S’il est un texte médiéval dont le but est de redonner aux femmes leur place dans l’histoire de l’humanité, c’est bien le Livre de la Cité des dames de Christine de Pizan, composé entre 1405 et 14071. Sur les très nombreuses figures d’héroïnes auxquelles Christine de Pizan a consacré un chapitre dans sa Cité des Dames, plus de la moitié sont des héroïnes de l’Antiquité païenne, à savoir 69 sur les 128 qui sont traitées comme des « exemples » à part entière. Chacun de ces exemples, fournis successivement dans les trois parties du livre par dame Raison, dame Droiture et dame Justice, est utilisé comme une preuve dans un argumentaire destiné à réfuter les opinions des misogynes2. Ils sont regroupés selon des axes qui mettent en valeur différentes catégories d’héroïnes : dans la première partie, ce sont d’abord les femmes de pouvoir et les guerrières, puis les inventeresses ; la deuxième partie met en avant de très nombreuses femmes remarquables par leurs vertus morales. La troisième partie, consacrée aux saintes, quitte le domaine de l’Antiquité païenne.
Lorsque Christine se lance dans la composition de la Cité des dames, elle a à sa disposition un matériau déjà existant, et parfois bien connu : les femmes célèbres de l’histoire antique. La place occupée par les personnages féminins dans les illustrations de manuscrits luxueux de l’Histoire ancienne jusqu’à César, sources importantes de la Cité des dames, le manuscrit de Paris, BnF, fr. 246, qui date de 1364 et qui contient la première rédaction, et le manuscrit de Paris, BnF, fr. 301, réalisé vers 1400 et proposant la seconde rédaction, appartenant tous deux à la collection de Jean de Berry3, le montre : les enlumineurs n’ont pas hésité à peindre des femmes qui ont marqué l’histoire biblique ou antique. Dans le manuscrit BnF, fr. 246, sur vingt et une miniatures, cinq représentent ces femmes remarquables dans la situation, la fonction ou l’exploit qui les a fait connaître, que ce soit Sarah, lors de son mariage avec Abraham (fol. 9r°), Sémiramis qui trône en compagnie de Ninus (fol. 34r°), Didon accueillant Énée (fol. 58r°), Thomyris assistant à l’exécution de Cyrus (fol. 81v°) et Judith décapitant Holopherne avec l’aide de sa servante (fol. 83r°). Le manuscrit BnF, fr. 301 est encore plus richement illustré avec deux cent dix-neuf images de très grande qualité. Parmi elles, vingt-neuf représentent des femmes, dont certaines sont présentes dans la Cité des dames, comme Penthésilée (fol. 133v°, 134v°, 135v°, 136r°, 136v°, 137r°, 138r°, 139r°), Didon (fol. 170v°), Pénélope (fol. 160r°), Camille (fol. 180r°), les Sabines (fol. 194r°), Lucrèce (fol. 195v°), la mère de Coriolan (fol. 199r°) ou encore le suicide des Sicambres (fol. 276v°). Le choix de représenter ces personnages féminins prouve que leurs aventures suscitaient assez d’intérêt pour être ainsi mises en évidence et servir de repères dans le manuscrit.
Par ailleurs, en 1403, soit quelques mois avant la composition de la Cité des dames, une traduction anonyme du De mulieribus claris de Boccace a été présentée au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi (manuscrit de Paris, BnF, fr. 12420), et un autre exemplaire a été donné à Jean de Berry (Paris, BnF, fr. 598). On le sait, Christine de Pizan a connu cette traduction, et elle l’a beaucoup utilisée pour écrire son propre texte4.
Au moment où elle se lance dans la rédaction de la Cité des dames, Christine de Pizan bénéficie donc d’un contexte favorable pour parler des mérites féminins : les Cleres et nobles femmes ont pu attirer l’attention des princes mécènes sur les personnages féminins ; les livres d’histoire prennent déjà bien en compte les figures féminines du passé. Christine s’en inspire de près, mais elle donne une nouvelle vision des figures qu’elle choisit de traiter.
