Le sort du français et du parler normand sont intimement liés à Jersey et lorsque, fin décembre 1959, le journal « Les chroniques de Jersey » cesse de paraître, c’est un coup très dur qui est porté à la francophonie locale. Ce n’est que huit ans auparavant, le 23 novembre 1951, que l’Assembliée d’Jèrriais, pour « l’étude et la conservation de la vieille langue de Jersey » avait été fondée. Les deux évènements procèdent de la même constatation : le français est de plus en plus minoritaire. Pour la plupart des Jersiais, il est inutile de retarder sa disparition, qui est inéluctable, tandis que sa sauvegarde devient une nécessité aux yeux de quelques locuteurs natifs.
Le discours militant sur le parler normand de Jersey s’est exprimé, pendant la seconde moitié du xxe siècle, dans deux revues de confection artisanale, assez largement diffusées à l’échelle internationale, cependant : Lé Bulletîn d’quart d’an dé l’Assembliée d’Jèrriais (1952-78) et Les Chroniques du Don Balleine (1979-87)1. Toutes deux étaient animées par une petite équipe de militants très soudée autour de Frank Le Maistre, l’auteur du magistral Dictionnaire jersiais-français (1966) et de nombreux textes dialectaux en vers ou en prose. Véritables fourre-tout, organes de recensement de tout ce qui a trait au « vièr Jèrri », ces publications mettent en scène le rédacteur, lexicographe autodidacte et défenseur du vernaculaire, animé d’une passion de collectionneur. Quelques amis jersiais comme Georges F. Le Feuvre et Philippe M. de Veulle ou cotentinais, comme Fernand Lechanteur et surtout l’abbé Marcel Lelégard, co-fondateurs de la revue Parlers et traditions populaires de Normandie (PTPN), soutiennent fidèlement l’entreprise.
Ces revues contiennent un discours passéiste2 et réactionnaire, misogyne et volontiers xénophobe, où les considérations éthiques l’emportent sur une quelconque analyse sociolinguistique de l’obsolescence du dialecte et sur une action efficace en faveur de la reviviscence linguistique du jèrriais. Ce discours négatif en général et sur la pratique moderne de la langue en particulier, s’attachant à dénoncer les responsabilités supposées sans jamais préconiser de remèdes, donne une place spécifique à Frank Le Maistre parmi les locuteurs jersiais, mais n’a nullement, bien sûr, contribué à freiner le déclin du dialecte. Il fait cependant de lui un véritable précurseur, car ce n’est qu’au début des années 1980 qu’un regain d’intérêt se manifeste pour les parlers régionaux en France et ailleurs. À Jersey aussi, quelques frémissements sont perceptibles et Le Maistre livrera, pour la première fois sans doute en 1983, à l’âge de 73 ans, un article que l’on pourrait qualifier de positif, où il évoque notamment l’enseignement du jèrriais dans l’île (« Les vielles langues lus ravigotent », 6/1983 : 155-156). Il ne participera cependant jamais lui-même à cet enseignement.
Les encouragements extérieurs
1976 marque le 25e anniversaire de l’Assembliée d’Jèrriais et des extraits de lettres envoyées à cette occasion sont publiés dans le Bulletîn (19-20/1976 : 159-168). Elles portent témoignage des diverses attitudes qui partagent aujourd’hui encore le petit monde des savants et militants régionalistes. Pas question de militantisme chez les uns : René Lepelley souligne l’« œuvre dialectale », Jean-Claude Vilquin « l’inlassable labeur », « la vaillante équipe », l’organisation d’« incomparables séthées3 », l’Écossais John L. Campbell le « travail énorme » et le désintéressement. C’est le vœu pieux de Roger Lebarbenchon : « vive nout’ vûule laingue nouormainde. Qué Dieu garde ceux qui la prêchent ! » ; ce sont aussi l’émerveillement et la joie d’Étienne Decaux, professeur de polonais à l’Université de Nancy ; la comparaison de la lutte pour le jèrriais avec celle des Canadiens français chez l’Abbé Michel Le Moignan, curé de la cathédrale de Gaspé et descendant d’une famille jèrriaise ; une émotion teintée de solidarité linguistique pan-normande chez Jean Levivier4 ; la culture de la spécificité identitaire pour Pierre Dalido ; un mélange de solidarité, de résignation et de détachement quelque peu égocentrique pour André Dupont :
« Votre lutte pour la vieille langue rejoint celle que nous menons ici, de l’autre côté de la Déroute, et sans beaucoup plus d’espoir. No ne prêche pus qué de chaungements et de nouviâotaès ! Mais, nous âotres, je mourrons sauns avaer mais-guère chaungi ! Et cha sera oussin byin coume cha, par’ai5 ! » (19-20/1976 : 160)
De tous, c’est Marcel Lelégard qui est le plus en phase avec la nostalgie passéiste de son vieil ami. Il se remémore « ces soirées extraordinaires » peuplées de « bons Jerriais du vaîsinné » et les conversations « dans un jerriais savoureux, coloré, riche en mots qu’employaient les anciens » (19-20/1976 : 166). Ce qu’il écrit traduit fidèlement, me semble-t-il, la pensée et tout le projet de Frank Le Maistre, que l’on retrouve dans la plupart de ses écrits :
« Puisse-t-il [le Bulletîn] raviver dans les vrais Jersiais autochtones le désir et la volonté de rester eux-mêmes, de ne pas se laisser arracher leur langue par les horsains qui leur ont pris leurs terres et qui ont envahi leur ville ». (ibid.)
