L’« étrangèreté » de Marguerite Duras

DOI : 10.54563/cahiers-duras.124

Abstracts

Cette approche diachronique de l’œuvre de Marguerite Duras se propose de rendre compte des rapports qu’elle entretient avec le monde anglo-saxon, en recourant à la notion forgée par Michael Edwards d’« étrangèreté ». Convoquant les romans, le théâtre, ainsi que le travail journalistique et les entretiens accordés par Duras, cet article se penche sur l’ambivalence de son rapport à la culture américaine et à la langue anglaise, mais aussi à la référentialité, souvent mise en question par le poétique et le romanesque. Précisément, dans un dernier temps, ce travail vise à montrer dans quelle mesure le monde anglo-saxon fournit à l’œuvre de Duras ce moteur puissant qu’est le romanesque.

This diachronic approach to the work of Marguerite Duras aims to give an account of her relationship with the Anglo-Saxon world, using Michael Edwards notion of “étrangèreté”. Drawing on Duras novels, theater, journalistic work and interviews, this article examines the ambivalence of her relationship with American culture and the English language, as well as to referentiality, often called into question by the poetic and the “romanesque”. Finally, this article aims to show the extent to which the Anglo-Saxon world provides Duras work with the powerful driving force of the “romanesque”.

Text

On doit à un écrivain et critique d’origine anglaise, Michael Edwards, professeur au Collège de France et membre de l’Académie française, la notion d’« étrangèreté », notion qu’il a explicitée à l’occasion d’un enregistrement diffusé conjointement par le Collège de France et les éditions Gallimard1. Les termes « étranger » et « étrange » ont une même origine latine, extraneus, qui renvoyait précisément à ce qui est perçu comme étranger. Si Michael Edwards s’attache peu à définir ce qu’est l’étranger, on peut estimer avec Julia Kristeva que « l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés »2. L’étranger est susceptible de susciter de l’étrange, d’abord défini par Michael Edwards comme ce qui est « très différent de ce qu’on l’habitude de voir », mais le critique souligne que l’étrange relève également d’une « façon différente de voir ce qu’on a l’habitude de voir ». Si l’étrange est « le plus souvent inquiétant », il peut aussi être jubilatoire. Du quotidien peut naître l’expérience de l’étrange, notamment lorsque surgit le sentiment d’être confronté tout à la fois à l’ici et à l’ailleurs, ou lorsque mêlé à la foule le rapport à soi devient plus opaque : on se rend compte alors, selon le terme de Michael Edwards, de son « inimportance ». Plus radicalement sans doute, note-t-il, la multiplicité des langues nous « estrange » du monde – à l’époque de Furetière « s’estranger » signifiait s’éloigner d’un lieu3 –, nous rend sensible à l’étrangeté du monde, à la multiplicité des mondes, mais cette expérience de « l’étrangèreté » de la langue en renouvelant le rapport au monde peut naturellement être « réjouissante ».

Il n’y a guère de doute que Marguerite Duras ait eu le sentiment de sa propre « étrangèreté ». Dans Les Parleuses déjà, en 1974, elle déclarait à Xavière Gauthier : « je me trimbalais dans la vie en disant : Moi, je n’ai pas de pays natal » (OC III4, p. 136). À l’occasion d’un entretien de décembre 1980 avec Elia Kazan, intégré dans Les Yeux verts, Duras affirme de même qu’elle est « sans pays natal », que son « lieu natal » est « pulvérisé », qu’elle ne se « [sent] pas française » (« L’homme tremblant », Les Yeux verts, OC III, p. 761-762).

