où elle fut prise d’un élan irrésistible, à « danser et bondir, tel un chevreau échappé ».
À la Closerie d’aujourd’hui on lui sert un verre d’absinthe, les souvenirs s’échappent de son regard, tandis que les gouttes sous lesquelles le sucre se dissout, marquent le temps qui coule, qui s’est écoulé, et le monde de Jane s’évanouissant. Car ses Mémoires évoquent aussi la frénésie d’une époque, puis le basculement dans un autre siècle, la fin de la légèreté́, et une fin de vie marquée par la solitude et la mélancolie. Jane observe la flânerie qui se meurt, l’achèvement d’une saison dont elle fut la plus belle et étonnante des fleurs. Son désir d’indépendance en fait aussi une figure libre de son temps, autant qu’il était possible de l’être.
Une liberté qu’elle a trouvée avec sa danse, mais aussi par ses marches, ses errances parisiennes, dans lesquelles parfois elle essaie de « retrouver les traces du passé » (Caradec, 2001, p. 137) par des pèlerinages sur les lieux de sa jeunesse. De même elle se rappellera le « bon vieux temps » en compagnie de Charles Dodeman, bouquiniste renommé des quais de Paris. C’est dans cette idée là que se construit également le film, comme un voyage dans les temps, en les mêlant, et en tentant de retrouver, par bribes, un peu de ce destin hors du commun, un peu de ce qu’a pu être Jane.
Merci à Prosper Hillairet