« Malevitch » est un long poème en prose du poète, éditeur et critique d’art Jacques Dupin (1927-2012), paru non illustré à la fin du recueil Dehors (Dupin, 1975, pp. 147-155), puis repris, illustré, dans deux recueils d’écrits sur l’art, L’Espace autrement dit (Dupin, 1982, pp. 285-293) et Par quelque biais vers quelque bord (Dupin, 2009, pp. 25-32).
L’hybridité générique de ce poème d’art alimente à la fois un faire et un voir : loin d’être un simple prétexte ou une fantaisie gratuite, Malevitch ressemble à un vrai choix pour Dupin, inspiré par la forme et la matière du tableau, et soutenu par la reconnaissance d’une fraternité poétique et éthique. Pour analyser la façon et les raisons pour lesquelles Dupin écrit sur Malevitch, et à partir de Malevitch, mais, surtout, avec Malevitch, nous verrons que ce poème met en œuvre un « ordre insensé » éclairant la poétique de chacun des deux artistes et dessinant les contours d’une fraternité insurrectionnelle à la fois esthétique, éthique et politique.
1. Quel Malevitch ?
Le poème fait directement écho à l’actualité du peintre Malevitch (1879-1935) en France au début des années 1970, dont la diffusion croissante, aidée par la publication en 1970 du catalogue raisonné de l’exposition Malevitch de Berlin (7-30 septembre 1927) par l’historien de l’art Troels Andersen, débouche sur la première exposition de son œuvre dans un musée en France (il s’agit de la collection de l’ancien animateur du New York Art Center, Donald Karshan, consistant en l’œuvre gravé de 1913 à 1930) au Musée d'art moderne de la Ville de Paris du 1er au 30 avril 1976, puis sur une grande exposition à Paris au Centre Pompidou du 15 mars au 15 mai 1978 sous la direction de Pontus Hultén et Jean-Hubert Martin, tout cela s’inscrivant dans un large mouvement de diffusion de l’avant-garde russe en Europe dès les années 1950. À partir de 1962, l’historien d’art André Nakov étudie l’abstraction russe à Varsovie, puis publie à Paris à la fin des années 1960 ses premiers articles sur le suprématisme des héritiers polonais de Malevitch et sur l’avant-garde russe dans des revues comme La Quinzaine littéraire ou XXème siècle (à laquelle Dupin collabore aussi à la même époque avec des articles sur Joan Miró, Vassily Kandinsky, Antoni Tàpies) ; Nakov publie avec un succès immédiat une anthologie critique des écrits du peintre au printemps 1975 aux éditions du Champ libre à Paris (Nakov, 1975). Dupin, en tant qu’éditeur et galeriste1, a directement accès à cette valorisation de l’œuvre de Malevitch et est profondément immergé dans ce vaste mouvement de diffusion de l’art de Malevitch, qui constitue pour lui une actualité directe qui résonne avec ses propres interrogations sur la création et sur l’art.
Lors de l’écriture de « Malevitch », Dupin sort tout juste de l’aventure de la revue L’Éphémère, parue aux Éditions Maeght de janvier 1967 à juin 1972, fondée à l’automne 1965 avec Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Gaëtan Picon et Louis-René des Forêts (rejoints ensuite par Michel Leiris et Paul Celan), et dont il est le responsable auprès d’Aimé Maeght. Dupin participe du fort tropisme de toute l’équipe de L’Éphémère vers les régions d’Europe de l’Est, qui favorise la vitalité des collaborations avec des poètes et artistes d’origine russe, comme Nicolas de Staël, ou tchécoslovaque, comme Joseph Sima, ou roumaine, comme Paul Celan, ou polonaise, comme Pierre Klossowski, ou hongroise, comme Miklos Bokor, et des traductions d’écrivains russes comme Léon Tolstoï, Marina Tsvetaïeva, Ossip Mandelstam, Boris Pasternak, Vadim Kozovoï. L’influence indéniable d’André du Bouchet, dont les parents sont d’origine russe et qui voit l’activité de traduction comme la renaissance d’un texte et une conversation illimitée, y est renforcée d’un profond intérêt de tous pour une création perçue comme novatrice, pour la recherche d’inédits en langue française et pour la valorisation d’une circulation dans le monde de la création artistique : c’est un souffle venu du dehors qui vient ouvrir la revue, participer à une volonté de désancrage et de décloisonnement qui aboutit à un mélange des voix et à une pluralité des langues, qui permettent de remotiver les mots et de redonner de la matière aux langues.
Le poème « Malevitch » vient directement du croisement de ce grand mouvement collectif autour de l’œuvre de l’artiste, de l’implication personnelle de l’éditeur et galeriste Dupin dans la diffusion et la publication des artistes avant-gardistes, et de sa constante réflexion, dans ses textes poétiques et critiques, sur la portée et la valeur du geste artistique.
