En 1529 est publié chez Gilles de Gourmont un ouvrage singulier, le Champ fleury de Geoffroy Tory, aussi intitulé L’art et science de la due et vraie proportion des lettres attiques, qu’on dit autrement lettres antiques, et vulgairement lettres romaines, proportionnees selon le corps et le visage humain. Cette œuvre littéraire, qu’on considère la plupart du temps comme un traité sur les lettres, est écrite en français et en prose et touche à diverses disciplines comme la typographie, la grammaire ou la phonétique. En effet, Tory entend proposer des lettres graphiquement parfaites dans l’optique de codifier la langue française. Il remonte d’abord à l’origine des lettres Attiques, qu’on appelle vulgairement lettres Antiques, & abusivement lettres Romaines1, dont il attribue l’invention aux Ioniens, qu’il dit avoir été nommés d’après Io. Sur la base de diverses sources textuelles dont Ovide2 ou Boccace3, il raconte sa version du mythe antique d’Io, dans le prénom de laquelle il ancre tout le propos du Champ fleury. Tory avance en effet que I. & O. sont le modele de toutes les aultres lettres Attiques4.
La figure féminine païenne d’Io est donc centrale dans la pensée torinienne ; mais peut-on pour autant parler à son propos d’une héroïne de l’Antiquité ? Pour répondre à cette question, nous interrogerons les modalités de représentation et d’interprétation de cette figure féminine antique chez Tory, en traitant aussi du contexte textuel dans lequel l’auteur la place et de la manière dont il participe à sa réception et à sa transformation. Nous commencerons par une brève présentation de Geoffroy Tory et du Champ fleury, afin de poser quelques jalons contextuels dans lesquels cet ouvrage est produit et de donner certains éléments de contenu indispensables à la compréhension de notre propos. Nous étudierons ensuite en détail le mythe d’Io dans sa version torinienne : nous tenterons de cerner le portrait que notre auteur fait de cette figure féminine antique, la façon dont il expose son histoire et les interprétations qu’il en tire.
Geoffroy Tory et le Champ fleury
Geoffroy Tory n’est a priori pas le premier nom du xvie siècle qu’on cite en histoire littéraire, alors même que son rôle est fondamental5. D’abord enseignant, puis libraire, éditeur, traducteur, imprimeur, auteur enfin de diverses pièces de poésie latines et du Champ fleury surtout, il est un acteur phare de la Renaissance humaniste française du xvie siècle. Il naît à Bourges de parents modestes en 1480, où il suit une première formation universitaire, avant de voyager à deux reprises en Italie dans les villes de Bologne et de Rome6. Après avoir enseigné, il devient libraire en 1523 et profite des presses de Gilles de Gourmont, Henri Estienne ou encore Simon de Colines, pour faire imprimer et publier les textes qu’il édite. C’est chez Gilles de Gourmont qu’il fait paraître le Champ fleury en 1529, deux ans avant qu’il reçoive de François Ier le titre créé pour lui d’« imprimeur du roi7 ». Proche de la cour du roi, il participe la même année, soit en 1531, par la plume et la presse au Tombeau de Louise de Savoie8. Tory imprime également la première édition de l’Adolescence clémentine en 1532, dans laquelle il met en application pour la première fois en langue française certaines règles typographiques qu’il avait déjà théorisées dans le Champ fleury, à savoir les accents aigus, les apostrophes et les cédilles9. Il meurt en 1533.
Le Champ fleury est donc imprimé et publié en 1529. On n’en possède aucun manuscrit autographe. C’est un ouvrage profondément interdisciplinaire – traité de typographie, de grammaire, d’histoire de la langue, de géométrie, de phonétique, … – , dont les pages déroutent par la variété des objets abordés. Pour l’essentiel, Geoffroy Tory entend proposer des lettres au tracé géométrique parfait, dessinées selon certains principes arithmétiques bien déterminés, et proportionnées selon le corps humain : [n]osdittes lettres Attiques & le corps humain sont très acordans en proportion10. Cette perfection des lettres doit assurer la perfection de la langue française, dans une optique globale de codification et d’illustration de celle-ci. Une des particularités du Champ fleury tient à la forme de la troisième partie, qui se présente comme un abécédaire : chaque chapitre est dédié à une lettre de l’alphabet, suivant l’ordre strict de celui-ci. Car Geoffroy Tory se sert de ce dispositif structurel avant tout comme prétexte à la modélisation et au commentaire de la lettre et, partant, au développement d’un propos qui vise, in fine, à codifier la langue elle-même et, à un niveau plus politique, à glorifier la « nation française ».
