Le retour du cinéma à l’écrit (autour de Nathalie Granger de Marguerite Duras)

DOI : 10.54563/cahiers-duras.264

Abstracts

Chez Marguerite Duras, l’œuvre cinématographique est profondément influencée par la création littéraire et réciproquement. À partir de Nathalie Granger, le dispositif narratif de ses textes repose de plus en plus sur des effets filmiques. Si les trois premiers films de Duras sont des adaptations d’ouvrages déjà publiés, la sortie du film Nathalie Granger (1972) précède, pour la première fois, la publication en 1973 d’un texte intitulé à l’identique : Nathalie Granger. Cette antériorité de la mise en scène cinématographique sur la création littéraire occasionne un renouvellement de la conception durassienne de la narration, lequel se traduit par la transposition littéraire de techniques cinématographiques telles que le cadrage, la réitération ou les effets de miroir, l’omniprésence d’éléments à caractère visuel, ainsi qu’un traitement particulier de l’espace que nous nommons « espace gigogne ».

Marguerite Duras's films were profoundly influenced by her literary work, and vice versa. From Nathalie Granger onwards, the narrative device of her texts relied increasingly on cinematographic effects. Although Duras' first three films were adaptations of previously published works, the release of the film Nathalie Granger (1972) preceded, for the first time, the publication in 1973 of a text with the identical title: Nathalie Granger. This precedence of cinematographic staging over literary creation led to a renewal of the Durassian conception of narrative, resulting in the literary transposition of cinematographic techniques such as framing, reiteration and mirror effects, the omnipresence of visual elements, and a particular treatment of space that we call "gigogne space".

Outline

Text

Dans les années 1970, Marguerite Duras publie des œuvres littéraires importantes comme les derniers ouvrages du cycle indien, L’Amour (1971) ou India Song : texte, théâtre, film (1973). Dans la même période, elle s’engage dans la création cinématographique et tourne ses principaux films, tels que La Femme du Gange (1972), Baxter, Véra Baxter (1976), Le Camion (1977). C’est le succès du film India Song (1975) qui détermine sa carrière en tant que cinéaste. Nathalie Granger (1972) est le quatrième film réalisé par l’écrivaine. Si les trois premiers sont les adaptations postérieures de textes publiés (La Musica, en 1967, coréalisé avec Paul Seban ; Détruire dit-elle en 1969 ; Jaune le soleil en 1972, adapté d’Abahn Sabana David), la sortie du quatrième opus précède la publication en 1973 d’un texte intitulé à l’identique : Nathalie Granger1. Duras, pour la première fois, élabore un texte après avoir réalisé le film éponyme. Cette antériorité de la mise en scène cinématographique sur la création littéraire occasionne un renouvellement de sa conception de la narration. Le rapport entre le cinéma et l’écriture évolue chez Duras, en fonction du degré d’estime qu’elle accorde au septième art. Dans Les Lieux de Marguerite Duras, interviewée par Michelle Porte, Duras exprime son admiration pour le cinéma qui, contrairement à l’écriture, est capable de « tout rendre »2. Or, dans Le Camion, film sorti en 1977, elle porte un jugement négatif, mordant même, sur le cinéma qu’elle compare au texte :

Le cinéma le sait : il n’a jamais pu remplacer le texte.
Il cherche néanmoins à le remplacer.
Que le texte seul est porteur indéfini d’images, il le sait3.

L’autrice confère au texte une fonction de « porteur indéfini d’images », qu’elle dénie au cinéma. Ce revirement d’opinion intervient au moment où l’autrice s’engage dans la voie de la création cinématographique. C’est pendant cette période particulièrement prolifique que Duras commence à porter sur le cinéma un regard plus critique et à manifester une certaine méfiance à son encontre. Qu’y a-t-il à l’origine de cette méfiance ? Qu’est-ce qui pousse Duras à s’éloigner progressivement de la création cinématographique pour revenir à la littérature, et en quoi cet intermède a-t-il conditionné ce retour ?