Si le nom de Malevitch apparaît à trois reprises dans le poème en plus de l’intitulé, aucun titre de tableau n’est explicité. Mais la lecture du poème montre qu’il renvoie à la période suprématiste de Malevitch dans son ensemble, évoquant plusieurs « suprématies » présentées par le peintre à l’exposition « 0.10 » à Pétrograd, du 19 décembre 1915 au 19 janvier 1916, après qu’il a tourné la page du futurisme dédié à la réalité extérieure lors de l’exposition « Tramway V » en mars 1915. La version du poème publiée dans L’Espace autrement dit (Dupin, 1982, pp. 285-293) reproduit la « Croix noire », huile sur toile peinte par Malevitch en 1915, ainsi que des variations suprématistes, dessins datés de 1920 et imprimés dans les ateliers artistiques et presses lithographiques de Vitebsk sur des feuillets en vélin chamois apprêté d’un format de feuillet ouvert de 217 x 358 mm et tirés de l’ouvrage publié par Jean-Claude Marcadé Malevitch, suprématisme – 34 dessins à peine un an avant la parution du poème dans Dehors et référencé dans la table des illustrations de L’Espace autrement dit. Les dessins choisis rassemblent des croix et rectangles noirs, des carrés et rectangles blancs dessinés essentiellement en diagonale et en oblique sur les feuillets. La table des illustrations de l’ouvrage n’indique ni les titres ni les pages des dessins de Malevitch insérés dans le poème : Dupin ne souhaite pas renvoyer précisément à un tableau spécifique du peintre, mais plutôt faire surgir l’esprit et le mouvement de son suprématisme. La nouvelle publication du poème dans Par quelque biais vers quelque bord (Dupin, 2009, pp. 25-32) s’accompagne d’une « Lithographie suprématiste » (1920) également tirée de Malevitch, suprématisme – 34 dessins, xylographie en noir sur papier fort crème au format de 219 x 371 mm. Outre les reproductions de ces dessins, se reconnaissent, dans le propos du poème, plusieurs tableaux suprématistes de Malevitch, « Carré noir sur fond blanc » (1915), « Huit rectangles rouges » (1915), « Carré blanc sur fond blanc » (1918), « Croix hiératique suprématiste » (1920), en un kaléidoscope qui transmet globalement l’univers et la présence d’un artiste.
2. Surgissement, immersion, traversée
Le poème ne recherche ni l’illustration gratuite ni la diégèse, mais l’évocation du geste du peintre, que les mots doivent faire surgir, en commençant par souligner une mise au monde à la fois nécessaire et dynamique de la toile de Malevitch :
C’est d’abord le « glissement », mouvement des couleurs (le rouge, le noir, le blanc) et des formes (le carré, le cercle, la croix), qui est convoqué, avant la mention des « toiles » et du « tableau » (p. 1502).
L’évocation ensuite proposée en quatre moments renouvelle le genre traditionnel de l’ekphrasis : plutôt que de décrire ou de formaliser les tableaux, elle rend compte du geste de Malevitch conduisant à l’affrontement des couleurs :
Ce premier alinéa véhicule l’énergie du tableau à travers l’interaction du blanc et du noir, et l’étreinte des couleurs et des espaces, dont rend compte la mise en page espacée et rythmée par les barres obliques. Ce conflit des couleurs construit l’espace vibratoire de la toile sur la page du poème, si bien que la dynamique picturale semble directement susciter la phrase. Comme immiscé dans le poème, Malevitch inspire Dupin au sens où il lui transmet un souffle et exalte sa créativité pour contaminer l’expression par ses procédés et son énergie. Plus qu’une critique d’art descriptive et évaluative, le poème de Dupin forme dès lors une évocation au sens étymologique, non dénuée de vertu encomiastique : le tableau semble être appelé à surgir sur la page, si bien que la distance de l’observation s’annule au profit du partage des sensations, donnant l’impression que la couleur vient du poème, et non plus seulement du tableau, à travers un jaillissement énergique qui abolit les limites et les obstacles de l’espace, du langage, du temps. Libérant la description codifiée qui explique (phrazô) le tableau en le dépliant jusqu’au bout (ek), Dupin met au diapason poésie et peinture pour offrir un lieu de fusion au tableau et au poème qui cherche à faire éprouver le geste de Malevitch pour amener le lecteur à s’immerger dans le tableau. Dupin tire profit de la malléabilité et de la plasticité du genre de l’ekphrasis, en refusant un parcours théorique et spatio-temporel dans le tableau au profit de l’immersion kinesthésique dans l’univers sensible du tableau, comme s’il s’inspirait du suprématisme de Malevitch où la sensation détermine la forme créée :
L’artiste, pour exprimer toute sa sensation du monde, n’élabore pas la couleur en forme, mais forme la sensation, car la sensation détermine la couleur et la forme […]. La fusion du monde avec l’artiste s’accomplit non pas dans la forme, mais dans la sensation. J’ai la sensation du monde comme immutabilité dans toutes ses mutations de couleur et de forme. (Malevitch, 2015d, pp. 413-420)
Dans un deuxième alinéa, le poème témoigne de l’énergie du tableau qui suscite un espace nourri d’une couleur intensément irradiante à travers son afflux. L’exploration de l’espace de la page par les projections lexicales qui déstructurent la ligne et la colonne du poème produit un effet de subversion de la forme attendue, faisant valoir la puissance du geste créateur plus que l’effet de l’objet fini, le peint récupère les prérogatives du peindre, de même que le dire prime sur le dit :
La portée déflagratoire du tableau est ensuite rendue sensible par l’utilisation combinée des lexiques de la « balistique », de la « projection » et du « rayonnement » (p. 151), de la « secousse » (p. 152), du surgissement et de la nouveauté, comme pour immerger le lecteur dans l’atelier de Malevitch.