Io, mère des lettres
Des origines de la France
La « nation française » ne saurait se penser indépendamment de la lignée noble dans laquelle elle s’inscrit et, plus encore, qu’elle semble surpasser ; c’est pourquoi Tory s’emploie à reconstituer, comme nombre d’humanistes en son temps, une histoire de la France qui prendrait racine dans l’Antiquité gréco-romaine. Il restitue plus précisément une généalogie linguistique11 qui dresse, notamment par l’invocation de la figure de l’Hercule gaulois12, une filiation directe entre le grec et le français. Les lettres proviennent donc logiquement d’une source antique, que Geoffroy Tory entend rétablir13.
D’après lui, et c’est une chose incogneue à beaucoup de gens d’estude14 qu’il prétend révéler, [l]es dictes lettres Attiques sont deuement nommees Attiques, & non Antiques, ne Romaines : pource que les Atheniens en ont usé avant les Romains15. Mais les véritables inventeurs des lettres sont les Ioniens :
C’est que ceste presente & dicte lettre Attique a esté inventee en ung pais de Grece nommé Ionie, qui est comme dict Pompone Mela en l’extremité d’Asie la mineur[e], entre Carie, & Eolie16.
Tory commence par situer géographiquement l’Ionie en citant Pomponius Mela, géographe romain que Pline l’Ancien considère dans son Histoire naturelle comme une référence majeure. L’enjeu est évidemment d’ancrer son propos dans une réalité tangible et, surtout, véridique, et de présenter certains faits comme incontestables, afin de mieux asseoir sa propre théorie sur les lettres.
L’auteur du Champ fleury poursuit son exposé comme suit :
Ioniens l’[la lettre attique] ont premierement inventee, figuree, & proportionnee. Mais les Atheniens qui ont esté seigneurs & dominateurs de toute Grece, l’ont mise en usage & honneur17.
Le verbe « inventer » est à comprendre au sens fort de « trouver » et rend compte de l’acte de création, qui est d’abord issu de la pensée18. Le passage de l’idée à la matière est signifié par le verbe « figurer », qui exprime la mise par écrit ou en dessin du concept. Or la lettre, une fois matérialisée, doit être « proportionnée », soit façonnée et codifiée de sorte à accorder la forme à la pensée. Tory affirme que ce sont les Athéniens qui ont, sur la base d’une politique d’expansion territoriale mue par le désir de domination, contribué à répandre la pratique de ces lettres à toute la Grèce ; plus encore, ils en ont si bien usé qu’ils les ont « mise[s] en honneur ». L’auteur du Champ fleury retrace ainsi l’histoire de la lettre attique en s’arrêtant, au moyen de quelques verbes seulement, sur chaque étape, du concept à la matière, de la forme brute à la lettre « réglée », de la théorie à la pratique et de l’usage ordinaire à l’usage élevé.
Alors même qu’il s’est efforcé de rétablir la vérité historique sur l’invention des lettres et le nom qui leur a été donné, Geoffroy Tory avance ensuite que cette invention a esté convertie en fable19. Il consacre les six derniers folios de la première partie de son ouvrage à la mythologie antique, plus particulièrement aux mythes d’Io et de Hyacinthe. C’est le premier qui nous intéresse dans le cadre de cet article.
« Faire fable »
Le mythe d’Io tel que le donne le Champ fleury peut être résumé ainsi : Jupiter tombe amoureux d’Io, la fille du roi et dieu fleuve Inachus. Pour la séduire, il l’entoure de ténèbres. Junon aperçoit ces ténèbres et, se doutant du subterfuge, décide de vérifier la nature de celles-ci. Jupiter la voyant venir transforme Io en vache pour la dissimuler. Mais Junon ne se laisse pas duper et demande la vache en cadeau à Jupiter. Elle la donne ensuite à Argus, un berger aux cent yeux, qui la maltraite durement. Jupiter, pris de pitié, envoie Mercure à la rencontre d’Argus. Mercure, déguisé en berger, joue de son chalumeau, endort Argus et le tue. Io peut donc s’échapper : dans sa course, elle rencontre son père, qui ne la reconnaîtra qu’à l’empreinte figurative de son sabot sur le sol.
