Chaplin ist der größte Komiker geworden, weil er das tiefste Grauen der Zeitgenossen sich einverleibte.
Walter Benjamin
Son scoppiato così e così
Son s’cioppaa...
Son scoppiato dal ridere
Ma che pena vederti fare finta di piangere
Son s’cioppaa...
Tu che neghi le Marlboro
Tu che adesso hai capito
Come nascono i comici
Enzo Jannacci
1. Expériences limites
Le personnage que Charlie Chaplin invente à partir de 1914 – même quand il n’est pas a Tramp, c’est-à-dire un exclu absolu vivant de l’aumône – occupe une position sociale toujours subalterne. S’il travaille, il est serveur, apprenti maçon, assistant tailleur, déménageur, homme à tout faire, concierge, ouvrier, etc... Parfois il essaie de gagner son pain en montant sur un ring de boxe… D’autres fois il doit jouer de la musique dans la rue ou monter sur un trapèze pour pouvoir vivre. Il lui arrive même d’être obligé d’émigrer pour chercher sa place dans la société. Souvent il vit carrément en dehors, ou plus précisément sur les marges dangereuses de la société : il est alors bandit, ancien détenu, évadé de prison… En somme, cette frêle figure aspire à incarner les différentes physionomies que la précarité assume dans le monde contemporain : elle est sans toit (son lit est par terre, comme celui d’un chien, A Dog’s life, 1918) sans foi (dans The Pilgrim, 1922, lui, l’évadé, ose se faire passer pour un pasteur ; dans Easy Street, 1917, il se rend dans la mission de bienfaisance afin de dérober la quête), sans loi (Modern Times sont les temps, nos temps, où un prolétaire ou à fortiori un lumpen est obligé de cumuler les délits pour vivre : manifestations illégales, braquages de grands magasins, faux papiers…), il est sans travail ou avec de petits boulots : dans Work, 1915, il se présente comme un esclave ou un animal, il tire une charrette transportant son maître et ses outils de travail. Il est proprement inhumain. D’ailleurs, il est sans nom. En Europe continentale, on a pris l’habitude de lui donner un nom, on l’appelle Charlot, mais dans les films produits aux États Unis le personnage inventé par Chaplin n’a aucun nom. Dans le générique de ces films, il est souvent désigné simplement comme a Tramp (dans The Kid, 1921, ou dans City Lights, 1931, par exemple) ou bien il est présenté selon la fonction qu’il joue à l’écran (a Farmer Worker, dans Modern Times, 1936 ; an Immigrant, dans The Immigrant, 1917 ; a Jewish Barber, dans The Great Dictator, 1940 ; etc.). Il faut insister sur l’article indéfini, comme le suggère Alain Brossat dans ce numéro de K : cette silhouette misérable, migrante, subalterne est une parmi des millions. L’article indéfini ne veut précisément pas déterminer l’identité du personnage, il ne veut pas l’individualiser. Aussi présente-t-il un personnage sous son aspect le plus général sans le rapporter à un être déterminé. Rien ne doit distinguer le Charlot de Chaplin de la foule innombrable du peuple-monde, ce que le poète Jack Hirschman appelle le « planétariat »1.
Or, l’appartenance de Charlot à cette foule signifie que son existence, comme toute existence prolétarienne ou sous-prolétarienne, se joue sur des expériences limites. Il peut avoir des accidents de travail, il peut rester au chômage, il peut être viré du jour au lendemain, il peut vivre sous les ponts, il peut être obligé de devenir cambrioleur (Police, 1916), on peut lui soutirer le fils qu’il a élevé. La solitude de Charlot est souveraine, mais ce petit personnage traverse les mêmes tribulations que tous les anonymes, les incomptés appartenant au « planétariat ». Les mésaventures de Charlot sont les mêmes que celles de millions de gens habitant sur cette Terre. Ces gens s’avancent dans l’existence comme s’ils étaient toujours sur une corde raide : des équilibristes entre la (sur)vie et la mort. A Tramp offre une synthèse poétique de ces vies quand il monte sur le fil pour remplacer le funambule dans The Circus, 1928. Quand il perd la corde qui le soutient, il marche en se demandant de quel côté il va tomber. Des singes lui compliquent, en plus, la tâche ! Comme lui, les « derniers de cordée » peuvent d’un jour à l’autre perdre l’équilibre et disparaître. Où finissent par exemple les petites sœurs de la gamine de Modern Times après l’assassinat de leur père durant la manifestation contre le chômage ?
