Être père sans l’être : Charlot dans Le Kid

DOI : 10.54563/revue-k.577

Résumé

The Tramp, through his usual grace and clumsiness, unintentionally takes on the role of father, that someone else chose to abandon. He therefore gives us to see a way to be a father after, in Lacan’s words, “the evaporation of the father”, by tinkering with rather than overhanging the situation, by floating rather than slowing people and things, as well as by reinventing himself rather than sticking to an ideal. He also conveys to today’s spectators the image of their own malaise while comforting them.

Index

Keywords

Tramp, Chaplin, father, Kid, Lacan

Plan

Texte

Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a nulle part où poser la tête.
Luc, 9 :58

Dans Le Kid, le père est nu. Ce n’est d’ailleurs pas le père, mais un vagabond qui passait par là. Il trouve dans la rue un enfant abandonné. Sa mère l’avait déposé sur le siège arrière d’une voiture dans l’espoir qu’une famille riche le recueillerait. Mais des voleurs sont partis avec la voiture, et quand ils se sont rendu compte qu’ils transportaient un nourrisson, ils l’ont laissé à même le sol, dans une ruelle, à côté des poubelles. C’est là que Charlot le trouve. Son premier mouvement, après l’avoir pris dans ses bras, est de l’abandonner à son tour. Il veut déserter. Mais il n’y parvient pas. La police et la fatalité l’en empêchent. Le voilà père malgré lui. Cette négativité est féconde. Elle pousse à l’invention. Charlot est un père bricolé et un père bricoleur.

Ce bricolage nous parle de nous. Le Kid nous donne à voir, entre autres, ce que Lacan a appelé « l’évaporation du père » (Lacan, 1969, p. 84) et une manière d’être père après cette évaporation, quand il ne reste plus du père que des guenilles : une figure sans légitimité, sans surplomb, sans stabilité, appelée à errer et à se réinventer sans cesse.

Il n’est pas question de faire ici la psychanalyse de Charlie Chaplin sans divan, ni de s’aventurer à psychanalyser Charlot. Il s’agit plutôt de nous laisser analyser par le film, de voir en quoi il nous regarde. Cette approche s’inspire de celle de Gérard Wajcman. Dans L’objet du siècle (Wajcman, 2012), dans Les séries, le monde, la crise, les femmes (Wajcman, 2018) et dans Ni nature, ni morte (Wajcman, 2022), il répète le même geste lacanien en l’appliquant à des corpus différents.

Ce qui donne son orientation essentielle ici à l’entreprise : non pas interpréter les œuvres, mais mettre à l’épreuve leur propre puissance à interpréter. En bref, appliquer l’art au siècle. Regarder les œuvres d’art comme des objets pensants et regarder le monde à l’aide de ces œuvres, c’est ce vers quoi je veux qu’on embarque (Wajcman, 2012, p. 28).

L’œuvre n’est plus traitée comme le produit et la trace d’un processus de sublimation, à la manière de Freud, mais comme une machine à interpréter le monde, le siècle et le sujet qui la regarde. La question n’est plus de se demander ce que l’œuvre d’art nous dit de son auteur, mais ce qu’elle nous dit de nous, ce en quoi elle nous regarde. Le Kid regarde celui qui le regarde. Voyons ce qu’il lui montre du père.

1. Le lieu de l’autre

J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique.

J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentaire, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance (Certeau, 2012, p. XLVI).

Charlot est un tacticien dans tous les films où il apparaît. Son lieu est toujours celui de l’autre. Il n’est jamais chez lui. Que l’on pense, par exemple, à la première séquence des Lumières de la ville. Une statue est inaugurée devant un public nombreux. On enlève le drap blanc qui la recouvrait et l’on découvre, endormi sur les genoux de la statue monumentale, le vagabond endormi. Comme le souligne Slavoj Zizek dans son analyse du film, Charlot « […] apparaît comme la tache qui vient gâcher l’image » (Zizek, 2010, p. 30).