Cet anniversaire ne peut pas se célébrer sans évoquer la mémoire du très regretté Fernand Lechanteur l’auteur d’eune mâsse dé tchi entouor lé nouormand, et iun d’ses pus grands savants dé tout temps (19-20/1976 : 167), qui, comme Le Maistre n’hésite pas à l’écrire à propos de lui-même « n’éthait pon mantchi dé loûser nouos travaux étout6 » ! (ibid.) Enfin, Philippe M. de Veulle, au nom du « Don Balleine7 », conscient de « l’empiêtement innévitabl’ye dé la langue angliaiche » (ibid.), souligne l’importance de la langue comme trait identitaire, en ajoutant :
« les valeurs culturelles et l’întéthêt philologique tchi r’sourdent dé nouot’ langue fournissent acouo pus d’qualité à la tâche qué l’Assembliée et l’Don Balleine ont empouongni à deux mains8 ». (19-20/1976 : 168)
Le discours militant est aussi représenté par une lettre de Jacques Mauvoisin9, alors secrétaire de la revue Parlers et traditions populaires de Normandie, qui recense les maux qui affligent les parlers normands : la « parisiannerie » (sans doute la francisation, qu’il compare à l’« aungllaichinnerie », l’anglicisation de Jersey, souvent évoquée par Le Maistre), la télévision et le comportement des résidents secondaires. Il fait valoir à son correspondant l’initiative d’André Louis qui enseigne son vernaculaire dans des cours du soir à Cherbourg (21-22/1976 : 190). En vain, car les préoccupations pédagogiques n’intéressent guère son correspondant, qui reste d’ailleurs étrangement muet à la publication du livre de Paul Birt. Lé Jèrriais Pour Tous – a Complete Course on the Jersey Language, qui se veut une méthode d’apprentissage du jèrriais, donne pourtant au vernaculaire un outil qui lui manquait. C’est Philippe M. de Veulle qui se charge d’en dire quelques mots dans un article qui n’est pas un compte rendu, mais le prétexte à un survol des travaux consacrés au jèrriais depuis la création de La société jersiaise en 1873 sans oublier, une fois de plus, le rôle central du Dictionnaire jersiais-français (12/1985 : 315-318). « Lé Sieur Birt », qui a sans doute le tort de ne pas être natif de Jersey, ne fera pas la plus légère ombre au Dictionnaire et devra se contenter de ce succès d’estime. Il ne sera plus jamais question de son travail par la suite.
Cette caution de l’extérieur, qu’il ne manque jamais de souligner en citant dans sa revue tous les passages élogieux des courriers qu’il reçoit – et ils sont nombreux –, conforte Le Maistre dans sa posture solitaire d’ultime défenseur de la langue. Dans le premier article d’une série qui va se continuer au fil des livraisons, il donne libre cours à son amertume, parfois proche du délire, au sentiment d’être seul contre tous pour préserver son vieux Jèrri du raz-de-marée anglais : « par moments né v’lo tchiques années, j’ai pensé tch’i’ n’y’a qu’mé, mouôn Doue, tchi tcheindra bouon jusqu’à but10 » (1-2/1971 : 4), car personne ne fait rien d’autre que se lamenter quand tout part à vau-l’eau, « en avalrague » (ibid.). C’est le « tout fout le camp » bien connu sous d’autres cieux !
De la nostalgie au dépit. De la célébration du passé au discours réactionnaire
Chez Frank Le Maistre le discours sur la langue s’inscrit dans une éthique de respect du passé. En substance, il convient de célébrer le passé, qui est plus solide que le présent (« gardons chein tch’est jèrriais », 3-4/1972 : 33). Avec le secours d’une citation d’Anatole France, il s’agit de :
« taithe la becque à touos ches têtouognes, et innouothants, tchi chèrchent tréjous à dênîngrer nouos si vielles et bouonnes langues dé mémouaithe respectée11 » (3/1980 : 88).
Les vertus des ancêtres sont un leitmotiv et seront célébrées à tout propos : par exemple, chacun des trois articles consacrés à deux plantes le han ‘souchet’ et la plîse ‘zostère’ et aux baînis ‘patelles’ (2/1980 : 52-55) est prétexte à la mise en valeur du sens de l’épargne12 des anciens, amateurs d’aliments rustiques, naturels :
« Hélas, les gens d’à ch’t heu sont bein trop finnots et n’en veulent pu ni n’tout [des patelles] – ches finnes goules, ches liquefrions. Ah, man Péthe bénîn, les gens d’nouos jours né mangent pus d’la nouôrrituthe natuthelle13 ». (2/1980 : 55)
Cela se traduit souvent de manière émotionnelle par la nostalgie du bon vieux temps, comme dans « Mémouaithes d’aut’fais – dé man vièr Jèrri » (1-2/1971 : 3-8). Le four à pain, le « nièr beurre » (sorte de confiture de pommes), la morue sèche, le capelan (sa bonne odeur !) et toutes sortes de mets locaux, y compris la « suidiche bouoillie » (le rutabaga bouilli) sont passés en revue. Ce sont aussi pêle-mêle les vieux cantiques français et les offices religieux en général, quelques personnages mémorables, les déplacements à cheval, les ruches, les noms de lieux vernaculaires. Tout y passe, jusqu’à la couvaison des poules…
« Combein des cheins d’la généthâtion d’à ch’t heu saithaient comme tchi mettre eune poule à couer14 ? » (ibid. : 7).
