« N’ayez doute »
Jeanne
Rares sont les personnages de l’Histoire dont on peut dire que le cinéma leur a donné une seconde naissance. Les films consacrés à la Pucelle d’Orléans en sont une illustration particulièrement exemplaire. Le cinéma en fait d’abord un personnage historique arborant une posture quasi immobile et héroïque, même si le cinéma italien, plus sensible aux mouvements et à la personne de Jeanne, amorce déjà un changement significatif. Puis, avec Dreyer, la tradition des affects voit le jour : attaché au visage, aux gros plans, le cinéaste exprime la souffrance de Jeanne et lui octroie une portée plus spirituelle. C’est l’évolution de cette tradition qui nous intéresse ici, car elle confère une dimension politique à cette force destituante présente chez Dreyer et fait de Jeanne la voix de la multitude.
Les premiers films consacrés à Jeanne d’Arc n’émeuvent guère que par leur fibre nationaliste. Georges Hatot, dans l’esprit des Frères Lumière, réalise un premier film – tourné dans un unique décor peint – sur la figure de Jeanne d’Arc et qui la représente en martyre1. Georges Méliès, inventeur de l’esthétique du « tableau2 », restitue, quant à lui, les différents épisodes de la courte existence de Jeanne jusqu’à son apothéose. À chaque fois, le spectateur de cinéma est confronté à la mort d’une figure historique, un morceau de la France, un mythe en somme. Les contraintes du cinéma de cette époque ne permettent pas aux cinéastes d’user du gros plan et imposent l’absence de mouvement de la caméra. Il faut attendre plusieurs années avant que Jeanne ne trouve au cinéma un supplément d’âme. Le film de Mario Caserini, La vita Giovanna d’Arco (1909), dont il ne reste malheureusement que quelques plans aujourd’hui, mais surtout Giovanna d’Arco de Ubaldo Maria Del Colle (1913) montrent un tout autre visage de Jeanne. Le jeu de Maria Gasperini et la force du regard de Maria Jacobini émeuvent au plus haut point le spectateur de l’époque. Derrière l’armure, on distingue la femme. Une femme qui est le prolongement d’un peuple. Jeanne n’est plus une image d’Épinal.
Maria Jacobini (1913)
Renée Falconetti (1928)
Ce genre de mise en scène trouve son acmé dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer. Dans ce film, il y a tel souci de l’équilibre et de l’expressivité de la composition dans le cadre que l’émotion prend une dimension spirituelle. « Ces cadres coupants répondent, dit Deleuze, à la notion de “décadrage”, proposée par Bonitzer pour désigner des angles insolites qui ne se justifient pas complètement par les exigences de l’action ou de la perception » (Deleuze, 1983). Le supplice de Jeanne n’est plus un tableau, une fresque : en se concentrant sur les plans de visages, le décor semble « disparaître », la perspective « atmosphérique » est supprimée. « C’est la planitude idéale de l’image », dit encore Deleuze. Désormais les « gros plans coulants », selon l’expression de Dreyer, ne laissent plus que sourdre les larmes de l’héroïne incarnée par Renée Falconetti. Le spectateur souffre avec elle. Dreyer suscite l’empathie, une émotion singulière qui tient à la mise en forme de l’espace, des rythmes entre les plans. Dans les larmes de Jeanne, qui sont aussi celles du spectateur, quelque chose passe : un sentiment d’union, une expérience collective. Le spectateur partage son destin. Dreyer sait comment toucher l’âme des spectateurs, en faisant sortir les acteurs de leur condition d’« automate3 ». C’est la force destituante de son cinéma. Mais si avec Dreyer, Jeanne a déjà tout d’une sainte, elle ne fait que coller au dispositif « hypnotique » du cinéma sans l’exprimer totalement4. La « mesmérisation » opérée par la Pucelle sur le spectateur n’atteindra toute sa puissance qu’avec le cinéma parlant.