S’il fait tache, c’est qu’il n’est pas à sa place. Ce lieu n’est pas le sien. Sa présence y est inadéquate et l’impression d’inadéquation est renforcée par le contraste qui oppose la monumentalité, la blancheur et la raideur de la statue à la petitesse de Charlot, à ses vêtements noirs, à sa posture recroquevillée et à sa manière indolente de se réveiller en se grattant les cheveux. Tout le public est scandalisé. Le maire s’emporte. La police intervient. Charlot profane un lieu et un moment graves, voire sacrés.

Il le fait malgré lui. Il n’est ni un provocateur ni un révolutionnaire. Il fait tache sans le vouloir. Dès qu’il est repéré, il file. Il n’est pas chez lui, il ne prétend pas s’approprier les lieux. Il ne s’y faufile qu’en douce et, s’il n’y parvient pas, il cherche à en sortir pour ne pas se faire attraper. Jusque dans sa tenue, sa posture et ses mouvements, il a quelque chose de la souris condamnée à courir et à se nourrir dans des rues qui ne lui appartiennent pas, où on ne veut pas d’elle et dont on la chasse.

Autre exemple : dans Les Temps modernes, Charlot devient fou et s’engouffre dans les rouages de la machine pour continuer de visser des boulons au point de mettre en péril le fonctionnement de l’usine et d’obliger la direction à interrompre la production. Là encore, il n’est pas chez lui. Il est au pays des machines et il fait tache dans le cours régulier de la chaine de montage. Comme dans Les Lumières de la ville, il est un cheveu sur la soupe, il fait scandale et il opère malgré lui une forme de profanation de l’ordre sacré de l’usine.

Dans Le Kid, Charlot braconne sur un territoire quadrillé par la police. L’enfant casse les vitres au lance-pierres et Charlot vitrier passe derrière pour vendre ses services, en essayant d’éviter le policier qui guette. Il ne se rend pas compte, jusqu’au dernier moment, que les vitres que l’enfant a cassées et qu’il est en train de réparer sont celles du policier auquel il cherche à échapper. Charlot se retrouve pris sur le fait dans la maison de celui qu’il fuit au moment même où, sans le savoir, il séduit sa femme – ce qui est encore une façon de braconner sur des terres qui ne lui appartiennent pas.

Dans chacun de ces cas, Charlot est un tacticien, mais un assez mauvais tacticien. Tache trop visible, il se fait repérer et aussitôt il lui faut partir. S’il erre, s’il est un tramp, c’est qu’il n’est nulle part chez lui et qu’il ne peut jamais s’arrêter en un lieu qu’en douce, par erreur ou par inadvertance. Il en va de même pour lui quand il se retrouve père sans l’être. L’enfant n’est pas le sien. La place du père est encore une fois le lieu d’un autre, qu’il occupe par hasard, sans le vouloir et sans qu’elle lui revienne naturellement ou légitimement. De nouveau, il fait tache : il éduque cet enfant en lui apprenant à voler, à se battre, à tromper… Il prend le contre-pied de ce que l’on attend de la figure du père. C’est ainsi une nouvelle institution qu’il profane malgré lui.

Religieux ou non, le sacré est partout présent dans la vie sociale, pas seulement dans le magistrat, le policeman, le prêtre, mais dans le rituel de la nourriture, des rapports professionnels, des transports en commun. C’est par lui que la société maintient sa cohérence comme par un champ magnétique. Inconsciemment, à chaque minute, nous nous alignons sur ses lignes de force. Mais Charlot est d’un autre métal. Non seulement il échappe à son emprise, mais la catégorie même du sacré n’existe pas pour lui, elle lui est aussi inconcevable que la rose géranium à un aveugle de naissance. (Bazin, 2007, p. 25)

À la liste des instances sacrées que Charlot ignore, on peut ajouter la figure du père. Charlot désacralise sans le vouloir les lieux qu’il traverse, qu’il s’agisse de l’usine tayloriste clinquante et parfaitement huilée des Temps modernes, de la place publique vouée à une forme de culte civil des Lumières de la ville ou, dans Le Kid, de l’institution familiale et de la place éminente du père. Charlot n’est pas en adéquation avec le lieu de l’autre qu’il occupe. Il y fait tache. Il y fait trou. Il tend ainsi un miroir à son spectateur. Il y a du Charlot dans chaque sujet contemporain qui regarde le film, qui ne croit plus à ces instances sacrées et qui ne se sent jamais tout à fait à sa place.

