« Si j’étais actrice, je ne tuerais pas pour me garantir la parité avec Hector ou Achille. Je lancerais la pierre, mais je ne cacherais pas ma main derrière le monde. J’achèverais mon frère pour que le foyer devienne une usine. Nul besoin d’abattages en série. Je distribuerais au monde les membres de mon frère. Mais j’emporterais les limbes d’une fraternité dans cet exil ».
Idlir Nivik
1. Les Argonautes, premiers prédateurs de l’Occident (Giordano Bruno)
En 1584 Giordano Bruno publie à Londres où il est exilé son premier dialogue cosmologique dans lequel il ne défend pas simplement les thèses héliocentriques de Copernic, il y prône surtout sa vision infinitiste et multiple de l’univers. Le Souper des cendres met en scène la confrontation dramatique et parfois comique entre les tenants de la physique aristotélicienne, sur laquelle se fonde l’image géocentrique du monde, et la « nova filosofia » de Bruno qui, à partir de Copernic, affirme l’infinité de l’espace et des mondes. Je dis « à partir de Copernic » car ce dernier assigne toujours « à l’univers la limite d’une circonférence » (Bruno, 1994, pp. 158-159). Copernic, en effet, maintient le huitième orbe de la physique traditionnelle qui contient toutes les choses et leur donne un lieu (Copernic, 1998, pp. 74-75). L’astronome polonais est bien conscient du fait que l’héliocentrisme permet de penser qu’il existe quelque chose au-delà de la barrière de la sphère des étoiles, ou du moins une pluralité de systèmes « solaires », mais il préfère ne pas emprunter ce chemin. Bruno, en revanche, se lance enthousiaste et gaillard vers cette possibilité. Il laisse éclore tout naturellement de l’astronomie héliocentrique de Copernic l’image d’un univers sans bornes, peuplé d’innombrables planètes. Pour lui, en effet, le système solaire que Copernic a découvert constitue le modèle du fonctionnement de tout l’univers : d’autres systèmes infinis existent au-delà de celui qui s’organise autour du Soleil. C’est pourquoi il faut voir dans les étoiles non pas des « clous » fixés à jamais dans une voûte, mais les centres d’une infinité d’autres systèmes. La « nouvelle philosophie » de Bruno n’abolit pas seulement la position centrale de la Terre, mais aussi celle de n’importe quel corps1. L’infinitisation entraîne l’éclatement de l’univers : tout point est un centre – « le monde est infini : aucun corps ne s’y trouve dont on puisse dire dans l’absolu qu’il occupe une position médiane, ou extrême, ou intermédiaire entre ces deux termes ; on ne peut le dire que relativement à d’autres corps et à d’autres termes appréhendés à cet effet » (Bruno, 1994, pp. 158-159).
« Il n’y a pas de centre » : c’est l’ouverture d’une position ontologique radicale dont nous avons encore du mal à saisir toute la portée révolutionnaire et, en même temps, l’esquisse d’une véritable politique de l’émancipation. Dans les univers infinis, toute revendication d’une position centrale est ridicule. Pas de place pour un roi « Soleil ». Le regard sur les choses, notre œil, déménage également vers les bords, ne pouvant jamais trouver son élément focal. Au faîte de l’âge dit renaissant, Bruno est un pourfendeur de tout humanisme et également de tout eurocentrisme. La perspective brunienne infinitiste ne saurait jamais être ethnocentrique : parmi les conséquences de l’affirmation de l’infinité des mondes, il y a l’assomption de la différence culturelle. Giordano Bruno est le premier qui critique, presque à chaud, la « conquête » des Amériques (Todorov, 1982) non pas pour des raisons purement humanitaristes, comme l’avait fait Bartolomé de las Casas, mais plutôt au nom d’un décentrement du regard, de sa propre position2.
Or, cette critique m’intéresse car elle se fonde sur une histoire ancienne, perdue dans les brumes d’un temps mythique, la même histoire dont je parlerai dans les lignes qui suivent. Pour condamner l’expédition de Christophe Colomb, Bruno se souvient, en effet, des aventures des Argonautes. Colomb et ses marins sont de grands explorateurs, comme Jason et les Argonautes. Cela est indubitablement vrai si l’on se place d’un point de vue européen : ils ont découvert de nouvelles routes, ils ont ouvert de nouveaux espaces, ils ont rendu disponibles de nouvelles, immenses, ressources. Dans cette optique européenne, occidentale, ils ont été effectivement héroïques. Mais cette centralité s’émiette dans l’univers infini. À l’aide de la tragédie de Sénèque, Médée, Bruno se place de l’autre côté des mers, là où les héros sont arrivés. Ici il peut alors opérer le décentrement ontologique et optique : ce que « nous » nommons des découvertes sont pour « eux » des conquêtes, « nos » triomphes sont pour « eux » des vols, la paix et les valeurs que « nous » portons représentent pour « eux » des malheurs et une guerre terrible :
Les Tiphys ont découvert le moyen de troubler la paix d’autrui, de violer les génies ancestraux des peuples, de confondre ce qu’avec prévoyance la nature avait distingué, de redoubler les maux du monde par les effets du commerce, de créer une chaîne de vices d’une génération à l’autre, de propager avec violence des folies sans précédent, de semer des désordres inouïs sur des terrains encore vierges, en considérant en fin des comptes la raison du plus fort comme la meilleure ; ils ont renouvelé le goût, les instruments, les méthodes de la tyrannie et du meurtre (Bruno, 1994, pp. 44-45).