A priori, on pourrait croire que Geoffroy Tory ne fait que relater le mythe d’Io tel que le présentent les sources antiques et médiévales20. Mais c’est une véritable réécriture que l’auteur propose dans le Champ fleury, en mettant certains éléments du récit originel en saillance, en en omettant d’autres, en développant un dispositif narratif singulier et, surtout, une interprétation personnelle des faits. En effet, déployant à la fois ses talents de conteur et d’exégète, Tory livre dans ce qu’il résume en manchette comme une belle fable à bien considerer sa propre version du mythe d’Io21.
L’auteur introduit son récit par la locution verbale Ilz [les Grecs] ont fainct, qui marque l’entrée dans le registre fictionnel et permet de poser la situation initiale : Jupiter fut une fois amoureux de la fille du Roy Inachus, en telle sorte que pour en avoir son singulier plaisir l’envyronna toute de tenebres22. On constate l’usage du temps verbal traditionnel du récit, le passé simple, ainsi que la présence du syntagme nominal une fois, également marqueur de la narration, qui en même temps introduit et opère un changement de chronotope. L’alternance entre le passé simple et le présent de l’indicatif n’est pas rare dans ce récit, mais toujours pertinente : elle survient à des moments-clés de l’intrigue, souvent lorsque celle-ci se complique. Ainsi, le premier changement arrive lorsque Junon décide d’aller voir ce que sont ces ténèbres : Juno […] se doubta bien du cas, & descend de l’air en bas pour veoir que signifioient ces tenebres23. Il souligne non seulement l’action elle-même et son caractère délibéré, en opposition à l’état de doute qui la précède, mais annonce aussi une tension au niveau narratologique, à savoir la métamorphose d’Io en vache. En effet, c’est la soudaine présence de Junon qui force Jupiter à cette transformation, point supposé culminant du récit où l’on observe à nouveau le passage d’un temps verbal à l’autre, ici, du présent au passé simple : Jupiter […] mua son amoureuse en forme d’une belle jeune vache24. Ce va-et-vient se produit encore six fois : quand Junon demande la vache en cadeau à Jupiter ; quand Jupiter envoie Mercure sauver Io ; lorsque Mercure rencontre Argus ; à la libération d’Io ; à la fuite d’Io ; quand Io rencontre son père sans qu’il la reconnaisse pourtant. On aurait pu s’attendre à une dernière alternance au moment de la prise de conscience d’Inachus, mais Tory conserve ici le passé simple, probablement pour distinguer la narration du discours direct d’Inachus qui suit aussitôt, au présent.
La maîtrise des temps verbaux illustrée ici – précisément quelques pages après l’exposition du paradigme du passé simple25 – n’est pas le seul ressort linguistique qui concourt à « faire fable ». La narration est particulièrement structurée et articulée : en témoignent notamment les nombreux connecteurs logiques et la syntaxe diversifiée qui, en plus de constituer des éléments stylistiques typiques de la plume torinienne, assurent la succession des événements, dans un mouvement en cascade où chaque action affecte nécessairement le récit. Des effets de rythme viennent également renforcer cet enchaînement26. Ainsi, quand Junon soupçonne, Jupiter dissimule ; si Junon demande, Jupiter donne ; lorsqu’Argus torture Io, Jupiter envoie Mercure ; Argus meurt, Io peut s’enfuir. Le but n’est pas uniquement de décrire, mais bien de raconter.
Le mythe « d’Io » ?
L’originalité de la version torinienne du mythe d’Io tient principalement à des éléments de contenu : d’une part, la métamorphose de la jeune fille en vache ne constitue pas l’apogée du récit. Bien plus, ce sont les sévices qu’Argus fait subir à Io, la rencontre entre Mercure et Argus et les retrouvailles entre Inachus et Io, qui sont au centre de ces pages du Champ fleury. Pourquoi placer l’attention sur ces épisodes, qui occultent complètement le personnage supposé central de la fable et posent la question de l’héroïcité de cette figure féminine antique ?
