Le whisky coule à flots sur le yacht de la belle « Americana » dans Le Marin de Gibraltar1. C’est aussi la boisson que Marguerite Duras fait boire au personnage du Capitaine, lorsque ce dernier évoque « l’American bar » de Copenhague, dans son adaptation de La Danse de mort d’August Strindberg2. Le « double bourbon on the rocks » est par ailleurs la boisson fétiche d’Emily L., la femme du Captain3. C’est encore du whisky qu’Anne-Marie Stretter sert à ses amants lors de la soirée d’ivresse aux Îles. Lorsque le whisky apparaît dans le texte durassien, il entre ainsi souvent en relation avec d’autres éléments renvoyant au monde anglo-saxon. Inséré dans un réseau de références plus vastes, le whisky semble ainsi inviter le personnage de buveur durassien (et le lecteur avec lui) à un voyage dont nous nous proposons ici de préciser les enjeux. Pour ce faire, nous nous placerons d’abord dans le champ de l’histoire et tenterons de cerner plus précisément les enjeux des voyages en mer entrepris par les personnages de buveurs de whisky. Nous aborderons, dans un second temps, le voyage littéraire auquel peut donner lieu la présence récurrente du whisky dans le texte.
Le voyage en mer
Tout comme l’association entre l’alcool et la mer (fondée sur leur liquidité commune), l’analogie entre l’ivresse et le voyage relève du topos littéraire. Or, ces clichés, Marguerite Duras se les approprie pour en faire un des motifs récurrents de son œuvre. Le whisky, en particulier, semble receler, sous sa plume, un pouvoir d’évasion décuplé. Au fil de l’œuvre, cette boisson accompagne en effet les personnages dans leurs périples outre-Manche et outre-Atlantique (ce qui était prévisible), mais elle est également l’ingrédient incontournable de leurs errances sur toutes les mers du globe : de la mer Méditerranée à la mer Baltique, en passant par celle que Marguerite Duras appelle « la mer indienne »4. Et si les voyages en question peuvent être de l’ordre de l’imaginaire – nous y reviendrons –, le whisky est également présent lors de véritables voyages sur de vrais bateaux. C’est par exemple le cas dans Le Marin de Gibraltar, où le narrateur raconte :
Je rentrais toujours très fatigué de ces escales. Pour me remonter, je buvais du whisky. […] Et nous en bûmes toujours plus à mesure que le voyage commença. […] Avant d’être américain, cet alcool est en effet celui par excellence des longues recherches en mer (Le Marin de Gibraltar, p. 344-345).
Ici, le narrateur redéfinit le whisky. À la définition du dictionnaire (« eau-de-vie de grains, fabriquée dans les îles Britanniques et en Amérique du Nord »), il en ajoute une autre, la définition durassienne. La définition première, par l’origine géographique, n’est pas niée, mais précisée : le whisky durassien est « américain », pas britannique. Cette « nationalité » américaine de la boisson n’est pas négligeable, puisqu’elle la partage avec l’héroïne surnommée « l’Americana ». Le nom « whisky » comme le nom « Americana » renvoient à l’origine géographique (supposée) de la boisson et de la femme. Quant au complément « des longues recherches en mer », il fait du whisky la boisson-totem des marins durassiens. Cependant, il convient de souligner le choix du mot « recherche » au lieu de celui de « voyage ». Le déplacement est orienté vers ce qui a été perdu, en l’occurrence, le fameux marin de Gibraltar. C’est un amour mais aussi un temps perdus que l’héroïne tente de retrouver en voyageant ainsi autour du monde.