Certes, de nombreux critiques ont affirmé que l’interaction entre le littéraire et le filmique avait contribué largement au renouvellement de l’art durassien. Jean Cléder constate que « [c]’est […] l’origine littéraire de la cinéaste qui stimule la virulence de ses prises de position et explique la liberté de sa pratique »4 cinématographique. Gilles Deleuze, dans L’Image-temps, insiste quant à lui sur le montage original durassien composé par le sonore et le visuel :

La parole atteint à sa propre limite qui la sépare du visuel ; mais le visuel atteint à sa propre limite qui le sépare du sonore. Or chacun, atteignant à sa propre limite qui le sépare de l’autre, découvre ainsi la limite commune qui les rapporte l’un à l’autre sous le rapport incommensurable d’une coupure irrationnelle, l’endroit et l’envers, le dehors et le dedans5.

Duras elle-même prévient : « La Femme du Gange, c’est deux films ; le film de l’image et le film des Voix »6. Néanmoins, Deleuze, tout en constatant le résultat de cette biporalité constitutive du film durassien, apportée par la pratique littéraire, ne s’intéresse pas au contrecoup de la réalisation cinématographique dans la pratique narrative de l’autrice. Najet Limam-Tnani, pour sa part, analyse, dans Roman et cinéma chez Marguerite Duras, publié en 1996, le caractère « intratextue[l] »7 de sa création. Dans cette dernière étude, l’examen, si minutieux soit-il, ne porte que sur l’influence de la création romanesque sur la production cinématographique. Le caractère réciproque de cette influence y est à peine suggéré, comme en témoigne le corpus de textes, à savoir Moderato cantabile et Hiroshima mon amour.

Nous voudrions ici rendre compte précisément de l’influence concrète de la réalisation du film Nathalie Granger sur l’œuvre littéraire postérieure de Marguerite Duras, à travers les textes de La Femme du Gange et d’India Song. Car Nathalie Granger n’est pas seulement le premier film de Duras qui précède sa textualisation8, il est aussi, par son étrange cadrage, un témoignage du renouvellement de la méthode artistique chez la cinéaste. Après avoir montré ce qui sépare l’écriture durassienne d’avant et d’après la réalisation de Nathalie Granger, il nous faudra dire comment le cinéma a investi la littérature de Marguerite Duras grâce à l’introduction d’un élément visuel dans la construction narrative.

Du film au livre

De Jaune le soleil au Camion, en passant par Détruire dit-elle, Nathalie Granger, India Song, les films durassiens se succèdent à un rythme effréné dans les années 1970, décennie qui demeurera celle de son apogée cinématographique. Après la réalisation de son premier film, La Musica, en 1967, Duras s’absorbe complètement dans la production cinématographique. Elle tourne, en mai-juin 1969, l’adaptation de Détruire dit-elle (sorti quelques mois plus tard, en janvier 1971, le film Jaune le soleil (sorti la même année), en avril 1972, Nathalie Granger (sorti en 1972 et dans les salles en 1973), en novembre 1972, La Femme du Gange (sorti en 1973 et diffusé en 1974), en juillet 1974, India Song (sorti en 1975). Reprenant la bande-son d’India Song, Duras produit un autre film en janvier 1976, Son nom de Venise dans Calcutta désert. La même année, elle tourne Des journées entières dans les arbres (le film obtient le prix Jean Cocteau en 1976 et sort en 1977), Baxter, Véra Baxter (sorti en 1977), en janvier 1977, Le Camion (qui fait partie de la sélection officielle du festival de Cannes 1977), en 1978, Le Navire Night (sorti en 1979) à partir duquel la réalisatrice crée deux courts-métrages en 1979, Césarée et Les Mains négatives (sortis la même année). Enfin, elle réalise deux versions d’Aurélia Steiner en 1979 (les deux films sortent dans la foulée). En 1978, à l’occasion du tournage du Navire Night, pour la première fois, la cinéaste fait face à la page blanche cinématographique. Le vertige est tel que le septième art lui semble dès lors impossible. Dans la version textuelle publiée en 1978, l’écrivaine rend compte ainsi de son désarroi :

J’ai commencé le tournage du Navire Night le lundi 31 juillet 1978. J’avais fait un découpage. Pendant le lundi et le mardi qui a suivi, du 1er août, j’ai tourné les plans prévus dans le découpage. Le mardi soir, j’ai vu les rushes du lundi. Sur mon agenda, ce jour-là, j’ai écrit : film raté. […] Ça ne m’était jamais arrivé : ne plus rien voir, ne plus entrevoir la moindre possibilité d’un film, d’une seule image de film9.