Le début de The Gold Rush (1925) montre des milliers d’anonymes, une masse silencieuse de pauvres, en marche. Les plans d’ensemble donnent l’impression de voir de petits animaux grimpant avec difficulté vers la crête d’une montagne. Quand la caméra s’approche, on voit, sans voir leurs visages, des pauvres, certains parmi eux tombent par terre épuisés. Le destin des gens du « planétariat » n’est jamais garanti : la fin de tout est, d’ailleurs, une hypothèse toujours possible. Un peu à l’écart, a Lone Prospector, notre frère Charlot, incarne bien cette possibilité : il marche sur une espèce de corniche, le long d’un abîme perpendiculaire. Une ourse apparaît le long de ce chemin prête pour le dévorer. Il s’en sort, mais, tout au long du film, il continue de côtoyer le danger. Des hommes veulent le tuer, et même le manger tout cru (le devenir-poule de Charlot manifeste bien la façon dont le comique de Charlot peut surgir des terreurs les plus terribles des hommes, comme le dit Benjamin (« Charlot est devenu le plus grand comique parce qu’il a incorporé l’épouvante la plus profonde de ses contemporains », in Banda, Moure, 2013, p. 129) : dans ce film il dérive même d’un tabou qu’on croit suranné, le cannibalisme, et pourtant la barbarie, dit constamment Chaplin, est une des possibilités de l’histoire2). Une bourrasque affreuse de vent et de neige arrache du sol la maison dans laquelle a Tramp vit. La séquence où cette maison va pencher pendant de longs moments sur le bord du gouffre avant de chuter nous dit parfaitement la condition dans laquelle vivent les Charlots : ils dandinent leurs corps toujours plus mécaniques entre la lumière et la nuit la plus noire, ils n’ont même pas une maison où se protéger. Le final de The Pilgrim, 1923, est exceptionnel à cet égard : le shérif redonne la liberté à l’évadé, ce dernier commence à rêver de paix et de bonheur au Mexique. Mais il est accueilli dans le désert par des personnes qui se tirent des coups de pistolet. Où aller donc ? Vers la prison, aux États Unis, ou vers la guerre, au Mexique ? Le petit Tramp choisit de rester sur la ligne, il court le long de la frontière entre les deux Pays, un pied à droite l’autre à gauche. Il a appris à rester en équilibre entre deux maux.
Les Charlots, les petits hommes, n’ont nulle part où aller dans la société contemporaine.
2. Lumières ?
Charlot, un vagabond, une ligne de vie, fait voir, met de la lumière sur ce que vivent de millions d’autres ombres fugitives sur la terre. Que révèle-t-elle cette lumière ?
L’artiste ne voit plus la beauté du monde, il ne voit qu’un monde réduit en cendres. Chaplin ne met pas de la lumière pour chercher un dessein dans l’histoire, pour indiquer un autre futur possible. Quand Charlot allume les lumières, il veut, en effet, montrer la catastrophe.
L’être-cinéaste de Chaplin tient dans cette volonté. Que révèlent-elles, que montrent, par exemple, les « lumières » qu’il allume sur la ville ?
City Lights, 1931, est un film sur la Grande Dépression. Le film s’ouvre avec une séquence où des notables inaugurent un monument « Paix et Prospérité ». Quand on enlève les draps des trois statues pour les montrer et faire commencer la fête, on découvre qu’un vagabond (Charlot) dort sous ces voiles. La petite silhouette de Charlot perturbe la solennité de l’événement en en dévoilant la vérité : on parle de paix et de prospérité, mais il y a des gens qui vivent dans la rue. Les lumières sur la ville – les lumières qu’allume le cinéma, pas celles de la publicité – montrent la misère et la violence des rapports sociaux. Elles illuminent les fêtes, les repas et les cotillons, d’une part, elles montrent la pauvreté extrême, l’atmosphère de mort, de l’autre. En réalité, la paix et la prospérité ne sont nulle part. Le millionnaire qui veut se suicider au début du film indique la décision prise après le krach à la Bourse de New York par beaucoup d’actionnaires ruinés à l’improviste. A Tramp le sauve. Il était sur les quais puisqu’il cherchait sous les ponts un repaire pour la nuit plus sûr qu’un monument. C’est une autre face de la crise économique. Cette rencontre serait l’occasion idéale d’une amitié entre des hommes issus de milieux différents. Or, la nuit, quand le millionnaire est ivre, ils sont effectivement amis, mais quand la lumière du jour apparaît le riche chasse le vagabond comme un malpropre jusqu’au point de le faire arrêter par la police à la fin du film. Entre-temps, le vagabond est tombé amoureux d’une jeune fille aveugle qui vend des fleurs dans la rue. Il lui fait croire qu’il est un millionnaire en subtilisant de temps en temps argent et Rolls Royce au vrai millionnaire. La fille ne voit pas, elle reconstruit dans son rêve la rencontre avec cet homme inconnu : ses lumières sont fortement illusoires, comme celles des publicités. Charlot, en revanche, cabotin, voit tout. Quand il allume les lumières sur la jeune fille, en rentrant chez elle, il découvre qu’elle vit dans une condition sociale misérable. Ses yeux pleins de lumière peuvent savoir qu’elle et sa grand-mère sont menacées d’expulsion de leur logement (le devenir vagabond est une perspective concrète pour tous les pauvres). Se méfiant du rapport avec le millionnaire, il se met à travailler (porosité entre le monde lumpen et le monde du travail), il montera même sur un ring de boxe pour gagner de l’argent.