À l’heure de ce que Lacan a appelé « l’évaporation du père » (Lacan, 1969, p. 84), Charlot nous donne à voir un père qui occupe la place d’un autre, évaporé. Comme le père qui le regarde, Charlot ne se croit pas père, on ne croit pas qu’il en est un, mais il n’en est pas moins practically un père, comme il le dit lui-même. Le père aujourd’hui n’est-il pas toujours seulement practically un père ? Un père dans la pratique, un père sans trop y croire, sans le grandiose, la légitimité, l’autorité et la naturalité traditionnellement attachés à l’image idéale du père ? Le père contemporain n’occupe-t-il pas, comme Charlot, une place qui a été laissée vide et qu’il ne peut remplir ? Il ne peut qu’y faire tache, la profaner, y manifester un écart entre l’idéal et le réel. Quand on ne croit plus au père, il ne reste plus qu’à en porter les guenilles maladroitement1.

Charlot en montre le chemin.

2. Désarrimés pour mieux flotter

Du lieu de l’autre, Michel de Certeau dit que le tacticien ne peut ni le saisir en son entier, ni le tenir à distance. Le stratège a une vision extérieure globale. Le tacticien n’a pas ce surplomb. Le pater familias, le chef de famille, le patriarche, tels qu’on les imagine traditionnellement, sont des stratèges : ils exercent leur autorité en gouvernant la famille depuis une position de surplomb. Charlot, lui, est un tacticien : il n’a pas accès à une vision panoptique. Il ne se tient pas au-dessus, mais à côté de l’enfant, dans une posture de soin et de complicité.

Par là encore, il nous regarde et nous donne à voir un père qui nous est contemporain en ce qu’il est toujours pris dans le cours indéfini des choses, des relations et des évènements, sans pouvoir s’en extraire pour le circonscrire clairement et lui donner une direction d’ensemble. Le père d’après l’évaporation du père est désarrimé. Il ne trouve pas en dehors de lui-même de point d’ancrage ferme et définitif, et il n’est pas non plus lui-même pour l’enfant qu’il élève un tel point d’ancrage. Nous vivons l’âge du père tacticien : un père qui, comme Charlot, n’est pas tout à fait père en ce qu’il ne peut accéder à la posture extérieure et englobante du stratège.

Or, ce qui est désarrimé flotte, erre, vagabonde. C’est ce que ne cesse de faire Charlot dans tous les films. Il est le tramp insaisissable : il danse, il saute, il court, il fuit, il se faufile, il jongle, il échappe. Si Charlot est père sans l’être, c’est aussi parce qu’il est encore un enfant. La ressemblance entre Charlot et le Kid accentue cette impression. Ils courent, trompent, s’habillent, se battent et cuisinent presque de la même façon2.

Charlot est à ce point un enfant que c’est parfois lui qui occupe la place du fils, tandis que le Kid joue le père. On voit alors l’enfant faire la cuisine pour le foyer tandis que Charlot reste au lit. Le Kid met la table, sert les crêpes qu’il a préparées et va secouer son père pour qu’il se lève enfin. Une fois à table, l’enfant se prépare à dire une prière avant de manger, tandis que Charlot, infantile, compte les crêpes qui ont été servies à chacun.

Si le père désarrimé prend parfois la place de l’enfant, il a d’autres fois des allures de mère. Père célibataire, il endosse les fonctions qu’en 1921, quand le film sort, on attribue généralement à une mère : il donne le biberon, il fait la cuisine, il s’occupe de la toilette de l’enfant, il le mouche, il le soigne. Une centaine d’années avant notre époque soucieuse de troubler et de subvertir les anciennes assignations de genre, Charlot est un père qui s’aventure dans le champ maternel du care. Il le fait maladroitement, étrangement, non pas (ou pas seulement) parce qu’il serait un homme égaré dans un domaine trop maternel pour lui, mais parce que Charlot est toujours étrange, maladroit, enfantin.

Ce flottement fait écho à celui des objets.