De manière générale, les déités occupent tout l’espace et contrôlent le cours des choses. Le récit commence par la mention de Jupiter : Jupiter fut une fois amoureux de la fille du Roy Inachus, en telle sorte que pour en avoir son singulier plaisir l’envyronna toute de tenebres27. Sous les termes amoureux et plaisir se cache en réalité une scène de viol, événement qui va condamner Io : plongée dans les ténèbres, celle qui était déjà appelée non pas par son nom – elle ne le sera qu’à la toute fin du récit et dans une unique mention –, mais par la périphrase la fille du Roy Inachus qui la subordonne au père, sera réduite à une nature plus inférieure encore et à l’impossibilité d’agir ; en d’autres termes, vouée à la disparition, au niveau ontologique comme narratologique. Dans cet ordre d’idées, Io est ramenée à un vulgaire objet de transaction, qu’on réclame, qu’on donne et qu’on possède, objet que Junon exige de son époux en vertu du pacte marital qui les lie ; en témoigne le lexique choisi demande, don, refuser, donne, la tient pour sienne, remercye.
Animée par le désir de vengeance, Junon livre Io à son berger Argus, qui avoit au visage, & par toute la teste cent yeulx qui ne dormoient jamais tous ensemble, mais deux à deux tandisque les aultres veilloient28. Cette physionomie monstrueuse augure le pire. En effet, Argus s’adonne à toutes sortes de violences, décrites explicitement :
Iceluy Argus la tractoit durement en la battant souvent de sa grosse massue, luy ruant à la teste, à la queue, et aux jambes pierres & cailloux, la pourmenant ca & là durant la grande chaleur du Soleil, pour la faire poindre & mordre aux frelons & grosses mouches. Puis la ramenant battant en son tect, ne luy donnoit à menger que des escorces ameires, & dures branches d’arbres29.
Les verbes « battre » et « ruer », les adverbes durement et rigoureusement, ainsi que les adjectifs hyperboliques grosse répétée deux fois et grande, soulignent la cruauté du traitement infligé à Io. L’accumulation à la teste, à la queue, et aux jambes, renforcée par la réduplication synonymique pierres & cailloux, et l’allitération en [ʁ] qui parcourt tout le passage, contribuent au même effet. De même, la locution locative ca & là et l’adverbe de fréquence souvent distillent l’espace-temps, donnant l’impression que les violences ne cessent jamais. Cette scène s’achève par la négation restrictive et le chiasme ne luy donnoit à menger que des escorces ameires, & dures branches d’arbres, qui démontrent la sévérité du régime auquel Io est contrainte. Celle-ci n’est d’ailleurs jamais désignée que par les pronoms personnels la et luy dans tout ce passage.
Une description si détaillée des horreurs dont Io est la cible a un double effet. D’une part, elle brosse un portrait particulièrement violent d’Argus : il est le monstre tortionnaire aux cent yeux, l’agresseur du personnage principal de l’histoire, qui provoque l’aversion de la lectrice. D’autre part, la vilenie d’Argus met précisément en exergue l’innocence d’Io, renforcée par l’insistance de Tory sur sa beauté et sa jeunesse30, et suscite la pitié à l’égard de celle-ci, pitié à laquelle invite encore le substantif la pouvrette. Le parallélisme antithétique l’adversité de s’amye, & la perversité de Argus31 rend bien compte de cette dichotomie. Par ailleurs, aux actes d’Argus répondent les mugissements et les larmes d’Io, privée de parole : les verbes « dire » et « parler » sont placés en opposition avec « mugir ». La tension narrative est ici extrême car non seulement Io, mais aussi le récit lui-même sont mis en péril. Puisque la parole fait défaut et que les violences font risquer la mort, il faut une intervention extérieure pour sauver Io, et avec elle la narration.
Or celle-ci est, depuis le début, une affaire divine. Jupiter intervient finalement, mais de façon doublement indirecte. Même s’il sauve effectivement Io, cet acte n’a rien d’héroïque dans le sens où il vient seulement réparer un tort commis au préalable, qui plus est de manière imparfaite. Le dieu des dieux convertit donc son messager Mercure en forme de Bergier gardant chievres & brebis, & l’envoya vers iceluy Argus32. Là où la jeune fille-vache innocente s’opposait au monstre pervers, c’est désormais le « bon » berger qui se dresse face au mauvais. Ce déguisement permet à Mercure de dissimuler sa véritable identité, probablement pour gagner la confiance d’Argus. On peut se demander s’il est nécessaire à un dieu de procéder avec autant de subtilité, mais toujours est-il qu’Argus, en mauvais lecteur des signes, se laisse tromper par les apparences.
