Le passage de l’interdit di andare in maschera1 à son usage propagandiste par les Médicis est significatif. En effet, Anna-Maria Testaverde précise que la mascarade ne relève pas de la tradition spectaculaire florentine et rappelle que cette forme de spectacle, jugée troublante pour l’ordre public, fut interdite par le conseil majeur de la République en 1447. C’est alors par une réappropriation de cette fête, lui conférant ainsi une impulsion nouvelle, que les Médicis cherchèrent à consolider leur pouvoir.
La mascarade de la Généalogie des Dieux du 21 février 1565 en style florentin offrait un défilé de vingt et un chars dans les rues florentines dans le cadre du programme festif grandiose organisé par Cosme Ier pour les noces de son fils, le prince Francesco, avec l’archiduchesse Jeanne d’Autriche. Cette imbrication de la fête de la cité et de cette fête nuptiale à caractère privé révèle un contrôle croissant du pouvoir sur les rues florentines et scelle une appropriation du passé pour célébrer le présent. Anna Maria Testaverde parle de « privatisation progressive des rites civiques traditionnels2 ». Nous pouvons apporter une nuance concernant l’espace public occupé désormais par ces spectacles de cour qui se déplaçaient des palais aux rues florentines. Le passage d’un « espace partagé à un espace réservé3 » est le signe d’un contrôle plus étroit des rues florentines par le pouvoir médicéen. Si nous pouvons rejoindre la pensée de Philippe Canguilhem sur l’idée d’un accroissement de la « curialisation du carnaval4 », effective dans les années 1560 et liée aux thèmes plus élaborés de ces Mascherate, la cité dans son ensemble continuait à être prise en considération.
La conception savante de cette mascarade de la Généalogie des Dieux est attribuée à Baccio Baldini, médecin érudit et premier bibliothécaire de la Laurenziana sous Cosme Ier5. La collaboration des artistes de l’Académie du Dessin reste une tradition confirmée par les noces médicéennes de 15656. C’est également par une citation précise et érudite des auteurs antiques que Baccio Baldini confère un certain prestige à la conception de cette mascarade commandée par Cosme Ier et qui, à ce titre, se distingue de la description de Giovanbattista Cini, réalisée trois ans après et destinée à un public plus large par son caractère simplifié. Enfin, les Genealogie deorum gentilium sont une source littéraire sur laquelle s’appuie dans son absoluité le programme de l’appartement des Éléments conçu avec l’aide de Cosimo Bartoli7. C’est après avoir achevé la décoration du Palazzo Vecchio en 1558 que Vasari laissa une écriture en marge de ses fresques dans l’unique dessein de les éclaircir, les Ragionamenti, entretiens fictifs entre Vasari et le prince Francesco de Médicis. Les commentaires présents dans cette œuvre, inspirés des lettres de Cosimo Bartoli de 1555-15568, sont précieux pour établir des correspondances entre la Salle des Éléments et les chars dédiés aux dieux dans la mascarade. Ces derniers, associés aux triomphes de Pétrarque, étaient souvent destinés à des divinités féminines ou offraient des histoires les mettant en scène pour célébrer les noces en cours.
Il s’agira ainsi de montrer comment la mascarade de la Généalogie des Dieux permet de mieux comprendre le rôle de l’exploration du monde antique9 et particulièrement féminin dans l’élaboration d’un véritable discours politique.
Pour ce faire, nous étudierons les représentations littéraires de ces figures féminines païennes produites par le contexte culturel et politique médicéen à l’aide d’un corpus de sources imprimées, le Discours sur la Mascarade de la Généalogie des Dieux10, véritable reflet d’une histoire en construction, la description de Giovanbattista Cini11 et les écritures vasariennes des Ragionamenti12.
De l’usage des dieux chez les auteurs antiques comme forme d’autorité morale
La place centrale réservée à la mythologie est explicite dans le titre même de cette mascarade de la Généalogie des Dieux. Le concept de « survivance13 » appliqué aux dieux antiques que Jean Seznec emprunte à Aby Warburg, Fritz Saxl et Erwin Panofsky nous permet de percevoir comment la mythologie imprègne cette mascarade en légitimant une association des dieux à certains hommes illustres de la dynastie médicéenne. C’est par cette pratique que les Médicis consolident leur pouvoir sur la cité florentine, toute divinité n’étant non sottoposto al tempo ne consumato da lui14. Baccio Baldini, à la demande du pouvoir grand-ducal, se livre ainsi à une « écriture des images15 », non pas au sens où Jean Seznec l’entendait à savoir un sens iconographique, mais dans celui d’une description allégorique de ces représentations de dieux au service d’une idéologie en construction. C’est en cela que l’absence d’images est parfois motivée idéologiquement à la Renaissance16. Ainsi l’association de l’histoire des dieux à une histoire des idées17 nous permet d’avancer que certaines divinités mises en scène dans cette mascarade soutiennent le pouvoir médicéen.