Au terme de dix années de travail intense et novateur, une aporie vient obnubiler sa vision et tarir son enthousiasme cinématographique. Certes, dans les années 1980, Duras continuera de produire quelques films, comme Agatha et les lectures illimitées (1981) ou L’Homme atlantique (1981), moyen métrage réalisé à partir de plans non utilisés d’Agatha. Après la production des Enfants, film sorti en 1985, la réalisatrice cesse son activité, qui est devenue laborieuse et coûteuse. Duras prévoit déjà dans le texte Le Navire Night cette retraite qui s’approche inévitablement : « Cinéma fini. J’allais recommencer à écrire des livres, j’allais revenir au pays natal, à ce labeur terrifiant que j’avais quitté depuis dix ans »10.

Cependant, l’univers cinématographique ne quittera jamais complètement l’écriture de Duras. Certes, dans les années 1980, elle publie deux textes étroitement liés à la cinématographie, Les Yeux verts (1980) et L’Amant (1984), mais dans l’ensemble, l’autrice retournera à la littérature durant les quinze dernières années de sa vie. Pendant le tournage du Navire Night, elle fait l’expérience de ce qu’est « voir le film » : « J’ai dormi. Et puis, comme d’habitude, j’ai eu cette insomnie – dépressive dit-on – d’avant l’aube. Et c’est pendant cette insomnie que j’ai vu le désastre du film. Que j’ai donc vu le film »11.

Voir « le désastre du film », cette douloureuse épreuve permet finalement à Duras de vivre et de comprendre l’acte fondamental de « voir le film » dans toute la plénitude de sa signification. En accueillant passivement les images projetées, l’écrivaine prend conscience que celles-ci travaillent en se recomposant au sein d’une autre vision. Pour Duras, l’œuvre ratée touche à la réalité du film, qui relève essentiellement des effets visuels et non pas de la narration ni de l’interprétation. Les « rushes » défectueux sont pour Duras, l’occasion de recevoir immédiatement l’image qui envahit le huis clos de l’écran. Les images se forment et se déploient indépendamment de la narration. Dans Les Parleuses, Xavière Gauthier aborde le problème du « réalisme » à partir d’une analyse des films durassiens. Elle remarque que « l’illusion de la réalité » est complètement rejetée par la réalisatrice :

X. G. : […] vos films ne permettaient pas au lecteur d’entrer dans l’illusion de la réalité, c’est-à-dire ce ne sont pas des films réalistes, au sens : imitateurs de la nature, imitateurs de la vie, enfin, au sens balzacien : faire concurrence à l’état civil.

M. D. : Non, ils ne le sont pas, sauf peut-être La Musica.

X. G. : Encore un peu, oui.

M. D. : Mais il y a du réalisme dans Nathalie Granger, non ? C’est-à-dire que le réalisme aussi, poussé à fond, il devient irréel12.

Si Duras et Gauthier ne s’entendent pas sur la notion de réalisme, elles sont au moins d’accord pour dire que, dans les films durassiens, la problématique du réalisme est mise en question, notamment dans Nathalie Granger. Elles continuent :

X. G. : Oui, mais je ne veux pas dire… Ce sont des films entièrement réels, mais je veux dire réalistes au sens de : qui font semblant de copier la réalité. Je ne sais pas, ce n’est pas facile à dire. C’est-à-dire, quand la femme essuie la table…

