La mer, et les éléments aquatiques en général, sont omniprésents dans les œuvres de Duras. Nombre de ses productions artistiques, – depuis les premières publications à l’instar du Barrage contre le Pacifique (1950), jusqu’à des livres parus vers la fin des années quatre-vingt comme Emily L. (1987) – ont pour arrière-plan un monde nautique. Cependant les éléments liquides ne se contentent pas, chez Duras, d’être un ornement du paysage, tant ils participent à la création artistique de l’écrivaine qui les considère comme l’une de ses « imagination[s] matérielle[s] »1 au sens bachelardien, au point de devenir la substance de ses rêveries. Comme le dit Bachelard, toute création poétique issue de l’« imagination matérielle » a besoin d’une « cause sentimentale, […] [d’] une cause du cœur [pour] dev[enir] une cause formelle »2. On peut penser que cette prédilection de Duras pour les éléments aquatiques résulte de ses expériences personnelles tant les motifs relatifs à l’eau sont profondément ancrés dans son existence : « J’ai toujours été au bord de la mer dans mes livres, […]. J’ai eu affaire à la mer très jeune dans ma vie »3, confie-t-elle à Michelle Porte. De telles déclarations d’amour à la mer sont fréquentes dans ses entretiens et ses articles :
Mon pays natal c’est une patrie d’eaux. Celles des lacs, des torrents qui descendaient de la montagne, celle des rizières, celle terreuse des rivières de la plaine dans lesquelles on s’abritait pendant les orages. La pluie faisait mal tellement elle était drue (« La maison », La Vie matérielle, OC IV, p. 345).
De ces innombrables représentations maritimes qui envahissent l’univers durassien, nous dégageons pourtant un curieux caractère commun : aussi nombreux et divers soient-ils, ces éléments aquatiques sont souvent énoncés en langue étrangère, en particulier, en anglais : à l’exemple des toponymes T. Beach, U. Bridge, Savannah Bay qui désignent littéralement l’empreinte maritime ; et des livres à titre bilingue dont les protagonistes, ou le décor, font allusion à une consistance fluide, comme India Song (1973), Le Navire Night (1979) ou encore La Pluie d’été (1990) – roman émaillé de noms en anglais –, dont les personnages principaux vivant au bord de la Seine, dans un monde de l’eau4, sont désignés comme des brothers et sisters. Alors pourquoi tant de mots anglais se mêlent-ils à un contexte en langue française ? Et pourquoi ils se rapportent quasiment tous à la représentation de l’eau ? Y a-t-il des liens intrinsèques entre les éléments aquatiques devenus une sorte de rêverie durassienne, et la langue anglaise qui participe sans doute à l’évolution du style et à l’exercice linguistique de l’écrivaine ? À moins que derrière cet emprunt linguistique se dissimulent des desseins esthétiques, sinon poétiques, dans la mise en scène de ce leitmotiv incontournable qu’est la mer ?
Pour ne pas tomber dans le piège d’une « lecture forcée » (Le Monde extérieur [1993], OC IV, p. 1019), tant méprisée par l’écrivaine, il faut reconnaître, en premier lieu, que l’écriture, aux yeux de Duras, est avant tout un acte pulsionnel, instinctif, qui survient à l’opposé de tout plan préalablement conçu : « Je dis les choses comme elles arrivent sur moi, comme elles m’attaquent […], comme elles m’aveuglent »5. Telle déclaration qui souligne la spontanéité de sa création littéraire sont courantes chez Duras. À la question de Michelle Porte concernant la dénomination énigmatique de la ville S. Tahla / S. Thala, – une presque anagramme de thalassa – l’auteure reconnaît qu’elle s’est rendu compte rétrospectivement que le terme se rapportait au mot grec qui signifie la mer (Les Lieux de Marguerite Duras [1977], OC III, p. 232). À propos de ce même toponyme sans ancrage géographique précis, Madeleine Borgomano propose, dans son analyse du Ravissement de Lol V. Stein, une autre interprétation, à savoir que ce nom tire peut-être son origine de Tallahassee, la capitale de l’état de Floride : « Si S. Tahla n’est jamais localisée, son espace, ses jardins, la proximité de la mer, les noms anglais pourraient évoquer les petites villes […] de Floride ou, tout aussi bien, celles de la côte est des États-Unis »6, ce qui ne fut absolument pas voulu, ni recherché par son auteure en écrivant. De telles remarques ne sont pas rares chez Duras :
J’ai fait Hiroshima mon amour, […] il y a seize ans maintenant et je me suis aperçue il y a deux ans peut-être que Nevers, Nevers en France, c’était never, « jamais », en anglais. Je me joue des tours comme ça souvent, c’est bizarre. […] Ça me fait plaisir quand je découvre ça, les choses que je n’ai pas voulues, ces accidents, si vous voulez (Les Lieux de Marguerite Duras, OC III, p. 232).
Ces propos de l’auteure peuvent être entendus comme une invite à l’interprétation (comme celle de Borgomano sur l’origine de S. Thala), du moment que les mots sont riches d’une virtualité immense, comme Duras le souligne dans ses entretiens de 1974 avec Xavière Gauthier : « [l]e mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout des mots, sans articles d’ailleurs, qui viennent et qui s’imposent » (Les Parleuses, OC III, p. 7).