Cette scène digne d’une pastorale est la plus longue du récit tel que le présente Tory, mais Io en est complètement absente. C’est la musique, art libéral du quadrivium, qui est au centre des échanges des deux bergers. Mercure vient en effet à la rencontre d’Argus en jouant de ses chalemeaulx tres armonyeusement33. Il en joue trois fois : la première pour introduire le dialogue avec Argus, la deuxième pour exaucer la requête de ce dernier et la troisième pour le plonger dans un sommeil dont il ne se réveillera pas. Avant la troisième fois, Mercure se prent à parler & deviser de la louange de la Musique, si bien qu’il luy [à Argus] mect en volunté de scavoir iceluy Art34. Cet éloge de la musique est surtout un prétexte à la transmission des savoirs et à l’éveil de la libido sciendi et reflète d’une certaine manière tout le projet du Champ fleury : enseigner l’art et la science des bonnes lettres, dont la connaissance permet notamment d’accéder aux arts libéraux.
La scène s’achève de façon d’autant plus brutale qu’elle est inattendue car Mercure décapite Argus sans crier gare35. Cette rupture narratologique – la disparition de l’opposant – est visuellement signifiée par une rupture typographique – un saut de paragraphe – et constitue un premier dénouement. La mort d’Argus libère Io de son emprise et lui permet de fuir comme de réapparaître dans le récit :
La belle vache voyant qu’elle estoit delivree de celuy qui tant la tourmentoit, fut bien aise, & prent sa cource, s’en allant au long & au large par cy par là, tant qu’elle vient en ung endroit où son pere estoit36.
À mesure que la phrase se déroule, Io gagne en autonomie : elle est d’abord désignée par la périphrase la belle vache et dans la tournure passive elle estoit delivree, puis passe de l’état (fut bien aise) à l’action (prent sa course, s’en allant […]) avec le changement significatif de temps verbal du passé simple au présent.
Cette course la mène jusqu’à son père. Malgré sa nature divine – Tory le décrit comme un Dieu de fleuve, qu’on dict aultrement […] Dieu Marin –, Inachus ne reconnaît pas tout de suite sa fille, ne pouvant voir au-delà des apparences. [N]e cognoissant l’infortune cas de sa fille, mais pensant que ce fust une vraye vache37, il en prend néanmoins soin, de manière parfaitement désintéressée. Il apparaît dès lors comme le pendant positif d’Argus : les plaines mains se substituent à la « grosse massue », les doulces & odoriferentes herbes escorces aux ameires, & dures branches d’arbres. Alors qu’Argus la [Io] tractoit durement en la battant et luy rua[i]t à la teste, à la queue, et aux jambes pierres & cailloux, Inachus la sadeyoit amyablement en luy touchant & la pariant de ses divines mains par le front, par le dos, et par les costez. Ce n’est qu’à la vue de l’empreinte du sabot sur le sol, preuve matérielle et manifeste indice, composée de deux lettres, qu’il accède à la connaissance :
[…] allant & venant entour elle, il veit le nom de sa fille escript au pas & en la place ou avoit pressé le pied de celle belle vache qui est de deux lettres seullement Ι. & Ω. au nom de laquelle le pais a esté nommé Ionia, & les habitans Ioniens38.
Le regard joue par ailleurs un rôle fondamental dans ce récit et permet à Tory de développer une véritable dialectique entre les apparences et la réalité, entre le secret et la révélation, cette dernière notion étant au centre de sa pensée39. C’est parce que Junon voit les ténèbres qu’elle descend de l’air en bas pour veoir ce que celles-ci signifient. Jupiter, la voyant venir, tente de celer son acte, de le soustraire à la vue de Junon. Pourtant l’illusion ne trompe pas Junon, qui déchiffre les apparences et parvient même à en tirer profit, prenant Jupiter à son propre jeu. Voir, c’est pouvoir, pourrait-on dire, quoique de façon nuancée dans certains cas. Ainsi Argus, de ses cent yeux, peut exercer tout contrôle sur Io, mais se laisse prendre par le déguisement de Mercure. Inachus quant à lui considère Io d’abord pour ce qu’il voit d’elle, à savoir une vache, et réinterprète les apparences au prisme du nom qu’il voit écrit sur le sol :
Quand Inachus veit ainsi le nom de sa fille, & cogneut qu’elle estoit muee en Vache, il se print à escrier [ :] Ma fille & chere amye, je t’ay, ja long temps à tant cherchee40.