En réalité, la voie légale tout comme le rêve américain du « faire » pour s’en sortir et pour sortir la fille de sa condition ne marchent pas vraiment. C’est ce que les lumières ont montré. Pour obtenir de l’argent qui permettra l’opération des yeux de la jeune fille il doit compter encore sur le millionnaire qui le lui donne, mais il oublie et fait arrêter le vagabond qui est pris pour un cambrioleur. Avant de finir en prison, expérience-limite de tout prolétaire ou lumpen, Charlot réussit à donner la somme d’argent à la fille. Quand il sort de prison, longtemps après, des enfants se moquent encore de lui dans la rue. A Tramp est vraiment le dernier des hommes. Il erre, comme d’habitude, dans la ville. Au coin d’une rue, il voit la jeune fille qui a recouvré la vue et possède maintenant un magasin de fleurs. Elle rit, elle aussi, du Vagabond, comme les enfants. Ce Tramp la regarde toutefois avec trop d’insistance. Elle se défend en essayant d’en rire encore avec ses collègues. Mais la jeune commence à voir quelque chose. Elle le sent plutôt : quand elle lui prend les mains, elle le reconnaît : « Vous ? ». Son regard se remplit d’effroi. Enfin elle aussi voit et ne peut voir qu’une catastrophe.
Quelques années plus tard Chaplin propose une même confrontation de l’épouvante entre quelqu’un qui a la lumière des choses et une autre personne qui ne voit pas. Je me réfère à la danse de Charlot, les yeux bandés, au bord du gouffre, dans le grand magasin des Modern Times. Il est amoureux, insouciant, il a même retrouvé un travail, mais il ne voit pas que ses patins peuvent le conduire vers l’abîme. La gamine, de son côté, le regarde terrorisée puisque justement elle voit le danger. Les gens du « planétariat » selon Chaplin seraient précisément celles et ceux qui n’ont pas un sol stable où tenir debout – les migrants sur un bateau, les travailleurs dans les mines, les serveurs dans un restaurant plein, les ouvriers sous la menace constante de licenciement, ceux et celles qui vivent dans un équilibre précaire – et qui ne le voient pas3.
Il n’y a pas d’optimisme chez Chaplin, contrairement à ce que l’on dit trop souvent. Le vagabond refuse dans City Lights ou dans Modern Times toute idéologie de la réussite. Dans les deux films le personnage semble vouloir essayer de changer sa condition, et celle de sa partenaire, mais en fin de comptes il ne veut pas vraiment dégager un autre futur étant donné que l’abîme est toujours ouvert sous ses pieds. C’est pourquoi il ne bouge pas vraiment. C’est parce qu’il n’y a pas de futur que le vagabond n’avance jamais. Son mouvement ne va pas vers l’avant. Il procède en zigzagant, derrière, à droite et à gauche. Le regard d’un policier – la police est partout dans les films de Chaplin, son œil piste chaque mouvement de possibles coupables – lui fait rebrousser chemin, les yeux d’une jeune fille le font marcher à nouveau devant. Le vagabond bouge sur place : beaucoup de gags sont construits sur des mécanismes d’entraînement qui, utilisés de manière détournée, ne font pas progresser les personnages. Charlot peut monter et descendre d’un escalier mécanique ou d’un ascenseur, parfois il ne cesse de tourner dans des portes tournantes. Charlot ne change pas de position. Il sait qu’il ne peut pas s’en sortir, encore moins s’opposer.
Pour ces mêmes raisons, il ne change pas de camp. Même quand il est gentleman, personne n’est dupe : il est question d’un travestissement momentané. Charlot ne peut pas être riche, il est indissociable de sa condition prolétarienne ou lumpen. J’ai déjà souligné l’impossibilité de l’amitié avec le millionnaire dans City Lights. Le final de The Gold Rush montre qu’a Tramp ne peut pas devenir vraiment riche. Le pauvre clochard, migrant, le souffre-douleur du village minier, est devenu millionnaire en découvrant une montagne d’or. Sur le bateau qui le ramène à la maison, on le voit habillé de manière raffinée, il a remplacé sa veste trouée petite et serrée par une double fourrure et son traditionnel chapeau melon par un haut-de-forme. Il marche triomphalement avec son compère avec qui il a acquis sa fortune. Voilà qu’il appartient à un autre monde, voilà qu’il a changé de « race » (comme le dirait Annie Ernaux) ! Mais on ne croit pas vraiment à ce changement. Il y a un mégot de cigarette par terre, combien en a-t-il déjà ramassés ? Cette fois-ci encore, il ne peut pas le laisser, il s’abaisse pour le prendre, malgré la fourrure, et le porte à sa bouche. Un geste naturel qu’il fera aussi dans City Lights quand il descend de la Rolls du millionnaire pour ramasser une cigarette par terre en la volant à un mendiant qui était en train de la prendre. Un journaliste et un photographe demandent à Charlot de rendosser ses habits de Tramp pour pouvoir raconter toute son histoire. Charlot acquiesce. De derrière un rideau apparaît le vieux Charlot pauvre. Où est la fiction ? Où est la réalité ? Son ami néo-millionnaire sursaute quand il le voit, il est indigné et apeuré : le spectre de leur pauvreté, de la pauvreté de leur race, se matérialise de nouveau. Il essaie de le chasser. Charlot se moque de lui, le pince avec sa canne pour lui rappeler leur nature commune4. Des gardes qui cherchent un passager clandestin sur le bateau se trompent-ils vraiment quand ils arrêtent Charlot ?