Cette importance accordée à l’autonomie des mots conduit à une profusion de sens qui, relégués à l’arrière-plan, se révèlent après-coup : « Je ne m’occupe jamais du sens, de la signification », confirme Duras à son interviewer, « [s]’il y a un sens, il se dégage après. En tout cas, c’est jamais un souci » (loc. cit.). Les mots libérés du joug syntaxique conduisent moins à une négligence du sens, qu’à une dilatation des significations riches poétiquement : « l’aridité » de la grammaire peut bien, comme le dit Baudelaire, devenir « “sorcellerie évocatoire” »7 et, à en croire Maurice Blanchot, donner à ces phrases apparemment isolées, délabrées, un effet d’« oracle »8. De même que ses prédécesseurs, l’obsession de Duras pour le lexique s’annonce tel un processus créatif à la fois non résolu et non définitif, comme le souligne le conditionnel d’Écrire (1993) : « Il y aurait une écriture du non-écrit. […] Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt » (OC IV, p. 877). Duras lexicomane libère les mots, les rend aussi mouvants et fluctuants que le courant d’eau, toujours insaisissable, prêt à fluer vers d’autres horizons, du moins vers un horizon autre que la langue française.
L’« imagination matérielle » de l’eau trouverait chez Duras dans l’anglais la forme de son « imagination lexicale »9.
L’intrusion de l’anglais dans le contexte en français : un choix pas si facultatif
Dans Les Parleuses, Duras admet qu’India Song (1973) aurait pu être intitulé Indiana’s Song. L’emploi du mot chanson en anglais, et d’un lieu américain ayant pour capitale Indianapolis, pour nommer une histoire située en Inde (quoiqu’une Inde imaginaire10), paraît, à première vue, si aberrant que seule une « cause sentimentale »11 liée aux expériences individuelles pourrait justifier ce choix. Premièrement, il est difficile de ne pas mettre ces références anglophones en lien avec l’époque colonialiste. Cette hypothèse s’avère d’autant plus plausible que nombre des noms masculins dans le cycle indien de Duras, tels que Michael Richardson, Jacques Hold, George Crawn, etc., sont typiquement des noms anglais. Bien que l’auteure évite toujours que ses œuvres soient politiquement instrumentalisées12, ces références coloniales s’avèrent d’autant plus indéniables que Duras n’élude aucunement le thème du colonialisme, auquel se rapporte justement sa première publication, L’Empire français13. L’autre « cause sentimentale » qui conduit l’auteure d’India Song à multiplier les anglicismes dans ses œuvres résulte sans doute à l’époque de ses voyages en Amérique du Nord14 et de son intérêt croissant pour les États-Unis, jusqu’à en faire l’un des sujets de ses entretiens avec François Mitterrand15.
Or, aucune des deux hypothèses n’a été reconnue par l’auteure elle-même, qui explique surtout son choix par une pure préférence phonétique (Les Parleuses, OC III, p. 117) : outre le fait que le monosyllabisme16 – efficace à renforcer l’effet mimétique de la langue – est plus présent en anglais qu’en français (à l’instar du mot « song » par rapport à son équivalent « chanson » en français), il se peut que, ainsi que le pensait Genette, l’impression de mimétisme soit d’autant plus forte à l’égard d’une langue étrangère que « l’opacité même et l’intensité (phonique ou graphique) supérieure d’un vocable étranger conduisent, par effet d’exotisme, à surestimer sa valeur expressive »17. Dans cette perspective, Duras suit sans doute le sillage de Mallarmé qui « ne voit jamais si sûrement un mot que de dehors, où nous sommes ; c’est-à-dire de l’étranger »18. C’est la raison pour laquelle Savannah Bay (1982, 1983) – cette pièce qui se clôt par le retour du personnage de Madeleine à Savannah Bay pour tourner le film du même nom, dont l’histoire se serait déroulée au Siam (Savannah Bay, OC III, p. 1236) – a pour titre une ville américaine ; mais Savannah semble plus être un dérivé de Savannakhet, où dans India Song est née la mendiante, qu’une référence géographique à la ville américaine.
Chez Marguerite Duras, les toponymes, réels ou imaginaires, sont souvent faux. « La motivation référentielle est trompeuse », constate Florence de Chalonge, « c’est plutôt en rapportant ces toponymes, et leurs signifiés, à la destinée des personnages qu’ils s’interprètent »19. Dans cette optique, en dehors d’un éventuel désir d’authenticité et de la sonorité particulière de la langue anglaise, leur greffe à un cadre en français pour désigner la mer ne résulte sans doute pas d’un pur hasard. Le fait que l’écriture durassienne ne soit pas préméditée n’implique aucunement la puissance mimétique de ces signes atypiques20. En dépit de l’absence de finalité capable de justifier le lien ou la référence, ces détails « superflus » auraient fonction de « “remplissag[e]” (catalyses) » ; ils seraient « affectés d’une valeur fonctionnelle indirecte, dans la mesure où, en s’additionnant, ils constituent quelque indice de caractère ou d’atmosphère, et peuvent être ainsi finalement récupérés par la structure »21.