Transposé dans l’imaginaire de la fiction, le « pays natal » de Duras apparaît ambivalent dans son rapport au monde anglo-saxon. Dans Un barrage contre le Pacifique, à travers le « seul livre […] qu’il y ait eu dans la famille », « l’album » intitulé Hollywood-Cinéma (OC I, p. 358), ce monde participe tout à la fois du quotidien et permet d’y échapper. Les « [r]emarques générales » de Duras qui accompagnent le texte de L’Éden cinéma font de la culture américaine l’indice d’une période de transition : « La musique de Carlos d’Alessio, écrit-elle, […] devrait comporter deux valses et deux one-step. Pour moi, les valses, c’est la musique de la mère, celle du cinéma Éden. Et les one-step, celle des enfants, de Réam, déjà moderne » (OC III, p. 423). Si l’influence de la culture américaine sur les comportements est reconnue, Duras récuse, selon le point de vue, le mimétisme ou l’anachronisme sous-jacent à l’adaptation de son roman au cinéma réalisée par René Clément. Trahison « irrémédiable », dit-elle, que ce film où « après la mort de la mère, au lieu de quitter la concession, d’abandonner pour toujours la colonie, les enfants restent dans cette colonie, s’y installent, tout comme l’auraient fait des pionniers américains du Middle West, pour “continuer l’œuvre des parents” » (loc. cit.).

L’entretien de Duras avec Elia Kazan témoigne d’une représentation nuancée de la culture américaine : « je ne dis pas les Américains, je ne sais pas ce que ça veut dire dans le cinéma » (« L’homme tremblant », Les Yeux verts, OC III, p. 761). Non seulement Duras se refuse alors à une perception monolithique du cinéma américain mais elle va jusqu’à estimer qu’il n’y a entre la France et l’Amérique « pas de différence essentielle. Je les vois, dit-elle, communicantes. Les choses arrivent ici [en Europe] et leur chambre d’écho en serait l’Amérique. […] je vois l’Amérique comme un lieu de passage, comme un déambulatoire de l’événement européen, c’est-à-dire de l’événement international » (ibid., p. 774). « Les choses arrivent ici » : on observera que Duras prend le contrepied d’idées reçues. Plus largement, la position adoptée par Duras incite à la prudence quand il s’agit d’aborder les rapports qu’elle entretient avec le monde anglo-saxon. Pour le moins, cette position rappelle les mérites d’une approche diachronique, sensible à l’évolution de l’œuvre comme de son paratexte.

En 1968, Yes, peut-être, en faisant appel aux ressorts d’un comique de l’absurde, ne prenait guère de pincettes pour dénoncer ce que Duras appelle à l’époque, dans un entretien avec Lucien Attoun, « l’impérialisme yankee » (voir OC III, p. 1767). Si Duras se sent alors radicalement étrangère à la politique menée par les États-Unis dans le cadre de la guerre du Vietnam, rappelons que la didascalie initiale met sur le même plan les emblèmes du nationalisme américain et français, « étoiles du drapeau américain, coq gaulois » (Yes, peut-être, OC III, p. 895). Cette didascalie précise même que « figures » et « paroles » peuvent « vari[er] selon les pays » (loc. cit.). Il reste que, malgré l’invention langagière, dans cette pièce les références sont limpides, parfois même explicites, notamment quand le personnage désigné par B déclare « Black is beautifull [sic] » (ibid., p. 915). On sait que dans Yes, peut-être la critique de l’impérialisme se double ponctuellement d’une critique du « provincialisme », sous-jacente au discours tenu simultanément par A et B : « Deux océans vous entourent. […] L’Océantique et l’Océpacificos » (ibid., p. 912). À cet égard, Duras maintiendra en partie sa charge, lorsque dans Les Yeux verts elle prendra pour cible « le “new-yorkisme” de nos années-ci », l’« humour très régional » de Woody Allen (« Woody Allen Chaplin », OC III, p. 669). L’image des États-Unis qui ressort des Yeux verts est remarquable d’ambivalence. Nous avons rappelé que Duras les perçoit comme un « lieu de passage », comme un « déambulatoire » de l’événement européen, « international ». Pour elle, « l’Amérique c’est l’exil » (« L’homme tremblant », OC III, p. 760). À la critique du « new-yorkisme » de l’époque fait pendant l’éloge de « l’éternel de N. Y.-la Babylone » (« Woody Allen Chaplin », OC III, p. 669), désignation où transparaît, bien sûr, l’origine mythique de Babylone, la tour de Babel – mais le bruissement des langues et le croisement des nationalités se voient ici valorisés. Au demeurant, New York est même qualifié par Duras, au cours de cet entretien, de « plus belle ville du monde » (« L’homme tremblant », OC III, p. 771). Au portrait-charge de Woody Allen fait contrepoint l’éloge de Chaplin, dont la représentation durassienne correspond à l’image type que brosse Julia Kristeva de l’étranger : « Une blessure secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l’étranger dans l’errance »5. Aux yeux de Duras, « [l’]errance de Chaplin est sans limites géographiques. […] [Il] traîne avec lui un continent juif européen. C’est-à-dire que partout où il est, c’est un étranger » : au contraire de Woody Allen, il a « cette espèce de dimension illimitée, égarée, propre aux juifs » (« Woody Allen Chaplin », OC III, p. 669-670). Pour Duras, il incarne « ce massacre […] de tous les modes de rire et de pleurer, ce mélange de tout » (ibid., p. 670). Autant dire que l’éloge de Chaplin éloigne la perception durassienne des États-Unis de tout essentialisme.