En retravaillant ses sources, Christine se plaît à développer de brefs récits et à mettre en valeur d’une manière qui lui est propre celles qui en sont les héroïnes. Elles ne le sont pas seulement en tant que personnages principaux de ces récits5, mais certaines d’entre elles prennent véritablement une stature « héroïque ». Jusqu’à une époque récente, les dictionnaires définissaient différemment l’héroïsme selon qu’il était masculin ou féminin6. Un grand nombre d’héroïnes de la Cité des dames, celles de la deuxième partie, se sont manifestées surtout par leur courage et leur force de caractère exceptionnels. Mais celles de la première partie illustrent des qualités caractéristiques des héros au sens masculin du terme, comme dame Raison le souligne à la fin du chapitre 14, au moment d’introduire une série d’exemples consacrés à des « femmes fortes », conquérantes et guerrières, à commencer par celui de Sémiramis, qui constituera la première « pierre » de la Cité. Ce sont des femmes en qui Dieu
a demoustré grant courage, force et hardement de toutes fortes choses emprendre et achever, semblablement que firent les grans hommes solempnez conquereurs et chevalereux dont si grant mencion est faite es escriptures, si que je te ramenterai cy aprés en exemples7.
Comme nous l’avons dit, Christine-Raison les utilise comme des « exemples » destinés à servir de preuves dans son argumentation. Selon la définition classique que donne Jacques Le Goff de l’exemplum, il s’agit bien d’« une anecdote de caractère historique présentée comme argument dans un discours de persuasion8 ». Le mot est employé de façon récurrente dans le livre, notamment pour introduire les quelques exemples de femmes fortes du début, parmi lesquelles apparaîtront les premières figures auxquelles nous allons nous intéresser9.
Nous avons signalé dès le début la place importante que fait Christine de Pizan aux héroïnes païennes dans la Cité des dames. Elle les intègre pleinement dans des séries destinées à illustrer et à prouver les différents points de l’argumentation qui se développe dans les deux premières parties, où elles apparaissent au même titre que des exemples plus récents, donnés à la suite de ces exemples antiques. Le mot païen, que l’on trouve parfois sous la forme d’un substantif pluriel à valeur générique (« les païens »), n’est employé qu’un petit nombre de fois dans le livre10. Il est intéressant de noter que Christine mentionne à deux reprises « l’erreur des païens » qui ont considéré comme des dieux des personnages remarquables, se fondant, comme le fait aussi Boccace, sur une théorie très répandue au Moyen Âge, l’évhémérisme11. Elle le fait à propos de deux déesses, Isis et Junon12. La première figure parmi les inventeresses de la première partie, les femmes créatrices de sciences, de techniques ou d’arts, où l’on trouve également Minerve et Cérès, ainsi que d’autres personnages de la mythologie, comme la nymphe Carmenta (ou Nicostrate), Arachné, rivale de Pallas, Médée (que l’on retrouve ensuite parmi les femmes fidèles en amour jusqu’à la mort) et Circé. C’est ainsi que quelques figures de la mythologie gréco-romaine trouvent leur place dans la Cité des dames.
Après avoir esquissé ce cadre général, nous nous proposons d’examiner de plus près quelques exemples plus développés de figures d’héroïnes antiques. En bonne compilatrice, ce n’est pas par sa matière que Christine innove, mais plutôt par la façon dont elle traite ses personnages par rapport à ses sources, et c’est une toute nouvelle version des récits pris à des ouvrages écrits par des hommes qu’elle propose ; une version qui met le personnage féminin au centre de la narration. Pour cela, même quand elle reste très proche de sa source, reprenant certaines expressions ou la paraphrasant, Christine épure le texte d’origine et supprime tout détail qui ne valorise pas la femme prise comme exemple. Il lui arrive aussi d’amplifier le récit en vue de le dramatiser, toujours dans cette perspective de donner la première place au personnage féminin.
Trois exempla témoignent particulièrement bien de ces techniques qui contribuent à rendre le personnage féminin extraordinaire et admirable, c’est-à-dire à en faire une héroïne : ceux de Penthésilée (I, 19), de Zénobie (I, 20) et des Sabines (II, 33).
Les Amazones (I, 16-19) et Zénobie prennent place dans la première série d’exemples de la première partie, consacrée à des femmes de pouvoir, qui sont des guerrières, et qui sont aussi le plus souvent des femmes capables de gouverner leurs terres.