La fonction utilitaire des objets a un ordre humain lui-même utilitaire et prévoyant de l’avenir. Dans ce monde, le nôtre, les objets sont des outils plus ou moins efficaces et dirigés vers un but précis. Mais les objets ne servent pas Charlot comme ils nous servent. De même que la société ne l’intègre jamais provisoirement que par une sorte de malentendu, chaque fois que Charlot veut se servir d’un objet selon son mode utilitaire, c’est-à-dire social, ou bien il s’y prend avec gaucherie ridicule (en particulier à table), ou bien ce sont les objets eux-mêmes qui se refusent, à la limite, volontairement. […] Il semble que les objets n’acceptent d’aider Charlot qu’en marge du sens que la société leur avait assigné (Bazin, 2017, p. 17).

Dans Le Kid, avec une théière en métal pendue à une ficelle, Charlot fabrique une sorte de biberon. Il découpe des draps et les suspend pour bricoler un hamac à l’enfant. Ces bricolages sont encore une forme de tactique, un « calcul qui ne peut pas compter sur son propre » (Certeau, 2012, p. XLVI) et fait donc avec ce qu’il trouve en chemin. Le père bricoleur est lui-même un père bricolé. Comme les objets qu’il détourne et qu’il modifie, il se fait une sorte de fils d’un enfant trouvé et il s’invente père de bric et de broc en détournant ses talents de voleur, de bricoleur ou de coureur pour les mettre au service de l’éducation branlante qu’il offre à ce garçon.

Parmi les objets que Charlot détourne de leur fonction utilitaire, le plus iconique est sans doute sa canne. Elle tourne, elle danse, elle ne sert qu’en marge de la fonction d’appui pour laquelle elle a été initialement conçue. Comme par métonymie, il en va de même du possesseur de cette canne. Le père qu’est Charlot tourne, danse et ne sert qu’en marge de la fonction attendue. Loin de poser un cadre moral stable, ce père amène son enfant à voler, à se battre, à tricher et il ne cesse de retourner sa veste, si bien que le Kid grandit dans un flottement axiologique perpétuel.

Quand une bagarre éclate entre le Kid et un autre garçon, Charlot intervient pour y mettre fin. Mais quand il voit que le Kid l’emporte, il change d’avis, l’encourage et l’applaudit. Énième vagabondage identitaire : le père se fait, pour un moment, entraîneur sportif. Le grand frère de l’adversaire du Kid paraît alors. C’est un costaud. Charlot a peur. En un instant, il change de position : il n’entraîne plus le Kid, il le gronde pour s’être battu et lui dit de rentrer à la maison. Mais le grand frère veut que la bagarre reprenne. Charlot cède sans résistance à la loi du plus fort. Le grand frère lui dit « If your kid beats my brother, then I’m going to beat you » : « Si ton enfant bat mon frère, je vais te battre ». Nouveau changement radical de position de Charlot terrifié : il cherche à provoquer la défaite du Kid sans y parvenir. Cette succession de renversements témoignent d’un désarrimage axiologique. Charlot n’offre aucun principe clair et stable auquel se raccrocher. Le cap est sans cesse modifié en fonction des situations.

Ce flottement ne relève pas du relativisme absolu. Charlot respecte certaines bornes éthiques. On le voit au début du film hésiter à abandonner l’enfant dans une bouche d’égout. Mais il ne le fait pas, cette fois non pas parce qu’il en serait empêché par un policier, par sa maladresse ou par la fatalité, mais parce que ce serait aller contre un interdit majeur qu’il respecte. Du moins est-ce ce dont semble témoigner alors sa mimique, toujours quelque peu sibylline. Charlot flotte sans se laisser submerger par l’amoralité.

Ces flottements divers, axiologiques, utilitaires, identitaires, ne sont pas sans charme. Ils sont constitutifs de la grâce qui émane des films de Charlie Chaplin. Comme toute grâce, elle est toujours inattendue, imméritée. Elle vient en surplus. Elle est de l’ordre de l’excès, de la surabondance. Elle révèle ce qui dans les choses et dans les personnes échappe à l’ordre de l’utilité et du sens, ce qui ne résulte pas d’une planification. Quand, dans Les Temps modernes, Charlot se laisse emporter par les rouages, il les délivre et se délivre lui-même par la même occasion de toute fonctionnalité, pour laisser place à la gratuité et à la beauté d’une danse. Quand il détourne la théière ou la canne de leur fonction habituelle, le déplacement qui s’opère n’est pas dépourvu de valeur esthétique en ce qu’il change notre regard sur ces objets, éveille en nous une attention, une interrogation, voire un émerveillement. Les objets sortent alors de la gangue dans laquelle l’usage habituel les tenait pour prendre une vie nouvelle qui révèle leur beauté. De même, être un père flottant, n’est-ce pas être un père gracieux ? Être père sans devoir l’être, sans vouloir l’être, sans savoir l’être, sans croire l’être, c’est alors l’être gratuitement, étrangement et merveilleusement, en suscitant un regard nouveau, étonné, amusé et ébloui sur la figure que plombent traditionnellement des assignations multiples et figées.