Par ailleurs, nous verrons de façon concomitante que si les fresques du Palazzo Vecchio, et particulièrement celles de la Salle des Éléments, réalisées avant les noces de 1565, immortalisent le pouvoir médicéen en pleine ascension, elles invitent aussi à poursuivre cette histoire dans l’action marquée notamment par une migration des dieux, dans le cas des noces de 1565, du Palazzo Vecchio vers les rues florentines, véritables nerfs du pouvoir et donc d’une histoire en mouvement. Si Jean Seznec18 évoquait une migration des dieux des rues florentines vers les fresques du Palazzo Vecchio, c’est sans doute pour sceller le passage de l’éphémère à l’immortalité. Les Genealogie deorum gentilium de Boccace permettent ainsi d’établir un lien entre l’histoire figée du Palazzo Vecchio, symbolisant la reconnaissance d’une dynastie qui entre d’une certaine manière dans l’Histoire, et une histoire en construction à travers la mascarade. Le quatrième char reflète cette volonté d’inscrire le pouvoir dans la durée par la représentation allégorique de la Mémoire : furon’finte le nove Muse insieme con la Memoria madre loro19 et l’Authore la figuro una donna di mezza età […] conservatrice di tutte le cose20. La Mémoire est a priori représentée en noir, couleur de la stabilité et de la fermeté.
Parmi les vingt et un chars de la mascarade, certains retiendront particulièrement notre attention. Ainsi, concernant le dernier char consacré à Saturne associé à Cosme Ier, Baccio Baldini donne autorité à l’Âge d’or en ces termes : & perche tutte le favole dei poeti dicono che al tempo di Saturno furono i secoli dell’oro : percio l’authore insieme con la verità & con la pudicitia messe l’età dell’oro21. Rappelons aussi que la verità è figliuola del tempo & Saturno da tutti è posto per il tempo22. La vérité est un thème central de la propagande médicéenne à l’image de celle menée par Charles Quint23. La référence à la Salle des Éléments du Palazzo Vecchio renforce cette idée lorsque Giorgio Vasari explique au prince sa représentation du concept de vérité : grâce à la connaissance qu’il en a, le Prince comprend, voit et connaît toutes choses dans la clarté24.
Baccio Baldini s’appuie sur la Métaphysique d’Aristote, l’Almageste de Ptolémée et sur le Songe de Scipion pour donner autorité au quatrième char en ces termes : le operationi del sole in quest’universo son’maggiori, più manifeste & più universale che quelle d’alcuna altra pianeta25. Ici l’iconographie « solaire » est un élément privilégié des cours de la Renaissance et en premier lieu de celle des Médicis26. Au centre de ce char se trouve Apollon qui présente de l’intérêt à deux titres : d’abord, la dernière histoire concernant Apollon représentée sur le char rend honneur aux noces du prince Francesco. Il s’agit en effet d’Apollo s’innamora di Daphne & che ella fuggendo da lui si converte in alloro27 ; ensuite, Apollon renvoie à l’immagine della vittoria28 que l’on peut associer aux alliances fructueuses des Médicis qui leur permettent d’asseoir leur pouvoir. Précisons que l’Apollon qui occupe une place centrale sur le char du Soleil rappelle la description de l’Apollon assyrien réalisée par Macrobe dans ses Saturnales29. Les rites orientaux antiques d’apprentissage et de prise de pouvoir apparaissent en effet étroitement liés au Soleil considéré comme « l’astre de la souveraineté et de la virilité30 ». Ce quatrième char de la Mascarade rend aussi possible une association de la future grande-duchesse à Circe, figliuola del Sole […] ella fu regina31.