Tory achève donc sa version du mythe d’Io par la rencontre entre Io et Inachus et le cri de soulagement du père qui retrouve sa fille, ne faisant absolument pas mention du retour d’Io à sa forme humaine41.
Du signe au sens
À la suite de son récit, Geoffroy Tory transcrit et traduit une partie de la version ovidienne de cette rencontre, où l’accent est mis sur l’impossibilité qu’a Io de parler et de dire son nom :
Si elle eust peu parler, voluntiers eust demandé aide et eust dict son nom, en recitant ses infortunes, mais l’escripture que son pied feit en marchant sus la pouldre, fut manifeste indice de la triste mutation de son beau corps de vierge en vache. Incontinent que son pere Inachus aperceut la dicte escripture, il se prent à escrier42.
L’auteur du Champ fleury mentionne une autre version, écrite par Boccace43, puis propose sa propre interprétation de la fable, qui ne saurait en rester à son seul sens littéral. Héritier de la scolastique médiévale, il se livre, grâce à la technique de l’integumentum qui vise à expliquer le quadruple sens littéral, tropologique, allégorique et anagogique de toute fable, à une véritable exégèse du mythe d’Io : il entend révéler le sens caché des différents personnages en lien avec la pensée qu’il développe dans le Champ fleury : Soubz l’escorce de Fable la Verité est mussee, & ne peult estre bien cogneue qui ne la contemple & avise de bien près44.
Pour l’auteur du Champ fleury – le titre de l’ouvrage résonne ici particulièrement fort –, chaque élément du mythe doit donc se comprendre dans un sens supérieur. Ainsi Jupiter représente-t-il l’air & gracieux habitacle […] auquel bons esperits ont eu vigueur à inventer Ars, Lettres & Sciences, en d’autres termes l’espace-temps de la création, mais aussi, à un niveau allégorique, la ville de Paris, lieu de la connaissance qui n’a son pareil en toute Crestienté45 et où fleurissent sciences et vertus – une sorte de nouvelle Jérusalem. Io quant à elle symbolise la grande Science et Junon la richesse : elle est le mécène qui permet aux pouvres estudians [de] venir à perfection46 en leur « donnant » la science – comme elle a donné Io à Argus. Mais celui-ci est l’archétype du mauvais étudiant,
qui de [sa] rusticité & meschant scavoir persecut[e] les bonnes Lettres & Sciences de [ses] meschantes doctrines arides. […] Science entre les mains de telz hommes est en captivité & n’est point repeue de doulces herbes de Grammaire, ne de fleurs de Rhetorique, mais de dure escorce de Barbarisme, & de ameres branches de Solecisme47.
Mercure apparaît dès lors logiquement comme le bon étudiant qui, une fois parvenu à la maîtrise du plus noble des arts, est devenu lui-même un précepteur, à l’image d’Érasme, Lefèvre d’Étaples ou encore Guillaume Budé48.
La raison de la présence du mythe d’Io dans le Champ fleury trouve tout son sens dans la dernière interprétation qu’en donne Tory :
Je reviens doncques à nosdictes lettres Attiques, & dis à propos de la susdicte fable de ΙΩ49, que ces deux lettres cy I. & O. sont les deux lettres, desquelles toutes les aultres Attiques sont faictes & formees50.
Io est étroitement associée à l’invention de l’écriture :
« Seule, sans mains ni voix, la nymphe métamorphosée a fait bien plus que tracer son nom sur ses rives natales. Elle a inscrit, pour la première fois, les deux composantes élémentaires de l’écriture, inventant ainsi, bien que sous forme succincte, la totalité des signes graphiques51. »
Cette figure féminine antique, dont le prénom contient la lettre I, constitue le point d’ancrage de toute la pensée torinienne sur les lettres. Comme le démontrera Tory aussi bien textuellement que graphiquement dans le Champ fleury, chaque lettre est pensée et formée à partir du I. Sous sa plume, Io devient donc la mère des lettres52 – françaises, en l’occurrence53 –, figure sans laquelle son ouvrage ne peut ni se penser, ni se lire, ni se transmettre.