Ce long article se termine par un souvenir d’enfance d’une soirée d’orage avec un sentiment pérenne de « chutte sensâtion d’abri et d’seûtheté d’licieuse et mèrveilleûthe du vièr siez-nous15 » (ibid. : 8).
L’abbé Lelégard ne s’y trompe pas. De Sicile où il se trouve avec une délégation de Normands pour commérer la conquête de la Sicile par des Cotentinais de Hauteville-la-Guichard, il envoie à son « bouon anmîn » une lettre dont Le Maistre lui-même cite ce passage : « Le dernier numéro du Bulletin de quart d’an m’a profondément ému. Jamais vous n’aviez laissé paraître une telle impression de solitude devant un passé qui s’en va » (1972 : 40 ; le soulignement est dans le texte, sans que l’on puisse savoir s’il est de l’auteur de la lettre ou du rédacteur de la revue).
La mémoire du passé est constamment évoquée. Dans l’article intitulé « lé pouôrre vièr Jèrri s’en va ! » (25/1978 : 225-227), par exemple, Le Maistre assume sa nostalgie en dressant une fois de plus le catalogue disparate de « tchiques exempl’yes du Jèrri qué nou-th-a connu et tch’a dispathu16 » : les chevaux et les charrettes, le feu à l’âtre, le sens de l’économie, la bonne nourriture, les relations de voisinage. Tout a changé, jusqu’à la marche à gauche dans les rues ou la livre comme mesure de poids, que l’on retrouvera d’ailleurs plus tard (14/1986 : 379). La dernière phrase de cet article, expression de dépit, voire d’un véritable désarroi, rend compte du divorce qui va bientôt se consommer entre le rédacteur du Bulletîn et l’Assembliée :
« quâsi touos les Jèrriais tchi restent […] n’sé d’mentent pon du tout dé chutte pèrte dé tant d’tchi tchi nouos appartcheint, et sustout d’nouot’ vielle langue–nouot’ pus précieux héthitage17 ! » (ibid. : 227).
Les mariages se concluent maintenant dans les discothèques et non plus à la sortie de l’église ou de la chapelle (14/1986 : 378) d’où les cantiques français ont disparu. Les femmes se maquillent… (ibid. : 375-379). Tout est prétexte à critiquer les façons de vivre des contemporains, jusqu’à la nouveauté des prénoms donnés aux enfants et surtout aux filles – on verra pourquoi plus loin :
« Dé nouos jours étout nous donne des noms d’bâptême ès nouvieau-nés les pus riditchules tch’i’ piêsse y’aver. Eune méthe en invent’ta même iun, pouor faithe dé san tchian, et pouor faithe mus qu’sa vaîthinne18 ». (1-2/1971 : 7)
« mais ch’est sustout parmi les noms d’ fil’yes qué nou trouve chutte variêté riditchule19 ». (13/1986 : 353)20
Chaque article inclut un paragraphe moralisateur, souvent réactionnaire. « Le dimanche des brandons en Jèrri aut’fais » évoque le souvenir d’une coutume également connue en Normandie : aux Rois, les jeunes gens parcouraient les vergers avec des torches allumées en répétant une formulette du type « taupes et mulots, sors de mon clos … ». À Jersey, cette coutume, qui n’est plus qu’un lointain souvenir, se déroulait le premier dimanche du carême. Le discours de Le Maistre, que l’on entend sans doute sous toutes les latitudes et à toutes les époques, peut se résumer ainsi : ces loisirs simples contrastent avec ceux d’aujourd’hui et pourtant les gens ne sont jamais satisfaits. Et de prédire, avec un curieux amalgame :
« La gourmandîthe et lé “j’m’en fiche”, et les disputes et les grèves des travailleurs si goguelus, si malvoulus, si exigeants mais si achocres, s’en vont finni par ruinner les pays (s’i’ n’y sont pon dêjà) et, comme un tas d’îngrats et d’innouothants tch’i sont, un bouôn jeu tout lus ji finnitha à r’tchinne-cat – là don21 ! » (2/1980 : 52).
Le passé est volontiers associé à l’authenticité et les articles s’enchaînent pour illustrer cette évidence : dans « Lé vrai vièr Jèrri d’aut’fais – qué j’avons connu » (13/1986 : 345-50), Le Maistre passe une énième fois en revue les changements opérés à l’époque moderne dans la vie quotidienne, comme à propos des lieux de rencontres, du ramassage du varech, des voitures à chevaux, de l’épargne, etc. Il y ajoute, dans le même numéro, un article de même inspiration, intitulé « Où’est don qu’ nou s’en va ? » (13/1986 : 360-362) signé du pseudonyme Jé n’sai, où l’on retrouve tous les poncifs du discours réactionnaire, jusqu’à la caricature. En substance : d’un côté les progrès technologiques ; de l’autre l’ineptie de la musique et la bêtise des chansons, témoins d’une « race en décadence », l’asservissement à la télévision mercantile, qui privilégie la violence. Les maux actuels, grèves, émeutes, insécurité, qui – rassurons le lecteur – n’affectent guère l’économie jersiaise, sont à chercher dans l’abondance d’argent, l’alcool et la drogue, voire dans le désordre moral dont témoigne la vie maritale hors mariage… L’article conclut : « a-t-on jamais ’té en pus grand dangi ? » (ibid. : 362).