La mise en scène du pouvoir est également perceptible à travers le ottavo carro da due naturalissime cicogne tirato32. Mercure, à qui le char est destiné, est au centre de cinq histoires dont une semble clairement liée au pouvoir : il s’agit de la scène où Argo, Pastore che haveva cento occhi […] fu ammazzato da Mercurio33, per comandamento di Giove34. Cela signifierait que seul le prince a le pouvoir de tout contrôler. Dans le cadre de cet enseignement du pouvoir, Jupiter renvoie à Cosme Ier et Mercure peut être associé au prince Francesco. Nous pouvons aussi évoquer la Salle des Éléments dans laquelle est représentée à l’extrémité du sceptre une boule [boule rouge, armoirie des Médicis] sur laquelle il y a une cigogne, animal compatissant qui reconstruit le nid de son père et de sa mère35. Cela confirme que Mercure représente le prince Francesco et exprime l’idée de continuité dynastique. En outre, la représentation de Maia, mère de Mercure, peut être associée ici à Eléonore de Tolède. Sa représentation en una fanciulla di venticinque anni vestita riccamente […] in mano uno scettro reale […] percioche si come scrive il medesimo Macrobio fu da molti creduto che ella havesse il medesimo potere che Giunone36 permet également de l’associer à Jeanne d’Autriche, future grande-duchesse de Toscane.
Le douzième char est significatif au niveau du discours politique qu’il délivre. En effet, Giunone […] fu anche creduta Dea de’regni & delle ricchezze come scrive M. Giovan Boccaccio nel nono libro della Genealogia degl’Iddei di Gentili37. Pour se protéger des pillages, la déesse Populonia est également représentée et Baccio Baldini précise qu’une :
corona di Melissa & di Melagrano gli fu messa in capo : percioche la Melagrana […] significa la concordia, laquale l’authore volle dimostrare che fusse in un’popolo nell’ubidire al suo signore […] & aggiunsegli la Melissa, percioche si come scrive Plinio nel ventunesimo libro dell’Hystoria naturale, ella è tanto grata alla pecchie, per le quali il ritrovator’della mascherata volle significare il popolo ubbidiente al suo signore38.
Cela peut renvoyer à la Salle des Éléments dans laquelle sont représentées l’Union et la Concorde :
Après tant de désolation et de guerres en Toscane, qui ont arraché le rameau d’olivier des mains de la Paix, avec une chaîne en or elles ont attaché deux animaux de nature et de force contraires : l’un est la louve et l’autre le lion. […] L’un représente Florence et l’autre Sienne. Grâce à la valeur et à la grande sagesse de ce prince, elles vivent en toute quiétude. Immense miracle de Dieu que d’assister à cela en un si bref espace de temps39.
Cela renvoie aussi à la concorde urbaine40 que le duc parvient à créer : la cité fait écho à la puissance médicéenne. Ainsi l’image de la ville en fête n’est aucunement une simple représentation mais bien un « instrument d’intervention et de contrôle41 » qui concourt à la consolidation du pouvoir médicéen.
Le quatorzième char honore les noces en train de se célébrer avec l’alliance d’Océan et de Thétys : venne dopo il carro di Netunno quel dell’Oceano figliuol’di Cielo & della Terra, Dio anche egli del mare, marito di Tethyde42.
Le seizième char destiné à Pluton et à Proserpine était également réalisé pour célébrer ces noces :
Plutone Rè dell’inferno […] il quale l’authore finse ignudo, spaventoso in vista, con una ghirlanda d’arcipresso in capo & in mano un’ piccolo scettro, la cagione perche egli lo finse ignudo fu per dimostrare che l’anime de’morti vanno nel regno suo senza corpo & senza alcun’altra cosa43.
S’il était le souverain des morts, Pluton n’incarnait pas la mort elle-même44 ce qui signifiait qu’il veillait sur eux. Ainsi, il peut être assimilé à un gardien de la lignée médicéenne. De plus, sa femme, Proserpine, qu’il enleva de terre pour en faire la reine des Enfers45, est également représentée comme suit :
sua moglie, laquale egli vesti di una vesta bianca ornata quanto fu possibile & fece dipignere in su’la veste Thetide […] che haveva nel braccio dritto il sole in forma d’un piccol’ fanciullo che gettava un’poco di fuoco per la bocca & per il naso, & nel braccio manco la Luna in forma di piccolo fanciulla46.