Un troisième alinéa souligne le lien essentiel entre la peinture et une mise à mort. Assimilée à une « trépanation » (p. 152), la création provoque une ouverture dans l’espace qui s’accompagne du lexique d’une mort violente (« potence » (p. 152), « saignée » (p. 153), « sacrifier » (p. 153), « martyriser » (p. 153), « mort volontaire » (p. 154), « lapidaire » (p. 154), « putréfaction » (p. 154), résumé par le « désastre » (p. 154) : cela renvoie à la fureur nécessaire pour contester un ordre établi et renouveler le geste créateur, si bien que le tableau de Malevitch est assimilé à une « anti-genèse » (p. 153) et à un « ordre insensé » (p. 153) :
Enfin, un dernier mouvement, initié par le retour « dans la chambre de toile » (p. 154), revient au tableau lui-même grâce à l’embrasement des couleurs reprenant leur assaut initial de l’espace :
Ainsi le poème accomplit-il un parcours qui va du dedans au dehors du tableau pour finalement revenir aux couleurs du dedans : dans l’apogée d’une « abstraction » qui permet de conquérir l’espace, le tableau tire son sens de lui-même sans s’affilier à une représentation réaliste. Présenté comme un voyage immersif dans le mouvement vibratoire des formes et des couleurs du suprématisme de Malevitch, le poème rappelle directement que « la voie de l’homme passe par l’espace, le suprématisme est le sémaphore de la couleur dans son abîme infini » (Malevitch, 2015e, p. 193).
Au fil du poème, le lexique de la géométrie s’associe à celui des sciences. Les mathématiques, notamment avec la représentation et la mesure de l’espace, sont fréquemment convoquées : « géométrie », « figures », « carré », « cercle », « delta », « angles tracés obliques », « obliques », « obliquité », « parallèlement », « surface », « projection », « vecteurs », « numération », « nombre » (pp. 150-154), rappelant qu’en 1919, Malevitch loue dans la peinture de Cézanne ce recours à une géométrisation qui réduit l’objet de la nature à une forme conique, cubique ou sphérique pour éviter le réalisme. Aussi, le lexique des sciences physiques renvoie au mouvement des formes sur la toile vue comme un univers stellaire : « énergie », « fulgurante », « gravitation », « dérive », « incidence », « valences », « vitesse », « vitesse oblique d’un rayonnement qu’accélère amplifie le noir », « flux d’intensité irradiée », « éclatement de la galaxie », « flux de météores », « conjonction d’astres », « astres », « constellation », « masse » (pp. 149-153). Dans une reprise matérialiste et laïcisante de la mystique de Malevitch, « l’immense énergie unitaire dressée transportée » (p. 150) synthétise l’effet rassembleur du mouvement de la matière. La présence sensorielle des éléments, du monde et du tableau, avec le feu (« soleil », « astres », « feu sans fumée », « naissance ignée », « couleurs embrasées »), l’eau (« torrentiel », « ruisselant », « glacier », « eau »), l’air (« ciel », « air nu »), la terre (« terre », « sol ») (pp. 149-155), se renforce du recours synesthétique aux sens du toucher (« percer », « frapper »), de la vue (les couleurs, « l’œil »), de l’ouïe (« déflagration », « explosion », « prélude », « clame », « crie »), de l’odorat (« respirer », « fleurs », « odeurs », « effluve de putréfaction ») et du goût (« chair mémorable d’un fruit », « aigre »). Ainsi le tableau fait-il monde dans le poème par le biais de sa concrétude charnelle, rappelant l’ancrage de Malevitch dans la matière de la terre, lui qui enviait l’accord des paysans avec la nature et qui cherchait dès les années 1910 à représenter des figures de la paysannerie russe dont l’identité était niée par le pouvoir en place, comme dans « Le Faucheur » en 1912.