En 1967, à la demande de Preminger, Saul Bass réalise le générique, l’affiche et les spots publicitaires de Saint Joan (Bass et Kirkham, 2011), film très riche par ailleurs5. Saul Bass, graphiste, ne donne pas au générique la seule fonction de créditer, mais aussi celle de « créer une ambiance, grâce à un meilleur contact établi entre le public et l’œuvre » et d’être « un avant-goût » de l’histoire. De ce point de vue, le générique ne déploiera pas des stéréotypes ni une grammaire toute faite des émotions. La séquence générique rompt avec un montage « organique6 » (initié par Griffith), classique dans le cinéma américain, et présente à la place un « montage constructiviste » de type vorkapichien7. Saul Bass opère ainsi par fragmentation de l’image, choix de motifs simples et graphiques, mais il intègre aussi une dimension eisensteinienne, celle qui consiste à produire un affect (et non une émotion8). Il y a affect, quand il y a trouble, ambiguïté. L’affect n’est pas une émotion déterminée comme le sont la joie, la peur, etc. Il s’exprime de plusieurs façons dans le générique. D’une part, par le motif visuel principal du générique : le battant de cloche. À l’écran, le battant est tout d’abord de couleur noire et sature progressivement le « cadre » ; puis, au milieu du générique, apparaît un autre battant, blanc, qui tend à vouloir s’imposer devant les autres et finit par les évincer. D’autre part, sur le plan sonore, les battants noirs ne produisent pas le son qu’on attendrait en pareille circonstance d’eux, c’est-à-dire qu’ils ne produisent pas le son d’une cloche. Hormis les premières secondes du générique, ce n’est qu’avec l’apparition du battant blanc que la cloche se met vraiment à vibrer. Ce décalage inhabituel – car il y a disjonction entre le voir et l’entendre – suggère l’importance du « son » de cloche de Jeanne, si l’on peut dire, dans l’histoire à venir, c’est-à-dire le film. Mais le choix d’un battant pour incarner Jeanne indique qu’elle n’est pas sans lien avec l’Église chrétienne et que « les voix » qu’elle entend sont plus détachées, plus indépendantes et divergentes que celles du clergé9. Le thème musical principal n’est pas la musique d’Église, mais une musique douce et viscérale, jouant sur des sons très aigus, que le compositeur Mischa Spoliansky alterne avec des moments plus héroïques. Les battants de cloches sont le symbole de la spiritualité. Les cloches noires évoquent l’Église ; et la cloche blanche, la voix de Jeanne d’Arc, couleur de neige, aussi douce qu’un flocon se déposant sur nous. Le battant blanc, par sa pureté, semble suggérer une proximité plus grande avec Dieu, une dimension plus éthérée de sa résonance. On assiste donc à la naissance de Jeanne.
La fin du générique suggère une tournure plus tragique. Saul Bass en résume l’essentiel dans cette phrase : « Lorsque ce battant a accompli tout son mouvementent en avant, on y voit paraître le symbole général du film (une figure de femme tenant une épée brisée), suivi des derniers noms ». Dans la résonance produite par le battant, et qui est comme un nuage éthéré qui l’entoure, nous voyons apparaître la moitié de l’armure de Jeanne de laquelle dépassent un gant et une épée, mais son corps est absent. Sans la mention du titre plus haut nous n’aurions pas su que c’est Jeanne. L’armure ici est moins une défense de sa virginité, comme le dit Régine Pernoud, qu’une manière d’être l’égale des hommes. Certes, l’armure « la perd dans la foule des soldats10 », mais n’oublions pas qu’elle porte la bannière. L’absence du corps de Jeanne – nous ne voyons que son armure – crée de l’ambiguïté dans le générique. Il a été reproché à Jeanne de porter un « habit d’homme11 » – l’« harnois » étant à l’époque médiévale un symbole de virilité et de force. L’épée est-elle le stigmate de sa fin terrible ou le signe qu’elle est une messagère de Dieu12 ? La volonté d’effacer le corps de chair participe en tout cas à son éthérisation et évoque aussi son triste sort (brûler sur le bûcher). L’ensemble du générique ne nous montre aucun visage. Saul Bass refuse de figer Jeanne dans un portrait, une image définitive. Il décrit juste la naissance ou l’émergence d’une figure spirituelle hors norme autant que son effacement physique par l’Église. C’est encore lui qui fut aussi en charge de l’affiche du film qui présente un élément supplémentaire par rapport au symbole principal du générique. Derrière la figure de Jeanne en armure et sans corps, on distingue, une mosaïque vibrante et colorée du type de celle qui compose les cathédrales médiévales. N’y a-t-il pas là une dernière ambiguïté ? Que faut-il voir dans cette affiche ? « The sanctification to come » (Bass, 1961), « l’esprit d’une femme brisée, mais non défaite » ou simplement la résonance de Jeanne dans la multitude ?