L’abondance des mots anglais pour désigner les éléments aquatiques relève très probablement de ses détails « accessoires », et a pour mission de « remplir », de combler ce qui n’arrive pas à être exprimé dans une structure homogène. Dans son étude sur Proust, Barthes souligne particulièrement la fonction du Nom propre à cet effet, qui « est lui aussi un signe, et non bien entendu, un simple indice qui désignerait, sans signifier »22 :
Comme signe, le Nom propre s’offre à une exploration, à un déchiffrement : il est à la fois un « milieu » (au sens biologique du terme), dans lequel il faut se plonger, baignant indéfiniment dans toutes les rêveries qu’il porte, et un objet précieux, comprimé, embaumé, qu’il faut ouvrir comme une fleur. Autrement dit, si le Nom [propre] […] est un signe, c’est un signe volumineux, un signe toujours gros d’une épaisseur touffue de sens, qu’aucun usage ne vient réduire, aplatir, contrairement au nom commun, qui ne livre jamais qu’un de ses sens par syntagme23.
Le Nom propre qui conduit à l’« exploration », au « déchiffrement », ne favorise-t-il pas justement l’interprétation selon laquelle les toponymes se rapportent à la destinée des personnages, comme l’indique Florence de Chalonge ? Sous la plume de Duras, l’insolent usage des noms propres en anglais engage moins le lecteur vers la piste référentielle, souvent « trompeuse » dans son univers profondément fantasmatique, que vers la « rêverie » où le langage imaginé24 ; comme l’eau qui flue et reflue constamment, l’anglais trouve motivation jusqu’à devenir cette « épaisseur touffue de sens » décrite par Barthes. Dans cette optique, les nombreux toponymes maritimes de langue anglaise (de même que des anthroponymes comme Michael Richardson, Jacques Ford, etc.) sont d’autant moins dénués de sens qu’il relève à la fois d’un emploi mimétique, créateur d’un nouveau couple signifiant/signifié, et d’une motivation langagière, au sens où l’entend Genette, pour conduire « la “forme” [à] s’abolir dans son sens »25.
L’emploi des mots anglais aux connotations maritimes participe donc autant à la construction du décor et au sort des personnages qu’à la recherche stylistique de l’écrivaine.
Le gouffre béant de la mer où tout est englouti
La scène de noyade apparaît de manière récurrente dans les œuvres de Duras. Anne-Marie Stretter et la jeune fille, respectivement dans India Song et Savannah Bay, ont toutes deux finies par se jeter dans la mer26. De même que Bachelard qui considère l’eau comme « substance de mort »27, Duras déclare ne pas voir son héroïne dans India Song se tuer autrement que dans « la mer indienne » (Les Lieux de Marguerite Duras, OC III, p. 227). Cette thématique de la mort et de la disparition dans l’eau est révélée par les modifications successives du titre (d’abord la ballade Blue Moon, puis Indiana’s Song28) qui, devenu India Song, se trouve partiellement mutilé pour une chanson sans paroles, impossible à chanter29. Ce mouvement de perdition fait écho à l’un des leitmotive de l’œuvre énoncé par son auteure ; en effet, à la fin d’India Song, il n’est pas question de la seule disparition d’Anne-Marie Stretter, mais de celle de l’Histoire occidentale tout entière, engouffrée dans la mer : « Je pense à notre disparition, à la disparition de l’Europe. Ce n’est pas seulement la mort de l’histoire qui est écrite dans India Song, c’est la mort de notre histoire », explique l’écrivaine (Les Lieux de Marguerite Duras, OC III, p. 225) qui conçoit, de même que Bachelard, l’eau comme « un type de destin […] essentiel »30, commun à tout être humain. Puisque « [l]e conte de l’eau est le conte humain d’une eau qui meurt »31, l’image de l’eau se rapporte autant, dans cette œuvre dont le titre a été amputé, à la noyade d’Anne-Marie Stretter qu’à l’anéantissement de l’être humain dans l’eau qui submerge tout univers.
Une semblable hypothèse s’applique également à l’effacement partiel du personnage éponyme Emily L. qui fait directement référence à la poétesse américaine. La disparition de son nom patronymique tire son origine du poème brûlé par le Captain32, dont la perte va entraîner également celle de son auteure. Réduite dorénavant à l’anonymat, il ne lui reste plus qu’à s’exiler sur la mer : « Ce devait être après la perte de ce poème qu’elle avait trouvé le voyage sur la mer, qu’elle avait décidé de perdre sa vie sur la mer, de ne rien faire d’autre des poèmes et de l’amour que de les perdre sur la mer » (Emily L. [1987], OC IV, p. 439).
Perdue et déracinée, Emily, qui perd son patronyme pour devenir désormais Emily L., rejoint le gouffre béant et enveloppant de la mer. Elle se transforme en une apatride dérivant sur le territoire maritime. Son errance, après cette perte capitale du poème équivalent pour elle à la mort, renvoie à l’image de l’eau, à ce « mouvement nouveau qui nous invite au voyage »33, le yacht de Captain représentant aussi pour elle la barque de Caron34, celle qui l’emmène dans un autre voyage.