Tiphys est le pilote des Argonautes qui auraient été les premiers à traverser la mer ouverte. Les nouveaux Tiphys guidés par Colomb ont découvert d’autres mers, mais sous le prétexte d’aventures et de découvertes, ils continuent le pillage des richesses des terres. Ils assujettissent et terrassent les peuples qui les habitent. Bruno cite la tragédie de Sénèque pour étayer son propos résolument anti-impérialiste. À la différence de Sénèque, il ne regrette toutefois pas le bon vieux temps où les mers ne subissaient pas les coups de rames et où chacun se contentait du rivage qui bordait son propre pays. Si Sénèque s’en prend aux Argonautes au nom de la nostalgie des anciennes mœurs des Romains, plus austères, liés à leur lieu de vie – le potager clos et bien délimité –, méfiants vis-à-vis des voyages, Bruno invective Colomb et les Argonautes puisqu’ils ne sont pas vraiment curieux, absolument pas nomades. Des ennemis de l’infini.
2. Sur la longue histoire des guerres de l’Occident, à partir d’Hérodote, voire d’Homère
Dans un autre de ses dialogues, l’Expulsion de la bête triomphante, Bruno caractérise sans ambiguïté les Argonautes en tant que « premiers pirates » (Bruno, 1999, p. 114). La quête de la toison d’or ne témoigne que de « la témérité libidineuse de Jason et l’inique providence de nous autres » (p. 112). Bruno ne se limite pas à blâmer les prédations des Argonautes ; en les plaçant sous le signe de l’« Avarice » (la témérité libidineuse), il les insère dans une histoire de très longue durée : notre « providence » à tous, l’architecture portante du destin historial de notre culture. Bruno comprend que cette aventure mythique constitue le modèle de la façon d’être au monde de notre culture : au nom de la revendication d’une position centrale dans le monde, centralité qui équivaudrait à une supériorité culturelle et morale, « nous autres » portons sans trop de problèmes le glaive partout. La providence veut qu’il en soit ainsi, l’Occident doit se faire monde.
La légende de la conquête de la toison d’or met en scène l’histoire vraie des premiers rapports entre les populations habitant autour de la mer Égée et les « barbares » situés dans les régions asiatiques. Les « Grecs » sont attirés vers l’Asie puisque ces terres sont riches en or et autres matériaux précieux. On peut penser que les peuples qui y vivent recueillent les paillettes d’or dans les torrents aurifères du Caucase en les laissant s’accrocher sur des peaux de mouton fixées sur les cailloux du fond des eaux (la toison d’or étant la transposition mythologique de cette activité manuelle). Les « Grecs » organisent un voyage si difficile sur des mers inconnues pour s’emparer de cet or. Aussitôt l’expédition des Argonautes se configure donc comme un acte de guerre. Les Argonautes sont certainement les premiers navigateurs de la Méditerranée – avant la réalisation du navire Argo, selon Diodore de Sicile, il n’y avait que de petits bateaux et des radeaux – les premiers pirates également : Argo est bâti pour s’emparer de richesses de peuples asiatiques. Aussi inaugurent-ils le choc de civilisations entre l’Occident et l’Orient qui structure toute notre culture.