Le dix-septième char dévolu à Cybèle présente un intérêt certain. En effet, Cybèle la gran madre degli Dei, Cibele, di torri intornata47 voit au pied de son char la présence de diece Coribanti48. Ces dernières, prêtresses de Cybèle, la vénéraient avec des cris et des hurlements et un grand bruit de cymbales et de tambours. Cybèle pourrait être d’une certaine manière associée à Eléonore de Tolède que le peuple florentin vénérait aussi comme grande-duchesse par des acclamations. De plus, Baccio Baldini précise que ce char était quadro per mostrare la fermezza & la stabilità della Terra49, ce qui renvoie indéniablement à l’assise du pouvoir médicéen.
Le dix-huitième char, dédié à la cacciatrice Diana50, retient notre attention par la cinquième histoire de cette déesse : la quinta fu quando Alpheo fiume essendo innamorato di Diana & non potendo fare ne con preghiere ne in alcun altra maniera che ella volesse esser’sua sposa51. Cette histoire permet aussi de célébrer les noces du prince Francesco comme les vers du poète Moschos qui font figure d’épilogue au conte d’Alphée et d’Aréthuse le confirment : « Les eaux d’Alphée creusent leur chemin bien au-dessus du fond de la mer / À la fontaine d’Aréthuse elles portent des présents de noces, des fleurs et des feuilles / L’Amour, ce fripon, ce brandon de discorde, a d’étranges formules / Par sa magie, il a fait plonger une rivière52. »
Le dix-neuvième char honore Cérès, la Dea delle biade in matronal abito, di spighe inghirlandata e con la rossegiante chioma53 qui peut être associée à Eléonore de Tolède.
Ces trois déesses sont liées à la Terre et nous pouvons préciser que dans la salle des Éléments du Palazzo Vecchio, Cérès correspond à Cosme l’Ancien, un des fondateurs de la dynastie médicéenne.
Allégories féminines et idéal de gouvernement
Le passage des mascarades immorales de l’âge laurentien à celles plus vertueuses sous Cosme Ier est le signe d’un principat devenu plus autoritaire. C’est en dressant un modèle de vertus à travers le couple de Cosme Ier et d’Eléonore de Tolède que Baccio Baldini, sous l’autorité ducale, a la volonté d’amener le nouveau couple princier vers le chemin de la perfection.
Nous pouvons rappeler ici, avant de nous intéresser aux représentations allégoriques des vertus à proprement parler, que cette voie ouverte vers l’idéal est perçue avec le onzième char dédié à Vulcain, dieu du feu. L’Amour et les noces sont ainsi à l’honneur et c’est par une migration des fresques de la salle des Éléments du Palazzo Vecchio vers les rues de Florence que Vulcain immortalise ce thème et témoigne d’une histoire qui se construit :
On retrouve ici Vénus assise avec un faisceau de flèches, certaines en plomb, d’autres en or comme les représentent les poètes. Le vieillard boiteux qui forge les flèches sur son enclume, c’est Vulcain, le mari de Vénus. Cupidon se trouve à son côté. Il tient dans sa main des flèches pour en travailler la pointe. Autour de la forge, on trouve tous ces amours : certains portent le métal à l’incandescence, d’autres le trempent, les uns aiguisent, les autres empennent les baguettes en bois ; enfin, d’autres amours les affûtent en tournant la roue pour les perfectionner54.
Les allégories moralisantes soutenant l’idéologie médicéenne sont d’abord présentes sur plusieurs chars. S’inspirant des Genealogie deorum gentilium de Boccace, Baccio Baldini semble hériter de sa sensibilité humaniste en mettant en valeur les vertus des figures féminines païennes, apparentées parfois aux capacités de l’esprit. Contrairement à Boccace qui souligne les vertus positives et négatives de ces figures55, Baccio Baldini relève les qualités plus positives car son œuvre est une expression de l’apologie médicéenne.
Sur le septième char dédié à Vénus, l’allégorie de la déesse de la Persuasion retient plus particulièrement notre attention. Ainsi, la Dea della Persuasione, di matronale abito adorna, con una gran lingua, secondo il costume egiziano […] un sanguinoso occhio in testa, e con un’altra lingua simile in mano56. De même, la jeunesse associée au pouvoir laisse penser au prince Francesco et à la future grande-duchesse, Jeanne d’Autriche : le Piacere, stravagantemente figurato anch’egli sotto forma di due giovani […] Bellezza […] fiorita e tutta di gigli incoronata vergine anch’ella […] e con loro Ebe, la dea della Gioventù57 ; Baldini ajoute qu’elle était représentée par una fanciulla coronata d’una corona d’oro & vestita riccamente, percioche cosi è descritta Hebe da Hesiodo nella Theogonia58. Les noces du couple princier sont par ailleurs célébrées dans la liesse comme le montre la représentation de l’Allegrezza59 qui vient clôturer le char.
