C’est en 2003 que paraissait le dernier numéro de notre revue entièrement consacré aux études picardes. Il s’agissait de la publication des actes du colloque intitulé Picard d’hier et d’aujourd’hui, organisé en octobre 2001 par le regretté Jacques Landrecies. Quatre ans après la disparition de ce dernier, il ne semblait pas inutile de fédérer les forces vives œuvrant sur les langues nord-oïliques, et en particulier le picard, pour dresser un panorama de la recherche sur ce sujet.
Dans un contexte scientifique où se pose en permanence la question de l’« utilité » ou des « retombées » des projets scientifiques, il nous semble pertinent de rappeler la richesse et la diversité des apports que l’examen des parlers vernaculaires livre à l’étude des « grandes langues » et à la compréhension des mécanismes linguistiques. Les dialectes, véritables laboratoires linguistiques, permettent en particulier d’appréhender la variation linguistique et les questions de contact entre langues, deux thématiques qui ont ces dernières années les faveurs des chercheurs.
Ce volume fait le point sur les projets majeurs touchant au domaine linguistique picard, tout en réservant également une place à des études précises. Les contributions rassemblées proposent donc un état des lieux sur les recherches actuelles en picard. Il convient de signaler qu’il ne s’agit pas ici d’un relevé exhaustif ; ainsi, et de façon criante, nous n’accueillons aucune contribution sur la lexicographie en domaine picard. Ce domaine est tellement large qu’il mériterait une monographie. De même, la littérature de France en langue picarde n’a pas été abordée. Puissent ces lacunes être comblées prochainement !
Les contributions s’agencent autour de quatre thématiques, chacune déclinée en un article aux allures d’état de la question et en travaux plus ponctuels : la phonétique / phonologie, les corpus picards, la sociolinguistique et la littérature.
D’abord, Julie Auger propose une vue générale sur les études en phonétique et en phonologie, qui ces dernières années ont ouvert bien des pistes, grâce à elle et au dynamisme qu’elle a su insuffler à ses chercheurs. Ce sont ensuite deux de ses anciens doctorants, Michael Dow et Ryan Hendrickson, qui font le point sur leurs recherches doctorales, concernant respectivement les nasales et les consonnes liquides. À travers ces contributions, il appert que l’étude phonologique des parlers vernaculaires est bien plus qu’une simple transposition méthodologique des études sur les français diatopiques. En outre, les conclusions des chercheurs soulignent la discontinuité des systèmes phonologiques du français et du picard, confirmant s’il était nécessaire que la phonologie du picard – et, partant, que la langue picarde – n’est toujours pas un français qui serait agrémenté de traits typiques disséminés au hasard.
Le traitement en corpus des langues vernaculaires est abordé ensuite, d’abord sous l’angle des atlas linguistiques et d’un examen des apports de la géographie linguistique au nord du domaine d’oïl (Esther Baiwir). Évidemment, c’est le domaine picard qui focalise l’attention, particulièrement dans la contribution de Fernand Carton, qui exemplifie magistralement les études que rend possibles son grand œuvre, l’Atlas linguistique et ethnographique picard. Cette contribution démontre l’intérêt des atlas linguistiques pour l’étymologie, la phonétique et la lexicographie diatopique, mais rappelle aussi l’importance de l’édition des matériaux, qui rendent fort peu de services tant qu’ils sont dans des boîtes d’archives.
Parmi les sujets que permet d’aborder l’étude des langues vernaculaires figurent depuis longtemps les variantes diatopiques des langues standardisées. On le sait, ces diatopismes ne peuvent être réduits à la seule empreinte des parlers régionaux. Cependant, affirmer toute indépendance entre les traits locaux du français et l’histoire linguistique des régions est tout aussi caricatural. Mathieu Avanzi explore la voie médiane, et renouvelle l’approche de traits emblématiques du français du nord, grâce à de nouveaux matériaux récoltés lors d’une ambitieuse enquête encore inédite.
Avec la contribution de Jean-Michel Eloy, nous abordons ensuite la question de la sociolinguistique. Les questions, plus exactement, car outre un panorama des études récentes sur le picard, l’auteur propose des pistes de réflexion épistémologique sur le fait picard – et sur l’examen des pratiques linguistiques en général. À cette contribution fait écho la suivante ; il s’agit d’un travail méta-réflexif, proposé par Fanny Martin à partir de la thèse qu’elle a consacrée au picard, mais aussi aux moyens d’accéder à celui-ci dans les niches où il est encore bien vivant, avec un examen des difficultés et des avantages de chacune de ces niches. Les deux auteurs s’interrogent sur les caractéristiques des variétés co-présentes en domaine d’oïl et sur les modalités du travail scientifique de terrain à l’heure actuelle.
Enfin, une large place est réservée à la littérature. Sans viser une hypothétique exhaustivité, les contributions s’attachent à décrire des facettes très diverses des lettres picardes, dans un inventaire qui commence par la présentation de l’un des outils majeurs du domaine : la base de données Picartext (Rey / Martin), rassemblant plus de 300 textes de France et de Belgique, écrits du xviiie siècle à nos jours, soit environ 5 millions d’occurrences à interroger. Cet outil, en constante évolution, possède une puissance qui ne demande qu’à être éprouvée par les chercheurs.
Le domaine picard de Belgique est ensuite mis à l’honneur, à travers le panorama de la littérature de ces 70 dernières années dressé par Baptiste Frankinet. D’une façon plus ponctuelle, Olivier Engelaere évoque ensuite la revue amiénoise Éklitra, active depuis 1966 dans la défense et l’illustration du picard. Cette défense clôture également le volume à travers une contribution au ton plus personnel, celle de l’auteure picarde Rose-Marie François. Elle évoque son parcours et sa pratique littéraire dans un vif plaidoyer pour une langue qui continue à porter l’identité d’un peuple, à cheval sur plusieurs frontières, mais uni par un patrimoine riche de potentialités pour les chercheurs, riche aussi d’un avenir pour les locuteurs et les écrivains qui se sentent à l’étroit en français et qui lui préfèrent la saveur d’une fleur sauvach’ pus qu’eune autr’ parfeumée1.