À travers ce prisme il est, en effet, intéressant de rappeler qu’Hérodote décrit l’expédition des Argonautes comme une des premières étapes de l’histoire millénaire des conflits entre les Grecs et le monde oriental. L’objet de ses Histoires est la description des guerres persiques. Au début de cet ouvrage, Hérodote propose une sorte d’antépisode de ces guerres. Selon lui, à l’origine de l’inimitié entre ces deux peuples, il y a eu une longue série de rapts de femmes. Ce sont d’abord les Asiatiques qui volent des femmes aux Grecs. Ensuite certains Grecs abordent en Phénicie, à Tyr, et ravissent la fille du roi, Europe. On serait quitte, mais les Argonautes volent Médée :
À ce moment, on était à égalité ; mais par la suite, les Grecs se rendirent coupables de la seconde offense. Ils gagnèrent par mer avec un vaisseau long Aia de Colchide et les rives du fleuve Phase, et de là, après avoir mené à fin les autres affaires pour lesquelles ils étaient venus, enlevèrent la fille du roi, Médée. Le roi des Colchidiens envoya en Grèce un héraut pour demander satisfaction de cet enlèvement et réclamer sa fille ; mais les Grecs répondirent que les barbares ne leur avaient pas donné satisfaction pour l’enlèvement de l’Argienne Io, et que, dès lors, eux non plus ne leur donneraient pas satisfaction. À la génération suivante, Alexandre, fils de Priam, qui avait entendu parler de ces événements, prit fantaisie de se procurer une femme en Grèce par le moyen d’un rapt, bien persuadé qu’il ne serait pas puni, puisque ceux dont on parlait ne l’étaient pas. Lorsque, dans cette idée, il eut enlevé Hélène, les Grecs décidèrent tout d’abord d’envoyer des députés pour la réclamer et demander satisfaction de son enlèvement ; mais, quand ils produisirent ces demandes, on leur objecta l’enlèvement de Médée (Hérodote, 1932, vol. I, 2-3).
Les Argonautes ne se contenteront pas de mener à bien leur affaire principale en Asie (le vol de la toison d’or), ils emportent avec eux aussi la fille du roi. À ce moment-là, les Grecs enfreignent le résultat d’égalité en rapts avec les Asiatiques. Il y a plusieurs éléments importants dans ce passage ouvrant les Histoires sur lesquels je reviendrai. Pour l’instant je souligne le fait qu’Hérodote s’intéresse surtout ce qui constitue la toile de fond de la rencontre mythique entre Médée et Jason : la persistance de la guerre entre deux cultures. Hérodote est le contemporain d’Euripide, le mythe de Médée a déjà une longue histoire et les premiers récits sur sa violence commencent également à circuler, à propos notamment du filicide qu’Euripide est, semble-t-il, le premier à fixer par écrit. Pourtant Hérodote n’en fait pas mention. Sous sa plume, Médée revient dans le livre VII des Histoires quand il raconte que les Mèdes, autrefois appelés « Ariens », ont changé de nom en honneur de Médée après son passage dans leur pays à son retour d’Athènes : « c’est ce que les Mèdes disent d’eux-mêmes » (vol. VII, 62). Hérodote entend visiblement insister plutôt sur la grandeur du personnage, sur sa stature de divinité tutélaire. C’est un visage plus ancien sous lequel Médée était présentée avant d’être identifiée avec l’autre image, celle qui triomphera au cours des siècles, celle d’une femme meurtrière. Il convient de rappeler que Médée est la petite fille du Soleil. Médée n’est pas une femme comme les autres, elle est immortelle, liée à l’univers des dieux, plus précisément au monde des Titans ayant gouverné le monde avant la victoire des dieux de l’Olympe. On raconte aussi qu’elle est la déesse protectrice de Corinthe, là où on lui fera réaliser successivement ses forfaits les plus choquants.
En la soustrayant à cette image « inhumaine », Hérodote confie Médée à l’histoire. Elle devient un mode d’explication de la guerre entre l’Occident et l’Orient, depuis ses origines – les temps mythiques des Argonautes – jusqu’au temps présent, tandis que les Mèdes que Médée d’une certaine manière invente sont parmi les ancêtres des Perses. La rationalisation du mythe de Médée, ou plutôt son historicisation, répond à l’exigence d’Hérodote de comprendre les guerres médiques, leurs commencements, leurs causes, leurs enjeux.
Hérodote nous signale également qu’« une génération plus tard » explose la guerre de Troie. Cette fois-ci ce sont les Asiatiques – le Troyen Alexandre, c’est-à-dire Pâris – qui ravissent une Grecque, Hélène de Sparte. Il est piquant de constater que les Argonautes sont souvent les géniteurs, à proprement parler, des grands guerriers de l’expédition grecque à Troie : Laërte, père d’Ulysse, Télamon, père d’Ajax, Pélée, père d’Achille… De l’autre côté de la ligne du front, le roi de Troie au moment où les Argonautes y débarquent est Laomédon, son fils, Priam, lui a succédé quand les Grecs assiègent la ville. Un fil rouge, fait parfois du même sang, relie les deux guerres entre l’Europe et l’Asie.