Le huitième char, dédié à Mercure, met en valeur la figure de l’Éloquence sous la forme d’une matrona vestita di habito honesto che haveva in capo un pappagallo, & la man’ destra aperta […] perciocche ella si allargava & diffondeva assai più che la Loica60.
Le dixième char, consacré à Minerve, était di triangolar forma e di color di bronzo composto, da due grandissime e bizzarissime civette tirato61 et devant lequel :
si vedeva la Virtù camminare […] in sua compagnia avendo […] il venerabile Onore, con lo scudo e con un’aste in mano […] la Vittoria, di lauro inghirlandata e con un ramo anch’ella di palma in mano […] seguivano queste la buona Fama, figurata in forma di giovane donna […] e seguiva […] la Fede […] e con loro la Salute […] la Pace […] con un ramo d’oliva e un cieco putto in collo, preso per lo Dio della ricchezza […] si vedeva […] venire la sempre verde Speranza, seguitata dalla Clemenza […] , l’Occasione […] e la Felicità sopra una sede adagiata, e con un caduceo nell’una mano e con un corno di dovizia nell’altra […] e si vedevano seguitare dalla Dea Pellonia […] tutta armata, con due gran corna in testa e con un vigilante gru in mano […] la Scienza, figurato sotto forma d’un giovane che in mano un libro ed in testa un dorato tripode per denotar la fermezza e la stabilità62.
La Clémence et l’Espérance renvoient à la Salle des Éléments représentée dans le Palazzo Vecchio. La première est selon Giorgio Vasari un attribut de l’intelligence première en question. Elle apparaît d’autant plus importante qu’elle va jusqu’à nourrir toutes les choses créées63. Quant à l’Éspérance, elle doit naître dans l’esprit du juste juge64. Elle fait partie des trois plumes dont la représentation :
« correspond aux exploits de vos ancêtres de la maison Médicis où la Justice a toujours fleuri. Ainsi, les plumes de ses exploits, Lorenzo l’Ancien les a serties dans un diamant où il écrivit en bref : SEMPER, faisant ainsi comprendre que cette vertu leur est chère depuis toujours65. »
Nous pouvons ici rejoindre Patrick Boucheron qui souligne que le marquage de la cité peut subsister au pouvoir qui l’a créée, faisant référence notamment aux objets urbains dans l’espace de la cité qui permettent une union de plusieurs temporalités et marquent ainsi le passage de l’empreinte à la trace66. En effet, les exploits de la lignée médicéenne représentés sur les fresques à l’intérieur du Palazzo Vecchio constituent d’une certaine manière une trace glorificatrice de cette dynastie qui lui permet d’entrer dans l’Histoire.
La Paix est également référencée dans cette Salle des Éléments comme celle qui octroie le plaisir de la récompense après la victoire, aussi bien la victoire sur les autres que sur soi-même67. Cela permet à la fois d’insister sur l’État pacifié auquel est parvenu Cosme Ier et de souligner le combat qu’a dû initier ce dernier pour conférer à la dynastie médicéenne une légitimité certaine.
Baccio Baldini précise que l’allégorie de la Vertu est représentée sous la forme d’une femmina con l’ali, giovane, vestita honestamente, & senza ornamento alcuno, percioche la vertù per se stessa è atta à farsi amare & honorare68. Cela renvoie manifestement au gouvernement des Médicis qui mettent en scène leur pouvoir par la fête afin de satisfaire la cité. De même, Baccio Baldini donne du sens aux ailes qui sont là per dimostrare che ella leva l’huomo inalto69. La vertu permet ainsi de porter le gouvernement vers ses objectifs. Aussi peut-on faire un parallèle avec « la Vertu Mercuriale70 » représentée dans la Salle des Éléments et qui est perçue comme nécessaire aux princes : tous les princes doivent la connaître, la comprendre et l’aimer. Ils doivent en tirer beaucoup de satisfactions de manière à favoriser tous les arts et tous les beaux esprits comme le fait notre duc71.