3. Catastrophe, guerre
« Charlot est né pour pleurer et non pour sourire » (Goll, 1968, p. 126) :
En ce moment je souris dans les cinémas du monde entier
Chaque village se tord de me voir sourire
Et pourtant comme je suis triste !
Mille fenêtres pensent à moi,
Mais il y en a une d’éclairée,
Ma mère derrière le rideau attend le facteur
Depuis vingt ans elle attend qu’une lettre sonne à la porte
Il y a une femme en Europe
Qui n’est jamais allée au cinéma
Qui ne me vit jamais, qui ne me connaît pas
Et pourtant, elle seule sait ce que vaut mon sourire –
Je souris je pleure… (ibid., p. 127)
La « chaplinade » de Goll est l’errance de Charlot dans un monde en ruines. C’est le monde qui regarde la jeune fille de City Lights quand elle a la vision finale. Elle voit la fin du monde. Dans le texte de Goll, le vagabond se détache des affiches collées aux murs de la ville et arpente de ses pas rapides ce monde devenu un immense désert. Avec sa canne il essaie de transpercer le néant. La poésie de Chaplin réside précisément dans sa volonté de traverser la catastrophe.
J’ai évoqué pêle-mêle des films de Chaplin de différentes périodes, dans certains de ces films il n’est même pas le réalisateur. Je n’ai aucunement la prétention de vouloir uniformiser et rendre banal un itinéraire artistique s’étalant sur plus d’un demi-siècle avec des sensibilités et des projets renouvelés continuellement. Cependant, il est possible – je crois – de déceler une préoccupation constante dans les films que Chaplin dirige : ils signalent la disparition d’un monde harmonieux et vivant, vivable pour l’homme.
La grande question que Chaplin pose est une question écologique, à savoir la question de l’habitabilité du monde. Pour lui, il est impossible d’habiter dans ce monde. La critique de l’oikos est radicale et constitue une constante dans les films de Chaplin : la maison est un nœud de vipères (voir les rapports parents-enfants dans A Woman of Paris, 1923), elle n’est vraie que quand elle disparaît (Modern Times) ou quand elle est déstructurée et réinventée (The Kid). C’est la raison pour laquelle son personnage principal n’a pas de maison : son exclusion radicale n’est pas dépourvue de sens, Charlot a compris que l’on ne peut plus avoir de maison où se protéger, ni un quelconque refuge en dehors, dans une soi-disant nature. Il n’y a pas de nature chez Chaplin, il n’y a probablement plus rien, comme si tout avait volé en éclats à la suite d’une explosion. La critique de la maison va de pair, chez Chaplin, avec une critique d’une certaine idéologie de la nature. Les paysages bucoliques n’apparaissent qu’en rêve tout comme les moments de paix. Son personnage évolue dans un monde en ruines, la canne lui sert effectivement à voir s’il y a quelque chose qui bouge encore sous les cendres.
Durant une très longue séquence historique, Chaplin ne cesse de s’interroger sur le désastre sous toutes ses manifestations apparentes : les rapports entre les hommes sont totalement monstrueux (songeons à la relation maître-serviteurs dans Pay Day, 1922), les villes sont des champs de ruine (pensons au début de The Kid), les hommes se droguent, boivent, volent pour pouvoir vivre dans ce monde (The Kid, la séquence de Pay Day où les maçons se retrouvent au pub, les anciens ouvriers de Modern Times).
L’espace de Charlot est, en somme, comme l’a bien vu Goll, un désert. Or, l’hypothèse que je voudrais vérifier dans ces quelques pages est que ce désert où a Tramp sautille est l’espace nouveau que la guerre nouvelle, mécanique et industrielle, a créé. Dans cette optique interprétative, l’horizon dans lequel se situent les films de Chaplin serait celui de la fin du monde que la Grande Guerre ouvre en 1914 et qui continue du vivant de l’auteur5. Les films de Chaplin, sans les historiciser, s’inscrivent dans le contexte de violence extrême que l’Europe connaît entre 1914 et 1945 et au-delà : « période intermédiaire où la Folie s’est déchaînée. La Liberté a piqué du nez, et l’Humanité a reçu des coups de pieds », comme le résume l’incipit de The Great Dictator, 1940. On voit directement la guerre dans ce film, surtout au début, et dans Shoulder Arms, 1918 ; Monsieur Verdoux, 1947, ne la montre pas, c’est néanmoins intégralement un film de guerre. Ces œuvres composent une véritable trilogie sur la guerre (Gehring, 2014). Selon moi, Limelight, 1952, aussi serait un film sur la guerre. Comme le récite le premier panneau, le film est situé pendant l’été 1914 : une période historique trop importante pour que la date soit anodine. Le film raconte la fin d’un vieux monde, le monde du music-hall, du cabaret, le monde de Calvero, a Tramp Comedian, comme on peut le lire dans une affiche que Calvero conserve chez lui en souvenir de sa « Belle Époque » (le syntagme a Tramp Comedian est important car il associe clairement le vagabond au monde de l’art). La guerre parcourt tout le film, comme une présence évidente : le jeune compositeur part vers le front, des journaux portent des titres annonçant les débuts des combats entre les puissances impérialistes. Elle symbolise, comme chez Zweig, une frontière entre un vieux monde, celui de la poésie, de la paix, de l’humanité incarnées par Calvero, défait par l’histoire et le marché, et le nouveau monde, dominé par la violence, où évoluent des Tramps, qui ne peuvent plus être « artistes ».