On retrouve ce motif du tour du monde dans Emily L., où Emily L. et le Captain errent également sur les mers du globe. Lorsqu’elle a bu, on entend ainsi parfois l’héroïne dire « qu’elle repartirait bien encore une fois autour du monde » (Emily L., p. 102). De fait, « [l]a logique aveugle du voyage autour de la terre, c’est elle qui l’a découverte » (ibid., p. 130). Or, ce « voyage autour de la terre » n’est pas un voyage quelconque. Il se caractérise par un mouvement particulier, de trajectoire circulaire et de temporalité cyclique, qui ne manque pas de séduire les personnages durassiens, à l’instar du marin de Gibraltar dont il est ici question :
Il avait fait trois fois le tour du monde. […] la rotondité [de la terre] l’enchantait. Il la trouvait bien trouvée parce que de cette façon quand on s’éloigne de quelque endroit on se rapproche nécessairement d’un autre, et que lorsqu’on n’a pas de domicile, on est mieux sur une terre de forme ronde qu’ailleurs (Le Marin de Gibraltar, p. 244-245).
Faire le tour du monde, c’est certes s’exiler (comme le suggère ici la perte du domicile), cependant, la « rotondité » de la terre permet aussi à l’éloignement et au rapprochement de correspondre. De fait, tout en s’éloignant du lieu de départ (un mouvement à connotation dysphorique), on se rapproche d’autres lieux (un mouvement à connotation euphorique). On peut même aller plus loin en ajoutant qu’une fois que l’on a fait un « demi-tour » de cette planète ronde, s’éloigner du lieu de départ revient à s’en rapprocher. Le tour du monde implique donc aussi le retour. Le voyage des buveurs de whisky est ainsi toujours un peu un « voyage vers l’origine »5. Nous empruntons l’expression à Florence de Chalonge qui désigne en ces termes le voyage de la mendiante du cycle indien. Comme on le sait, c’est dans le Gange que s’achève ce parcours, soit dans l’eau du fleuve vraisemblablement « choisi pour ses qualités originelles »6. Or, nous aimerions rapprocher le voyage de nos buveurs de whisky de cet archétype du voyage durassien.
Si le parallèle entre la trajectoire d’Anne-Marie Stretter et celle de la mendiante est patent au sein du Vice-consul, il faut rappeler que c’est après avoir bu du whisky aux Îles avec ses amants qu’Anne Marie Stretter va finalement se baigner dans la mer – une mer qui renvoie évidemment le personnage à ses origines vénitiennes. Le mariage du whisky et de l’eau permettrait ainsi au personnage durassien de replonger (littéralement) dans le passé. Outre Anne-Marie Stretter, c’est l’ensemble des colons anglo-saxons (les George Crawn, Peter Morgan, et autres Michael Richard) qui semblent renouer avec leurs pays d’origine lorsqu’ils boivent du whisky. Il faut néanmoins préciser que le whisky n’est pas le seul alcool à remplir cette fonction auprès des colons durassiens. Dans Un barrage contre le Pacifique, par exemple, « derrière les palmiers […], on pouvait voir les blancs, suçant pernods, whisky-soda, ou martelperrier »7. Toutefois, dans l’imaginaire durassien, le whisky se distingue par son prix exorbitant : « trois mille francs la bouteille » (Le Marin de Gibraltar, p. 158). Le whisky ne renvoie donc pas seulement à l’origine géographique, mais aussi sociale de celui qui le boit. On pense à Emily L. qui porte aux doigts « or et diamants des parents du Devon » (Emily L., p. 141) – le bourbon qu’elle boit au Bar de la Marine la renvoie (peut-être malgré elle) vers ses origines aristocratiques, vers l’enfance. À la dimension spatiale du voyage des buveurs de whisky vient ainsi souvent s’ajouter une dimension temporelle qui finit par en inverser le cours, si bien qu’en définitive, il s’agit paradoxalement d’un voyage « à rebours ». Nous citons à nouveau Florence de Chalonge, dont l’analyse du traitement de l’espace dans le cycle indien montre que « le voyage, en dépit des paysages investis, est dans tous les cas un mouvement sans conquête, dont la progression se fait en réalité à rebours »8. Il nous semble que cette limitation de l’investissement des paysages par les voyageurs est déjà à l’œuvre dans Le Marin de Gibraltar, comme en témoigne la description suivante :
Nous longeâmes la côte d’Afrique et nous l’eûmes toujours en vue après Tanger. Rocheuse et chaotique jusqu’au Sénégal, elle devint, à partir de là, plate et grise. Elle le resta jusqu’au bout. Le whisky aidant, parfois, nous lui trouvions de la diversité (Le Marin de Gibraltar, p. 345).