Un autre auteur, beaucoup plus tardif, nous rappelle que cette deuxième guerre causera le départ de Troie du jeune Énée et de ses compagnons et donc, à long terme, l’hégémonie sur le monde d’une autre ville occidentale, Rome. En réécrivant au premier siècle après Jésus Christ les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, Valerius Flaccus a aussi à l’esprit l’Énéide de Virgile. Dans les quatre premiers livres de son ouvrage il décrit le long voyage des Argonautes en direction de la toison d’or. Il y a déjà quelques batailles, mais c’est surtout dans la deuxième partie que Valerius Flaccus affronte la question de la guerre. Dès l’arrivée des Argonautes en Colchide (livre V), le roi Éétès, père de Médée, demande à Jason de s’allier avec lui contre son frère Persès, lequel a soulevé des peuplades orientales pour s’emparer de son royaume. Cette révolte est l’occasion pour Valerius Flaccus de passer en revue et de nous présenter les innombrables peuples de la Scythie que Persès a mobilisés : « il n’est de contrée qui soit plus riche en peuples » (Valerius Flaccus, 2002, VI, 37-38). Les combattants venus d’ailleurs sont évidemment farouches, et apparaissent sous des aspects très différents par rapport aux Grecs ; ils sont, par exemple, des forces de la nature : « Même le sol gémit que martèlent les roues, et la glèbe ébranlée / vacille sous le choc : ainsi de sa terrible foudre, quand Jupiter secoue Phlégra et refoule Typhon au tréfonds de la terre » (VI, 168-170). Au cours des combats qui suivront, Médée, du haut des remparts de la ville, remarque la bravoure de Jason. Une fois vaincue la sédition de Persès, Éétès imposera d’autres conditions à Jason pour lui laisser la toison d’or. C’est ainsi que, grâce à Médée, Jason décide de la voler. Dans le dernier livre, inachevé, des Argonautiques, on assiste alors à la guerre entre les armées des Colques guidés par Absyrtos, frère de Médée, et par Styros, prince d’Albanie, son ancien fiancé, qui veulent récupérer la toison et aussi Médée partie avec Jason et les Argonautes. Cette bataille n’est pas sans faire penser au duel virgilien entre Énée et Turnus, le roi des Rutules d’Ardée, qui s’oppose à l’installation des Troyens dans le Latium. Styros périra noyé dans une terrible tempête. Turnus aussi sera défait par Énée. Les résistances indigènes ne peuvent rien, l’Occident triomphe toujours car ce sont les dieux qui écrivent ce destin3.
3. Et Médée que fait-elle dans cette histoire ? Les réponses de Valerius Flaccus et Euripide
Dans le récit d’Hérodote, Médée est un butin de guerre. Elle est contrainte de suivre l’armée victorieuse, elle subit le triste sort que tant de femmes connaissent durant les affrontements entre les hommes. Médée chez Hérodote n’a rien choisi, rien voulu. Elle ne tombe pas amoureuse de l’ennemi, elle n’est pas traîtresse de son père et de sa terre. Il est question d’un « rapt » et de rien d’autre. Valerius Flaccus est, en revanche, plus ambigu. Il présente une Médée qui choisit d’abandonner sa patrie au nom de l’amour qu’elle éprouve pour Jason. Le poète latin se place dans le sillage de Pindare, d’Euripide, d’Apollonios de Rhodes, d’Ovide et de Sénèque. Et pourtant quand les navires d’Absyrtos – qui ne sera pas tué par sa sœur dans cette narration et a même échappé à la tempête dans laquelle meurt Styros – rejoignent les Argonautes, on comprend que le statut de Médée sur l’Argo n’est pas vraiment clair. Les Minyens (peuple originaire d’Orchomènes en Béotie, mais ce nom désigne parfois tous les Argonautes) craignent fortement l’assaut des navires colches et demandent à Jason, fils d’Éson, de garder la toison et d’abandonner Médée :
Mais les Minyens, qui supputent l’issue d’un tel affrontement,
pressent tous et harcèlent d’implorations et de murmures
l’Ésonide : à quoi bon, pour une étrangère, les exposer
à ce blocus, et leur faire subir ces situation critiques ? (…)
La toison suffisait aux Grecs,
et en offrant la fille, on pouvait s’accorder sur la fin du conflit.
Qu’il permette à chacun de retourner chez soi, au lieu qu’en un combat sanglant,
par cette première Érinye, l’Europe et l’Asie ne s’affrontent !
Car les destins l’avaient prévu – tremblant et suppliant Mopsos
rendait l’oracle – : pour leurs petits-enfants s’aggravaient les choses,
un autre ravisseur rachèterait plus tard un aussi terrible incendie (VIII, 385-399).