Les mouvements de Charlot quand il fait son apparition au cinéma en 1914, ses pas saccadés, le rythme de ses gestes prennent toute leur signification si on les compare à ceux qu’accomplissent en même temps les soldats-pions sur les fronts de guerre. Charlot erre dans une usine en tant qu’ouvrier ou dans un restaurant en tant que serveur de la même manière que le fait un soldat dans la nouvelle guerre : ce sont des corps mécaniques sans conscience ni identité. D’ailleurs il n’y a vraiment aucune différence entre le Charlot soldat de 1918 ou 1940 et le Charlot ouvrier de 1936. Ils sont tous les deux broyés par une machine de guerre et finissent, logiquement, tous les deux, dans un hôpital psychiatrique. La guerre semble indiquer à Chaplin que les hommes et les femmes n’ont pas d’autre destin que la perte définitive de soi. La guerre, en d’autres termes, est probablement l’expérience extrême qui condamne l’humanité à vivre dans un dangereux équilibre précaire.
Est-ce un hasard si Charlot naît en 1914 ? Est-ce un hasard si dans le dernier film où apparaît à l’écran une figure jouée par Chaplin qui fait penser plus ou moins à Charlot, je parle du barbier juif dans The Great Dictator, il est question d’un ancien soldat de la Grande Guerre, un revenant au sens propre du terme ?
Charlot devient un phénomène planétaire dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. C’est dans la guerre, dans la boue, dans les nuits sans étoiles, avec la peur au ventre, un masque anti-gaz au visage, que les soldats diffusent partout la figure du vagabond en se racontant les péripéties de leur « frangin » qu’ils ont vues au cinéma durant leurs permissions :
Charlot est né au front. Jamais je n’oublierai la première fois que j’ai entendu parler de lui. C’était au bois de la Vache, par une soirée d’automne, pluvieuse et détrempée. Nous pataugions dans la boue, en sentinelles perdues, dans un entonnoir de mine, qui se remplissait d’eau, quand Garnier, dit Chaude-Pisse, vint nous rejoindre, retour de permission. C’était en 1915. Garnier était le premier permissionnaire de notre demi-section de hardis patrouilleurs. Il radinait tout droit de Paris. Toute la nuit il ne nous parla que de Charlot. Qui ça, Charlot ? Garnier était plein comme une bourrique. Je crus que Charlot était une espèce de frangin à lui. Et il nous fit bien rigoler avec ses histoires.
À partir de ce soir-là et de huit en quinze jours, chaque fournée de permissionnaires nous ramenait de nouvelles histoires de Charlot et, nous autres, pauvres bougres, qui attendions notre tour d’aller en permission (on nous avait oubliés, nous sommes restés 92 jours sans décoller de ce petit poste du bois de la Vache), nous nous faisions salement engueuler quand nous posions des questions pour savoir ce qu’il y avait de neuf à Paris.
« Non mais des fois, t’as besoin de savoir Paname ? R’gardez-le donc, c’salé, qui n’a pas vu Charlot ! La ferme, hein ! »
Nous nous taisions.
Tout le front ne parlait que de Charlot. À la roulante, au ravitaillement, à la corvée d’eau ou de pinard, le téléphoniste au bout du fil, la liaison dans le P. C., le vaguemestre qui apportait les babillardes et, jusqu’à ces babillardes elles-mêmes, d’un copain à l’hosto ou d’une marraine distinguée, jusqu’à ces babillardes elles-mêmes qui ne nous parlaient que de Charlot.
Un matin que je descendais au rapport du capiston, sale, dégueulasse, avec une barbe de soixante jours, les pantalons déchirés par les barbelés, je tombais en plein sur un groupe de joyeux artilleurs qui mettaient une pièce en batterie et qui m’accueillirent au cri de « Tiens, v’là Charlot ! ». Et tous d’éclater de rire.
Qui ça Charlot ? (Cendrars, 2005, pp. 125-126).
Le témoignage de Blaise Cendrars est stupéfiant. Charlot fait surface dans l’histoire comme un fantôme qui apparaît la nuit dans des terrains ravagés par la guerre : voilà Charlot ! Des hommes, embourbés dans un entonnoir plein d’eau, écoutent des histoires que d’autres hommes apportent de loin, histoires venues d’un temps de paix. Ils dessinent ensemble, à l’aide aussi de lettres écrites par des marraines, l’image d’un vagabond. Mais pourquoi devient-il si universel ? Charlot est comme eux. Charlot, dit Cendrars, est un « nouveau Poilu ». Le je narrateur de cette histoire est raillé par des artilleurs. Je fais remarquer au passage que les artilleurs ne sont pas de la même race que les soldats d’infanterie : ils sont loin de la guerre et donc propres et bien habillés alors que le narrateur est « Charlot » justement parce qu’il est « dégueulasse, avec une barbe de soixante jours, les pantalons déchirés par les barbelés ». On voit bien que Charlot devient le « témoin » de cette guerre, un témoin « précaire », comme le dit Guillaume Le Blanc (2014, p. 137) : c’est un témoignage « précaire » puisqu’il ne dit rien, il ne construit aucun discours sur la guerre, c’est son malheur même qui témoigne pour toute une génération.