La brièveté de la description est révélatrice : seulement deux adjectifs pour décrire les paysages entre Tanger et le Sénégal, et autant pour ceux du Sénégal à Cotonou. Sans même parler de « conquête », la seule découverte des paysages a été escamotée. Malgré les repères spatio‑temporels « à partir de là » et « jusqu’au bout », censés marquer la progression du déplacement, le défilé monotone des paysages se fond en un unique paysage, une côte « plate et grise ». Au récit de voyage se substitue une description statique : c’est l’idée même de mouvement qui est ici remise en question. Seul le whisky, qui modifie la perception des paysages de la côte africaine par les personnages ivres, parviendra à rendre un certain dynamisme à leur description. Ce constat est confirmé et explicité par l’injonction de Marguerite Duras qui écrit à propos d’Emily L. : « Rappelez-vous que l’immobilité est dans le bateau et que la mobilité, le voyage, le vrai bateau c’est le bar et seulement là où on dit quelques paroles »9.
Ainsi, dans Le Marin de Gibraltar, lorsque le bateau fait escale à Piombino, c’est en fait à Londres que se rendent ses passagers, par le biais de l’histoire qu’Anna raconte en buvant du whisky :
─ Je voudrais savoir la fin de cette histoire, dis-je, de la femme du marin de Gibraltar.
Elle ne se fit pas prier. […], on buvait, on buvait toujours plus. On n’avait rien à se dire, à cause de la chaleur aussi, croyait-on. Alors elle me raconta volontiers leur vie à Londres (Le Marin de Gibraltar, p. 238).
De la ville portuaire italienne, on ne verra que le restaurant où s’enivrent les personnages. À la description attendue de la ville, fait place « l’histoire de la femme du marin de Gibraltar » qui nous mènera à Londres, puis à Marseille, Paris et Shangai. L’ivresse et la parole qu’elle libère permettent donc de voyager aux quatre coins du monde. Prenons, par exemple, les paroles du marin de Gibraltar rapportées par Anna dans son récit. « “Quelquefois, on se saoulait [raconte-t-elle]. Il me disait : ‘Je t’emmènerai à Hong Kong, à Sydney. On s’en ira tous les deux sur un bateau’” » (Le Marin de Gibraltar, p. 247). La mise en abyme souligne ici le lien entre ivresse et récit de voyage. Dans l’énoncé enchâssant, la buveuse évoque un voyage passé, alors que dans l’énoncé enchâssé, le buveur projette un voyage à venir. Dans les deux cas, il s’agit bien d’un voyage en paroles. Ce procédé sera par ailleurs généralisé dans Emily L. où l’on voyage beaucoup certes, mais seulement par la parole – sans jamais quitter le Bar de la Marine. Le bar finirait ainsi par se substituer au bateau.
Ce rôle du bar durassien, qui permet au personnage de voyager dans l’espace et le temps, et ce, par la parole, est parfaitement illustré dans ce passage de La Danse de mort :
Le Capitaine : Bon, maintenant… je vais boire mon whisky… (Il va au bar, se verse un whisky et le boit debout.) Une barre de bois sous les pieds et on se croirait à Copenhague ici, à l’American Bar.
Alice : On fera mettre une barre de bois pour être à Copenhague. C’est bien là qu’on a passé nos meilleurs moments.
Le Capitaine boit : Oui, ce navarin aux pommes chez Nimb – tu te souviens ? Hmm !