Penthésilée
Nous avons déjà souligné ailleurs la place particulière qu’occupent les Amazones dans la Cité des dames, et l’importance des chapitres qui leur sont consacrés13. Après avoir évoqué dès le début la puissance du royaume d’Amaizonnie parmi les autres grands empires de l’Antiquité (I, 4), sur une très longue durée (plus de 800 ans, précise-t-elle à la fin du chapitre 1914), Christine (par la voix de dame Raison) leur consacre quatre longs chapitres (16 à 19) organisés en un tout cohérent : après un chapitre général sur les débuts et les premières reines des Amazones (I, 16), les chapitres suivants évoquent les personnages et les épisodes les plus marquants de la longue histoire du royaume, avec quelques grandes reines, Thomyris (I, 17) et Penthésilée (I, 19), et le combat fameux entre Hercule et Thésée et deux vaillantes jeunes guerrières, Ménalippe et Hippolyte, qui abattirent les héros avant d’être finalement vaincues par eux15 (I, 18).
Ces chapitres prennent place au tout début de la construction de la Cité : après Sémiramis, les Amazones sont les premières « fortes pierres » sur lesquelles tout l’édifice va être fondé. L’autrice leur donne une grande importance, plus qu’aucun des auteurs qui l’ont précédée, car elles lui fournissent la preuve irréfutable que les femmes sont capables par elles-mêmes de combattre, mais aussi d’exercer le pouvoir et de gouverner un royaume. Ce royaume des femmes (I, 19, p. 314) est une référence majeure pour Christine : plus loin, dame Droiture désignera la Cité qu’elles sont en train de construire comme un nouvel royaume de Femmenie16, encore plus estimable que son lointain précurseur. Cette insistance sur l’idée d’une organisation politique et d’une communauté de femmes est beaucoup plus marquée que dans les sources directes de Christine de Pizan ou dans les sources antiques du mythe des Amazones.
En effet, comme nous l’avons montré, les chapitres 15 à 19 de la première partie ne doivent rien aux brefs chapitres dans lesquels Boccace évoque quelques figures d’Amazones, qu’il n’a pas jugé bon de regrouper17, d’où la très grande différence que l’on peut observer entre ces chapitres des Cleres femmes de Boccace et ceux de la Cité des dames. Ceux-ci sont dérivés pour l’essentiel de l’Histoire ancienne jusqu’à César dans ses deux versions, comme l’avait déjà bien vu Maureen Curnow18, mais par l’intermédiaire du Livre de la Mutacion de Fortune19, dans lequel Christine leur avait déjà consacré plusieurs chapitres, qu’elle réorganise, condense et réécrit. Le chapitre sur Penthésilée (I, 19), l’un des plus longs de la Cité des dames (si l’on met à part quelques récits plus développés en forme de nouvelles dans la deuxième partie), est un exemple remarquable de ce travail de réécriture qui fait d’elle une héroïne dans tous les sens du terme.
Le personnage de Penthésilée, dernière grande reine des Amazones à l’époque de la guerre de Troie venue apporter le secours de son armée aux Troyens assiégés par les Grecs, alors qu’Hector vient d’être mortellement frappé par Achille (ou par son fils Pyrrhus, selon les versions médiévales), n’apparaît pas dans le texte d’Homère. Son histoire n’est racontée que par un continuateur d’Homère, Quintus de Smyrne, auteur au iiie ou ive siècle après J.-C. d’un texte communément appelé La suite d’Homère20, qui dépeint son arrivée à Troie, belle comme une déesse (elle est d’ailleurs nommée « fille d’Arès »), accompagnée de douze jeunes guerrières caractérisées comme des Amazones. Elle entraîne les Troyens à l’assaut contre les Grecs et est finalement tuée par Achille, qui découvre sa beauté en lui ôtant son casque et regrette amèrement de ne pas l’avoir épousée21.
Penthésilée est toujours représentée comme une guerrière exceptionnelle et une femme d’une grande beauté. Mais elle n’est pas toujours caractérisée de façon entièrement positive dans les sources anciennes ou médiévales22, qui soulignent sa cruauté (un élément qui se rattache de façon plus générale au caractère « sauvage » des Amazones). Ce sont les romans médiévaux qui vont en faire une héroïne en tous points admirable, et un personnage romanesque. Dans le Roman de Troie, Benoît de Sainte-Maure lui donne une place très importante. Il est le premier à développer l’histoire de son amour pour Hector, qu’elle trouve mort à son arrivée à Troie23, et il décrit longuement ses exploits guerriers lors de plusieurs batailles avant de faire le récit de sa mort – tuée par Pyrrhus, le fils d’Achille24. Le roman en vers de Benoît est la source du roman en prose, notamment de la version Prose 525, insérée dans la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César qui est la source directe de Christine de Pizan pour tout cet épisode, qu’elle condense fortement et réécrit à partir de la première version qu’elle en a déjà donnée dans sa Mutacion de Fortune, comme on l’a dit plus haut.