Le Kid nous donne à voir l’évaporation du père comme une grâce. D’un même mouvement, il nous donne à voir ce que nous sommes et il nous en console, échappant par là à l’alternative formulée par Gérard Wajcman :

Jusqu’ici la question de l’art n’avait pu se poser, en effet, qu’en termes de sublimation, c’est-à-dire dans la supposition que la chair intime de toute œuvre était faite du plus intime d’un sujet, tissée des souvenirs, des fantasmes, des désirs de son auteur. Quand on voit le présent de l’art, une autre question s’impose, tranchante : et si les œuvres n’étaient pas sublimes mais symptômes ? Jadis les œuvres s’offraient à faire oublier dans les hauteurs du sublime les désordres du monde et les douleurs de la vie. Fonction consolatrice de l’art au malaise dans la civilisation. C’était l’idée de Freud. Aujourd’hui, l’art se fait comme un devoir d’exposer le malaise de la civilisation […]. (Wajcman, 2018, p. 75)

Aborder Le Kid dans cet esprit revient à le prendre pour ce qu’il est : un film contemporain, caractéristique d’un temps où l’art cherche à ouvrir les yeux plutôt qu’à les fermer, à réveiller plutôt qu’à bercer. Le film nous donne à voir le père que le désarrimage a rendu flottant. Mais tout en mettant ce symptôme sous nos yeux, Le Kid nous en console. Le flottement qu’il nous donne à voir est charmant. En lui, s’opère, en termes lacaniens, le passage du symptôme au sinthome. Ce qui fait douloureusement symptôme peut être dit « sinthome » quand le sujet le retourne en une singularité moins pesante, plus légère. N’est-ce pas justement ce qu’opère le flottement de Charlot ? D’un désarrimage traumatique il fait une invention perpétuelle, une errance gracieuse.

3. Ouvertures

Slavoj Zizek a proposé une lecture des Lumières de la ville structurée autour de l’idée lacanienne selon laquelle une lettre arrive toujours à destination.

Dans l’histoire du cinéma, Les Lumières de la ville constituent peut-être le cas le plus exemplaire d’un film qui, pour ainsi dire, mise tout sur sa scène finale – le film entier ne sert en fin de compte qu’à préparer son final, et lorsque ce moment arrive, lorsque (pour citer la dernière phrase du séminaire de Lacan consacrée à « La Lettre volée ») « la lettre arrive à destination », le film peut immédiatement se terminer (Zizek, 2010, p. 20).

Le film raconte l’amour du tramp pour une jeune femme aveugle qui vend des fleurs sur le trottoir et qui le prend pour un homme fortuné. Après mille péripéties, dans la scène finale, alors qu’elle a retrouvé la vue, elle le reconnaît enfin et voit qui il est vraiment. Elle lui demande « C’est toi ? ». Il répond « Tu peux voir maintenant ? ». Elle dit « Oui, je peux voir maintenant. » Le film se clôt sur cette ouverture. Au moment du bouclage tant attendu, l’indécidable surgit : l’aimera-t-elle maintenant qu’elle l’a vu ? Et lui, l’aimera-t-il maintenant qu’elle voit, maintenant qu’il est vu comme il est ?

Nous pouvons voir ici combien nous sommes éloignés, à cet instant où « la lettre arrive à destination », de la notion habituelle de téléologie : loin de parachever un destin tracé d’avance, ce moment marque l’intrusion d’une ouverture radicale où chaque support idéal de notre existence se voit suspendu (Zizek, 2010, p. 30).