Passant d’une mimesis à une aesthesis, Dupin nous immerge dans l’effet destructurant et novateur de la peinture de Malevitch, si bien que le lecteur a l’impression que le poème s’écrit non pas sur Malevitch, mais avec Malevitch, en sa compagnie, et sous son guidage. Grâce à cela, le poème peut à son tour devenir un laboratoire d’expérimentation, d’autant que Dupin dit avoir appris à voir l’espace auprès des artistes qui « ont aiguisé [s]es sens, [lui] ont appris à voir, à maîtriser l’instrument. À scander l’espace » (Dupin, 2007a, p. 111).
3. Pour une poétique partagée
Le geste du poète s’accorde au geste du peintre, notamment quand les barres obliques sur la page suggèrent les traits sur la toile. Les lexiques de la peinture et de la poésie s’entrecroisent : le « noir [qui] coupe le blanc » (p. 149) renvoie aux traits de pinceau sur la toile comme aux mots écrits sur la page ; le « geste d’occuper tout l’espace » (p. 153) est simultanément celui du peintre et du poète. Le tableau devient alors le palimpseste mais aussi l’image du poème : « le plus puissant peseur de traces » (p. 149), l’« inscription » (p. 150), « l’écriture » (p. 150), le « récit » (p. 151), le « scripteur » (p. 152) et le « trait » (p. 154) confondent les gestes du peintre et du poète en suggérant le fantasme d’une écriture à quatre mains. La désintégration de la compacité des lignes et de la linéarité de la syntaxe fait surgir sur la page le drama qui se joue sur la toile en termes de rapports de forces et d’occupation de l’espace, comme Malevitch le souligne dans ses réflexions sur la poésie : « le poète détruit les objets (predmiéty), abandonnant les morceaux déchirés des juxtapositions inattendues des formes » (Malevitch, 2015g, p. 181).
C’est l’originalité novatrice du suprématisme malevitchien qui inspire directement l’écriture de ce poème qui consacre le peintre comme l’emblème d’une révolution esthétique. Dupin choisit Malevitch parce qu’il incarne une rupture poétique, dont le poème se fait l’écho à travers une esthétique contestataire qui affiche, à travers la déchirure de la syntaxe et de la forme poétique, son pouvoir disloquant. Malevitch conduit Dupin à approfondir ses expérimentations en exhibant la déstructuration de la langue et du poème. Dupin repère chez Malevitch ce qui le distingue de sa génération : l’innovation d’une rythmique par la couleur et la forme, suscitant une rupture avec les attendus génériques et esthétiques mise en lumière par le choix d’une cadence syntaxique boiteuse qui rythme le geste du peintre, comme si Dupin réactualisait ce principe formulé par Malevitch pour guider le poète moderne : « Le rythme et le tempo créent et saisissent les sons qu’ils ont engendrés et créent une nouvelle image ex nihilo » (Malevitch, 2015g, p. 181).
En prenant possession de l’espace de la page, le poème reprend à son compte le projet du trait suprématiste de Malevitch, commet à son tour « l’attentat de l’impossible espace » pour trouver une respiration sous l’effet de l’énergie de Malevitch qui s’impose comme la caution et le guide d’une nouvelle écriture poétique. Rappelant l’innovation esthétique conduite par Malevitch dans une Russie encore dévouée aux traditions picturales adoubant le pouvoir tsariste, le démembrement du texte fait émerger un ordre autre, qui donne au blanc une énergie démiurgique novatrice, qui bouscule les codes traditionnels selon lesquels le blanc servirait de simple faire-valoir aux autres éléments de l’œuvre. Le monochrome « Carré blanc sur fond blanc » de 1918 use justement du caractère illimité de l’espace et du blanc. En écho, Dupin picturalise l’espace de la page en multipliant les blancs horizontaux et verticaux, en faisant du blanc un espace positif et actif qui permet la fulgurance de la force respiratoire du mot dans l’espace sonore, et qui exalte ce moment suprême d’un « parler sans mots, lorsque de la bouche courent des mots insensés, les insensés ne sont saisissables ni par l’intellect ni par la raison » (Malevitch, 2015g, p. 191). Dupin rappelle en effet à quel point l’éclatement de la représentation, sur la page comme sur la toile, suscite des transgressions fécondes, faisant de la quête de l’ouverture un geste profondément poétique à travers une liberté fondatrice de la modernité :