« L’or, l’or, l’or ! Laisse la fille, ô Jason ! » semblent crier en chœur les Argonautes. L’intolérable est que Jason hésite, il semble même pencher vers l’avis de ses hommes. Il ne veut pas commencer une guerre : Jason est vraiment un héros bizarre ! Un peu comme son alter-ego Pâris qui capturera une autre femme, quelques temps après, pour racheter peut-être le vol de Médée, en déclenchant ainsi un « terrible incendie » à Troie sans être un véritable héros. Face aux rumeurs et aux petites phrases qu’elle peut entendre, les silences assourdissants des Argonautes et de son Jason, Médée comprend tout : elle est renvoyée, même chez Valerius Flaccus, à sa condition de prisonnière de guerre. Elle est « captiua ». Elle est un objet de négociations, un codicille de traités diplomatiques. Sa condition dépend d’un arbitrage entre hommes : les hommes discutent depuis toujours sur le corps des femmes. Médée apparaissait, juste avant, comme une jeune fille tout heureuse de son mariage, gentille et ingénue. Ces soudaines menaces réveillent son véritable être : elle « n’oublie jamais, toutefois, ce qu’elle est ». Médée est effectivement indignée, s’en prend à Jason, l’accuse de ne pas être un vrai chef, d’avoir peur (énième dépréciation de toutes les valeurs héroïques que Jason serait censé incarner). C’est quelque chose d’inouï et d’incompréhensible pour Médée. Commence alors sa métamorphose en « lionne », comme le dit Valerius Flaccus en animalisant sa rage et son indignation : image durable de Médée qui nous signale qu’une femme révoltée ne peut que sortir de l’humanité4.
On verra que la trahison de Jason déclenche effectivement une véritable métamorphose de Médée. Dans des termes moins misogynes elle ne deviendra toutefois pas un animal : Médée sera, à l’encontre de la condition féminine de son temps, une guerrière, un héros. Dans les pages suivantes je propose, parmi les nombreuses représentations, souvent très différentes les unes des autres, que l’histoire nous lègue de Médée, de lire cette figure mythologique dans l’horizon de la guerre, sous sa pression. J’ai choisi de commencer cette lecture par le récit auquel Médée est le plus souvent associée : les aventures des Argonautes. Sa rencontre avec Jason, l’aide qu’elle lui assure, son départ de Colchide nous renvoient déjà à des événements militaires. Que se passe-t-il quand elle commence à douter de la fidélité de l’homme qu’elle a suivi, par choix ou sous contrainte peu importe ?
L’ouvrage de Valerius Flaccus se termine sur les imprécations de Médée et quelques timides tentatives de réponse de la part de Jason. C’est alors vers le prototype initial d’un grand nombre de versions de Médée qu’il faut se pencher pour la suite de l’histoire. Euripide a essayé de condenser toute l’histoire complexe du cheminement de Médée en Grèce. Sa tragédie, écrite pour les Grandes Dionysies en 431 av. J.-C., présente l’image de Médée qui aura le plus de succès, celle d’une femme meurtrière de son frère, de l’oncle de son mari, de ses enfants. Et pourtant la Médée d’Euripide se différencie de ses nombreux épigones bien que l’on y trouve toute cette horreur qui fascinera Sénèque ou Corneille. C’est que cette tragédie ne s’épuise pas dans l’affaire de la jalousie, de la tromperie, du meurtre. Le huis clos familial déborde toujours vers la cité, vers l’histoire : c’est ici qu’il trouve son sens.
Médée ne se présente vraiment jamais comme une jeune fille ingénue. Il est évident que Jason sans elle n’aurait pas réussi à s’emparer de la toison d’or. Il est évident également qu’elle s’est délibérément libérée de son frère et de la tutelle de son père pour s’ouvrir au monde. Elle reste toutefois à l’écart, dans l’ombre, laissant les lumières de la gloire sur son mari. Elle respecte le périmètre très restreint que la société grecque réserve aux femmes. Médée est sortie de la maison paternelle, mais elle semble respecter, au début, la place et le rôle de la femme en Grèce. Il est alors important d’observer que l’on voit Médée hors de sa maison au début de la pièce d’Euripide (Euripide, 2000, v. 214). C’est le moment où elle s’adresse aux femmes de Corinthe (le chœur) pour critiquer la condition des femmes, notamment des « barbares ». Elle investit un champ qui n’appartient pas à son genre. C’est ici que sa métamorphose commence.