Alice : Non. Mais des concerts à Tivoli, oui. […]
Le Capitaine boit : Ils dansent là-bas. J’entends les graves tubas donner leur mesure à trois temps – boum, boum, boum10.
Ici, le café n’est plus le lieu d’où l’on se souvient, mais dont on se souvient. Un bar, l’American Bar, revient en effet à la mémoire du buveur, et avec lui, tout Copenhague ressurgit. Après celui du café, ce sont les souvenirs gustatifs du restaurant Nimb et de son navarin aux pommes qui reviennent « à la bouche » du buveur lorsqu’il boit une seconde fois. Puis, les souvenirs auditifs du concert Tivoli et de ses tubas lui reviennent « aux oreilles » lorsqu’il boit une troisième fois. La réminiscence de la ville passe ainsi par une stimulation de tous les sens favorisée par l’ivresse. Remarquons, à cet égard, que tout part du « bar » : l’American bar du passé, certes, mais aussi, avant lui, le « bar » de la maison du capitaine. En effet, d’un bar à l’autre il n’y a qu’un pas, puisque, selon les personnages, il s’agit d’ajouter au premier « une barre de bois » pour retrouver le second et « être à Copenhague ». Notons à ce propos la répétition du son [bar] (à quatre reprises), avec les homonymes « bar » et « barre », mais aussi celle du son [boi] (à six reprises), avec « boire », sa forme conjuguée « boit » et son homonyme « bois ». L’expression « barre de bois », unissant les deux sons, relève ainsi du calembour : « boire au bar » devenant « barre de bois ». Ce jeu de mots permet aussi de faire résonner les mots « bar » et « boire » dans tout le passage, si bien que l’on entend en quelque sorte couler l’alcool. En outre, ces répétitions participent de l’allitération en [b] extrêmement marquée tout au long du passage, jusque dans l’explosion de l’onomatopée finale « boum, boum, boum ». Le retour obsédant d’une même sonorité permettrait d’insister, dans cette « scène de café » qui n’en est pas une, sur la temporalité propre au whisky, à savoir le retour répété dans le passé. En stimulant les sens du personnage qui boit, la boisson déclenche la mémoire involontaire et provoque la réminiscence. Le whisky durassien aurait donc quelque chose de la madeleine proustienne : de même que dans La Recherche, « tout Combray et ses environs […] est sorti, ville et jardins, de [la] tasse de thé »11 du narrateur, de même dans La Danse de mort, c’est tout Copenhague et ses environs qui sont sortis du verre de whisky du capitaine.
On peut donc dire que le whisky a littéralement le goût du voyage, et plus précisément, le goût du voyage en mer, comme le confirme le commentaire de la narratrice d’Emily L. lorsqu’elle commente a posteriori : « Je n’ai pas pris le verre. Je n’ai pas eu dans la bouche la gorgée de bourbon, le goût du vernis de bateau » (Emily L., p. 97). Boire du whisky invite ainsi les personnages de buveurs à s’embarquer sur un bateau, réel ou imaginaire – peu importe –, pour un voyage vers des espaces et des temps originels. Parfois vécu, plus souvent raconté, chez Marguerite Duras, le voyage motivé par la consommation de whisky ne relève pas seulement de la parole, mais parfois aussi de l’écriture. Le voyage des buveurs de whisky durassien peut alors aussi se faire voyage littéraire.
Le voyage littéraire
Le fait même de passer d’un voyage vécu à un voyage raconté n’entraîne-t-il pas une certaine mise à distance du voyage en question (et ce par les personnages au sein de la fiction, mais aussi et surtout par le lecteur ?). De fait, lorsque le voyage se fait paroles, l’accent ne paraît plus tant porter sur la véracité du récit de voyage que sur sa poéticité (comme en témoigne par exemple le travail sur les sonorités dans la scène d’ivresse de La Danse de mort). En nous focalisant sur Le Marin de Gibraltar, et en adoptant une perspective un peu différente, centrée non plus tant sur l’histoire et ses personnages que sur le récit et sa réception par le lecteur, on peut dégager les enjeux du voyage littéraire auquel donne lieu le whisky.