Un superbe coup de reins, à la fin du siècle dernier, désenclave l’image et le vers. Avec Mallarmé, Apollinaire, les mots se détachent, creusent l’espace, les mots éclatent, se dispersent, se dessinent. Se réagrègent et s’ouvrent à de nouvelles constellations, Duchamp, Picabia, Marinetti, les Russes… Toujours et fortement greffées sur le dessin en liberté comme un jaillissement de source. Ainsi pouvons-nous à loisir accorder Mallarmé et Seurat, Cézanne et Reverdy, Apollinaire et Picasso, Malevitch et Malevitch… (Dupin, 2007b, p. 213-214)
L’héritage de Stéphane Mallarmé est aussi rappelé par la mention d’une rémunération et d’une constellation reprises à « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard » :
Le geste de Malevitch inspire ainsi à Dupin une composition nourrie du rappel de la poétique mallarméenne, dont la mise en page d’« Un coup de dés jamais n'abolira le hasard » propose déjà de rapprocher le poème du tableau. Si le souvenir de Mallarmé survient à l’occasion de l’évocation de Malevitch, c’est aussi en vertu de la parenté métaphysique de leurs poétiques. En effet, la recherche d’une forme doublement idéale (rêvée et spirituelle) aux puissants effets de suggestion rappelle l’aura sacrée de l’artiste en quête d’une pureté absolue : la création doit abandonner sa dimension communicationnelle et fiduciaire pour accéder à une langue spirituelle et sacrée douant d’authenticité le séjour de l’homme dans le monde, pour Mallarmé, et l’idéalisme de Malevitch cherche à fonder une pensée et un art spirituels et mystiques :
Lorsque s’embrase la flamme du poète, il se dresse, lève les mains, plie le corps, en lui donnant la forme qui sera pour le spectateur l’Église vivante, nouvelle, réelle. […] Voilà en quoi le poète a épuisé son acte élevé, et il est impossible de faire un ramassis de ces mots et personne ne pourra les imiter » (Malevitch, 2015g, p. 191).
4. Fraternités insurrectionnelles esthétiques, éthiques et politiques
Dupin trouve en Malevitch un parangon de combat iconoclaste et se reconnaît dans le projet malevitchien de destitution du règne de l’objet : « nous sommes les confins d’un monde absolument nouveau, nous déclarons tous les objets inconsistants » (Malevitch, 2015f, p. 79). Le suprématisme de Malevitch refuse de fictionnaliser ou de parodier la vraie vie, préférant « ne pas peindre des tableautins de roses odoriférantes, car tout cela sera une représentation morte » (Malevitch, 2015e, p. 194). Dupin délivre aussi le poème de sa dimension mimétique et spéculaire, en favorisant son illisibilité à travers le choix de la juxtaposition syntaxique ou de l’obscurité référentielle. En écho à la destitution malevitchienne de l’objet, la dislocation de l’expression poétique souligne la vanité de construire une représentation logique du monde : l’organisation verticale du texte en télescope la lecture horizontale, suscitant une nouvelle façon de dire et de lire le monde, à rebours de l’ordre, comme le fait le tableau de Malevitch :
L’« anti-genèse » renverse l’ordre généalogique pour faire surgir les lambeaux transfigurés du monde que sont « la terre le toit les fleurs » et qui surgissent grâce à la force positivement énergisante du rien.