De même, Ernesto de La Pluie d’été se met en route après une pluie torrentielle qui submerge sa ville natale et interrompt à tout jamais son enfance :
Ça avait été pendant cette nuit-là, pendant la longue Neva35 pleurée de la mère que tomba sur Vitry la première pluie d’été. Elle tomba sur tout le centre-ville, le fleuve, l’autoroute détruite, l’arbre, les sentes et les pentes des enfants, les fauteuils navrants de la fin du monde, forte et drue comme un flot de sanglots (La Pluie d’été, OC IV, p. 575).
Une fois encore, les éléments liquides sont associés au sort humain, tandis que la destruction capitale donne lieu à l’élimination des frontières géographiques, car ce n’est qu’après cette crue que le héros, ainsi que ses « brothers » et « sisters », quittent pour toujours la ville natale pour s’installer « en Amérique et puis ensuite un peu partout dans le monde » (La Pluie d’été, OC IV, p. 575). Ce départ « devait participer de celui qu[e] [les brothers and sisters] s’étaient promis d’accomplir ensemble dans la mort au sortir de l’enfance » (La Pluie d’été, OC IV, p. 576) ; les flots torrentiels qui en sont à l’origine signifient pour les personnages aussi bien un voyage sans retour que la mort. La perte, la disparition, sinon la mort engendrée par l’eau, donneront ensuite naissance à un nouvel horizon et à la fusion.
Il en est de même pour le toponyme Savannakhet, devenu Savannah dans la pièce de théâtre. Outre la troncation du nom de lieu qui sous-entend la mort de la jeune fille dans la mer à Savannah Bay, le passage de la ville laotienne (censée être le lieu exact du drame) à un nom américain sans lien apparent avec le reste de l’œuvre, aura eu pour effet d’entraîner une confusion irrémédiable et conduire à un effacement des frontières, à la généralisation :
Madeleine (lenteur) : « […] je me trompe dans les dates… les gens… les endroits… (Temps.) Partout elle est morte. (Temps.) Partout elle est née. (Temps.) Partout elle est morte à Savannah Bay. (Temps.) Née là. À Savannah. »
[…]
Madeleine : Oui. Partout. Dans les villes du monde qui sont au bord de la mer.
Jeune femme : Shangaï… Calcutta… Rangoon… (Temps.) Ou encore ailleurs… (Temps.) Bombay… Paris-Plage… Bangkok… Djakarta… Singapore… Lahore… Biarritz… Sydney…
Madeleine : Saigon… Dublin… Osaka… Colombo… Rio… (Temps.) Et qui sait ?
[…]
Jeune femme : […] Elle s’est donné le nom de Savannah.
[…]
Madeleine : Celui de la mer.
(Savannah Bay, OC III, p. 1236-1237).
Cet ultime échange conversationnel, au cours duquel est égrenée une liste de noms de villes disséminées sur les cinq continents, revendique – à travers cette seule nomination Savannah (qui est, en l’occurrence, synonyme de la mer, au bord de laquelle se sont ici fondées les villes du monde) – et révèle sans détour le désir d’universalité et de généralité incarné par l’image de la mer et ce faux toponyme anglais. C’est ainsi que l’emprunt à une langue étrangère s’inscrit dans la représentation de l’univers nautique, en vue d’accentuer l’illimité36, cette qualité inhérente37 à la mer. D’ailleurs, quelle langue figurerait mieux que l’anglais – cette langue qui domine la scène internationale – l’étendue incommensurable de la mer ? C’est grâce à cet attribut commun que l’écrivaine réussit à rapprocher – dans ce petit port de la Seine près de l’embouchure où font escale les marins – deux femmes, qui, à première vue, n’ont rien à voir l’une avec l’autre : « – Vous vous ressemblez, elle et vous – vous regardez le fleuve toujours […]. C’est toujours émouvant, les ressemblances entre les femmes qui ne se ressemblent pas » (Emily L., OC IV, p. 457), s’exclame le compagnon devant la subtile affinité entre cette Anglaise agonisante et la narratrice.
Aurélia Steiner se présente aussi comme un exemple engageant l’anglicisme et l’image de l’eau à travers la revendication de leur unité : « Je trouve écrit dans mon agenda : “la mer est grise, noire à l’horizon, plate, lourde, de la densité du fer […]”. C’est quelques jours après que j’ai commencé Aurélia Steiner » (Les Yeux verts, OC III, p. 722-723). L’article des Yeux verts intitulé « 25 août 1979 » témoigne du rôle fondateur de la mer dans l’élaboration des trois textes, tous intitulés Aurélia Steiner (1979)38. Empruntant une forme épistolaire, les textes sont clôturés par l’identification et la localisation de la diariste : « Je m’appelle Aurélia Steiner. / Je vis à Melbourne […] » (Aurélia Steiner, OC III, p. 502) ; « Je m’appelle Aurélia Steiner. / J’habite Vancouver […] » (ibid., p. 514) ; « Je m’appelle Aurélia Steiner. / J’habite Paris […] » (ibid., p. 527). Les deux courts-métrages issus des textes « Aurélia Melbourne » et « Aurélia Vancouver » ont été quant à eux tournés à contre-jour sur une embarcation descendant la Seine. Dans ces plans fantasmagoriques, les spectateurs voient une série de jeux d’ombres sur l’eau. Ainsi, dans les textes comme dans les films, les Aurélia Steiner sont entourées par les eaux houleuses, qui les hantent comme une obsession, quitte à venir « se fondre » en elles :
C’est curieux, cette apparence que prend le fleuve quelquefois dans l’éclairement de la nuit, d’aller vers la mer très vite pour tout entier s’y fondre… (Aurélia Steiner Melbourne, OC III, p. 498).