Le générique de Saint Joan (Saul Bass, 1957)
Affiche de Saint Joan (Saul Bass, 1957)
Dans une autre perspective, Bruno Dumont13 construit une séquence où l’on est au plus près de ce qu’éprouve Jeanne. Elle est précédée d’une longue discussion entre les représentants du pouvoir guerrier et religieux, à laquelle Jeanne est conviée, puisqu’elle a mené sa grande expédition victorieuse pour libérer Orléans du siège anglais et rendre possible la consécration de Charles VII à Reims. La séquence qui nous intéresse vient avant la prise de décision de poursuivre sa campagne en reprenant Paris qui était aux mains des Anglais et des Bourguignons. Sur le plan sonore, elle est clairement délimitée par la musique de Christophe [6.51-13.03]. Visuellement, elle débute par un gros plan de Jeanne sur une plage, en armure, une main sur son arme et une autre sur le porte-drapeau. Un court instant, elle fixe le spectateur puis plus longuement le ciel. Jeanne est ensuite filmée longuement de face et un zoom très lent nous permet de faire apparaître la « visagéité14 » de Jeanne à travers tous les plans intermédiaires entre le plan taille et le gros plan de son visage, sur lequel s’achève la séquence15. À certains moments, des images en surimpressions de bataille ou de dialogue qu’on n’entend pas (notamment avec Gilles de Retz) apparaissent en transparence et indiquent que la scène est surtout mentale. Le regard du spectateur, qu’il soit regardé ou non, est impliqué tout au long de la scène. Dumont nous met dans un positionnement ambigu qui rompt avec la tradition des films historiques de Jeanne – recherchant sa mythification, on l’a vu – et nous porte davantage dans la tradition des « affects ». Ce n’est plus un simple rapport d’empathie qui nous connecte à Jeanne, c’est un rapport « trans-individuel » : regardant (Jeanne) et regardés (spectateurs) sont pris dans une même logique d’expressivité. Le geste cinématographique de Dumont est ici très saillant, il consiste à nous faire habiter les pensées, la conscience de Jeanne, à un moment clé, celui de ses visions ou voix.
Par rapport au générique de Bass, où il n’y avait qu’un processus chronologique, décrivant la naissance d’un symbole, nous avons ici plutôt une superposition des temporalités – terrestre et spirituelle –, puisque nous communions autant avec l’esprit de Jeanne qu’avec les « voix16 » qui lui parlent. La force de cette séquence tient donc au fait que nous faisons irruption dans son processus mental. Dumont délaisse donc la grammaire des émotions du cinéma et nous place lui aussi dans un affect.
L’affect naît de l’association entre l’expression impassible, endurante d’un visage tourné vers le ciel bleu étincelant ou le regard du spectateur et la déterritorialisation opérée par l’écoute d’une chanson qui nous arrache à la terre et à « l’espace-temps ». Jeanne autant que le spectateur est dans un devenir : elle comme lui sont entre deux états, deux mondes. C’est la constance du regard vif et déterminé de la jeune fille qui donne tout son poids à la scène. Les paroles de Christophe17 semblent surgir du ciel, d’un bleu éclatant, lumineux et sans nuage. Cette voix donne à Jeanne le courage d’affronter les épreuves à venir18, et l’incite à prendre les armes et à mener le combat (comme le suggèrent les inserts19). Elle n’est plus simplement Jeannette, une femme sans horizon, elle est une force, une guerrière. Dumont insiste, notamment, sur l’armure, le porte-drapeau. L’armure symbolise la virginité. Mais c’est aussi un moyen de souligner son union à Dieu « dans et par le service des hommes [c’est moi qui souligne, Ndr], dans l’emploi des moyens temporels qui sont ceux de tout le monde [autrement dit la guerre, Ndr] ». Après la mort de Jeanne, la vie mystique va changer de sens : elle ne sera plus possible qu’en dehors de la cité terrestre, dans des vocations rigoureusement individuelles, des personnalités qui seront sanctifiées. Jeanne est encore « en plein monde, le témoin de la cité de Dieu, mais sans utiliser d’autres moyens que ceux-là même du monde ». La force de Jeanne c’est de ne tenir que sur elle-même et par la force de son regard. Elle apparaît ici comme la messagère de Dieu, qui donne appui à la force collective contre l’ennemi. Par sa posture et sa bannière, elle impressionne et donne de la force autant aux soldats qu’aux spectateurs. Elle est un guide, une figure de ralliement. Sa force intérieure fait d’elle un symbole20. Jamais Jeanne ne reniera sa foi. « N’ayez doute », ne cesse-t-elle de répéter. Tout le film prend appui sur cette unique séquence : elle en est le point d’Archimède.
Dans cette séquence elle intériorise la force du ciel (qui est sans limites) et la réfléchit en nous. Il n’est pas anodin qu’elle soit emprisonnée dans un blockhaus. Car qu’est-ce qu’une casemate ? C’est une prison qui ferme l’horizon, un dôme qui enlève toute perspective. Avant son supplice, Jeanne regarde une dernière fois le ciel resplendissant, le regard plongé dans l’infini : c’est un visage sans larme, presque souriant. Elle n’a plus son armure, mais nous faisons âme, si l’on peut dire, avec elle : la voix de Christophe est en train d’opérer la grande déterritorialisation qui va l’arracher au monde des vivants, mais elle sait qu’elle a légué sa puissance destituante à la multitude de ceux qui comprendront son geste.
Jeanne (Bruno Dumont, 2019)