Mais, comme dans le premier numéro des Chroniques, après avoir évoqué les veillées du temps passé et rappelé le courage, la patience, la dureté et les capacités des anciens, vertus qui ont permis la facilité de la vie actuelle, Le Maistre adopte un ton souvent plus acerbe et la nostalgie du bon vieux temps fait place à l’invective :
« Où’est qu’ j’en sommes, nous, don – parmafévéthes et frélutchîns et liquefrions d’à ch’t heu, atout touos les conforts înmaginnabl’yes et gâtés et poupotés piéthe qué des femmes en couoches ? Jé sommes dév’nus, m’est avis, eune race d’êcrêliots, dé herlitchîns et d’haînitcheurs22 ! » (1/1979 : 10).
Le discours réactionnaire n’épargne pas l’école, qui corrompt les jeunes enfants :
« […] l’înstruction modèrne étha fait d’la grand’ partie d’ches chièrs marmots et chérubîns en toute innocence eue race anglieûthe dé jannes mistenfliûtes auve trop d’connaissance ou d’“êducâtion”, mais sans nul bouôn sens. Dans chu p’tit d’temps-là, d’eune dôuthaine d’années, il’éthont apprîns toutes les chôthes viles et sales et bâsses dé la vie, souvent même par expéthience23 ! » (9/1984 : 237)
Il en va de même de cette fichue télévision qui « mange sans r’lâche ches valeurs morales chi nouos’th avaient’té apprînthes par nouos pathents d’eune aut’généthâtion24 » (ibid.). Des loisirs simples, peu de gâteries, l’enseignement religieux de l’école du dimanche, et les vertus anciennes, voilà les piliers d’une bonne éducation.
Le donneur de leçons agace bon nombre de membres de l’Assembliée qui ne se privent pas de critiquer en privé son intransigeance. Et, avec le numéro 25/1978, Le Maistre met un terme à la rédaction du Bulletîn, dont il était la cheville ouvrière, mais qui était aussi devenu « sa » revue, pour se lancer dans une nouvelle publication, dont le style et le contenu restent identiques : les Chroniques du don Balleine.
Langue et patois. Le discours puriste et la valorisation du jèrrais de la campagne
Dans le premier numéro des Chroniques, prennent place, sous le titre « Le normand est une langue » (1/1979 : 4-5) des extraits d’un courrier adressé à la revue PTPN par Liliane Guttierez-Porterie, linguiste brillante décédée prématurément, spécialiste des langues amérindiennes au CNRS, qui venait de découvrir le dialecte normand à travers l’œuvre de l’abbé Lohier. Sous une forme interrogative « Le normand est-il une langue ? », quelques années plus tard, on trouve aussi un extrait d’article du journal La Croix, signé d’André Dupont (11/1985 : 285-286), qui conduit à la même affirmation. Entre temps, « La mort d’eune langue » (8/1983 : 209-212) se fait l’écho d’un échange vif dans le journal local entre dénigreurs du « patois » et défenseurs de la « langue » de Jersey. Frank Le Maistre s’insurge légitimement et violemment contre cette attaque de l’image du jèrriais, qu’il considère – c’est une caractéristique du personnage – comme une attaque personnelle. C’est sans doute la raison pour laquelle il termine sa charge par une nouvelle autocélébration, citant hors de propos la préface de son Dictionnaire par Fernand Lechanteur. Paul Birt, qui travaille à sa méthode d’enseignement du jèrriais, participera aussi à la défense du dialecte local en publiant le 3 février 1983 un article en anglais, dont des extraits traduits en jèrriais par Le Maistre sont reproduits dans « Réponse d’un savant ès cheins tchi dênîngrent la langue jèrriaithe » (8/1983 : 213-214).
Le Maistre reviendra sur le mot patois, qu’il proscrit au profit de langue – retournant l’argument et réservant patois à l’anglais mal parlé, en égratignant au passage les Guernesiais qui font usage de ce mot sans complexe – dans un article bizarrement intitulé « La linguistique » (12/1985 : 313-315), sans doute parce qu’il y est question d’un texte paru dans la revue Linguistique picarde25.
Le compte rendu incendiaire de la 3e édition du Dictiounnaire angllais-guernesiais de Marie de Garis (1982) lui donne l’occasion de fustiger une fois de plus le mot patois, qui porte une connotation sociale stigmatisée :
« […] comme tchi cachi dans la cahueûle des Dgèrnéthiais qué lus langue n’est nullement un patouais ? Du patouais ch’est chein qu’ nou ouait ichîn en Jèrri comme en Dgèrnéthy, lé d’vis ou bargouêchîn d’un tas d’ouvrièrs angliais, du vrai baragouîn qué nou n’peut dgéthe comprendre du tout ». (8/1983 : 230)
L’ouvrage de M. de Garis est effectivement lacunaire et très fautif ; les graphies sont souvent incohérentes et l’ignorance de son auteur en matière grammaticale est évidente. Du point de vue lexicographique, on est là très loin de la qualité du travail effectué à Jersey. On peut cependant reconnaître à ce Dictiounnaire le mérite de tenter de prendre en compte la situation réelle du guernesiais et d’intégrer les nombreux anglicismes des locuteurs, comme raïdaïr aen baïce ‘to ride a bike’. Puriste, refusant obstinément une quelconque évolution linguistique qu’il considère comme une dégradation d’un état antérieur nécessairement meilleur, Le Maistre ne supporte pas « [ce] dgèrnéthiais tchi veint d’l’angliais dé n’y’a pon longtemps, et don tchi n’est pon du dgèrnéthiais du tout » (ibid. : 232)26.