Si la figure de Chaplin permet à Duras une réconciliation avec « l’Amérique », réconciliation paradoxale dans la mesure où elle met en question une identité américaine qui serait autre chose que mouvement et fuite, celle-ci ne saurait estomper la conviction de Duras d’être profondément étrangère au système économique sur lequel repose une large partie de la création cinématographique aux États-Unis. On se souvient que l’image de la séparation fait leitmotiv dans les lettres à des producteurs américains réunies en 1993 dans Le Monde extérieur : « Je crois que je suis complètement séparée de vous » (« Lettre à M. Krost », OC IV, p. 1050) ; « Il y a des gens comme moi […] qui vivent dans une séparation quasi totale d’avec le “système” – dont fait partie intégrante le processus de production du cinéma commercial » (« Lettre à M. Smith », OC IV, p. 1052)  ; « Voyez, nous sommes dans des mondes séparés ! » (loc. cit).

S’agissant même de La Nuit du chasseur, Duras déplore que « [l]a personne [soit] absente du film, comme de presque tous les films américains. Elle occupe la place de son rôle comme en délégation de son milieu social » (« La Nuit du chasseur », Les Yeux verts, OC III, p. 711). À l’inverse, en tant que journaliste, face à des artistes anglo-saxonnes telles que Margot Fonteyn et Leontyne Price, Duras ne se préoccupe plus que de la personne, dans toute sa singularité. Certes, le « français [de Margot Fonteyn] est bon » (« Margot Fonteyn », Outside, OC III, p. 1034), mais plus intimes sont les ressorts de « ce qui se déclare entre [elles], […] cette relation imprévisible et merveilleuse, la sympathie » : « Nous nous comprenons très bien », insiste Duras (loc. cit.). Certes, un propos de Leontyne Price inscrit finalement la rencontre dans un champ socio-politique auquel Duras ne peut qu’être sensible, malgré la différence du rapport à la nationalité : « Je suis américaine et noire. Je représente ma race et mon pays. Je dois être toujours meilleure pour les représenter. […] Vous pouvez dire que maintenant nous ne demandons plus. Nous réclamons » (« Leontyne Price », OC III, p. 1041-1042). Mais de prime abord l’empathie s’était installée, hissant le portrait initial jusqu’au seuil du sublime.