Un détail est particulièrement frappant dans les huit miniatures représentant Penthésilée dans le manuscrit de l’Histoire Ancienne jusqu’à César que nous avons cité (Paris, BnF, fr. 301) : à l’exception de la première (fol. 133v°), où l’on voit Penthésilée en reine couronnée, à cheval, accueillie à Troie par le roi Priam26, le miniaturiste a orné de clochettes d’or brodées (ou accrochées ?) sur le tissu de toutes parts la tunique blanche que Penthésilée porte par-dessus son armure et le caparaçon blanc de son cheval, ce qui la rend très reconnaissable, même dans la grande miniature de la bataille observée depuis les murailles par les Troyens, où elle se trouve au centre de la mêlée (fol. 134v°, en pleine page). L’artiste a interprété librement un détail du texte dans la description de l’Amazone lorsqu’elle prend les armes, dans la version en prose tout comme dans le roman en vers, où il est simplement dit que le cheval est caparaçonné de blanc et qu’on lui a attaché cent clochettes d’or au cou. D’où cette représentation saisissante, qui lui a plu au point qu’il l’a reprise dans pas moins de sept miniatures. Dans celles qui représentent des scènes de bataille (fol. 135v°, 136r°, 136v°, 137r°), c’est le principal élément qui permet de reconnaître l’Amazone, outre la couronne d’or toujours présente, et sur certaines images, des tresses blondes s’échappant de la base du casque27. En revanche, lors de sa mort et de son ensevelissement, apparaissent ses longs cheveux blonds (Pyrrhus lui ayant arraché son heaume), pourtant toujours ornés d’une couronne d’or, et une encolure gracieuse et nettement féminine, vision rendue encore plus pathétique par le coup porté à son visage et le sang de ses blessures (fol. 138r°) puis par l’image de son corps transporté vers le fleuve où il va être enseveli par un Grec qui porte un étrange chapeau (fol. 139r°).
Christine n’a pas retenu ce détail des clochettes d’or dans l’armement de Penthésilée. Dans l’introduction du chapitre qui lui est consacré, elle ne mentionne pas sa beauté, préférant mettre l’accent sur ses qualités extraordinaires : la tres vaillant Panthasalee, qui sur toutes porta la couronne de scens, de pris, de vaillance et de prouece28, et dont le règne marqua l’apogée de la puissance des Amazones. Son choix de la virginité est présenté comme un signe de force de caractère et de fierté29. L’autrice ne mentionne ses cheveux blonds qu’au moment où Pyrrhus va la frapper à mort, lorsqu’ils apparaissent sur sa tête nue après que son heaume a été en partie arraché par les guerriers qui l’encerclent (ibid., p. 312).
D’une façon générale, Christine a très fortement abrégé le récit qu’elle trouvait dans sa source, ou même celui qu’elle avait développé dans sa Mutacion de Fortune. Tout en mentionnant les exploits extraordinaires de Penthésilée dans les batailles, elle n’en fait pas le récit, se limitant à celle qui précède directement la mort de l’héroïne. Ce resserrement met en valeur la dimension héroïque de son personnage, et l’autrice met tout particulièrement l’accent sur deux temps forts : l’arrivée de l’héroïne à Troie et sa longue lamentation devant le tombeau d’Hector, dont elle s’était éprise sans l’avoir jamais rencontré ; et sa mort héroïque après de nombreuses victoires contre des guerriers grecs. Nous avons étudié ailleurs la façon dont Christine de Pizan a réécrit de façon originale l’évocation de l’amour de Penthésilée pour Hector et amplifié le long monologue qu’elle adresse au héros mort ; elle accentue même la coloration romanesque et courtoise déjà présente dans le Roman de Troie, ajoutant quelques traits nouveaux30. Nous nous concentrerons ici sur la façon dont est traitée la mort de l’héroïne, avec un resserrement dramatique et un choix d’éléments qui la rendent encore plus héroïque.