De plus, comme l’ouvrier se distingue de l’agriculteur, le citadin du campagnard, et les grévistes et leurs syndicats des honnêtes travailleurs (« Si l’Bouôn Dgieu allait en grève… », 13/1986 : 362-363), le « bouon vièr jèrriais » de la campagne est opposé à la corruption linguistique de la ville :
« les difféthentes langues et l’bargouêchîn des piêtons dans la Ville, dé St. Hélyi, où’est tch’i y’a hardi pus d’chance d’entendre du portûndgais-madérien ou l’baragouîn d’patouais râpant et d’sagriabl’ye dé ches Angliais et Êcôssais mal-apprîns et mal êlevés27 » (« En c’mîn pouor la pèrdition d’sén âme ! » 5/1982 : 126).
Les ouvriers/citadins sont une cible favorite de Le Maistre qui ne manque pas de rappeler à leur propos la locution péjorative clyicheurs dé pavé (litt. ‘chieurs de trottoir’) dont il les qualifie (2/1980 : 55) et qu’il commente ainsi dans son Dictionnaire : « quand le Jersiais de campagne parle d’un villais comme étant un clyichard ou clyicheux, il sous-entend un être blême et débile, mangeur d’aliments maigres et liquides, enfin un individu très méprisé (!) ». L’opposition ville/campagne revient d’ailleurs souvent sur le devant de la scène.
Par ailleurs, les exigences de Le Maistre vis-à-vis de la « qualité » de la langue sont toujours au plus haut niveau. Il applique d’ailleurs cette rigueur à lui-même, même si son style, volontiers redondant n’a pas l’élégance de celui de son ami Georges Le Feuvre. Les coquilles sont peu nombreuses dans la revue et les principes orthographiques établis par le Dictionnaire sont scrupuleusement respectés. Il ne s’intéresse cependant guère à la grammaire, s’en tenant toujours à des commentaires sur le lexique, dont il possède une connaissance sans égale, avec pour unique référence son propre Dictionnaire, qui enregistre un vocabulaire considérable dans sa variation intradialectale, incluant « beaucoup de termes vieillis ou tombés en désuétude » (1966 : xx). Le projet est défini comme « une espèce de dictionnaire encyclopédique » (ibid. : xvii), quoique le produit apparaisse comme un véritable dictionnaire bilingue, avec des références à l’anglais, au guernesiais et au normand continental. À partir de là, l’intransigeance de son auteur, fondée sur une norme idéalisée, où tout anglicisme identifié est soigneusement évité, est mal comprise de ses contemporains, d’autant plus qu’il assortit volontiers ses critiques de jugements éthiques. L’aspect moralisateur du donneur de leçons nuit incontestablement à la cause pour laquelle il milite. Citons l’un de nombreux exemples de cette attitude, qui surgit à tout propos, comme ici dans un article intitulé « Sav’ous l’jèrriais ? » (2/1980 : 43-45)
« Ch’est raide amûthant, mais tristre dgia, dé faithe sèrvi d’ ches mots en d’vîthant entouor chennechîn ou chenn’na, et dé vaie qué neuf fais sus dgix i’ n’sont pus comprîns. Car la grand’ partie des gens d’nouos jours d’vîthent un jèrriais dêbouêtchi, faîthant sèrvi un tas d’mots angliais tch’i’ n’est pon béthoin du tout. Ch’n’est qu’“paresse d’esprit”28 ». (ibid. : 43)
Les « bouons vièrs mots » (6/1954 : 87), les « bouons vièrs ditons » (1-2/1971 : 13), le « bouôn vièr dévis » (24-25/1971 : 985) : ces expressions reviennent sans cesse sous la plume de Le Maistre. L’archaïsme est toujours de bon aloi, l’indice d’une langue soignée. La norme s’inscrit nécessairement dans la référence au passé. Dans la même veine, Le bouan vier jerriais est le titre d’une pièce en vers de P. W. Luce, journaliste à Vancouver (envoyée par l’auteur et publiée dans 2/1953 : 18-19).
La recherche des responsabilités et le discours misogyne
Le discours ne varie pas au cours des années. Le long article intitulé « Mémouaithes d’aut’fais – dé man vièr Jèrri », qu’il publie sous le pseudonyme d’Icabod29 en 1971 est exemplaire, en ce qu’il évoque des thèmes qui sont développés tout au long des années : l’abandon des traditions, du fait de l’afflux d’étrangers, le désintérêt des Jersiais pour leur langue ancestrale avec, en point d’orgue, la responsabilité spécifique des femmes qui ne transmettent pas aux enfants le patrimoine linguistique et culturel.
« Qué ch’est trébutchant, n’est-che pon, dé vaie la manniéthe dé vivre Jèrriaise et toutes les traditions dé nouos vielles gens s’n aller à tout janmais. Tout ch’qué nous-s-a chiéthi aut’fais, et si longtemps, dispathaître à grands pas. Et ch’la sans doute, à cause dé l’înfluence êtrangiéthe tch’a ’té à s’înfiltrer parmi la race Jèrriaise dépis longtemps, mais ches dreines années tant et si bein qué v’là tch’a engaûmé à bein près toutes les bouonnes choses tchi nouos apparténaient, à nous. Mais, i’ faut avouer, dgia, qué lé Jèrriais li-même a ieu étout hardi à y faithe. Dépis pus d’chînquante ans, par exempl’ye, il a aîdgi à abafouer sa vielle langue. Non est ; ch’est la femme, sâpresti, tch’i’ faut sustout atchûther ! Ch’est lyi tch’a gardé nouot’ bouôn vièr dévis aut’fais en l’apprannant ès avièrs. Mais ch’est pardîngue vrai étout qu’ch’est lyi né v’lo dêjà bein d’s années tch’a aîdgi dû à l’laîssi couôrre. Par eune espêce d’ordgi, et eune manniéthe dé honte étout, qué l’s avièrs ont happé d’ssus ieux-mêmes. Et ch’t héthitage Nouormand, héthitage précieux, est dév’nu mêconnu des garçons et des fil’yes, mais des fil’yes lé pus, né v’lo bein d’s années. Et d’pis la dreine dgèrre, acouo piéthe. Les jannes lus fichent dé lus vielle langue matèrnelle30 » (1-2/1971 : 4).