Reconnaissons la difficulté de distinguer le singulier du collectif dans la mesure où la culture américaine constitue tout à la fois une mémoire collective et un imaginaire collectif qui participent de ce que Duras appelle « la fonction égalitaire du monde moderne » (« Portrait du Japonais », « Appendices » à Hiroshima mon amour, OC II, p. 102). En ce sens aussi l’Europe et « l’Amérique » sont des vases communicants. Fait significatif de ce point de vue, dans les appendices à Hiroshima mon amour, le « Portrait de la française » souligne en une référence à Lauren Bacall qu’« [o]n pourrait l’appeler elle aussi d’une certaine manière “The Look” » (ibid., p. 103). Il faut rappeler que Duras fait appel plus d’une fois au socle commun que constitue la culture populaire anglo-saxonne. Utiliser dans La Femme du Gange et India Song ce succès des années trente, mais aussi de l’après-guerre, que fut la chanson Blue Moon pour une musique conçue par Carlos d’Alessio crée un effet de surimpression. La chambre d’échos que percevait Duras dans son analyse des rapports entre l’Europe et « l’Amérique » est à bien des égards réciproque. La musique de Blue Moon, comme l’indique Duras au seuil de La Femme du Gange (1973), vient du blues, qui lui-même naît de luttes et d’injustices socio-politiques. Lors de son entretien avec Elia Kazan, Duras observe que « c’est la même colère que celle de l’Amérique et celle de la France, elles sont réciproques, violentes, terribles… mais pareilles » (« L’homme tremblant », Les Yeux verts, OC III, p. 774). Dans les « brothers » et « sisters » de La Pluie d’été (1990) résonnent les accents, largement atténués, des apostrophes de Malcolm X. L’espoir de changer le monde s’est dissipé, ainsi qu’en témoigne la trajectoire d’Ernesto, mais revient par là le souvenir d’une époque d’aspiration à une communauté sans frontières, dans une convergence des luttes.

« On va vers une Internationale. Tous les pays tendent vers une sorte d’Internationale. Sauf les États-Unis », affirmait Duras au moment de la création de Yes, peut-être (« Entretien avec Émile Copfermann », Les Lettres françaises [3-9 janv. 1968], OC II, p. 922). Par la suite, l’anglais sera employé par Duras, entre autres pour susciter un espace textuel plus largement commun. Le titre d’un article publié dans Le Monde et repris en 1993 dans Le Monde extérieur, « Mothers » (1977), au-delà de son effet premier d’étrangeté, traduit – non seulement par l’usage de l’anglais, mais par le recours au pluriel – la volonté de surmonter le clivage singulier/collectif : « Je parlerai d’elle, de la mère. […] La nôtre. La vôtre. La mienne aussi bien » (OC IV, p. 1059). Si en elle-même la langue anglaise est l’expression d’un réseau de références communes, largement dépendant de l’espace médiatique, elle ne saurait pour Duras échapper à l’ambivalence. Loin d’être la langue de l’utopie communautaire, loin d’être un universalisme harmonieux, elle traduit et trahit dans l’article « Drug » (1989), initialement paru dans Globe en 1989, ce que Duras nomme la « bêtise commune » (ibid., p. 989).

Si la langue anglaise peut se conjuguer aux références culturelles pour ancrer le texte dans le champ politique, on ne peut que rappeler que l’espace de l’œuvre durassienne échappe le plus souvent à une référentialité qui installerait la fiction dans une géographie et un espace socio-historique aussi stables que déterminés. Certes, dans Le Vice-consul, comme le rappelle Christiane Blot-Labarrère dans l’édition de la Pléiade, les personnages d’origine anglaise s’inscrivent dans le contexte d’un « sous-continent indien […] possession britannique », où faisaient exception « les enclaves portugaises et les cinq Comptoirs français » (OC III, p. 1743, n. 35). Mais il se pourrait bien que l’onomastique, bien avant Savannah Bay, participe déjà d’une palette sonore, d’un travail sur la musicalité et par là même d’un jeu de variations, auquel la lecture à haute voix des lignes suivantes peut rendre davantage sensible :

Anne-Marie Stretter joue le Schubert. Michael Richard a éteint les ventilateurs. L’air pèse tout à coup sur les épaules. Charles Rossett sort, revient, il s’assied sur les marches du perron. Peter Morgan parle de s’en aller, il s’allonge sur le divan. Michael Richard, accoudé sur le piano, regarde Anne-Marie Stretter. George Crawn est près d’elle […] (Le Vice-consul, OC II, p. 630).

Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, la topologie tend à une géographie élémentaire qui procède par échos. Des noms tels que U. Bridge, T. Beach ne suggèrent que des entités schématiques qui reposent sur un système de relations spatiales mais aussi phoniques minimales. Encore cette géographie imaginaire n’atteint-elle pas l’interchangeabilité qui caractérisera l’espace fictionnel de Savannah Bay. Savannah Bay, « lieu mouvant » selon les termes de Duras elle-même en 1983 (voir OC III, p. 1807, n. 19), oscille, dans la pièce, entre l’Italie et le Siam : ce brouillage référentiel se voit accentué par le paratexte, puisque Duras, dans cet entretien pour Libération, situe le lieu réel de Savannah Bay en Floride, bien qu’il s’agisse d’une « ville côtière de l’État de Géorgie » (loc. cit.). Il va sans dire que l’effet d’étrangeté est ici indissociable de la portée poétique et incantatoire du texte, qui parvient à une forme d’autonomie. Peu importe dans une certaine mesure la dimension anglo-saxonne du nom, tant celui-ci suggère l’appropriation du réel inhérente à l’écriture. Cependant, le toponyme s’inscrivant dans un imaginaire collectif, aussi télévisuel que cinématographique, il contribue en lui-même à un effet de déréalisation, d’autant plus que sa musicalité dissuade de lui chercher un référent. Le toponyme participe d’un romanesque qui, en tant que tel, comme l’observait déjà Albert Thibaudet, « prend sa source dans un exercice de l’imagination, un débordement de la représentation »6 et, bien au-delà de l’œuvre de Duras, dépasse les frontières génériques, crée même des passerelles entre les arts.

Un texte tel que « La mort du jeune aviateur anglais » (1993) peut sembler parachever un processus de relatif désancrage par rapport au réel, qui engloberait les références au monde anglo-saxon. Ce texte, qui se présente comme autobiographique, esquisse pourtant le tracé d’une vie avérée, d’un orphelin élevé « dans un collège de la province du nord de Londres », engagé dans l’armée « comme beaucoup de jeunes Anglais » (Écrire, OC IV, p. 869). Dans un geste de correction et de semi-effacement de l’écriture par elle-même, le texte littéralement revient sur ce qui était affirmé en son seuil, sur « [un] vieil homme, anglais lui aussi […] venu là pour pleurer sur la tombe de cet enfant et prier » : « Il a dit qu’il était le professeur de cet enfant dans un collège du nord de Londres » (ibid., p. 870). Nulle certitude, puisque Duras, modalisant son propos, écrit plus loin que ce vieil homme « devait être son professeur, ou peut-être un ami de ses parents » (ibid., p. 876). L’empathie amène la narratrice-locutrice à une éphémère plongée dans la conscience de son sujet, devenu fictif : « Il avait été content, il avait été très heureux au sortir de la forêt, il ne voyait aucun Allemand. Il était content de voler, de vivre, de s’être décidé à tuer les soldats allemands » (ibid., p. 878). Le geste biographique et empathique met également à mal les limites de l’identité par une quasi mise en équivalence du sort du jeune homme et de celui du petit frère de Duras. Mais si, selon ses termes, « [i]ci, on est très loin de l’identité » (ibid., p. 872), c’est surtout, on s’en souvient, du fait de l’adoption d’un point de vue métaphysique : « N’importe quelle mort, c’est la mort. N’importe quel enfant de vingt ans est un enfant de vingt ans » (loc. cit.). Par la mort, l’identité aux yeux de Duras perd ses contours, devient sur le plan de la nationalité interchangeable : « L’enfant mort était aussi un soldat de la guerre. Et aussi bien il aurait été un soldat français. Ou un Américain » (ibid., p. 876). L’expérience de la confrontation à la mort à vingt ans ne met pas seulement à mal nationalité et identité : explicitement, elle s’oppose au langage, rend secondaire la distinction entre les langues, annule l’« étrangèreté », confère même une aura à laquelle contribue dans ce texte un lexique relatif au sacré.

Certes, à travers ce texte l’Histoire ressurgit, avec sa grande hache. Mais par le biais de l’imaginaire le monde anglo-saxon fournit à l’œuvre de Duras un autre moteur, puissant, celui du romanesque. Alors que dans Les Parleuses, peut-être sous l’influence de Xavière Gauthier, Duras semblait prendre ses distances par rapport au romanesque, au moment de la publication d’Emily L., celle-ci peut affirmer : « il n’y a d’écriture que celle qui est romanesque, qui est poétiquement romanesque. Le poème est déjà un roman. Voilà. Alors, c’est le mystère […] » (« Entretiens avec Luce Perrot », Au-delà des pages [janv.-mars 1988], OC IV, p. 478).