La Foi, quant à elle, est qualifiée de candida & pura72 ce qui explique egli la vesti di bianco73. Concernant la paix, nous pouvons noter que dopo la guerra ben’governata ne segue la vittoria & dopo lei la pace74. Cela fait à nouveau référence à l’État pacifié auquel est parvenu Cosme Ier, notamment après la guerre contre Sienne. Baccio Baldini précise en outre que : per conservare la felicità de’popoli è necessario tenergli i nemici lontani, percio l’authore messe in questo medesimo triompho Pellonia Dea invocata dagli Antichi per iscacciare i nemici da’ lor’ confini75 comme le relate notamment S. Agostino nel quarto libro della città d’Iddio76. Enfin, était représentée la scienza della quale Minerva fu creduta Dea dagli antichi77. Cette dernière, considérée comme la déesse de la rationalité et protectrice de la cité de Florence, est associée à Eléonore de Tolède.
Sur le douzième char dédié à Giunone, Dea dell’aria, sorella & moglie di Giove78, on remarque l’allégorie de la Sérénité représentée comme suit : una fanciulla che haveva un viso di color’turchino, con la vesta bianca, larga, lunga […] & gli fece in capo una acconciatura che vi era su una colomba bianca, percioche la colomba significa l’aria79. Il paraît par ailleurs certain que Junon est associée à Eléonore de Tolède étant représentée par una figura d’una matrona à sedere in su una sedia ornata nobilmente, laqual’haveva in capo un vel’bianco […] al quale era una fascia a uso di corona antica reale pieno di gioie verdi, rosse & azzure80.
On peut remarquer, sur ce même char, l’allégorie de la Rosée décrite comme suit : femmina tutta verde significando l’herbe & i prati dove più apparisce la Rugiada81. Il est intéressant d’établir à nouveau une correspondance avec la Salle des Éléments où est représentée la Rosée née de la Lune. Si on lui fait tenir le corps de la Lune entre ses mains, c’est pour montrer l’importance du quartier où elle se trouvait lorsque Son Excellence naquit82. Cette allégorie renvoie indéniablement au nouveau couple princier et à son devenir.
Un répertoire d’allégories féminines se trouve aussi au cœur des médailles antiques dont l’usage exprime nettement la volonté de cohérence entre les festivités publiques de 1565. En effet, le sceau borghinien concernant l’usage des revers des médailles antiques pour l’entrée impériale de Jeanne d’Autriche est réinvesti ici. Il s’agit de célébrer une histoire en mouvement, renforçant la notoriété de Cosme Ier. L’originalité réside en une survivance littéraire de ces médailles au service d’un pouvoir en construction. Il est important de souligner que ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du xviie siècle et surtout au xviiie siècle que des images de ces médailles remplacent progressivement les descriptions littéraires qui en étaient faites83. C’est ainsi à l’élaboration d’un objet littéraire au service d’une idéologie en construction que s’applique cet usage de la numismatique contrôlé par le grand-duc.
On peut également noter concernant le cinquième char la présence des dieux Pénates qui étaient parmi les dieux romains les plus vénérés car ils représentaient pour les Romains les protecteurs de leurs foyers84. Ainsi Baccio Baldini précise que :
gl’Iddei Penati secondo l’antica disciplina de i Toscani eran’ dodici, sei maschi & sei femmine, de i quali non sapeva il nome & erano di natione barbara ma consiglieri & principi di Giove & di questi l’authore ne prese duoi maschi & due femmine [...] e messe loro a collo una catena d’oro alla quale fusse appicato un cuore & in capo un frontespitio […] su la basa due teste d’huomini, una d’un’ vecchio & l’altra d’un giovane […] & quanto al cuore l’authore lo messe loro al collo percioche la bulla ornamento de i fanciulli nobili romani era fatta come un cuore, si come riferisce Macrobio nel primo libro dei Saturnali […] ma’l frontespitio di sopra detto fu messo loro in capo, percioche nelle medaglie antiche si vede spesso questo segno, il che molti hanno detto & tra gli altri il Piero ne i suoi Hieroglyphici, che significa la stabilità & fermezza de i buoni consigli, i quali essendo di natura simiglianti a Dio, per questo sono di maggior’ forza & di maggior’ valore che gli altri, il che si dimostrava per quel frontespitio che innalzandosi verso il cielo85.