Le deuxième alinéa du poème montre le geste de Malevitch dans son mouvement d’abstraction qui se libère des apparences superficielles de la réalité, « dans l’air qu’il dénude » (p. 150). Le sens profond et authentique de la peinture se trouve là, puisque le tableau oppose son énergie et sa présence à ce qui n’est qu’un amas épars et aliéné de pâles reflets des choses du monde :
La suite du poème propose un art poétique et pictural légitimé par la pensée malevitchienne : « L’écriture se dépouille de tous les oripeaux vécus », de manière à obtenir une « autorité reployée » grâce à un « rebours absolu » (p. 150-151) : la destitution des anciennes valeurs et des anciens procédés esthétiques conduit à une nouvelle autorité morale puisque le blanc de l’espace se trouve « enfin habilité ». C’est donc l’authenticité morale de la peinture suprématiste de Malevitch que Dupin souhaite mettre en valeur, en y retrouvant sa propre quête d’une poésie juste. En effet, Dupin recherche l’insurrection contre la bien-pensance et la facticité d’un lyrisme convenu, en affirmant qu’« À la “haine de la poésie” succède la trahison de la poésie » (Dupin, 1975, p. 27). Et l’iconoclasme de Malevitch revêt une portée ontologique : au lieu de nous laisser errer dans l’ombre fade et insipide des représentations réalistes, il œuvre « pour nous rattacher à la terre » (p. 150) et en révéler le sens profond grâce à une « balistique innocente » (p. 151) qui donne accès à une authentique saveur des choses perçue comme « la chair mémorable d’un fruit dans l’air nu » (p. 150). C’est aussi cela qui nous ouvrira à « la transparence au futur » (p. 151) grâce à un « exercice démesuré du voir et du surplomb » (p. 152). Dès lors, le poème montre que nous gagnons un ancrage dans l’existence, mais aussi une nouvelle façon de voir l’art et le monde. Le poème montre ce trajet de décillement esthétique et éthique accompli grâce au tableau de Malevitch, comme un nécessaire aveuglement à ce que nous regardions auparavant, pour nous ouvrir à un nouveau regard capable d’accroître notre libre arbitre :
Ici, grâce au tableau, le poète est rendu à la lumière. On comprend par là que le suprématisme atteint un infini enfin délivré des objets de la réalité, en un mouvement d’absoluité recherché par le peintre pour que l’œuvre soit un voyage d’une intense valeur : « J’ai vaincu la doublure du ciel coloré, je l’ai arrachée, j’ai mis les couleurs dans le sac ainsi formé et j’y ai fait un nœud. Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous » (Malevitch, 2015e, p. 194). L’art offre une clairvoyance qui délivre des oppressions : c’est aussi cela qui attire Dupin, poète cherchant à faire du poème un « corps clairvoyant3 ».
Cette révolution esthétique et éthique fondée sur la destitution de la mimesis s’appuie sur le rejet du subjectif. En effet, le tableau de Malevitch semble s’imposer de lui-même dans le poème de Dupin, grâce à l’effacement du medium de l’observateur critique, si bien que le centre du poème n’est pas le sujet poétique, mais le tableau, la langue, la matière. En effet, en désubjectivant sa réception du tableau grâce aux restrictions des apparitions du « je » et du lexique de l’émotion, Dupin délégitime le lyrisme d’un art psychologique et réalise le vœu de renouveau de la figure du poète que formule Malevitch qui conseille au poète de se détourner des objets de la réalité pour accueillir en sa parole une liberté salvatrice. Malevitch délégitime les poètes cherchant à décrire la réalité sans distanciation : « leur gosier est noir, les mots-choses sortent en rampant : tabourets, roses odoriférantes, femmes, cercueils et nuées – voilà une espèce de diplodocus qui vomit les choses, avalant tout sans distinction » (Malevitch, 2015g, p. 190). Ainsi, Dupin reconnaît en Malevitch un modèle et un double dans la lutte contre une primauté invasive du subjectif, réaffirmant dans le poème de 1975 les principes qui l’ont conduit, avec ses camarades du comité de rédaction de L’Éphémère, à s’opposer en 1968 aux positions subjectivistes de Gaëtan Picon auquel ils reprochent d’aborder les événements de mai 1968 selon un point de vue personnel et psychologique. Contre une transposition figurative et immédiate du réel, l’art, poésie ou peinture, devrait en effet manifester le fond caché de l‘être : la forme peut rendre visible, dans l’espace, le secret rayonnement de forces de l’espace. Dupin s’insurge contre une poésie figurative, subjective et lyrique, qui couvrirait d’un voile mensonger le vrai sens de l’écriture poétique : il trouve en Malevitch un compagnon ou un frère précurseur qui a détourné l’art des images.
Tous deux sont en quête d’un bouleversement des codes et d’une innovation des formes, pour se dégager d’une imitation superficielle et artificielle d’un prêt-à-penser et d’un prêt-à-créer. Tous deux sont très conscients d’être des membres actifs d’un art novateur cherchant à passer outre les habitudes via un iconoclasme qui suscite une révolution esthétique abolissant l’œuvre vue comme un tout normé et attendu. Malevitch destitue la nature et le rôle de l’objet dans sa peinture suprématiste, et récuse la servilité de l’art : « Ce n’est que dans la création absolue que [le peintre] acquerra son droit. Et cela sera possible quand nous priverons tous nos arts de la pensée petite-bourgeoise, c’est-à-dire du sujet » (Malevitch, 2015c, p. 51). Dupin casse la forme du poème et de la phrase, cette insurrection étant l’aboutissement d’une histoire qui les a, chacun, conduits à commencer par une évocation figurative des choses du monde, que chacun a très vite perçue comme la traduction d’une expression poussiéreuse et d’un goût bourgeois dont il a choisi de se détourner pour congédier le culte des images autoritaires et duplices.