Ce sont donc les Jersiais eux-mêmes qui rejettent leur langue, écrit Le Maistre. Les raisons, d’ordre moral – l’indifférence, l’orgueil, la négligence du passé et le non-respect des anciens, il les aura données ailleurs ; mais les coupables désignés, il le répète, sont les mères de familles. Ainsi lit-on dans la réédition de ce texte de 1965 paru dans le journal local Evening post :
« Même tch’i’ [les mères] c’menchent à pâler ès p’tchiots en Jèrriais, d’vant longtemps i’ les laisse[nt] brédendgi en Angliais et, dans l’couothant d’tchiques mais, chutte langue en remporte sus la nouôtre31 ». (17-18/1975 : 134)
Et plus loin :
« Les méthes ont gardé la vielle langue avaû les siècl’yes, dé généthâtion en généthâtion, mais lé jour veint qu’ ch’est ieux tchi sont responsabl’yes pouor la laîssi s’péthînmer. Il’ aiment mus (par ordgi, i’ pathaît – un drôle d’ordgi, ma fé !) qu’ lus éfants sachent l’Angliais, et rein qu’l’Angliais […] il est rare dé vaie deux femmes, ou deux’trais femmes, tchi s’rencontrent s’entrepâler en Jèrriais. Les hommes, acouo – nous-s-en ouitha gentiment. Mais, pas tant ni n’tout parmi les jannes – d’un bieau but, comme y’a tchiques années. Et, dépis dêjà longtemps, dans les fanmil’yes où’est qu’ là vielle langue sé d’vise acouo, les garçons s’en sèrvent mais pon les fil’yes32 ! » (17-18/1975 : 134-135)
Car les femmes sont, à de nombreuses reprises, l’objet d’attaques très violentes. La stigmatisation des mères jersiaises est, chez Le Maistre, une attitude récurrente :
[Les langues minoritaires ont remises en honneur ailleurs. Ce n’est pas du tout le cas dans les Îles anglo-normandes] « où’est qu’ la dérision et l’mêpris sont bel et bein enraichinnés dans la cabiche dé tant dé nouos vrais Jèrriais, sustout d’eune mâsse dé femmes, acouo pus qué l’s hommes, tch’en ont ieu honte dé d’pis dêjà bein d’s années – niaîthes et achocres tch’i’ sont, toutes ches femmes tchi dévthaient êt’ au mains les preunmiéthes à ensîngni à lus marmaille la langue méthe du pays mais qué par tchique sorte d’fichu ordgî încomprannabl’ye sont trop niaûminnes, trop bêtaches, trop goguelues ! Ah, sémnâge, quand nou-th-y pense, les méthes tchi sont les cheinnes tchi gardent en vie les langues “maternelles” mais tchi, en fîn d’compte, et dans touos les pays partout l’monde, déveinnent fausses et dêlouoyales, sans amour-propre, et laîssent couôrre à tout janmais lus pus précieux héthitage – la langue dé lus anchêtres ! »33 (4/1981 : 93)
Ici le discours ne s’embarrasse pas de contradictions : comment, en effet, les enfants pourraient-ils refuser l’emploi d’une langue que leur mère, comme nous l’avons vu plus haut, ne leur aurait pas transmise ?
« Ch’est încriyabl’ye qu’les gens piêssent abandonner un héthitage patheil. Mais i’ n’veulent pus d’viser lus langue maternelle. Et quant ès avièrs, ieux, i’ craient fiabliément qué ch’est tchiquechose d’êtrange et r’fusent dé s’en sèrvi. Ch’la, sans doute, ch’est de la faute ès pathents-ès méthes sustout34 ». (17-18/1975 : 134)
On peut aussi consulter sur ce sujet, dans le même numéro, le texte qu’il signe conjointement avec Ph. M. de Veulle (5/1982 : 123).
Le Maistre n’hésite pas à utiliser l’argument d’autorité en s’appuyant sur des « philologues », comme il les appelle, qui n’y sont pour rien, comme dans cette diatribe (où il évoque sans doute l’étude de Gauchat, qu’il confond ailleurs avec Dauzat) :
« Comme partout ailleurs dans l’monde, où’est tch’il y’a des “langues minoritaires” lé moment veint qué ch’est “infra dig” dé s’en faithe sèrvi, et ch’est bein connu qué ch’est les femmes tch’en sont les pus coupabl’yes. Et ch’est si ironique qué ch’est les méthes tch’apprannent la langue “matèrnelle” à lus moussaille, et ch’la pouor des chents ans. Et pis mais, lé jour veint, dgia, qué ch’est ieux tchi font d’lus mus pouor l’êtranglyi et la cachi à san trépas35 » (8/1983 : 210).
On a de la peine à imaginer comment cette violence verbale faite aux femmes aurait pu trouver un écho unanimement favorable, et ce sont ces propos outranciers qui contribuaient à discréditer leur auteur et à éloigner les Jersiais de la cause qu’il défendait36.