M. D. : Oui, je pensais à la même séquence. Oui. Essuie la table, fait la vaisselle, essuie la vaisselle13

Affranchi de la poétique narrative, le réel filmique se déploie sur l’écran durassien selon son propre mouvement. Dans la fameuse scène juxtaposant des corps de femmes et des assiettes, la technique du collage permet d’atténuer le caractère incongru de l’association corps-assiette et de rétablir un certain équilibre entre les différentes composantes de l’image. Les deux interlocutrices évoquent cette scène étrange qui n’expose que des parties de corps féminins. Les femmes et les ustensiles de cuisine entrent en harmonie, sympathisent dans un plan long. Ils se fondent dans l’image cadrée dans une parfaite concordance. Dans la version textuelle, cette séquence est transcrite ainsi :

   On revient à la table (et seulement à la table). Plan fixe. Les femmes desservent. On entend le travail de leurs mains, on voit leurs mains prendre, enlever, sortir du champ, revenir, prendre encore, s’en aller (vers la cuisine) et revenir encore. La table se vide chose par chose. Logiquement. Rationnellement. Bruit ordinaire, réel. L’état des femmes faisant ce travail ne nous importe pas. Du temps passe. Du travail se fait. Ces femmes y sont – mais comme d’autres le seraient – préposées.
   […]
   La table est maintenant vide. Nettoyée.
   On reste sur elle lorsqu’on entend le travail des femmes qui, dans la cuisine, vient de commencer (Nathalie Granger, OC II, p. 1358).

Dans le film, la caméra se focalise sur la table durant un certain temps. Les spectateurs voient les mains débarrasser les assiettes. Celles-ci sont filmées en gros plan, de sorte que les mains n’apparaissent que partiellement. Elles semblent se mouvoir de manière autonome, indépendamment de l’intention des personnages. Il n’y a ni valorisation ni orientation narratives. La caméra témoigne d’une réalité matérielle où les objets coexistent avec l’humain dans une parfaite symbiose. Le zoom de la caméra sur la table investit la scène d’une poétique étrangère au réalisme traditionnel, lié à la vraisemblance.

Gilles Deleuze insiste sur le potentiel démiurgique du cinéma : « Il ne se confond pas avec les autres arts, qui visent plutôt un irréel à travers le monde, mais il fait du monde lui-même un irréel ou un récit : avec le cinéma, c’est le monde qui devient sa propre image, et non pas une image qui devient monde »14. Le cinéma n’hésite pas à reconstruire le réel ; il ne prétend pas décrire le monde dans sa factualité, mais il se borne à en révéler les effets visuels. Le réalisme, dans les films de Marguerite Duras, est intentionnellement remplacé par une réception fidèle à l’expérience que constitue « voir le film » au sens à la fois propre et figuré. En s’exposant ainsi au risque d’affaiblir la trame narrative, l’autrice invite le spectateur à recevoir et lire les images de ses films dans leur irréalité réelle, si l’on peut dire.

Raconter après le film Nathalie Granger : répéter, énumérer

Le réel filmique sollicite la sensibilité visuelle du spectateur. Cela est d’autant plus vrai dans les films durassiens postérieurs à Nathalie Granger. Michelle Royer fait le point sur la théorie actuelle de la réception cinématographique :

Les récentes théories sur la réception cinématographique se fondent sur les travaux de Merleau-Ponty en phénoménologie, ceux de Deleuze sur le cinéma […], et sur les recherches en neurosciences. Ces théories proposent un cadre de réflexion pour explorer l’impact sensoriel des films et les réponses corporelles des spectateurs15.

Certes, les films durassiens ne visent ni l’effet de réel ni la vraisemblance, et refusent les conventions de la narration. La focalisation de la caméra sur la table en plan fixe dans Nathalie Granger montre bien que la méthode cinématographique durassienne repose sur l’impact de l’image sur le spectateur. Face à l’étrangeté du cadrage, celui-ci subit le pouvoir de la présence des mains partiellement exposées ou bien de la table sans personnages dans ce plan décadré qui interrompt la progression de l’histoire. À chaque plan, l’intensité visuelle fait concurrence, voire se substitue, à l’intrigue. Le décadrage des personnages, qui se trouvent hors-champ, se traduit par le renforcement de l’acte de « voir » dans le texte Nathalie Granger. La quadruple reprise en tête de phrase de l’expression « on voit » transpose dans le livre le regard obstiné de la caméra qui sans cesse se détourne de l’intrigue :

On voit une grande salle de séjour où il y a des fauteuils un peu dans tous les sens face à un poste de télévision éteint. Endroit vide.