Ici, c’est l’endroit du monde où se trouve Aurélia Steiner. Elle se trouve ici et nulle part ailleurs dans les terres des sociétés protégées d’elle, la mer (Aurélia Steiner Vancouver, OC III, p. 508).
Amour, amour, toutes ces choses qui disent pour nous. Toi, enfant, la mer (Aurélia Steiner Vancouver, OC III, p. 509).
Ici, c’est l’endroit du monde où se trouve Aurélia Steiner. Elle se trouve ici et nulle part ailleurs dans les terres des sociétés protégées d’elle, la mer (Aurélia Steiner Vancouver, OC III, p. 508).
Amour, amour, toutes ces choses qui disent pour nous. Toi, enfant, la mer (Aurélia Steiner Vancouver, OC III, p. 509).
Ayant fusionné corps39 et âme avec la mer, Aurélia Steiner rejette sa propre identité pour rejoindre les flux démesurés, insondables de la mer (« J’ai dit que je n’appartenais à personne de défini » [Aurélia Steiner Vancouver, OC III, p. 513]). Aucun indice ne se réfère non plus au lieu d’habitation de chacune des diaristes qui ont toutes le même âge, et le même goût pour la mer. Seules les villes, dispersées sur trois continents, aussi loin l’une de l’autre que possible, permettent de les distinguer. La pluralité des lieux démultiplie l’identité de la protagoniste, de sorte que les Aurélia Steiner de Melbourne, de Vancouver, de Paris, ou de n’importe quelle autre ville du monde40, peuvent se dissoudre dans le courant général de la mer. À l’occasion d’un entretien, Duras revient sur son choix, sibyllin, des villes de Vancouver et Melbourne et sur l’omniprésence de la mer dans les Aurélia Steiner :
L’eau joue un très grand rôle dans les […] films.
On n’évite pas les idées toutes faites. […] L’axe de l’eau, c’était l’axe du film. […] c’était un film sur un fleuve […].
Michel Cournot a vu dans le film que l’eau a plus d’éternité que la pierre (« Aurélia Aurélia quatre », Les Yeux verts, OC III, p. 735).
Oui, le fleuve les emportait dans la barque funèbre vers la fin singulière du fleuve, la dilution universelle de la mer. Elle appelle au secours Aurélia Steiner […]. De partout elle appelle, de partout elle se souvient. Elle est à Melbourne, Paris, Vancouver. […] Elle ne peut être que dans les lieux de cette sorte-là […]. Il ne se passe rien à Melbourne, à Vancouver. Et ce sont des lieux éloignés. C’est loin de l’Europe. Je les vois comme des endroits de survie. […] Rien n’y arrive. […] Le recours doit être constant, à d’autres lieux, à d’autres temps (« Aurélia Aurélia quatre », Les Yeux verts, OC III, p. 733-734).
« [P]lus permanent que ce qui reste »41, l’eau est le meilleur symbole de l’éternité – par un effet ici renforcé par la dispersion géographique et linguistique : « Sans ancrage possible, “les mots Aurélia Steiner” vont donc errer dans tous les lieux du monde, parcourir les mers […], ne renvoy[er] qu’à une identité improbable, égarée […] »42.
Marguerite Duras, par le truchement de l’éloignement géographique et linguistique, dans ce « creuset fécond » de la mer, lance avec les Aurélia un appel à la solidarité, décrit une « poésie de l’infini »43. Ce qui correspond justement à sa conviction que l’écriture s’intègre au « corps du monde »44.
L’anglais ou la rêverie d’une langue parfaite qui répare le défaut du français ?
Aussi riche de métamorphoses soit-il, le couplage entre l’anglicisme et l’image aquatique ne se borne pas à la seule revendication de l’infini. Catherine Bouthors-Paillart souligne que la perspective de conciliation ou d’harmonisation peut être une « dynamique foncièrement ambiguë – de brassage et de pulvérisation »45. Car qui dit tout, dit diversité, dit hétérogénéité, – dit l’Autre. L’intervention de l’anglais dans le cadre de la langue française suggère certainement l’étrangeté, orientée constamment vers un ailleurs que l’image de la mer à sa manière évoque ; mais, étant un entre-deux, la mer sépare deux territoires, creuse un abîme vertigineux entre eux46 : « L’eau, pour tout être terrestre, est l’élément non respirable, l’élément de l’asphyxie », écrit Michelet, « [b]arrière fatale, éternelle, qui sépare irrémédiablement les deux mondes »47. Le fait que la mer puisse autant relier que séparer les mondes confie des reliefs particuliers à l’onomastique aquatique étrangère à la langue du texte et renforce doublement le sentiment de désagrégation, au niveau de la forme comme du sens.