Rappelons d’abord brièvement que, selon la typologie établie par Jean-Louis Dufays dans Stéréotype et lecture, face à un texte, on peut privilégier la vérité (c’est-à-dire le caractère vraisemblable) de l’histoire envisagée comme renvoyant au réel ; on valorisera alors « la référentialité ordinaire (tournée vers le contexte, le monde extérieur) »12. Ou bien, on peut plutôt choisir de se concentrer sur la poéticité du texte, en gardant toujours à l’esprit qu’il s’agit d’une fiction, d’une construction ; on privilégiera alors « l’autoréférentialité, les effets par lesquels le texte paraît renvoyer à lui-même, mettre en exergue sa clôture interne »13. Nous voudrions maintenant montrer que, si la représentation durassienne du whisky fait une large part à l’illusion référentielle, elle n’est pas pour autant étrangère à ce second mode de lecture critique.
Le recours à la mise en abyme peut par exemple permettre de souligner le caractère autoréférentiel du texte et casser momentanément l’illusion référentielle. Or, on trouve dans Le Marin de Gibraltar une scène cocasse où le whisky mène au livre, et l’ivresse à la lecture (ou plutôt à l’impossibilité de lire) :
Cet après-midi-là je restai longuement dans ma cabine, allongé sur ma couchette, engourdi par tout le whisky que nous avions bu. […] J’essayai de lire. Mais je n[e] réussis pas […], sans doute n’aurais-je pu lire qu’une seule histoire mais, voilà, celle-ci n’est pas encore écrite. Alors je jetai le livre par terre. Puis je me mis à le regarder et à rire. Le whisky aidant sans doute, je le trouvais drôle. La moitié des pages s’était retournée et il pouvait rappeler à qui le voulait bien, la pose de quelqu’un qui vient de se casser la gueule (Le Marin de Gibraltar, p. 210).
Plus qu’une simple anecdote comique sur la difficulté (cliniquement avérée) de lire en état d’ivresse, cette scène d’ivresse invite à la distanciation. De fait, la présence du livre dans le livre est rarement anodine. Sa mise en abyme a souvent valeur de commentaire de l’œuvre sur elle-même (parfois a contrario, comme c’est le cas ici). Il ne s’agit toutefois pas de voir ici une invitation à « jeter par terre » notre volume de l’édition Gallimard du Marin de Gibraltar. Ce passage peut certes engager le lecteur à rejeter un certain type de livres et de littérature ; mais il n’est pas question de rejeter ce livre‑là, bien au contraire. Le livre qui s’est « cass[é] la gueule » serait en fait le négatif du livre que nous tenons entre nos mains. « Cette histoire […] pas encore écrite » (celle-là seule que le buveur de whisky pourrait lire) préfigurerait au contraire le texte que nous sommes en train de lire.
D’ailleurs, la mise en abyme ne concerne pas seulement l’objet-livre, mais aussi le processus d’écriture. En effet, lorsqu’il a bu du whisky, le narrateur-personnage fait souvent part de son rêve d’écrire un jour un livre :
Je bus mon whisky.
─ Un jour, dis-je, j’écrirai sur toi un roman américain.
─ Pourquoi américain ?
─ À cause des whiskys. Le whisky est un alcool américain (Le Marin de Gibraltar, p. 204).