Le film que Chaplin consacre exclusivement à la guerre, Shoulder Arms, ne veut pas représenter la guerre, ce qui est impossible, il n’entend témoigner que de la situation que vivent les êtres condamnés à être soldats. Alors il montre les ordres insensés des chefs, les inondations des tranchées, l’attente des lettres de loin, l’invasion des poux. « C’est ainsi que les hommes vivent ? » : Chaplin fait voir la catastrophe dans laquelle sont finies des vies ordinaires, loin de la « grande histoire ». Il est piquant de remarquer que ce témoignage « précaire » peut réunir, en le constituant en « peuple », des gens précaires subissant le même sort. Ce n’est plus la poésie qui crée un peuple. La parole manque. C’est par le cinéma que Chaplin crée une communauté entre son personnage et les spectateurs.
Dans cette perspective on peut dire que le cinéma a, chez Chaplin, une véritable valeur « documentaire », en reprenant quelques thèses de Comolli selon qui la spécificité du cinéma documentaire consiste à mettre en scène les spectateurs et les spectatrices (Comolli, 2021, p. 75). Charlot est, en effet, quelqu’un qu’on pourrait rencontrer dans la rue, une connaissance6. Les poilus dans les tranchées en font leur idole puisqu’il est, disons-le clairement, leur alter ego. Comolli écrit que le cinéma documentaire offre au spectateur une sorte de « mise en abyme ». C’est précisément ce que fait Chaplin en réalisant une forme de fraternité entre ceux et celles qui regardent son film et le personnage à l’écran.
Or, Charlot reste un frère des poilus même quand la guerre finit, ou mieux : il reste un soldat comme eux – devenus ouvriers, chômeurs, clochards, perdus et désespérés dans les rues des villes – parce qu’il comprend que la guerre ne finit pas. La guerre est une interrogation persistante chez Chaplin et ses amis (voir aussi Triple troubles, 1918, le film que Leo White monte à partir d’extraits d’autres films avec Charlot où la question de l’invention d’une nouvelle arme de guerre est centrale) aussi parce que Chaplin, à la manière de Jaurès, considère qu’il existe un lien entre la guerre et le capitalisme (le cinéma de Chaplin est une clinique impitoyable du système de production dominé par le capital : il veut en offrir une sorte d’observation directe, sans l’aide de fictions). Il n’y a pas de différence, disais-je, entre le Charlot soldat de 1918 ou 1940 et le Charlot ouvrier de 1936 car les deux sont victimes de la même logique industrielle : les images du barbier juif aux prises avec la Grosse Bertha ou avec le canon anti-aérien au début du The Great Dictator sont superposables à celles de Charlot aux prises avec la machine de production de l’usine fordiste dans Modern Times.
Si Charlot subit dans sa chair cette connexion entre les productions (scientifiques, industrielles et financières) et les destructions (de vies humaines, de paysages, de choses, de valeurs symboliques), si Charlot, en somme, est toujours perdant, sur une chaîne de montage ou dans les tranchées, en revanche Monsieur Verdoux, son contraire (Bazin, 2000, p. 69), manifeste une volonté absolument agissante. Pour cesser de subir, pour renverser Charlot, Verdoux va répéter dans sa vie le mécanisme production-destruction propre au capitalisme. Les meurtres de masse sont un des résultats possibles de la formule capitaliste « les affaires sont les affaires », ils sont une manière de continuer la production. Alors Verdoux, victime lui aussi du krach boursier de 1929, se marie pour cultiver son compte en banque et tue ensuite ses femmes pour ne pas cesser de l’alimenter. D’autres femmes lui permettent de continuer ses affaires. Ainsi, Verdoux, au lieu de subir le système capitaliste, comme le fait Charlot, agit exactement de la même manière que le capitalisme : il tue. Charlot lève le chapeau en signe de respect même quand il se heurte à un poteau, alors que Verdoux tue pour s’affirmer et pouvoir vivre richement.