Par la reconnaissance finale, les deux personnages sont désarrimés de l’identité symbolique qu’ils avaient l’un pour l’autre. Les voilà ouverts à des possibles indéfinis entre lesquels le film ne tranche pas, nous laissant en suspension. Il en va pour partie de même dans Le Kid. Là aussi, tout prépare une reconnaissance longtemps attendue, de l’enfant par sa mère, puis de Charlot par la mère et par l’enfant, qui l’invitent à les rejoindre dans leur belle maison.

Plus encore que dans Les Lumières de la ville, le scénario repose sur le fait qu’une lettre arrive toujours à destination. La mère avait laissé un message près du nourrisson au moment de l’abandonner et c’est en retrouvant ce message qu’elle comprend, des années après, que le Kid est son fils. Nous sommes là encore bien éloignés d’une téléologie classique qui voudrait que le message arrive au destinataire initialement prévu et que la fin parachève un cheminement parfaitement programmé d’avance. Au contraire, c’est en revenant à son auteur que la lettre arrive à destination et permet la reconnaissance finale. Les destinées se faufilent dans les trous laissés par la contingence, à la manière dont Charlot s’est bricolé une place de père dans le vide laissé par d’autres.

Les retrouvailles finales ne sont pas moins ouvertes que celles des Lumières de la ville, même si elles sont beaucoup plus franchement joyeuses et ressemblent en cela à un happy end. Que va devenir Charlot dans cet étrange foyer ? Quelle place peut-il bien y occuper ? Que deviendra le vagabond dans cette riche maison ? Quelle place aura-t-il auprès de l’enfant dont il n’est pas le père maintenant que cet enfant a retrouvé sa mère et que cette mère n’est pas la femme de Charlot ? Au moment de se boucler, le film fait de nouveau trou : il ouvre sur mille questions et laisse supposer que Charlot va devoir réinventer une fois encore sa place de père flottant dans cette nouvelle configuration.

Cette lecture de la scène finale du Kid diffère radicalement de celle qu’a proposée Rose Vidal.

De fait, l’existence offerte à John par Charlot semble peu assimilable à celle d’un fils avec son père. Charlot et l’enfant sont plutôt deux associés, non comme deux partenaires professionnels monteraient ensemble une affaire, mais comme deux enfants, deux frères, se répartiraient les tâches et les rôles pour une série de bêtises. Dès lors, toute heureuse qu’elle soit, cette vie demeure intenable car en lisière de la société elle se nourrit de larcins et de troubles qui contreviennent à son institution même dans le bon ordre social. Quand bien même elle ne serait pas franchement condamnable, par l’évidente bienveillance qui en émane, elle doit cesser, et la relation trouver à se reconfigurer de façon à pouvoir être absolument publique, absolument en convenance avec les bonnes manières, une certaine idée de l’ordre des choses et de la famille, tel que les années vingt le conçoivent (Vidal, 2022, p. 25).

Rose Vidal suggère en somme que la dernière scène du Kid donnerait à voir un retour à l’ordre : Charlot et l’enfant rentreraient dans le rang. Ils constitueraient enfin, avec la mère du Kid, une famille « absolument » convenable, conforme aux attentes de la société de l’époque. Cette lecture néglige l’originalité vertigineuse de cette famille recomposée. Loin d’être un retour à la normale, la fin du film est une ode à une certaine anormalité possiblement heureuse, unissant à un enfant déjà grand la mère qui l’avait abandonné et un père qui n’en est pas un.

Il n’est pas nécessaire de préciser en quoi cela regarde le spectateur contemporain. Nous écrivons au moment où, dans les salles de cinéma, sortent notamment Les enfants des autres de Rebecca Zlotowski et Un beau matin de Mia Hansen-Love, des films qui, parmi tant d’autres, donnent à voir les reconfigurations indéfinies de la parentalité dans notre monde flottant. Un siècle auparavant, Charlot l’annonçait comme une bonne nouvelle, non pas en niant le trou que constitue une séparation et, plus encore, un abandon, mais en imaginant ce que l’on peut faire avec ces trous.