Plusieurs idées qui soutiennent le pouvoir médicéen peuvent être dégagées. Tout d’abord, la référence aux dieux Pénates, représentant à la fois des figures féminines et masculines, permet d’avancer que la dynastie des Médicis est protégée et plus largement la cité de Florence, car à côté des dieux Pénates domestiques il existait des dieux Pénates publics œuvrant pour la cité. En ce sens, ces dieux peuvent être perçus comme les gardiens de l’idéal de gouvernement vertueux vers lequel tendent les Médicis. Ensuite, il est important de souligner que Cosme Ier, dans cette Mascarade de la Généalogie des Dieux, a la volonté d’être associé d’une part à Jupiter et en cela cette fête permet au travers de sa dimension matrimoniale de célébrer son œuvre et d’autre part, de rappeler les glorieuses origines étrusques comme le souligne le début de la citation. Dans le même sens, Démogorgone, Dieu créateur, serait apparenté à Porsenna86 et donc à la gloire de Cosme Ier. Cela explique que le début et la fin du cortège intègrent des figures étrusques87 : Janus et Démogorgone.
Le septième char voit, quant à lui, apparaître la Concorde représentée sous la forme d’une :
una donna bella che mostrava gravità & nella man’dritta haveva una taza & nella manca un sceptro […] & in capo […] una grillanda di melograno […] & una acconciatura in capo che vi era su una Mulachia, percioche nelle medaglie antiche la Concordia si vede scolpita in questa maniera88.
La Concorde représentée ainsi rend compte de noces pacifiques. Elle symbolise aussi plus particulièrement le pouvoir avec le sceptre et la faculté de générer89 avec la tasse.
Le dixième char est aussi intéressant car Baccio Baldini précise que l’allégorie de la vertu se voit ajouter des ailes percioche cosi si vede ella scolpita in molte medaglie antiche90. Il justifie aussi la présence de l’Espérance car si vede figurata in una medaglia d’oro d’Adriano Imperadore91 ; il en va de même pour la Clémence qui si vede figurata in una medaglia antica di Severo Imperadore92. Enfin, le Bonheur est représenté come ella si vede scolpita in una medaglia anticha di Giulia Mannea93.
La mascarade de la Généalogie des Dieux, mettant en scène des figures féminines païennes – associées à la fois à des femmes illustres de la dynastie médicéenne et à des vertus – et faisant partie intégrante de la politique culturelle médicéenne, permet ainsi un ancrage dynastique sur la cité florentine, ferment d’un rayonnement européen sans précédent. C’est en l’inscrivant plus largement dans les festivités données à l’occasion de l’entrée de Jeanne d’Autriche dans la cité de Florence que l’on peut affirmer qu’elle participe à la construction d’une histoire à haute « valeur » politique94.
Le caractère apologétique et « didactique » des œuvres de Baccio Baldini et de Giorgio Vasari a été rendu possible par cette exploration du monde antique féminin, composante majeure de la culture de cour des xvie et xviie siècles. L’alternance des chars dédiés aux divinités féminines et masculines résonne comme une exaltation des noces de 1565. Tout en célébrant cette nouvelle chaîne de parenté, cette mascarade solennise aussi une nouvelle prise de pouvoir. C’est au travers d’associations des couples de Cosme Ier et d’Eléonore de Tolède et de Francesco de’Medici et de Jeanne d’Autriche à des divinités que s’engage le parcours vers un gouvernement idéal.
C’est par la fascination spectaculaire qu’elle exerce sur un large public que la mascarade de la Généalogie des Dieux s’insère pleinement dans le système de communication95 choisi par les Médicis. C’est ainsi à la conquête de la cité, de la cour et de l’Empire que l’on assiste à la fois par le biais des personnalités olympiennes et des fresques de la Salle des Éléments qui fonctionnent, tout comme celles du Studiolo du prince Francesco réalisées en 1570 pour le Canto de’Sogni, comme de véritables miroirs de la dynastie médicéenne. C’est pourquoi la collaboration de plusieurs artistes à l’élaboration de cette mascarade en fait un véritable modèle pour les événements futurs : « L’union des dieux antiques96 » est une nouvelle fois convoquée au service des noces de Ferdinand II de Médicis avec Vittoria della Rovere.