Le lexique de la violence employé dans le poème souligne cette destitution des valeurs traditionnelles de l’art. La récusation de la subjectivité, la contestation de la mimesis et la dénégation du réalisme et de l’ekphrasis alimentent l’iconoclasme des deux artistes. La dislocation du corps de l’œuvre accompagne chez Dupin la destitution d’une tradition : « Nous sommes un très petit nombre / à nous effacer pour écrire / rompre le soleil » (Dupin, 2006, p. 17), le soleil incarnant dans son œuvre la figure de l’autorité et de la tradition qu’il faut déconstruire. Déjà dans sa période futuriste, Malevitch cherche à mutiler les images en rayant d’une croix rouge le visage de la Joconde incrusté dans « Éclipse partielle à Moscou » exposée à Moscou en 1915. La portée iconoclaste du geste, destituant cette figure emblématique de l’art occidental figuratif et psychologique, se renforce du recours à des morceaux de papiers collés (comme les « blocs disjoints / appareillés » (p. 149) du poème), dont témoignent les ruptures syntaxiques et les barres obliques dans le poème. Cette « éclipse » est associée par le poète à une « mort volontaire », « héroïque » (p. 155), et à une « putréfaction » (p. 154) qui, en transgressant la forme esthétique, délivre l’art des « oripeaux vécus trempés » (p. 150) habituellement convoqués par la figuration. Concentrant l’essentiel de la poétique des deux artistes, l’expression « anti-genèse Malevitch » souligne à quel point une nouvelle forme prendra « racine » (p. 153) pour être fécondée par un mouvement à rebours de la « genèse » attendue, qui conduit à une saisie pure du langage et de la réalité, lavée des anciennes formes. Cette saisie « pure » permet à Malevitch d’éviter que « la peinture [soit] une cravate sur la chemise amidonnée d’un gentleman et le corset rose compressant le ventre gonflé d’une dame obèse » (Malevitch, 2015b, p. 35), et trouve un écho dans une épure dupinienne de la sensation offerte par un resserrement sur l’essentiel ainsi libéré des images surréalistes et des engagements exaltés. Mais, si l’idéalisme révolutionnaire de Malevitch, à la fois serein et confiant, s’appuie sur un substrat mystique, un sentiment de désenchantement révèle chez Dupin des fêlures existentielles que ne pourrait ni traduire ni contrer un lyrisme idéaliste.
Cette révolution artistique débouche directement sur une révolution idéologique et politique : l’art est en soi une politique. En effet, Dupin appelle à une action politique collective seule capable d’ouvrir à une nouvelle aube dans « L’Irréversible » donné pour le n°6 de L’Éphémère en juillet 1968 : le poète doit agir en réponse à la pression événementielle du présent grâce à ses mots qui forment le levain du réel en fécondant le feu d’une insurrection politique salvatrice : le poète appartient à la foule des contestataires, aux côtés des ouvriers et des étudiants, contre l’ancien siècle à la culture duquel Gaëtan Picon a rappelé son attachement dans un article donné au Monde le 6 août 1968, ce qui a déclenché la dissension politico-esthétique au sein du comité de rédaction de L’Éphémère conduisant à l’arrêt de la revue en 1972. L’engagement politique du poète donne lieu à plusieurs poèmes de soutien aux victimes d’oppressions et de censures, dans Dehors : dans la section « Chapurlat », le personnage éponyme incarne ceux qui s’écartent de la norme pour construire leur propre chemin mais s’en trouvent maltraités, bâillonnés, tués parce qu’ils représentent le désordre, la folie, la monstruosité ; « Sang » renvoie aux souffrances et aux oppressions endurées par les victimes des pouvoirs totalitaires, et propose de résister aux enfermements idéologiques, politiques, esthétiques ; « Le soleil substitué » prend position contre « L’institution » et « ses crimes » (Dehors, p. 30)4.