Le discours xénophobe
On l’a vu, Le Maistre rend le progrès en général, les médias et surtout la télévision responsables de la perte d’intérêt de ses concitoyens pour leur vernaculaire. Quant à la noblesse jersiaise, symbole des traditions, elle a quasiment disparu et les belles propriétés qu’elle possédait sont désormais aux mains des Anglais. Seuls au milieu de cette foule d’étrangers effrontés, les quelques « vrais Jèrriais » qui restent se tiennent de plus en plus à l’écart, renonçant à ce qui caractérisait jusque là leur identité culturelle :
« Nou-th-a dêpiet dé vaie tant dé ches êtrangièrs parmi nous, hardi d’ieux souvent plein d’hardgièche et d’affront, et n’sé d’mentant mie dé nouot’ manniéthe dé vivre bein Jèrriaîthe, tant et si bein qué hardi d’nous finnissent par laîssi couôrre tout ch’ tchi nouos appartcheint d’vieillèche, d’vis et couôteunmes et traditions37 ». (25/1978 : 226)
Car la racaille a envahi l’île et, outre l’accumulation « littéraire » des qualificatifs, qui dénotent une grande richesse lexicale et la parfaite maîtrise de la langue de leur auteur, l’étalage de xénophobie est sans ambages. Nous sommes ici loin du « politiquement correct » qui fleurira par la suite :
« Pis, mouon Doue – tout chu c’nîn qu’ j’avons dans l’île dé nouos jours… I’ nouos en veint d’partout, sémnâge, dé ches dêguenilyis, dé ches péhons et d’ches peûles, du peltas, d’la peûtraille, du racâs38 ! » (ibid. : 227)
Dans un commentaire sur le recensement de 1981, Frank Le Maistre déplore que les autochtones soient cernés, infiltrés par tout un peuple étranger à Jersey. Comment retenir la vieille langue locale, les coutumes et traditions ? « Comme tchi faithe pouor chèrchi à r’buter chein qui s’appelle lé progrès39 ? » (5/1982 : 130). Mission aussi impossible sans doute que d’empêcher la marée de monter, ajoute-t-il. De fait, la décadence du « bouon vièr jèrriais », selon l’expression récurrente, va de pair avec le déclin du « vièr Jèrri », des « vrais Jèrriais » et de leurs « bouons vièrs noms ». Et il est intéressant de suivre Max Lucas et Frank Le Maistre dans leur analyse (« En c’mîn pouor la pèrdition d’sén âme ! », 5/1982 : 126-129) : 51,3% des individus recensés sont nés à Jersey, une bonne proportion d’entre eux n’y ayant aucune racine. Les auteurs estiment les « vrais Jèrriais » à moins de 40% de la population, peut-être un tiers. Mais les « vrais et véthitabl’yes Jèrriais dé toute vieillèche » (ibid. : 127), ne représentent, selon eux, qu’un quart de l’ensemble. Et une part de ce happy few, de cette « entité ethnique » (ibid.), comme la qualifie les auteurs, a contracté mariage avec des étrangers à l’île. Un glissement s’opère ainsi du maintien de la langue vernaculaire à la pureté ethnique. S’ajoutent à cela les généralisations habituelles d’un racisme ordinaire, que l’on trouvait déjà chez Joret il y a plus d’un siècle : « nouormands d’race », les vrais Jersiais ressemblent aux paysans normands, que l’on voit à la foire de Lessay … (13/1986 : 349).
Mais le discours du vieux militant franchit une nouvelle étape, aux relents malsains, lorsqu’il attribue au « mêli-mêlo dans la population », la raréfaction des « mangnifiques types nordiques40 », qu’il oppose à l’accroissement du nombre des « p’tites gens, et ventrues et de touos calibres » (14/1986 : 375). Il en trouve en quelque sorte la preuve dans la disparition des vieux noms de familles41. L’alcool et l’oisiveté sont en partie responsable de la déchéance de la noblesse de l’île, dont les propriétés passent aux mains d’Anglais. L’argent corrompt la « race vigouotheûthe » (14/1986 : 377) comme l’était celle des ancêtres. Le Maistre voit la cause de ce déclin dans l’émigration jersiaise du xixe et du début du xxe siècle, qui a permis de faire place à une immigration anglaise, irlandaise, bretonne et, plus récemment, portugaise :
« un tas dé ches înmigrés fûdrent dé cliâsse bein înféthieûthe. Et la race Jèrriaîthe a bein cèrtainement dêtériothé dé d’pis à cause dé tout chu mêlange-là42 ». (13/1986 : 349)
Il ajoute à ce facteur la baisse de la natalité depuis 1861 (15-16/1987 : 402).
Le comble de la provocation est d’ailleurs atteint, à ses yeux, avec le remplacement de la section de jèrrais à l’“Eisteddfod” par une section de portugais (5/1982 : 128). Cette insupportable incongruité sera quand même réparée trois ans plus tard et « la séthée jèrriaise ravigotée » (titre d’un article) en 1985 (11/1985 : 307).
Rien à voir avec le tableau idyllique, et idéalisé, des travailleurs saisonniers venus autrefois de Haute et Basse-Bretagne, dûment exploités non sans paternalisme par les fermiers jersiais. Encadrés par la « mission bretonne », les pauvres diables étaient contents de leur sort, chantaient et dansaient au son de l’accordéon pendant qu’on les régalait de cidre chaque fin de semaine (3/1980 : 68-69)43.