Cet extrait introduit l’existence d’un rapport complexe entre l’alcool et le roman, comme le suggère la structure en chiasme du dialogue qui passe du « whisky » au « roman » pour enfin revenir au « whisky ». En effet, si « l’alcool américain » est intrinsèquement lié au « roman américain », c’est parce qu’il en constitue à la fois le sujet (en aval) et la source d’inspiration (en amont). Le double rôle joué par la consommation d’alcool dans le processus créateur est suggéré d’entrée par la succession de « je bus mon whisky » et de « j’écrirai un roman américain ». C’est bien la figure quasi mythique de l’écrivain américain alcoolique – dont Ernest Hemingway est le parangon – qui est ici évoquée. Le narrateur-personnage, qui boit lui-même du whisky, se réclame bien évidemment de ce modèle. Loin d’être anecdotique, la présence de l’alcool dans le texte a au contraire valeur de manifeste esthétique. Elle ne manquera pas d’influencer le lecteur dans sa réception du texte durassien – il est vrai que l’on n’approche pas un texte de la même manière selon qu’il est placé sous le patronage d’Honoré de Balzac ou d’Ernest Hemingway. L’association entre l’alcool américain et le roman américain amène ainsi le lecteur à un changement de perspective, elle ouvre ses horizons en l’incitant à entrer dans le champ de la littéraire américaine ; c’est en cela qu’elle constitue une invitation au voyage littéraire.
C’est plus précisément à l’univers hemingwayen que nous mène la représentation durassienne de la consommation du whisky. Ernest Hemingway constitue, comme on sait, une influence majeure de Marguerite Duras qui écrit dans le manuscrit du « Cahier beige » :
Je sais ce que va me dire Dionys, que j’ai lu trop de Hemingway ces temps-ci. Je lui montrerai mon texte et il dira : « Vous avez lu Hemingway ces temps-ci, n’est-ce pas ? » et il me laissera, complétement désespérée. Je lui dirai : « Il est vrai que j’ai lu Les Vertes Collines de l’Afrique. Mais vous savez, ce que j’écris là – croyez-vous que je n’aurais pu l’écrire tout aussi bien, un jour ? »14.
Cependant, dans Le Marin de Gibraltar, la réminiscence hemingwayenne est loin de sembler subie par une Marguerite Duras en peine d’inspiration. Au contraire, elle apparaît parfaitement assumée voire revendiquée par l’auteur. En effet, dès qu’ils ont bu, les personnages nomment directement le romancier américain et multiplient les allusions explicites à son œuvre, Les Vertes Collines d’Afrique :
– Dans votre roman américain, dites-moi, parlerez-vous des koudous ? Comme M. Hemingway en a déjà parlé, est-ce qu’on ne trouvera pas ça de mauvais goût ?
– Sans M. Hemingway, dis-je, nous n’en parlerions pas, alors, est-ce qu’il vaudrait mieux mentir et dire que nous parlions d’autre chose ?
– Non, dit-elle, il vaut mieux dire la vérité, tant pis (Le Marin de Gibraltar, p. 412).
L’intertextualité explicite permet ainsi d’affilier Un Marin de Gibraltar aux Vertes Collines d’Afrique, un texte hybride qui mêle récit de voyage (il est question d’un safari en Afrique dédié à la chasse aux koudous), éléments autobiographiques (le protagoniste se nomme Ernest Hemingway et a un goût prononcé pour le whisky) et les réflexions littéraires (sur le statut de l’écrivain américain, entre autres). Les « happy few » sauront voir dans cette allusion intertextuelle une invitation à lire le texte durassien autrement.
Comme le suggère le dialogue suivant, le lecteur aurait en effet tort de prendre Le Marin de Gibraltar pour un simple récit de voyages :
– Ah, j’aimerais bien que les gens prennent ça pour un récit de voyages.
– Ils le prendront, puisque nous voyageons.
– Tous ?
– Peut-être pas tous. Une dizaine, peut-être pas.
– Et ceux-là, qu’est-ce qu’ils croiront ?
– Ce qu’ils voudront, tout ce qu’ils voudront. Mais vraiment, tout ce qu’ils voudront (Le Marin de Gibraltar, p. 413).
Ce passage suggère qu’une autre lecture est possible, sans en livrer pour autant la clé. Cela ouvre la voie à une certaine liberté du lecteur – soulignée par la triple répétition de « ce qu’ils voudront ».