Dehors représente une rupture esthétique qui revêt donc aussi une portée politique en ce qu’elle dénie l’héritage pour faire dissidence et substituer à l’ordre en place un nouvel ordre de la liberté gagnée grâce à l’ouverture de la forme et du sens. Dupin y écrit « Malevitch » en écho direct à la portée révolutionnaire des tableaux du peintre visant à changer l’ordre des choses dans le monde de l’art, partant dans le monde politique. La fracture politique qui secoue la France en 1968 puis celle qui conduit à la rupture de L’Éphémère résonnent en Dupin avec la fracture vécue par la Russie dans la révolte populaire de 1917 aboutissant à l’abdication du tsar Nicolas II le 2 mars 1917, au moment même où Malevitch crée les tableaux et les dessins qui suscitent son poème. Le suprématisme de Malevitch ouvre un monde nouveau qui accompagne la fin de l’Empire des Tsars et l’avènement de Lénine après la Révolution d’octobre 1917. La « Croix noire » de 1915 est peinte en plein bouleversement politique suscité depuis janvier 19055 par la Révolution bolchévique contre les réformes mises en place par Nicolas II. Le renversement des codes picturaux de Malevitch double le renversement du régime tsariste ; la désintégration et la reconstruction des codes picturaux résonnent avec le changement de régime politique qui conduit Lénine à contester le bien-fondé d’une action révolutionnaire de la bourgeoisie, à laquelle il préfère le prolétariat et la paysannerie pour conduire la transition vers le socialisme. Chez Malevitch, l’iconoclasme de la création, dialoguant avec le présent, alimente l’avènement d’un monde nouveau. Il affirme la nécessité ontologique et politique de la création artistique, qui doit en outre soutenir la culture du peuple. En novembre 1917, le peintre est nommé commissaire pour la préservation des bâtiments historiques et des arts, ce qui est une reconnaissance de son engagement déjà marqué par son adhésion à la Fédération des artistes de gauche. Même si les contextes socio-politiques sont évidemment très différents, le Malevitch des années 1915-1920 a pu inspirer l’écriture de Dupin et le guider vers le choix de la « Croix noire » parce qu’il y voit le symbole d’une révolution esthétique portée par l’artiste ayant un impact direct sur la vie socio-politique. Chez tous deux, la révolution artistique accompagne et soutient une révolution politique : la vie de la cité ne peut se dédouaner de la vitalité de l’art, et Malevitch offre à Dupin l’occasion de le rappeler au moment où la société française connaît de profonds bouleversements.
C’est donc au Malevitch suprématiste des années 1915-1920 que ce poème doit son écriture, son œuvre étant prise comme l’emblème d’une insurrection et d’une radicalité très inspirantes pour Dupin, la promesse de la possibilité d’une action constructive de l’artiste, et le rappel de la nécessité de porter l’art en avant, soutenu par l’espoir d’une révolution esthétique et politique : dans leur rejet commun de la gratuité, l’art et le politique sont irréductiblement associés. Par conséquent, même si leurs visions du monde et de l’homme diffèrent, une fraternité insurrectionnelle à valeur éthique, poétique et politique lie les deux artistes, dans un compagnonnage à distance, pour libérer l’œuvre d’art des faux-semblants, des attendus et des carcans, et accompagner les mutations d’une société en crise. Le tableau et le poème deviennent alors un acte, osé, risqué, destituant les formes d’autorité de leur aura traditionnelle pour vivre l’accès d’un inconnu porteur d’infini à travers un « ordre insensé » garant de l’accession à une vérité de l’être : peindre et penser se rejoignent dans un même en avant. Ainsi, la figure de Malevitch aide Dupin à penser à la fois son monde et son art, si bien que le poème dépasse le cadre de l’hommage ou du simple écho.
Que peut apprendre le poème du suprématisme malevitchien ? La traversée du tableau est l’occasion d’un trajet dans le poème et d’une réflexion sur la poésie, de même que la peinture de Malevitch interroge sa propre réalisation. Les deux artistes ont en commun cette modernité qui fait de l’art son propre sujet et son propre étalon, en interrogeant la possibilité de la création et du renouveau de l’œuvre dans le moment même où celle-ci se fait. Le poème « Malevitch » montre un tableau actant la désolidarisation de la peinture d’avec le monde réel pour trouver son sens en elle-même, sans cesser de parler de son propre surgissement, comme le souligne Malevitch l’année où il peint Carré noir sur fond blanc :
Toute la peinture passée et actuelle avant le suprématisme […] attend sa libération pour parler dans sa propre langue et ne pas dépendre de la raison, du sens, de la logique, de la philosophie, de la psychologie, des différentes lois de causalité et des changements techniques de la vie. (Malevitch, 2015b, p. 35).
Ce poème est à la fois une immersion dans la matière du tableau par l’intermédiaire de la plasticité du langage poétique, une présence de la révolution esthétique malevitchienne et un regard sur l’art. Il nous permet de regarder le tableau de Malevitch avec plus d’acuité, de sentir sa présence concrète, offrant un dialogue à travers les temps et les arts qui souligne l’accord de la pratique et de l’éthique des deux artistes. Mais il met aussi en lumière les spécificités de chacun : en un tour de force ubiquiste, Dupin nous livre sa vision de la peinture suprématiste de Malevitch tout en révélant sa propre poétique à un moment charnière de son œuvre. Le poème sur le tableau s’offre donc comme un espace privilégié pour valoriser la porosité entre les arts, destituer des gestes et des valeurs périmés, et constituer une modernité à la fois picturale et politique : le lecteur doit accepter de passer par un « ordre insensé » pour comprendre à quel point cela est radicalement, et absolument, sensé.