Le texte souligne explicitement l’abrègement du récit des exploits de Penthésilée durant plusieurs jours, avant ce qui sera le dernier jour de la bataille et de sa vie :
Pour abregier le conte, quoy que ses fais fussent merveilleux, au derrain, quant tant y ot fait d’armes par plusieurs journees avec sa route, la tres preux Panthasellee31 […].
Le récit de la dernière bataille est très bref (quelques lignes), mais l’autrice prend soin de souligner d’une part la valeur exceptionnelle de Penthésilée, égalant celle d’Hector, et d’autre part l’acharnement de Pyrrhus, grièvement blessé auparavant par l’héroïne, et qui fait en sorte que ses hommes l’isolent de ses compagnes et l’encerclent32, pour qu’il puisse la mettre à mort de sa main (détail ajouté par Christine, de même que celui des cheveux blonds apparaissant à ce moment-là sous le heaume), et le chapitre s’achève sur ce moment particulièrement dramatique, non sans qu’ait été soulignée une dernière fois l’extraordinaire vaillance de l’héroïne :
Et la, nonobtant que par vertu merveilleuse se deffendist, toutes lui derompirent ses armes, et un grant quartier du heaume lui orent abatu. La fu Pirus, lequel quant la teste lui vit nue, par ou paroient ses blons cheveulx, si grant coup sur le chief lui donna que la teste et le cervel lui pourfendi.
La comparaison avec d’autres textes, avec celui de Boccace en particulier, fait ressortir d’autant mieux la qualité dramatique et héroïque de ce récit33. Christine achève son chapitre par une conclusion qui glorifie encore un peu plus son héroïne, dont le règne a marqué l’apogée du royaume des Amazones :
Et ainsi fina la tres preux Panthasillee, dont grant perte fu aux Troiens et grant marement a tout son païs, ou a merveilles grant dueil fu fait et a bon droit, car oncques puis sus les Amaisonnes pareille ne rengna. Si emporterent le corps a grant douleur en sa terre34.
Zénobie
La source du chapitre sur Zénobie est sans conteste la traduction anonyme des Cleres et nobles femmes de Boccace. Le chapitre C de cette œuvre35 est consacré à la reine de Palmyre et la ressemblance de certains passages indique clairement que Christine s’en est inspirée. Ainsi, Boccace vante le grand savoir de Zénobie dans ces termes :
Et se il est ainsi que grandement elle usast de l’art de venacion et de chevalerie, toutesvoies point cecy ne l’empescha que ne sceust des Egipciens au plain les lettres et le langaige, et dessoubz Lengin philosophe, son maistre, aprist pour voir les grecques lettres, par l’ayde desquelles lettres toutes les histoires latines, grecques, barbarines par souveraine estude veist et les retenist par memoire36.
Christine reprend les propos de la traduction quasiment mot pour mot :
Avec ces dites choses, le comble de ses vertus que je t’ai a dire, en toute somme, elle fu tres aprise en lettres, en celles des Egipciens et en celles de leur lenga[g]e ; et quant elle estoit a repos, adont dilligemment vacquoit a l’estude, et volt estre apprise par Longin le philosophe, qui fu son maistre et l’introduisi en philosophie ; sçot le latin et les lettres gregues, par l’aide desquelles elle meismes toutes les histoires soubz briesves parolles ordonna et mist moult curieusement37.
Mais Christine va plus loin dans la louange que Boccace, qui, pourtant, rend déjà la reine admirable, grâce aux expressions laudatives grandement, au plain et pour voir. Elle fait de l’éducation la plus grande de ses vertus et surtout, sa Zénobie ne se contente pas d’étudier et de mémoriser les histoires des peuples antiques, elle les écrit, devenant ainsi, sous sa plume, écrivaine et historiographe.