Jean-Marie Schaeffer a pu distinguer quatre traits majeurs du romanesque :

1. L’importance accordée, dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des sentiments, ainsi qu’à leurs modes de manifestation les plus absolus et extrêmes.
[…]
2. La représentation des typologies actantielles, physiques et morales par leurs extrêmes, du côté du pôle positif comme du côté du pôle négatif.
[…]
3. La saturation événementielle et son extensibilité indéfinie.
[…]
4. Un quatrième trait concerne ce qu’on pourrait appeler la particularité mimétique du romanesque, à savoir le fait qu’il se présente en général comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur7.

On pourrait y ajouter, comme l’observait Albert Thibaudet, que dans le roman romanesque « l’amour empêché »8 occupe une place nodale. Il serait possible de montrer dans quelle mesure ces différents traits du romanesque s’appliquent à un roman tel que Emily L. Mais si Emily L. participe de ce qu’Alain Schaffner a pu nommer « ce grand mouvement de retrouvailles avec la fiction qui caractérise les années 1980 », si ce roman anticipe sur les années 2000, où, comme le remarque le même critique, « le goût pour le “romanesque” devient avouable »9, c’est aussi pour une autre raison qui nous retiendra davantage dans la perspective d’une analyse des rapports que peut entretenir l’œuvre de Duras avec la culture anglo-saxonne. En effet, pour Alain Schaffner :

Le romanesque fonctionne […] toujours dans le cadre de la relation à un modèle, qu’il soit imité, décrié ou parodié. On peut ainsi le considérer comme une forme particulière de l’intertextualité. Cela vaut aussi bien, quoique dans une mesure différente, pour le personnage à l’esprit romanesque que pour le livre qui le contient10.

Dans un roman romanesque – ou relevant du romanesque, lequel tend à adopter une « distanciation (souvent ironique) », selon les termes de Jean-Marie Schaeffer11 –, l’action se déroule « “comme dans les romans” »12 : le romanesque implique « une manière particulière de concevoir la vie par comparaison avec sa représentation artistique »13. On sait que Duras a elle-même reconnu un double modèle littéraire pour le roman Emily L. : celui de la poète Emily Dickinson, mais aussi celui des romans d’Hemingway, l’ombre portée par le « roman américain » permettant de concevoir Emily L. comme une variation sur Le Marin de Gibraltar. Nous souhaiterions moins mettre l’accent sur un intertexte que sur un effet d’intertextualité. Précisément, dans la mesure où le romanesque suppose une comparaison de l’« expérience de lecture » et de l’« expérience de la vie »14 sont remarquables les propos tenus par Duras sur ce « couple sorti de Hemingway », sur « les haltes dans les cafés, les haltes interminables à la façon des héros de Hemingway, donc des choses de lecture, quand même » (« Entretien avec Jérôme Beaujour », 18 sept. 1986, OC IV, p. 469, p. 478). En deux mots, ceux de Duras : « ce sont des gens que je connais déjà » (ibid., p. 478). Si, comme le note Jean-Marie Schaeffer, « à travers le cinéma hollywoodien, le romanesque est mondial »15, Emily L. est riche d’une autre mémoire : « eux, font partie déjà […] d’archives de l’amour » (« Entretien avec Jérôme Beaujour », ibid., p. 478). L’expérience de « l’étrangèreté » narrée par Duras dans Emily L. naît du quotidien – face au Captain et à la « femme du bar », « [o]n aurait dit des plantes, des choses comme ça, intermédiaires, des sortes de végétaux, des plantes humaines » (Emily L, OC IV, p. 407) –, s’en échappe, y revient. Quoique l’histoire ait des accents tragiques, « l’étrangèreté » de la rencontre du Captain et de sa femme engendre une jubilation propre au romanesque, celle de la libre inventivité.