Chez Marguerite Duras, l’onomastique en anglais relative à l’eau reflète souvent la marginalisation ou la rupture entre l’individu et le monde. T. Beach et U. Bridge : ces deux signifiants indiquent directement leur signifié par la traduction de l’anglais. La première est une ville balnéaire où se trouve le Casino, et où Lol assiste au ravissement de son fiancé par Anne-Marie Stretter au cours du fameux bal. Ce lieu creuse un abîme insondable dans l’existence de l’héroïne, désormais victime d’une « étrange omission » (Le Ravissement de Lol V. Stein, OC II, p. 295) : « Il aurait fallu murer le bal, en faire ce navire de lumière sur lequel chaque après-midi Lol s’embarque mais qui reste là, dans ce port impossible, à jamais amarré et prêt à quitter » (ibid., p. 309). Le champ lexical maritime met en exergue une T. Beach isolée, aussi vague et insaisissable qu’une Lol liquide, qui « vous fu[i]t dans les mains comme l’eau » (Le Ravissement de Lol V. Stein, OC II, p. 288). U. Bridge, l’autre toponyme, s’inscrit dans la même lignée, sauf que la lettre U ajoute aussi un caractère iconique au nom : installé à U. Bridge après son mariage, Lol – incarnation de l’« indifférence » (loc. cit.) et de la « pénurie » (ibid., p. 302) – se met à l’écart de tout : « le U. pourrait évoquer un pont renversé, un pont ne menant nulle part, comme une parenthèse entre le départ et le retour de Lol à S. Thala, dix années au cours desquelles il ne se passe effectivement rien »48.
La même motivation visuelle pourrait également s’adapter au titre bilingue qu’est le Navire Night : fissuré par deux langues, n’implique-t-il pas une disjonction irréparable, celle qui présage des rendez-vous inaccomplis, jamais suivis de rencontres, entre les personnages ? Les éléments de l’eau ne sont apparus que de manière figurative : « Ces gens naufragés de l’amour […] se meurent […] de sortir du gouffre de la solitude. Ces gens qui crient la nuit dans le gouffre […]. […] Ce territoire de Paris, la nuit, c’est la mer sur laquelle passe le Navire Night »49, lit-on dans un texte de Duras destiné à la présentation de son film. Nommés les « capitaines du Night », ces gens anonymes et solitaires « vont essayer d’ancrer l’histoire dans un texte. De la mouvoir, de l’embarquer dans la nuit des temps »50. Parallèlement à la connotation du Night qui renvoie traditionnellement à la mer51, la dérive du Navire Night s’avère d’autant plus significative qu’elle figure non seulement le naufrage des solitaires, mais aussi celui du lexique, sinon de l’écriture.
À propos de son texte, Marguerite Duras, dans un entretien avec Jean Pierre Ceton, déclare qu’« [é]crire, c’est n’être personne […] c’est un dépeuplement »52. Avec la mer qui fait penser à l’obscurité et au vide, le remplacement du mot français par « night » en anglais propose pareillement l’idée d’une évanescence, d’« une diminution de la présence » (Les Parleuses, OC III, p. 143), en l’occurrence de la langue française, et d’un ailleurs indicible. En plus du sentiment d’étrangeté qui sous-entend le psychisme de ces personnages, l’emploi insolite du mot anglais dans un contexte français évoque d’autant plus l’errance et la marginalisation de la langue française que Duras n’a cessé au fil des années de se plaindre de son insuffisance, au point d’avoir créé son propre « idiolecte »53.
Mais si le motif maritime fait son entrée dans le monde durassien dès ses premières publications, son articulation à l’anglicisme n’est aucunement immédiate, d’autant que l’intrusion des mots anglais chez Duras résulte d’une longue évolution stylistique. En contraste avec les premières œuvres – notamment le Barrage, ce premier roman qui vaut à Duras un accueil chaleureux tant du public que de la critique –, où la langue présente des aspects de cette « belle langue »54, classique et harmonieuse, le style semble ici abîmer la langue au point qu’elle paraisse « mal écri[te] »55, « cassée »56. Depuis Moderato Cantabile (1958), Duras a entamé un processus de destruction linguistique : « Moderato cantabile sera une déception pour un certain nombre de ceux qui suivent de près les progrès de cet écrivain. […] Autant les romans précédents étaient clairs, descriptifs, cartésiens, équilibrés comme une sonate, autant celui-ci est désordonné »57, affirme la presse à la parution de ce roman, qui inaugure l’« expérimentation » (Les Parleuses, OC III, p. 10) linguistique de son auteure en brisant la « chaîne grammaticale », afin d’introduire des « trous » et des « blancs » dans son écriture58. Quelques décennies plus tard, les tentatives de libérer, d’aérer l’écriture à travers ces « trous » se sont progressivement muées en l’apparition d’un « nonsense », en particulier dans les pièces de 1968, Yes, peut-être et Le Shaga. Comme le souligne Sylvie Loignon, dans ces deux pièces, le refus du sens renvoie également à la « prolifération de celui-ci, [à la] destruction et [à la] célébration du langage. [Le shaga] promet un sens à venir au-delà de l’incompréhension immédiate et s’accorde à la volonté de l’auteur de se débarrasser du savoir, pour retrouver l’intelligence de la vie »59. Ce dont Duras tente de se débarrasser est non seulement relatif au savoir, mais aussi aux contraintes imposées par la langue. Yes, peut-être s’inscrit dans le même sillage que Le Shaga qui condamne ouvertement le caractère expressif du langage : il faut dire que la pièce a pour contexte un monde post-apocalyptique où tout est en ruine, y compris le langage qui ne peut affirmer qu’à travers une langue étrangère :
Ce ravage […] est un symbole, […] aussi perceptible par le langage, qui est mutilé (« reusement », « scriptions ») ou malmené. Ainsi les pronoms personnels, vecteurs de l’identité, tendent-ils à disparaître […]. Dans un monde où la mémoire a presque disparu, le mot de l’affirmation et de la certitude (yes) appartient désormais à une langue étrangère60.