Le point de vue que Chaplin adopte avec Verdoux est en effet très différent de celui qu’il adopte avec Charlot, même dans la version barbier juif. Le discours final de ce dernier prône la fraternité entre les humains pour sortir de la guerre. Avec Verdoux Chaplin reste dans la guerre, il la radicalise même. Le film suscite des incompréhensions car on n’a pas l’habitude de voir Chaplin sous les traits d’un méchant alors qu’il est toujours bon, presque une figure christique. Pourtant la méchanceté de Verdoux n’est pas sans faire penser à quelques moments des premières apparitions de Charlot au cinéma, pendant la période « Keystone ». La solitude de Charlot (je pense à des films comme A Film Johnnie, Tango Tangles, Mabel’s Busy Day, A Busy Day, etc.), son exclusion radicale, le conduisait parfois à être violent. Le personnage de marginal, souvent ivre dans ce genre de séquences, utilise la violence pour se manifester, pour apparaître aux yeux d’autrui. C’est précisément ce que fait Verdoux : il ne veut pas disparaître comme les autres victimes de l’histoire, comme les Charlots. Il tue pour vivre. Pour ce faire, il revendique devant les juges à la fin du film sa violence d’ordre capitaliste : « Le monde n’encourage-t-il pas l’assassinat collectif ? Il construit des armes, extermine des femmes et des enfants innocents avec toutes les ressources de la science, je suis un amateur en comparaison ». À l’homme qui vient le voir dans sa cellule, il dit : « Un meurtre et vous êtes un bandit, des millions et vous êtes un héros ».
Bref : à la guerre comme à la guerre ! C’est votre dernier mot, Charlie ?
4. La désertion im-possible
Verdoux n’est probablement pas le contraire de Charlot, tout comme le dictateur n’est pas le contraire du barbier juif (ils sont, du reste, la même personne). La violence de l’âge de la catastrophe (Hobsbawm, 1999, p. 197) suggère à Chaplin une vision plus tragique de l’homme. L’homme ne peut pas être simplement bon. Même l’être le plus doux et gentil possède un instinct de destruction. Même Charlot peut devenir Verdoux, ou mieux : Charlot est déjà Verdoux. Dans une des incarnations les plus parfaites de l’homme absolument bon et du comique que l’on peut définir rapidement poétique (le comique qui ne naît pas de la domination et de l’humiliation des autres), le vagabond de The Circus, Chaplin montre qu’il est déjà conscient de l’existence dans la même personne d’instincts différents. Il est même conscient que le « Je » est multiple, qu’il n’existe donc pas de « sujet » ni de subjectivité. Dans une séquence de ce film, quand le vagabond découvre que la fille du directeur du cirque qu’il aime est amoureuse du funambule, ce très bon, ce très gentil Tramp se dédouble et agresse violemment le funambule. Lorsque l’acrobate aérien traverse le câble, Charlot n’a qu’un seul souhait : qu’il tombe et qu’il meure.
Bref, Chaplin sait – comme le dira aussi Freud (2010) après la guerre – que le prochain n’est pas seulement un objet à aimer, mais également une tentation d’exploiter sa force de travail, d’user sexuellement de lui sans son consentement, de l’humilier, de le faire souffrir, de le tuer. Pour Freud, le processus de civilisation intervient dans l’histoire humaine précisément pour imposer des limites à cette tendance agressive de l’homme. Pour lui – et sur ce point Chaplin serait tout à fait d’accord – ces limitations limitent aussi la possibilité des hommes d’être heureux. Or, si pour Freud le sacrifice de la libido, son détournement vers des activités et des manifestations utiles (le principe de réalité) constitue le cœur du processus civilisationnel, si, en d’autres termes, pour lui, le développement culturel est structurellement fondé sur l’assujettissement du principe de plaisir, si ce développement, en somme, est inévitable et irréversible, pour Charlot, en revanche, il est possible d’étayer quelques formes de résistance à la pulsion de mort.
C’est par l’art que Chaplin a l’ambition de laisser entrevoir une réalité différente. Son art se configure justement, dans sa totalité, comme un dépassement de la réalité humaine antagonique. Il n’y a pas de doutes à ce propos : l’art de Chaplin est un « grand refus » (du principe de réalité, ou mieux : du « principe de rendement »). Il offre toujours l’exemple d’une désertion du monde : à une époque de mobilisation permanente, quand la valeur de toute activité humaine se trouve dans son utilité, sa productivité, l’art se présente comme une possibilité d’abandonner le monde.
Dans la guerre Chaplin formule sa nouvelle expression artistique. Il la fonde sur le comique. Même dans la violence la plus extrême, il ne renonce pas au comique : Verdoux et le dictateur sont des personnages compliqués car ils demeurent des personnages comiques. L’idée de Chaplin est que seul un art fondé sur le comique permet de tracer une ligne au-delà de l’opposition Éros-Thanatos. Il n’est pas question, pour lui, de contraster, de s’opposer. La guerre est là, la guerre est toujours là. On peut même revêtir les habits de la guerre, on n’a pas d’autres choix, on est dans la guerre, mais si on en ricane on trouve une certaine énergie pour s’en évader. Le comique de Chaplin est cette énergie. On rit, on pleure quand on voit ses films, ils nous transmettent également un grand désir de vie.
En effet, dans le monde, il n’y a plus de dehors. A Tramp peut probablement sortir d’une situation, on le retrouvera empêtré et ruiné, comme avant, dans la situation suivante. Dans cette perspective le rire n’est pas simplement et seulement libérateur. Le rire est plutôt une manière de se tenir dans le désert.