L’idée de liberté est d’ailleurs déjà introduite dans le texte par le recours à la forme interrogative lors de l’allusion à « M. Hemingway » déjà citée. Rappelons, en effet, qu’Anna demande à l’aspirant-romancier qui se propose de parler de koudous dans son livre : « Comme M. Hemingway en a déjà parlé, est-ce qu’on ne trouvera pas ça de mauvais goût ? » (Le Marin de Gibraltar, p. 412). Ce à quoi il répond, par une autre question : « Sans M. Hemingway […], nous n’en parlerions pas, alors, est-ce qu’il vaudrait mieux mentir et dire que nous parlions d’autre chose ? ». Ces deux questions pourraient tout aussi bien se rapporter au whisky, également très présent Les Vertes Collines d’Afrique. Le problème posé est donc le suivant : peut-on ou non écrire sur les koudous (et, nous ajoutons, sur le whisky) après que Hemingway l’a déjà fait dans son œuvre ? L’alternative étant de « mentir », en les occultant, ou bien de « dire la vérité », en écrivant sur les koudous et sur le whisky. Les deux personnages tranchent pour la deuxième option (« Il vaut mieux dire la vérité, tant pis » (Le Marin de Gibraltar, p. 412). Tout comme l’auteur du Marin de Gibraltar qui mentionne, de fait, des koudous et le whisky dans son livre. Or, il est particulièrement intéressant de noter qu’ici, la vérité est paradoxalement associée à la littérature. Sous couvert de « vérité », c’est en fait à sa poéticité que le texte renvoie. Son caractère référentiel est habilement détourné au profit d’une certaine autoréférentialité, dans la mesure où le référent (les koudous, le whisky) est avant tout textuel (« sans M. Hemingway, nous n[e] parlerions pas » du whisky ou des koudous). En signifiant ainsi au lecteur qu’« il n’a pas d’autre référent que textuel »15, le texte sollicite donc de sa part une certaine mise à distance :
Plutôt que d’ignorer le caractère fictionnel du texte et de chercher à le relier à son expérience quotidienne du « réel », il [l’invite] à lire la fiction comme une fiction, c’est-à-dire à rattacher le texte […] aux intertextes dont il relève16.
La référence récurrente au whisky fait ainsi du Marin de Gibraltar un « roman américain », voire « hemingwayen ». Elle le dote d’une dimension intertextuelle et invite le lecteur à en faire une lecture critique et distanciée (contrastant avec la lecture naïve et participative traditionnellement associée aux sous-genres du récit de voyages, dont semblait, au premier abord, relever Le Marin de Gibraltar). Le voyage littéraire vers l’origine du texte (Les Vertes Collines d’Afrique) permettrait ainsi paradoxalement de l’enrichir d’une manière tout à fait originale.
Ainsi les deux étapes distinctes qui ont constitué notre voyage (tout théorique) peuvent s’éclairer l’une l’autre. Une dynamique comparable caractérise en effet le voyage en mer des personnages et le voyage littéraire des lecteurs. Le whisky donne lieu, dans les deux cas, à un itinéraire paradoxal, allant bien au-delà du simple déplacement géographique ou du seul dépaysement exotique. De fait, si le pouvoir d’évasion du whisky est avéré au sein de la diégèse, le voyage auquel il invite les personnages est moins un tour du monde qu’un retour aux origines. Quant au voyage littéraire, c’est vers les origines du texte même que le whisky semble entraîner le lecteur, l’amenant à s’interroger sur le processus d’écriture. Dans Le Marin de Gibraltar en particulier, s’établit un jeu intertextuel qui, en mêlant la présence du whisky et les références à Hemingway, invite le lecteur à la distanciation et à la réflexion. Pour les personnages, êtres de papier, comme pour les lecteurs, êtres de chair, la rencontre avec le whisky constitue ainsi toujours une expérience complexe, à la fois désorientante et épanouissante.