Dans la tragédie euripidienne Médée n’est plus une femme, de surcroît « barbare », elle est un « héros » qui doit laver l’affront subi, faire payer « le prix de ces crimes à mon mari, / à celui qui lui a donné sa fille et à celle qu’il a épousée » (v. 261-262). Elle « rejette tout lien social au profit de son seul honneur offensé » (Fartzoff, 1996, p. 167). Médée se dévêtit de ses habits conventionnels et elle devient autre : un héros qui doit défendre son « kléos » (renommée) (Bettini, Pucci, 2017, p. 59). Elle doit devenir autre car les femmes en Grèce ne peuvent nullement atteindre le « kléos ». Pucci fait remarquer que, l’année de la mise en scène de la Médée d’Euripide, Périclès prononce un discours pour célébrer les premiers morts de la guerre du Péloponnèse. Dans ce discours il s’adresse aussi aux femmes en leur disant : « votre kléos consistera dans le fait que l’on parle le moins possible de vous parmi les hommes, pour le meilleur et pour le pire ». Médée, en revanche, ambitionne de se manifester, ici et maintenant, de manifester sa grandeur dans un monde régi par les hommes.
La citation de Périclès nous rappelle que la tragédie d’Euripide se situe dans un contexte de guerre. Euripide, bien qu’il affirme que Médée a suivi Jason par amour, lui fait également dire ceci : « Moi, esseulée et déchue de ma ville, je suis offensée / par mon mari, après avoir été ravie à mon pays barbare » (Euripide, 2000, v. 256). L’histoire de Médée commence par une guerre, peut-être même par un des nombreux rapts de femmes, et la guerre du Péloponnèse la laisse persister dans cet horizon5.
La question qui se pose sera alors la suivante : quelle est la place des femmes dans une guerre ? Médée entend se soustraire au destin de soumission ou de mort des femmes en devenant elle-même un « héros ». Elle se place dans une dialectique ami/ennemi qui ne concerne pas normalement les femmes. Les femmes ne font pas la guerre, elles s’occupent des « philoi », elles sont dans le « care », dirions-nous aujourd’hui. Alors que Médée décèle les « ektroi », les ennemis, ceux qui ont osé l’offenser, et veut les abattre6. C’est au nom de cette opposition qu’elle commence sa guerre :
O Zeus, et Justice de Zeus et lumière du Soleil !
Maintenant, mes amies, nous allons remporter une grande victoire
sur les ennemis. J’en ai déjà pris le chemin.
Il y a espoir, maintenant, que mes ennemis paient leur crime (Euripide, 2000, v. 764-767)
Elle adhère totalement au code traditionnel de l’héroïsme : elle est « ravageuse pour les ennemis, favorable aux amis ». C’est cela précisément qui lui fera atteindre la gloire (v. 809-810). On dira alors que la sortie de Médée de sa maison – sa métamorphose – est un processus de devenir-homme (qui passe par l’inhumanité de ses actes : comme si Euripide voulait nous signaler le taux de violence que tout héroïsme porte).
Or, il est certain que Médée est engagée dans un devenir de ce genre, mais elle l’évite aussi en fin de compte, ou mieux : ce devenir ne résume pas complètement son action. Médée devient héros tout en restant femme sans toutefois plus l’être :
Ils disent que nous vivons une vie sans risque
à la maison, tandis qu’ils guerroient avec leur lance.
Piètres raisonneurs ! J’aimerais mieux être debout
trois fois derrière un bouclier qu’engendrer une seule fois (v. 248-251).
Passage formidable où l’on voit exactement comment Médée prétend investir le champ réservé aux hommes. Elle invente un nouveau code héroïque en montant son identité féminine et l’identité masculine et guerrière. En effet, Médée ne veut pas simplement imiter le courage des hommes. Elle dit que l’acte d’accoucher est déjà un combat plus dangereux que celui de l’hoplite (Loraux, 1981, p. 44). La traditionnelle division des tâches entre les sexes s’émousse. Médée ne devient pas « soldat », elle devient plutôt femme en acquérant la « gloire » ; ses actions montrent que les femmes, en sortant de leur vie, peuvent atteindre la renommée : « Une dignité gagne la race féminine ; / les femmes ne seront plus l’objet d’un renom malsonnant » (v. 419-420).
4. « Médée est Accattone » : les fuites de Médée (Pasolini et Olavo)
Interviewé par la télévision italienne lors de la sortie de son film consacré à Médée7 (1969), Pasolini affirme qu’il n’existe pas de différence entre son personnage d’Accattone et Médée. Qu’ont-ils en commun, le dernier des sous-prolétaires de Rome et une déesse des temps anciens ? Tous deux expriment le conflit entre un monde pauvre, plébéien, archaïque et un monde cultivé, bourgeois, historique. Médée, en tant que représentante du monde archaïque et religieux (le dehors), est en guerre avec Jason incarnant le monde rationnel, laïc, moderne. Jason, d’ailleurs, comme le lui fait dire Euripide, ne se sent redevable de rien envers elle car il lui a fait découvrir la grande culture grecque :
Par contre, tu as nettement plus profité de mon salut
que tu n’as donné, et je vais le montrer.