Dans la fin du monde tout est pétrifié, comme le regard de la jeune fille à la fin de City Lights. Charlot bouge là-dedans. Il ne peut pas sortir. Charlot est sur la chaîne de montage dans Modern Times. Il y est comme un condamné à perpétuité. Il subit toutes les vexations possibles. Il devient même un cobaye de la science. Le comique naît justement de cette impossibilité.
La lutte de Charlot est une lutte impossible car il se confronte à des machines de mort : les armes militaires, la chaîne de montage, les prisons. Il faut respecter les cadences, les rythmes, les ordres. Tout est habitude, même la répétition que les petits hommes doivent réaliser pour se tenir au pas. Comme des machines, les hommes font et refont les mêmes gestes. Tout est à refaire, comme si jamais rien n’était fait. À faire à nouveau, toujours à faire, jamais fini – l’humanisme de l’homo faber n’existe plus, l’homme mécanique de Chaplin fait voir qu’il n’y a plus de mouvement, ni de conséquences des gestes. Dans cette catastrophe de l’humain, Charlot nous invite à rire, seulement pour continuer à vivre en tant qu’humains, selon la célèbre affirmation de Rabelais. Voilà pourquoi il sourit quand il voit le visage terrifié de la jeune fille de City Lights. Oui, il rit. Oui, il dit « oui ». Oui à la vie, malgré la vérité que la fille a découverte.
Ce rire ne signifie aucune moquerie, c’est une simple, désespérée, volonté de continuer à vivre, malgré tout. Ce n’est pas une volonté à proprement parler. Comme l’a bien vu Kracauer (Banda, Moure, 2013, p. 111), Charlot est dépourvu de moi : sans psychologie, c’est son corps qui résiste. Quand il répond « oui » à la jeune fille dans City Lights il porte ses doigts à la bouche, comme un enfant. C’est en tant qu’enfant que Charlot se tient au monde, c’est un enfant qui ouvre la voie au-delà de l’opposition vie-mort. Le corps du vagabond peut aussi résister à la répétition et au néant par la danse, par son rythme. Un pas de côté, un mouvement déplacé, une pirouette, un coup de pied à un surveillant – des actes non préparés, non voulus – un geste primitif, indifférent (l’inconscient contre toute la structure du monde) – permettent de réaliser, dans le néant, des événements, même minuscules.
Charlot déserte le monde, en y restant, parce qu’il agit sur le temps. Ses maladresses, ses courses improvisées, ses glissades sur les patins sont des fragments de temps qu’il parvient à arracher au temps du Capital et de toute autre forme de commandement. Charlot n’est bon à rien (The good-for-nothing est un autre titre sous lequel est connu un de ses films les plus comiques, His new Profession, 1914) puisqu’il ne respecte pas vraiment les temps qu’on lui impose, malgré son vouloir, et en invente alors d’autres, sans le vouloir. La première image de Modern Times nous montre en gros plan une grande horloge, elle nous porte à penser que les mouvements mécaniques d’a Farmer Worker et des gens de sa race que l’on verra à l’écran sont totalement soumis et dépendants des tours des aiguilles de cette horloge. En même temps, les mouvements mécaniques de Charlot peuvent décrocher à un moment donné des tours de ces aiguilles et ébranler les « temps modernes ». Pourquoi y a-t-il « décrochage » ? Pourquoi se produisent un geste plus rapide, un pas plus lent, un faux mouvement, l’envie d’une cigarette ou d’un sandwich, qui font sauter le temps capital hors de ses gonds ? Pourquoi y a-t-il un lent, imperceptible, involontaire mouvement de défection de ce temps ?
C’est une forme de folie qui nous libère ? La drogue ? L’amour ? Chaplin présente différentes voies de l’abandon. Ce sont des possibilités inscrites dans un autre temps. Mais il ne dit rien.
Obligé de parler pour être dans les « temps modernes » du cinéma, d’ailleurs, a Farmer Worker invente une nouvelle langue sans sens. Rappelons-nous de cette séquence magistrale. Le petit homme doit chanter dans le restaurant où il travaille comme serveur, son heure de gloire est enfin arrivée, mais il égare les couplets de la chanson que la gamine lui a écrits par précaution sur les manches de la chemise. Il perd ses moyens, il a oublié tout. Il n’a d’autre choix que de réinventer les paroles du texte original (Je cherche après Titine). Il en sort une non-langue, un « gramelot » qui mélange des langues, des dialectes et des mots inventés. On a imposé à Charlot de parler, de « dire », d’être dans les « temps modernes », il ne dit pas « non », mais il va émettre des mots qui anéantissent la langue dans sa conception purement véhiculaire. Tralalalà ! Cette destitution de la parole nous renvoie vers une autre dimension temporelle, au-delà de l’histoire présente faite de domination (et la langue est le « dispositif » principal de cette domination, comme l’avaient compris les amis Dada de Charlot).
La désertion du little Tramp des temps des horloges ouvre précisément une temporalité différente pour le « planétariat » : un souffle de vie, une bouffée d’irrégularité, d’autres modes d’existences possibles dans la catastrophe. Quand nous regardons les films de Chaplin nous voyons le désert qu’est devenu notre monde, mais nous voyons aussi des vies qui s’accrochent. La mort n’est pas définitive, le rire ouvre vers un néant plus profond.