Une telle correspondance des termes reste rare. Le plus souvent, Christine en reprend quelques-uns pour les inclure dans une synthèse résumant plusieurs phrases. Il en va de même pour le plan du chapitre qui condense celui des Cleres femmes pour mieux mettre en valeur le personnage. Christine reprend les mêmes étapes que sa source en étant plus brève : généalogie, enfance de la reine passée à la chasse, mariage avec Odainath, louange des qualités de guerrière de Zénobie aux côtés de son mari, qui se confirment à la mort de ce dernier, louange de sa chasteté, de sa mesure et de son goût pour le savoir. La fin diffère : le chapitre des Cleres femmes s’achève sur la guerre contre Aurélien et son issue tragique pour la souveraine, faite prisonnière et emmenée en exil à Rome. Christine évince soigneusement cet épisode qui porte atteinte à la grandeur de son personnage et à sa valeur de guerrière.
À ce titre, le mot preux38, employé dès le début du chapitre, fait office de programme pour l’ensemble du texte de Christine, qui, sans nier la féminité de son personnage, n’accentue pas les traits qui s’y rapportent pour se concentrer sur ses prouesses militaires. C’est le cas pour sa beauté, vantée par Boccace avec les stéréotypes d’usage, et qui semble pour l’auteur italien un élément qui rend d’autant plus extraordinaire l’engagement guerrier de Zénobie :
[…] outre plus elle avoit les yeulx vers et moult estoit belle quant aux dens, qui estoient plus blanches que nef. Laquelle, comme regardast Odenet son mary voulontaire de gaignier et occuper par force d’armes la dominacion et l’empire de tout Orient, ou temps que Valerien Auguste prins estoit de Sapore roy de Perse et condempné a vil service et deshonneste, Galien son filz peressant femininement, pas ne fut non remembrant ne souvenant de sa force premiere, mais disposa sa beauté couvrir d’armes et dessoubz son mary faire les fais de chevalerie39.
Christine introduit un morceau de phrase entre la mention de la beauté de Zénobie (qu’elle se garde bien de décrire40) et l’épisode de la guerre contre Valérien qui lie de façon plus évidente les deux éléments du récit :
de tant fu Fortune favourable a son inclinacion qu’elle lui consenti avoir mari assez correspondant a ses meurs. Cellui roy, qui tres chevalereux estoit, ot vouloir de conquerre par force d’armes tout Orient et les empires d’environ. En cellui temps, Valerien, qui tenoit l’empire de Romme, estoit pris de Sapoure, roy des Persans. Son grant ost assembla le roy des Palmurenes. Adont Cenobie, qui pas ne fist grant force de garder la frescheur de sa beauté, se disposa de souffrir le travail d’armes avec son mari, vestir le harnois et estre participant avec lui en tous labours ou l’excercite de chevalerie41.
En parlant du mariage de Zénobie, Christine supprime l’opposition présente dans les Cleres et nobles femmes entre la beauté féminine et le port des armes, la première étant sacrifiée pour le second. La reine devient l’égale de son mari : ils ont les mêmes qualités guerrières ; Zénobie n’est pas poussée par l’énergie conquérante d’Odanaith, comme le suggère Boccace avec l’expression « comme regardast Odenet », mais par la nécessité d’épauler son époux ; elle ne combat pas dessoubz son mari mais avec lui. Il faut noter qu’il n’est plus question de Galien dont le caractère est jugé trop féminin par Boccace.
On le voit, Christine coupe le texte d’origine pour valoriser encore plus son sujet. Elle supprime tout élément qui réduit le personnage féminin à une représentation stéréotypée ou qui pourrait amoindrir ses qualités. Elle fait ainsi de Zénobie une véritable héroïne, une guerrière jamais vaincue. En cela, ne pas parler de la fin pitoyable de la reine de Palmyre conduit à en faire une légende, celle d’une femme suffisamment forte pour être éternellement victorieuse, contrairement à son mari qui est tué par un rival. Or une dimension mythique existe déjà chez Boccace, de manière bien différente. Les premières lignes du chapitre des Cleres et nobles femmes insistent sur les exploits de Zénobie à la chasse42 et sur sa virginité43, deux traits qui font d’elle une Diane chasseresse. Christine s’éloigne de cette image mythologique pour rejoindre un autre idéal, celui d’une sage reine. Ce portrait de souveraine parfaite est déjà en germe dans le texte de Boccace qui loue les mœurs de la reine, sobre, chaste, aimant la vertu et sachant donner à sa cour la dignité qui lui convient. Christine reprend les qualités citées par son prédécesseur mais en resserrant le propos, elle renforce les traits déjà mis en valeur dans les Cleres et nobles femmes ; et surtout, elle n’insiste plus seulement sur le fait que Zénobie était une grande guerrière44, mais elle associe cette qualité à celle de bien savoir gouverner son peuple grâce à ses vertus :
Ceste dame tant sagement se savoit maintenir que elle estoit de ses princes tres honnoree, de son peuple obeie et amee, de ses chevaliers crainte et doubtee […]. Ceste noble dame Cenobie, avec ce qu’elle passoit en discipline et art de chevalerie tous les chevaliers du monde qui feussent en son temps, autressi passoit toutes autres dames en nobles et bonnes meurs et honnesteté de vie45.