Au beau milieu du film, il découvre qu’il y a un trou dans son drap. Son pied passe à travers. Un instant on le voit s’interroger. Puis, d’un rythme décidé, il descend vers ce trou, il y glisse la tête et il se lève : le drap troué est devenu une sorte de poncho avec lequel il s’en va prendre élégamment son petit déjeuner. N’est-ce pas tout le film qui est ainsi concentré en une scène ? Charlot occupe tout le long du film le trou laissé par le père véritable. Il ne cherche pas à le boucher. Au contraire, il laisse flotter ce vêtement qui n’est pas le sien et il en tire une élégance nouvelle. N’est-ce pas ce que le spectateur est amené à souhaiter à la famille inédite qu’il découvre à la fin du film comme à tant de familles contemporaines : qu’elles laissent suffisamment flotter un vêtement qui n’est pas le leur pour mieux inventer un style nouveau qui leur convienne ? Il n’est pas question de rompre radicalement avec le père, avec la famille : comment le pourrait-on ? En quoi consisterait une telle rupture ? Il s’agit plutôt de se saisir des trous qu’offrent ces vieux vêtements comme d’ouvertures à l’inédit.

4. Conclusion

Lacan forge, dans ses premiers Séminaires, le célèbre néologisme « le Nom-du-Père ». Parce que, contrairement à la mère, le père est toujours incertain, il faut une reconnaissance symbolique pour le faire exister. Le nom du père est le support de cette reconnaissance. Il introduit l’enfant à la dimension symbolique, à la fonction structurante du langage, qui produit du sens tout en domestiquant la jouissance du sujet, en lui imposant des normes. Le Nom-du-Père, dit Lacan, est « le signifiant qui donne support à la loi, qui promulgue la loi, […] l’Autre de l’Autre » (Lacan, 1998, p. 146). Mais, dès son Séminaire de 1957-1958, Lacan rompt avec cette conception initiale du Nom-du-Père (Pfauwadel, 2022). Il fait désormais valoir une béance fondamentale. Le Nom-du-Père ne peut la boucher qu’illusoirement. L’ordre symbolique qu’il soutient est troué. Il n’y a pas d’Autre susceptible de tout tenir ensemble. Dans ce monde sans Autre, « le père n’est pas celui qui prétendrait subsumer tout le réel sous le symbolique mais celui qui, au contraire, par ses attitudes désirantes, transmet malgré lui, à son insu, une version de jouissance » (Pfauwadel, 2022, p. 269). Charlot annonce ce père d’après l’âge du père. Il est un père qui laisse voir les trous et qui fait lui-même trou. Il ne transmet pas un ordre qui viendrait colmater les béances du réel, mais une version de jouissance singulière, enfantine, reconnaissable, dont son corps sans cesse tressaille. Il annonce et donne à voir une manière d’être père quand on ne croit plus au Nom-du-Père.

Sans doute est-ce parce que Charlot est père sans s’y croire, comme disent les enfants, qu’il peut être, à sa façon, un bon père. « Si un père s’identifie avec la fonction, il peut croire qu’il est Dieu. Le résultat peut aller de la tyrannie domestique du président Schreber à la mise au point d’un système d’éducation idéal » (Laurent, 2006, p. 85). Charlot ne se prend pas pour Dieu. Il ne se prend pas pour le père. Il sait ne l’être que practically. À la figure monumentale du Nom-du-Père, il s’oppose comme un Père-sans-Nom, parce qu’il n’est pas vraiment le père, parce qu’il n’a pas de nom et parce qu’il est la métaphore d’un certain désordre indéfini plutôt que d’un parfait ordonnancement symbolique.

C’est pourquoi, un siècle avant la mode actuelle que connaît cette forme, Charlot existe en série. D’un épisode à l’autre et souvent même d’un moment à l’autre, il change d’identité tout en conservant, en guise de fil rouge, un style d’acrobate bricoleur. Gérard Wajcman dit de la série contemporaine qu’elle « serait la forme même du non-rapport, de la pulvérisation des consciences et du désordre du monde sans père et sans repères » (Wajcman, 2018, p. 62). Les séries nous donnent à voir l’éclatement du monde sans Autre dans lequel nous vivons : les intrigues se ramifient souvent indéfiniment autour de personnages « déglingués » (Wajcman, 2018, p. 116). C’est déjà vrai des films de Chaplin au début du XXe siècle. Charlot est une icône de la déglingue. Dans Le Kid, il nous donne à voir ce que peut être un père dans un âge sans père et sans repère.