À en croire Julia Kristeva, « [les] amis de l’étranger, à part les belles âmes qui se sentent obligées de faire le bien, ne sauraient être que ceux qui se sentent étrangers à eux-mêmes »16. Quoi qu’il en soit, la lettre-préface de Duras (1991) pour l’album de Ralph Gibson L’Histoire de France, reproduite dans le recueil du Monde extérieur, permet de rappeler que l’étranger ne bénéficie en tant que tel d’aucun privilège aux yeux de Duras, tant il est vrai que l’étranger peut être conformiste : « Il n’y a que les étrangers qui la regardent encore cette Tour, […] ils font une sorte de vérification » (« Ralph Gibson », p. 941). Mais l’étranger a le regard d’un artiste s’il est « un sauvage » (ibid., p. 943), un être apte à regarder la France « sans aucun respect, aucun préjugé », et par là à saisir « le spectacle de la vie » (loc. cit.). L’« étrangèreté », celle du monde, la sienne propre, se cultive ; si la sauvagerie est une vertu, elle l’est, s’agissant de Ralph Gibson, en tant que capacité personnelle à transmettre l’inconnu, c’est-à-dire préservé, à susciter de l’étrange, entendu ici, ainsi que le proposait Michael Edwards, comme « une façon différente de voir ce qu’on a l’habitude de voir ». Pour traduire sa propre fascination pour l’inconnu, l’incompréhensible même, dans son travail de journaliste – comme dans son travail d’écrivaine –, Duras a dû faire appel à un mot de langue anglaise : ce qui l’appelle, c’est l’outside, quand bien même il s’agirait, selon Christiane Blot-Labarrère, pour Duras de donner à voir « une certaine idée de la France » (Avant-propos au Monde extérieur, OC IV, p. 921). Duras ne saurait renoncer à son « étrangèreté » : elle parvient à la suggérer, à en convaincre même, en recourant paradoxalement à la plus commune des langues.

Notes

1 Michael Edwards, L’Étrangèreté, Paris, Gallimard-Collège de France, « À voix haute », 1 disque compact, 2010. Return to text

2 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes [1988], Paris, Gallimard, « Folio », 2004, p. 9. Return to text

3 « Chasser de quelque lieu, s'en retirer, s'en esloigner », Antoine Furetière, Dictionnaire universel [1690], [en ligne], disponible sur URL : http://www.xn--furetire-60a.eu/index.php/non-classifie/924037201, consulté le 20 déc. 2021. Return to text

4 Cette abréviation renvoie à l’édition des Œuvres complètes, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011 (t. I et II) et 2014 (t. III et IV). Return to text

5 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 13. Return to text

6 Albert Thibaudet, « Le roman de l’aventure » [NRF, 1er sept. 1919, p. 605], cité par Alain Schaffner, « Le romanesque : idéal du roman ? », in Le Romanesque, dir. par Gilles Declerc & Michel Murat, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 269. Return to text

7 Nous renvoyons à l’article de Jean-Marie Schaeffer « La catégorie du romanesque », in Le Romanesque, op. cit., p. 291-302 Return to text

8 Albert Thibaudet, « Le roman de l’aventure », cité par Alain Schaffner, « Le romanesque : idéal du roman ? », in Le Romanesque, op. cit., p. 277. Return to text

9 Alain Schaffner, « Le romanesque mode d’emploi », in Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, dir. par Wolfgang Asholt & Marc Dambre, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2011, [en ligne], disponible sur URL : https://books.openedition.org/psn/2074?lang=fr, consulté le 20 déc. 2021. Return to text

10 Alain Schaffner, « Le romanesque : idéal du roman ? », art. cit., p. 273. Return to text

11 Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », art. cit., p. 297. Return to text

12 Alain Schaffner, « Le romanesque : idéal du roman ? », art. cit., p. 272. Return to text

13 Ibid., p. 268. Return to text

14 Ibid., p. 269. Return to text

15 Ibid., p. 301. Return to text

16 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 37. Return to text

References

Electronic reference

Yann Mével, « L’“étrangèreté” de Marguerite Duras », Cahiers Marguerite Duras, [online], 1 – 2021, Online since 01 janvier 2021, connection on 19 septembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/124

Author

Yann Mével

Université du Tohoku (Sendaï, Japon)
yann.mevel@yahoo.fr