Maîtrise de l’art de la guerre, art de bien se comporter, de façon à la fois sobre et digne de son rang, préférence pour la vertu et le courage plutôt que pour le lignage46, amour du savoir : toutes ces qualités rappellent celles du roi Charles V, louées par l’écrivaine très peu de temps avant la composition de la Cité des dames dans le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V47.
Christine fait de Zénobie une héroïne, une femme qui sait combattre certes, mais qui est aussi un bon gouverneur aux vertus admirables. En l’encensant, l’écrivaine montre que les qualités personnelles d’une bonne souveraine instaurent son autorité et, de ce fait, permettent l’équilibre du royaume.
Les Sabines
Une conception similaire de l’héroïne est à l’œuvre dans la réécriture de l’épisode des Sabines au chapitre 23 du livre II de la Cité des dames. Très connue, l’histoire est reprise dans de nombreuses compilations historiques. Christine apprécie tout particulièrement ce récit qu’elle réécrit déjà dans la Mutacion de Fortune et dans le Livre de l’advision Cristine. Elle connaissait sans doute la version de l’Histoire romaine de Tite-Live, traduite par Pierre Bersuire vers 1335. Elle avait aussi lu les versions des deux rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César, sources majeures de la Mutacion de Fortune et de la Cité des dames48. Comme bien souvent, Christine combine ses sources, prenant à l’une et à l’autre ce qui l’intéresse pour construire son propre récit. Ainsi, elle trouve dans la traduction de Tite-Live la cause du rapt des femmes, non mentionnée par l’Histoire ancienne jusqu’à César : les demandes en mariage des chevaliers de Romulus ont été dédaignées par les peuples voisins49. Mais elle tire de l’Histoire ancienne des détails qui ne sont pas chez Tite-Live, comme le fait que les jeux organisés par Romulus ont eu lieu sur une montagne hors de Rome50.
Christine se distingue de ses prédécesseurs en isolant une femme parmi le groupe des Sabines et en faisant un personnage à part entière. Une mention rapide de l’Histoire romaine est peut-être à l’origine de ce personnage : Tite-Live précise qu’une des femmes est particulièrement belle, ce qui lui permet d’échapper au viol ; elle est donnée à un chef romain51. Mais l’écrivain latin ne s’appesantit pas sur elle et le seul personnage clairement identifié dans son récit est Romulus, véritable héros des premiers temps de Rome. Christine, elle, dès le début de son récit, individualise la fille du roi des Sabins, qui possède les caractéristiques d’une héroïne de roman : lignage royal, perfection – elle est sage et bonne et belle – et amour, puisqu’elle est mariée à Romulus qui en était épris52. L’écrivaine lui donne le premier rôle, tenu par Romulus dans ses sources. Grâce à ce personnage, elle développe deux techniques narratives déjà présentes dans les textes dont elle s’inspire : la description des émotions des protagonistes et l’emploi du discours direct.
Dans l’Histoire romaine et l’Histoire ancienne jusqu’à César, l’intrigue repose en partie sur l’exposition de la douleur des femmes séparées de leur famille et, dans le texte de Tite-Live, de l’émotion des guerriers touchés par la supplication des femmes qui veulent les empêcher de s’entretuer53. Dans la Cité des dames, la description de la tristesse des femmes, témoins du massacre de leurs parents et de leurs maris, repose sur l’attitude de la fille du roi des Sabins :
Adont la roine se eschevela et mist nus piez et toutes les dames pareillement le firent, et celles qui avoient enfans les porterent entre leurs bras ; sy y avoit ja foison enfans et de femmes enchaintes. La roine se mist devant et toute ceste piteuse procession aprés54.