Une des intentions principales du Champ fleury est de mettre & ordonner la Langue Françoise par certaine Reigle de parler elegamment en bon & plussain Langage François54, soit de codifier la langue française, afin qu’on puisse en faire un bon usage, au niveau oral comme écrit. Pour normer la langue, il faut d’abord normer les lettres qui permettent de la parler et de l’écrire, la perfection phonique et graphique des lettres assurant en effet la perfection de la pratique de la langue. Mais ces lettres ne sauraient être parfaites si elles ne portaient pas en elles l’héritage d’un passé glorieux : Tory remonte à l’origine des lettres, dans une volonté d’inscrire le français dans une noble lignée linguistique. C’est ainsi qu’il avance que les lettres ont été tout premièrement inventées par les Ioniens, qui ont consigné leur invention sous la forme d’une fable, le mythe d’Io. Geoffroy Tory relate et interprète ce mythe en guise à la fois de preuve et d’exemple de sa théorie sur les lettres, c’est-à-dire pour justifier autant que pour illustrer la thèse principale du Champ fleury. Le mythe d’Io fonctionne donc au sein du Champ fleury comme un exemplum, dont il s’agit de révéler le(s) sens caché(s) : toutes les lettres procèdent d’une seule et unique lettre – antique –, le I, figuré par Io.
Par ailleurs, ce n’est pas la métamorphose d’Io qui est au centre du récit qu’en donne Tory, mais trois autres scènes : les violences qu’Argus inflige à Io ; la rencontre entre Mercure et Argus ; les retrouvailles d’Inachus et d’Io. Toutes trois problématisent la notion d’héroïcité au niveau diégétique et présentent trois principes de la pensée exposée dans le Champ fleury. La première insiste sur l’incapacité d’Io à parler et, à un niveau supérieur, sur la manière dont les mauvais étudiants et les méchants doctes persécutent la langue, les arts et les sciences. Dans la deuxième scène, Io est complètement invisibilisée au profit d’un enseignement, notion fondamentale pour Tory. Quant à la dernière, elle montre qu’Io retrouve dans une certaine mesure la capacité de s’exprimer et symbolise l’invention de l’écriture, plus particulièrement de la lettre I, principe de toute autre lettre.
Pour expliquer l’origine des lettres, Geoffroy Tory choisit donc la figure d’Io. La raison principale réside évidemment dans le prénom de celle-ci, composé des deux lettres sur lesquelles l’auteur base tout son traité. Mais le fait qu’il s’agisse d’une figure antique et païenne offre la distance temporelle et spirituelle nécessaire à l’interprétation que Tory veut lui donner. Quant au genre féminin de cette figure, que l’auteur semble a priori dépasser par intérêt pour son nom, il n'est pas sans conséquence sur la représentation et le traitement qui lui sont réservés au sein du récit. Alors qu’elle est fille d’un roi et d’un dieu, Io n’est jamais désignée par son rang ou sa nature divine. Elle est tout au plus monnaie d’échange entre Jupiter et Junon, victime des violences de Jupiter et d’Argus, appelée soit « jeune fille », soit « vache », et parfois même complètement occultée. Elle est donc toujours représentée et traitée dans un rapport de subordination aux autres personnages. Dans la version qu’il donne de ce mythe, Geoffroy Tory semble refuser le statut d’héroïne à cette figure féminine.
Et pourtant, Io figure pour l’auteur du Champ fleury à la fois l’invention des lettres et la « grande Science ». La lettre I en particulier, puisqu’elle est le principe de toute lettre, contient nécessairement tout l’alphabet, dont la maîtrise permet la connaissance de tous les arts et les sciences, elles-mêmes figurées au sein du Champ fleury par leurs allégories, les neuf muses olympiennes55. À l’image de Dieu, Io est donc tant l’origine que la finalité ; plus encore, elle est principe de création, dont « les invocations ne qualifient pas la seule personne du poète [ici, Geoffroy Tory lui-même], mais, avec lui, un projet d’« illustration » de la langue56 » – et c’est peut-être là que réside tout l’héroïsme de cette figure féminine antique.