Que le comique et le happy end ne nous abusent pas. Charlie Chaplin ne présente pas cette paternité d’après l’évaporation du père comme une route large et facile. Au contraire, comme toujours dans ses films, le burlesque se situe juste au bord de la mélancolie et de la mort dans lesquelles il menace à tout instant de sombrer. Peu de temps avant la fin du film, quand l’enfant lui est finalement enlevé, Charlot s’endort et rêve. En songe, il est tué par un policier alors qu’il cherche à fuir, et le Kid, muni d’ailes, le pleure. Charlot le déserteur, le braconnier, le vagabond rêve en somme de ne plus déserter, de ne plus braconner, de ne plus vagabonder. Lui qui ne cesse de tromper la police et la mort se trouve en songe définitivement arrêté, figé au sol, inerte. Charlot rêve que le flottement cesse, qu’il n’y a plus à s’inventer et à se réinventer. Il rêve d’un trou définitif dans lequel se loger sans plus ménager aucun jeu. La pulsion de mort à l’œuvre ne recule pas même devant le fantasme pervers de faire pleurer l’enfant sur le corps de son père mort. Comme nous sans doute, Charlot rêve de clore son errance à tout prix. Le film ne s’y attarde pas. Un policier réel secoue son corps, le réveille et nous réveille avec lui de ces aspirations morbides pour nous reconduire vers un vagabondage indéfiniment inventif. Comme l’écrit Francis Ponge, sans songer sans doute à Chaplin, « peut-être tout vient-il, de ce que l’homme, comme tous les individus du règne animal, est en quelque façon en trop dans la nature : une sorte de vagabond, qui, le temps de sa vie, cherche le lieu de son repos enfin : de sa mort » (Ponge, 1967, p. 174).

Bibliographie

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Certeau, M. (de), 2012, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Seuil ; éd. or. 1980.

Lacan, J., 1969, Intervention sur l’exposé de M. de Certeau : « ce que freud fait de l’histoire. Note à propos de : « Une névrose démoniaque au XVIIe siècle », Congrès de Strasbourg, le 12 octobre 1968, in « Lettres de L’école Freudienne », n°7, p. 84.

Lacan, J., 1998, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, 1957-1958, Paris, Seuil, édition de Jacques-Alain Milller.

Lacan, J., 2006, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005.

Laurent, E., 2006, Un nouvel amour pour le père, in « La Cause Freudienne », n°64, pp. 89-93.

Pfauwadel, A., 2022, Lacan versus Foucault, La psychanalyse à l’envers des normes, Paris, Le Cerf.

Ponge, F., 1967, Le Nouveau Recueil, Paris, Gallimard ; éd. or. 1963.

Vidal, R., 2022, Chaplin, Paris, Les Pérégrines.

Wajcman, G., 2012, L’objet du siècle, Paris, Verdier ; éd. or. 1998.

Wajcman, G., 2018, Les séries, le monde, la crise, les femmes, Paris, Verdier.

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Zizek, S., 2010, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, Paris, Jacqueline Chambon ; éd. or. 1992, Enjoy your symptom in Hollywood and out, New York, Routledge.

Notes

1 Lacan dit, dans son Séminaire XXIII que le père est un semblant dont on peut se passer « à condition de s’en servir ». Être practically a father, à la manière de Charlot, est une manière d’incarner ce paradoxe : se passer de l’idéal pour en habiter l’habit frippé. Cf. Lacan, J., 2006, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 136. Retour au texte

2 Comme le note Rose Vidal, Charlot « n’a de singulier que le corps, et ce que ce corps a de propre est son indiscipline. Elle n’est pas politique, elle est irrépressible, elle est exactement celle d’un gamin qui ne saisit pas bien comment se placer » (Vidal, 2022, p. 19). Or, précisément, ce que Charlot a de propre, il l’a en commun avec le Kid, pour le lui avoir transmis ou l’avoir reçu de lui – les deux à la fois sans doute. Retour au texte

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Référence électronique

Baptiste Jacomino, « Être père sans l’être : Charlot dans Le Kid », K [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/577

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Baptiste Jacomino