Tout d’abord, tu habites la terre de Grèce, au lieu
d’un pays barbare ; tu sais ce qu’est la justice
et tu as l’usage des lois, sans avoir rien cédé à la force (v. 534-538).
Jason a montré les tribunaux, le Parthénon à Médée. En le disant, il la repousse aussitôt vers son monde ancien. Femme, barbare, archaïque : la « différence » de Médée du monde « occidental » est abyssale, tout comme celle des Accattone ou des Alì aux yeux bleus. Ce sont tous des noms d’une altérité radicale par rapport à l’histoire et la culture dominantes, à l’ordre du discours8.
En effet, Médée agit toujours dans une position d’extériorité par rapport aux pouvoirs (le père, le mari, la loi grecque…). Euripide nous lègue déjà l’image d’un combat du « dehors » : Médée se fait hétérogène aux normes de conduite de son temps. Elle est hors de l’oikos, tout d’abord. Elle ne prend pas pour autant une place dans la cité, elle ne peut même pas trouver une pleine solidarité chez les femmes de Corinthe qui, tout en comprenant son combat, n’en partagent pas la violence. Elle se tient sur des lignes de partage des mondes très minces : ancien monde et nouveau monde, religion archaïque et raison instrumentale (Pasolini), monde des éléments naturels et monde de l’Olympe (Bompard Porte), reine et femme bannie, vierge et épouse, femme et héros. Elle est inassignable. Chez Euripide, elle fait peur à Créon non seulement pour sa « science », mais également parce qu’elle « renverse justice et toute chose » du fait de sa volonté d’occuper cette position indéterminée : femme et héros. Médée n’est jamais là où une femme, une reine devraient être. La puissance destituante de Médée tient précisément dans cette force qu’elle déploie, depuis son départ de Colchide, de sortir de l’oikos, ou mieux : de l’annihiler9. Le mouvement de Médée ne peut être que la fuite. Elle ne peut pas rester en place. Elle dépasse toujours les limites qu’on lui assigne. Elle est dans une course sans fin. Médée défie différentes formes de pouvoir. En étant femme, elle ne peut pas empoigner une épée et transpercer les hommes qui causent son déshonneur, sa guerre prend alors la forme de la fuite. Tactique de guérilla – la guerre des sans part, des outsiders – Médée attaque puis s’enfuit quelque part derrière, dans l’ombre.
Euripide nous montre bien la nature féministe et barbare de ce combat. « Médée est Accattone » puisque tous les « barbares » utilisent la tactique de frappe et de repli (« mordi e fuggi ») pour mener leurs luttes. C’est le combat de « ceux qui ne sont rien » (Macron) : femmes, minorités sexuelles, ethniques, prolétaires, plébéiens et plébéiennes, migrants. Les pauvres, les bannis sont perdus dans le monde, ils n’y ont pas leur place, ils ne sont rien, leur dignité est brisée : « La classe de ceux qui ne comptent pas – dans aucune situation – aux yeux de personne » (Weil, 1951, p. 145). De temps en temps, ils envahissent la zone qui leur est interdite. Ils frappent. Le regard méchant d’un policier, le rire du patron de bistrot, un licenciement, une violence verbale, une expulsion, l’énième humiliation, des oranges qu’on n’arrive plus à vendre, des vers dans une soupe qu’on nous oblige à manger, une amende de trop… Va savoir ce qui déclenche une révolte… « Ceux qui ne sont rien » frappent et s’enfuient. La nuit connaît alors des éclairs. Puis elle redevient rapidement noire. Quelque chose a eu pourtant lieu.
Grâce au texte engagé d’Euripide, Médée devient aussi, au cours des siècles, le nom de cette « guerre des pauvres ». Pasolini reprend Euripide pour inscrire clairement sa Médée dans les luttes de libération du colonialisme des années 60. Quelques années avant ce film, Agostinho Olavo transpose l’histoire de Médée au Brésil du XVIIème siècle. Dans sa pièce intitulée, Além do Rio (1957-1961), Jason est un aventurier qui cherche des esclaves en Afrique pour les vendre aux grands propriétaires terriens des Amériques. Ici il rencontre Jinga, une princesse africaine, qui tombe amoureuse de lui et l’aide à capturer des hommes et des femmes en arrivant même à tuer son frère et son père pour accomplir sa tâche. Quand ils arrivent au Brésil, Jason la fait baptiser et lui impose un nouveau prénom : Médée. Ils vivent ensemble, mais ils ne sont pas mariés. Ils ont deux enfants. Médée ne parvient toutefois pas à s’intégrer malgré la répudiation de son ancienne religion et de toute sa culture. Les Blancs la marginalisent et les Noirs la considèrent comme une traîtresse. Jason la trompe avec la fille d’un riche propriétaire et veut la quitter. La vengeance de Médée sera terrible : elle tue cette fille et son père et noie ses enfants dans le fleuve. Olavo respecte la trame de la tragédie d’Euripide même dans un contexte extra-européen. Le final est néanmoins un peu différent et très intéressant.