Dans un contexte où la langue française se voit mutilée, malmenée, le titre bilingue s’avère d’autant plus significatif que l’incertitude est exprimée en français et la certitude en anglais (est-ce là condamnation de la langue française et éloge de la langue anglaise ?).
Dans quasiment tous les textes où des mots en langue étrangère font leur intrusion, les personnages ont en commun d’avoir la « tête trouée » comme une « passoire » (Les Lieux de Marguerite Duras, OC III, p. 241). Dans cette tête creuse s’invitent toutes sortes de pensées, de langages, à l’image d’« une immense fosse commune »61 océanique – un creuset avalant tous les vocables, condamnant tous les mots à l’inexpressivité. Dès Le Ravissement de Lol V. Stein, l’auteure nomme du syndrome du « mot-trou » (OC II, p. 308) cette « tête trouée » partie à la vaine recherche du mot pertinent pour s’exprimer. En plus des éléments aquatiques, ce syndrome représente une autre caractéristique commune à ces personnages durassiens dont le sort les met en relation avec des vocables anglais. Submergée dans le gouffre du bal à T. Beach, Lol – aussi insaisissable et fluide que l’eau qu’on « ne peut pas modeler »62 – est condamnée à un soliloque « dont le sens échapp[e] » (Le Ravissement de Lol V. Stein, OC II, p. 300) :
Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. […] Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine […] (Le Ravissement de Lol V. Stein, OC II, p. 308).
Le vocable capital étant absent, tous seront dépourvus de sens. Ce mot-trou paraît tant nominatif qu’organique : ce trou « immense, sans fin » (Le Ravissement de Lol V. Stein, OC II, p. 308) contamine autant la langue que la chair63, poussant Lol à errer dans des villes étrangères « au tournant du langage » (ibid., p. 309). Hanté par l’absence de ce mot crucial, par cette faillite du langage, le personnage tente inlassablement de « le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écou[le] la mer […] » (loc. cit.). L’évocation du motif de la mer tend à suggérer que la résolution réside dans un ailleurs tant géographique que linguistique. L’intrusion de la langue étrangère chez les personnages conduits aux lisières du langage où « s’écoule la mer » est donc inévitable, car dans Le Ravissement ce mot-trou souligne autant l’impuissance de Lol que, pour ainsi dire, celle de « tout discours et de toute écriture »64. Seule une autre langue saurait remplir le trou, réparer ici le défaut de la langue française.
Pour la Lady, exilée sur la mer (et qui, d’ailleurs, échange de temps en temps avec son Captain des phrases faites d’un mixte de français et d’anglais), le poème perdu fait doublement défaut : « Winter Afternoons »65 n’était pas même fini avant d’être détruit par le Captain. On se souvient que le milieu du poème était raturé66, faute de mots adéquats. Priver de ces mots, puis du poème tout entier, son auteure est prise par une sorte de manque, qui, d’un côté, l’empêche de trouver cette « internal difference, Where the Meanings are » (Emily L., OC IV, p. 450), et, de l’autre côté, conduit à « [u]n défaut qui se serait logé là, au creux de son corps et que toute sa vie durant elle aurait fait taire pour rester là où elle voulait se tenir » (ibid., p. 453).