À l’opposé, et jusqu’à la caricature, tout ce qui est jersiais, de près ou de loin, est valorisé sans discrimination. Cette attitude est largement partagée par Georges Le Feuvre, qui qualifie même avec humour les crapauds, emblèmes de l’île, de « bouans vièrs Jèrriais » (« en Jèrri y’a 25 ans », 1-2/1971 : 11-13). C’est aussi Georges, qui a passé la plus grande partie de sa vie en Amérique, qui trace un portrait détaillé de l’aventurier « Buffalo Bill » Cody, descendant d’un L’Escaudé de Saint-Pierre, dans l’ouest de Jersey, dont les sinistres exploits ont permis, selon lui, « l’avanch’ment d’la civilisation » (34/1961 : 525). Mais, à la différence de Le Maistre, qui adopte le plus souvent une attitude agressive et franchement hostile envers les étrangers, Georges Le Feuvre, qui a vécu lui-même l’émigration américaine, se borne à des constatations où l’on ne perçoit aucune xénophobie. Ses souvenirs se nourrissent du Dictionnaire et sont le prétexte à la mise en scène du lexique jèrriais. Même s’il adhère à l’idéologie de son ami, il n’y a aucune violence verbale chez cet homme doux et tranquille (« Des vièrs mots jèrriais », 1/1979 : 12-13). Par exemple, lorsqu’il constate, à chacun de ses longs séjours annuels dans l’île, que le nombre des maisons s’accroît sans cesse, l’explication modeste qu’il en propose est du type « cercle vicieux » :
« I’ m’semblye (j’avoue qué jé n’sis p’t-êt’ pon assez au couothant d’s affaithes en jèrri pour en jugi comme i’ faut) qué l’s ouvrièrs tchi veinnent de l’êtrangi travailli à mettre ches nouvieaux bâtisses à haut finnissent par rester à d’meuther en Jèrri, et qué v’là tch’augmente la nécessité d’continnuer à bâti d’aut’s maisons pour les louogi44 ». (23-24/1977 : 212)
Conclusion
Dans « La langue jèrriaîthe en 1982 », Ph. M. de Veulle et F. Le Maistre, après une nouvelle revue des différentes causes de l’abandon de la pratique du jèrriais, concluent curieusement à l’espérance possible d’un renouveau, qui tient du miracle. Ce discours irréaliste mérite d’être relevé et n’est d’ailleurs pas isolé, car je l’ai aussi entendu à Sercq, où la situation linguistique était bien pire. Mais c’est surtout le sentiment du devoir accompli qui s’exprime :
« Quand don chutte période d’anglyicîthâtion achéthinnée sé s’sa êmortie, nou-s-espéthe qu’eune aut’ généthâtion d’ l’av’nîn chèrchétha à s’èrnouer ès chôthes d’antan et qué, en ch’la faîthant, la vielle langue èrtrouv’tha sa pliaiche comme la toute pus împortante èrlique du pâssé. À ch’t êgard, au mains, nouot’ responsabilité d’aver pâssé nouot’ pu précieux héthitage ès cheins tchi daivent vénîn auprès nous est à s’accomplyi45 ». (5/1982 : 123-125)
Quelques années plus tard, en 1987, paraît le dernier numéro des Chroniques. Dans la troisième partie de l’article « Lé vrai vièr Jèrri d’aut’fais — qué j’avons connu », Le Maistre lance un dernier cri pour dénoncer la prononciation à l’anglaise des noms de lieux, largement oubliés par ailleurs et la désaffection à l’encontre du parler jèrriais et de la vie d’autrefois, qui se produisent dans l’indifférence générale, avec une lourde responsabilité des mères de familles (15-16/1987 : 400-403). Mais la résignation est patente. Le défenseur sincère et passionné, militant infatigable au service de la langue et de la culture locales, jette tristement l’éponge : « la mathée est trop forte » (ibid. : 402). C’est sa dernière intervention ; il tombera gravement malade dans les semaines suivantes et ne se manifestera plus jusqu’à sa mort en 2002. Ce dernier constat est amer, car la génération de Le Maistre, dépossédée et devenue minoritaire, ne peut que se réfugier dans les souvenirs : « mais en dépit de tout, on pense encore au Jersey qu’on a connu, à tout ce qui nous appartenait et au peu de ce qui nous reste » (ibid. : 403)46. Le dernier numéro des Chroniques contient également un article intitulé « Ma paraisse lé vièr St. Ou » (15-16/1987 : 407-409) qui reprend quelques considérations nostalgiques de l’article précédent, en s’attardant, avec un chauvinisme assumé, sur quelques lieux, prétextes à l’évocation de souvenirs. On n’en retient que les rassemblements de la société locale qui ont lieu à l’occasion d’enterrements d’autochtones mettent en scène la langue, corollaire de l’évocation du passé, pour quelques minutes.
Nous ne connaissons pas le tirage des deux revues. Mais il est certain que le discours de Le Maistre a été largement diffusé par leur auteur auprès de ses amis ou correspondants et de nombreuses bibliothèques universitaires, comme il se plaisait souvent à le rappeler. La charge fortement négative de ses propos ne semble jamais avoir été relevée par les chercheurs, même si elle ne manquait pas d’être évoquée en privé à Jersey, comme j’ai pu le constater maintes fois. L’homme était entier, profondément meurtri dans sa conscience identitaire, et luttait sans illusions avec tous les moyens dont il disposait. Sa recherche solitaire l’avait amené à radicaliser son attitude et ses propos outranciers, inacceptables aujourd’hui, n’ont pas toujours servi sa cause à Jersey. Nous préférerons oublier le fond douteux, bien ancré dans un courant de pensée nationaliste et réactionnaire, pour ne retenir que l’œuvre lexicographique incomparable de l’autodidacte.