En exhibant leurs sentiments, la dame et ses compagnes provoquent ceux des guerriers qui cessent le combat. En cela, l’écrivaine est fidèle à Tite-Live mais elle met en avant un personnage individualisé, qui incarne le courage des Sabines. Par la description de ses gestes et son attitude, Christine renforce la tension dramatique du récit.
La dame est aussi celle qui maîtrise la parole, et en cela, elle est une figure politique forte. L’Histoire romaine contient déjà un discours des femmes, au moment où les Sabines supplient leurs parents de cesser la guerre55. L’écrivaine conserve l’idée développée par Tite-Live que les femmes interviennent car elles se sentent responsables d’une guerre qui conduirait leurs maris et leurs parents à la mort ; elle est clairement énoncée dans le premier discours de la reine des Sabines et Christine la développe plus longuement que sa source56. Mais la fin du discours fait de la fille du roi des Sabins un chef qui exhorte ses troupes en vue de la victoire, une véritable reine, telle que Christine la nomme dès le début du chapitre, digne de son lignage et de son mariage :
« Et pour ce me semble que moult serroit grant bien se aucun conseil par nous y pouoit estre trouvé que paix feust mise en ceste guerre. Et se mon conseil en voulez croire et me suivre et faire ce que je ferai, je tien que de ce vendrons nous bien a chief. » Aux parolles de la dame respondirent toutes qu’elle commandast et elles obeiroient tres voulentiez57.
De victimes passives, enlevées par les hommes de Romulus telles des butins, les Sabines deviennent actrices de leur devenir et de celui de leurs peuples. C’est donc une armée féminine que lève la reine des Sabines, une armée qui se met en danger pour établir la paix et qui vainc par la force des sentiments, non pas par le sang versé. Le mot paix, présent dans la précédente citation, est repris lorsque la reine et ses compagnes se jettent entre les combattants58. Tite-Live conclut son récit sur l’alliance entre les deux peuples ainsi regroupés en un seul, origine de la prospérité de Rome. Christine est plus brève et, sans exposer les conséquences historiques du geste des Sabines, elle insiste de nouveau sur leur rôle pacificateur et celui leur souveraine :
Et ainsi, par le scens et vertu de ceste roine et des dames, furent gardez les Rommains et les Sabins d’estre destruis59.
Comme pour Zénobie, le mérite de la reine repose sur son courage, sa vertu et son intelligence, qualités essentielles du bon gouverneur qu’il met au service de la paix et du bien commun. Pour Christine, ce rôle est celui d’une souveraine, encore plus que d’un roi : elle demande à plusieurs reprises à la reine de France, Isabelle de Bavière, de le tenir, notamment dans l’Epistre à la royne de France, datée de 1405, époque de la composition de la Cité des dames60. En construisant le personnage de la reine des Sabines et en le particularisant par rapport au groupe des femmes enlevées, en en faisant une héroïne dont le courage est utilisé non pas pour se venger mais pour apaiser et favoriser une possibilité de vivre en commun, Christine offre à Isabelle une figure à laquelle elle peut s’identifier, un exemple dont elle est invitée à imiter les vertus et les exploits pour faire enfin régner la paix dans le royaume de France en proie à la guerre civile.
Dans la Cité des dames, Christine réécrit profondément les récits déjà bien connus qu’elle utilise. Si la trame des épisodes reste reconnaissable, la place prise par la figure féminine est amplifiée de sorte que l’écrivaine en fait une héroïne : une figure de guerrière puissante, comme Penthésilée ou Zénobie, un exemple de femme forte qu’il faut imiter, telle la reine de Palmyre ou la princesse sabine, un personnage de roman individualisé, dont on connait les sentiments et dont on admire la vaillance, comme c’est le cas pour l’Amazone ou la fille du roi des Sabins. En combinant ces différents aspects de l’héroïne, outre son but principal affiché dès le début du livre, celui de la défense des femmes, Christine parvient à atteindre un double objectif : redonner aux femmes la place qu’elles méritent dans l’histoire de l’humanité et faire de quelques figures de femmes célèbres de l’Antiquité, devenues de véritables héroïnes, des exemples à suivre d’un point de vue moral et d’un point de vue politique. De cette manière, la Cité des dames devient aussi, en filigrane, un miroir destiné à édifier la bonne reine.