Cet adverbe indéfini « là » fait écho au « quelque chose » vaguement aperçu par Ernesto qui n’arrive pas non plus à trouver les mots pour s’exprimer. Ernesto – l’enfant prodigieux de La Pluie d’été où la question de la langue se trouve au cœur du roman – souffre du même syndrome que Lol et Emily L. : pareillement à sa mère d’origine étrangère qui, ayant oublié la langue de sa jeunesse, ne peut articuler que « des consonances irrémédiables » (La Pluie d’été, OC IV, p. 497), il est frappé d’« aphasie », en quête lui aussi, de façon aussi vaine que désespérée, d’un vocable juste : « J’ai compris quelque chose que j’ai du mal à dire encore… Je suis encore trop petit pour le dire convenablement » (ibid., p. 503). Ici, la présence du mot-trou est figurée par le « trou […] parfaitement rond » du « livre brûlé » (ibid., p. 487-488) qu’il lit avec ses brothers et sisters. À défaut de pouvoir nommer cette « région silencieuse » (ibid., p. 500) autrement qu’au moyen de la locution indéfinie « quelque chose », dans l’explicit du roman, le héros quittera définitivement sa ville natale pour s’installer en Amérique et « un peu partout dans le monde » (ibid., p. 575), à la recherche d’une autre issue pour sortir de l’impasse : « Il semblerait donc que du fait de ce choix d’apparence tranquille, d’une recherche disons d’ordre indifférent, la vie lui ait été finalement devenue plus tolérable » (loc. cit.). Ce déplacement vers l’autre bout du monde est autant géographique, sentimental, que langagier. Faute de pouvoir nommer ce « quelque chose » qui « manquait au départ » (ibid., p. 503), cette chose qu’« on croit qu’on devrait pouvoir dire ce que c’était… en même temps on sait que c’est impossible à dire » (loc. cit.), la seule solution susceptible de rendre la vie « plus tolérable », de combler67 le trou creusé par la faille du langage d’origine, sera de changer d’horizon, de partir vers d’autres continents, d’employer d’autres langages.
Dans Emily L., la narratrice suggère que le « terrible défaut » auquel fait face la poétesse n’aurait pu être « attrapé [qu’]au-dehors de sa vie » (Emily L., OC IV, p. 453). L’alliance entre le français et l’anglais aux confins des langages se manifeste justement dans cette recherche orientée vers d’autres langues que le français, dans la quête vaine du mot perdu. Comme ce que souligne Sandrine Vaudrey-Luigi, ce trou indicible représente une « sorte de défi à la précision de la langue française »68 qui a poussé l’écrivaine vers une nouvelle voie lexicale. Or, l’auteure du Ravissement n’est certainement pas la première à constater la déficience de la langue de son écriture, à convoquer l’autre langue, entre autres la langue anglaise, pour qu’elle porte secours à la langue française piégée dans le mot-trou.
Le « défaut des langues » est une expression littéralement employée par Mallarmé dans « Crise de vers » : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême […], le discours défaille à exprimer les objets », constate-t-il69. Cette tentative était déjà explicitement en jeu chez le poète dans son ouvrage Les Mots anglais70 où la langue anglaise représente à ses yeux, si l’on en croit Genette, une « utopie linguistique » : « l’anglais joue […] dans le système mallarméen le rôle […] d’un mythe nostalgique ou consolateur, où se projettent à distance toutes les vertus dont est privée la langue propre comme langue réelle : celle que je parle et que j’écris »71. À l’aune des Mots anglais de Mallarmé qui représentent la « [r]êverie d’un poète français »72, Genette conclut que l’anglais, par rapport au français, s’apparente chez le poète à une rêverie linguistique suprême, qui relève du manque et du défaut creusés par des failles de la langue propre73. De là viendrait aussi chez Duras l’emploi anglais du mot « meaning » qui marque, ou compense, la défaillance de Lol et d’Emily, ainsi que celle d’une écriture qu’il faudrait rapporter, pour employer les mots de Valéry, à ces écrivains qui « ne trouv[ent] pas [leurs] mots »74. Sortie de l’impasse du mot-trou par une autre langue, l’écriture de Marguerite Duras se mue dans ses dernières années en une « écriture courante » (L’Amant, OC III, p. 1470). Fluide et étirée, cette écriture à l’image de l’eau est aussi renvoyée par l’écrivaine à un « experiment »75 (ibid., p. 1458), une quête permanente de nouveaux horizons : « [c’est] un style de laisser-aller […] avec ce parler […] populaire, ce parler aussi des régions frontalières du monde. […] les langues s’infiltrent les unes dans les autres, pour devenir une langue nouvelle »76.
À l’image de la libre circulation du courant d’eau, le va-et-vient entre l’anglais et le français affirme la vocation de l’écriture durassienne où il s’agit de laisser le livre avancer seul, s’écrire lui-même77, à l’image des flots dans leur libre et perpétuel mouvement « vers » (au sens mallarméen), capable de « combler » le mot-trou, et « rémunérer le défaut des langues »78. Si l’eau représente, dans la création artistique durassienne, le motif par excellence de la rêverie, la langue étrangère – en particulier, l’anglais – incarne le rêve de réparer l’insuffisance du langage. Pourtant, la langue anglaise relève moins de cette langue parfaite recherchée par Duras et Mallarmé que d’un transit, à l’image de la barque de Caron qui conduit l’écrivain vers d’autres horizons. De fait, l’anglais et le français participent à une dynamique foncièrement ambiguë, qui oscille entre fusion et division des langues, des paysages79 et de l’écriture. Ils forment une véritable poétique, ouverte, balancée entre « l’outre-langue » et « l’entre-langue »80, entre unité et diversité, flux et reflux, à la recherche de nouveaux effets de sens.