Après ses actions, Médée reprend son vieux prénom de Jinga et sa religion africaine et s’agrège à une bande d’esclaves fugitifs. Ne pouvant plus vivre dans la ville des Blancs, Médée expérimente un nouveau mode d’existence dans la forêt. Sa fuite va se radicalisant. La « guerre des pauvres », guerre permanente, crée des communautés furtives, invisibles, en dehors et contre les différentes formes de pouvoir étatique10.
5. Pour un nomadisme interstellaire
Même chez Euripide la guerre conduit Médée toujours plus loin. La tragédie se termine par son départ de Corinthe à bord d’un char du Soleil. Où va-t-elle ? À Athènes, selon Euripide, d’où elle repartira par la suite. La fuite continue. On ne sait pas bien où elle volera après Athènes. Médée erre en Grèce avant de revenir peut-être chez elle, en passant chez les Mèdes, comme le suggère Hérodote.
Pourtant sa montée vers le ciel nous suggère aussi d’autres destinations possibles.
Le monde de Médée, petite-fille du Soleil n’est plus simplement la Terre : ses espaces deviennent infinis, les astres lui sont aussi familiers que les villes. Aristote, penseur des « lieux naturels », ne se trompe pas quand il critique cet exodos de la tragédie d’Euripide : il ne peut pas accepter qu’une machine nous conduise hors de ce monde (Aristote, 1990, 15, 1454 a 37-1454 b 1). L’enjeu de la conclusion de la Médée d’Euripide est justement l’ouverture de la condition exilique et rebelle (ou « ouvrière », pour reprendre encore Simone Weil) de Médée (et ses amis barbares) vers les cieux infinis, vers les exoplanètes et les innombrables autres systèmes solaires. Cette ouverture est la chance d’un affranchissement de tous « ceux qui ne comptent pas » des civilisations présentes, de l’histoire. Médée se lance loin vers le Soleil en laissant derrière elle un monde dominé par le patriarcat et l’impérialisme. Que découvrira-t-elle ? Que montrera-t-elle encore aux pauvres, aux barbares qui voient en elle l’image d’une autre existence, ou au moins une autre façon de se tenir au monde ?
Qui sait… Un parcours, certainement. Elle indique des voies. Si on veut esquiver les pouvoirs, il est nécessaire de prendre la fuite, de ne pas s’arrêter, de continuer à déambuler, d’emprunter de nouveaux chemins qui montent même vers le ciel. Par ces routes célestes il sera possible de nomadiser pour toujours. Voilà la véritable question posée par la fuite : elle ne doit pas s’arrêter, elle doit inventer des parcours parmi les étoiles si elle veut esquisser les lignes d’une possible émancipation.
On comprend peut-être mieux, pour finir, la critique que Bruno adresse aux Argonautes. Les voyages, même les plus aventureux, ne sont pas des voyages s’ils répètent le même (la même culture, la même histoire, la même domination…), s’ils ne provoquent pas une coupure dans nos existences. Les voyages des Argonautes et des Espagnols n’ont ouvert aucun nouvel horizon aux hommes. L’« autre » a été nié, massacré, fait disparaître (les « marrons », dont la Médée brésilienne d’Olavo, répondent justement à cette situation de génocide en radicalisant leur disparition). Ce n’est pas un hasard alors si Bruno accompagne, dans les mêmes pages, sa critique de la conquête des Amériques d’une exaltation de sa philosophie de l’infini en tant que pensée de la libération. Immédiatement après avoir critiqué Christophe Colomb, Bruno s’attribue le rôle d’authentique découvreur de nouveaux mondes : « si, à notre époque, on exalte Christophe Colomb, parce qu’il a réalisé une fort ancienne prédiction […] que dire alors d’un homme qui a redécouvert le moyen de monter au ciel, de parcourir la circonférence des étoiles et de laisser derrière lui la surface convexe du firmament ? » (Bruno, 1994, p. 44). Il ne suffit pas de savoir naviguer pour être un bienfaiteur de l’humanité, surtout si les découvertes que l’on fait se transforment en pillages. Il faut, en revanche, savoir « franchir les airs, traverser le ciel, parcourir les étoiles, outrepasser les limites du monde » (p. 46), en embarquant peut-être sur un char du Soleil. Seul cet envol vers l’infini, qui signifie une libération par rapport à nos coutumes, nos cultures, nos servitudes, nous laissera découvrir quelque chose de nouveau : d’autres conditions de vie, une autre histoire au-delà de l’histoire.