On voit une chambre d’enfants, en désordre, comme suspendue dans un mouvement arrêté, jouets qui traînent, livres. Endroit vide.

On voit une pièce dans laquelle il y a un piano. Le tabouret est écarté du clavier. Un album est ouvert sur le porte-musique. Endroit vide.

On voit une grande pièce où il y a un bureau très en ordre. Un lit qui est grand. On reste dans cette pièce plus longtemps que dans les autres (Nathalie Granger, OC II, p. 1360).

Quatre pièces de la maison volontairement juxtaposées, isolées les unes des autres, délaissées par leurs habitants, y sont décrites successivement, de manière mécanique. Le lecteur assume ici le rôle du spectateur à la recherche d’indices significatifs qui puissent relier des lieux que le texte isole, sans rien qui permette de les coordonner ou de s’y retrouver. Ne pouvant dresser le plan intérieur de la maison, le lecteur est frappé par l’intensité visuelle des objets. Privé du secours de la logique, ou d’un parcours dans l’espace, il est contraint de « voir » les pièces défiler à un rythme effréné dans l’espace littéraire. La quadruple réitération du verbe « voir » produit le même effet que le plan fixe au cinéma, qui maintenait le spectateur sous l’emprise de la vision de la table, laquelle apparaissait en gros plan dans la version cinématographique. La succession de ces plans suivis au style dépouillé provoque dans l’univers empirique du lecteur le surgissement des objets fictifs qu’il note. La réitération du présentatif « on voit » mime l’obstination à voir du lecteur, aussi intrusif que la caméra qui s’invite dans toutes les pièces de la maison de Nathalie Granger.

La réitération ne sert plus à convoquer le passé, comme dans certains romans qui ont précédé Nathalie Granger. On se souvient que, dans le scénario de Hiroshima mon amour, publié treize ans plus tôt, le Japonais coupe plusieurs fois la parole de la Française par le fameux « Tu n’as rien vu à Hiroshima »16. Là, la négation du verbe « voir », témoignant a contrario de l’impossibilité de représenter le passé, accuse l’irréversibilité du temps.

Dans Une aussi longue absence (1961), le questionnement répétitif de Thérèse autour des souvenirs du clochard soulignait le caractère irrémédiable de la fuite du temps :

   Thérèse : Vous ne vous souvenez plus ?
   […]
   Thérèse : Mais, de l’instant où vous commencez à vous souvenir, vous vous rappelez ?
   […]
   Une femme… Une seule femme…
   […]
   Thérèse : Une femme ? Vous ne vous souvenez pas d’en avoir eu une ?17.

Dans le texte Nathalie Granger, la répétition ne sert plus à représenter le passé, mais à présenter des objets fictifs, comme le fait la caméra à laquelle le regard du lecteur est identifié :

   La caméra avance, longe le mur de l’étang.
   […]
   La caméra s’arrête.
   […]
   La caméra recule de deux mètres.
   […]
   La caméra recule encore de deux mètres (Nathalie Granger, OC II, p. 1396).

La caméra libère une myriade de visions que le lecteur est conduit à voir. La maison de Nathalie Granger se déploie pièce par pièce. Le regard du lecteur s’y engouffre, subissant le mouvement irrésistible d’une focalisation toute cinématographique. Le texte Nathalie Granger ne recourt pas au médium textuel qui impose une herméneutique. Il présente des objets fictifs en suivant le principe d’une focalisation subjective selon le mouvement de la caméra. Le nouveau mode d’appréhension, essentiellement cinématographique, qu’implique la lecture de Nathalie Granger sollicite les sens plutôt que l’intellect. Michelle Royer a remarqué le caractère sensoriel de la réception dans les films durassiens : « Sensations lumineuses ou colorantes, thermiques ou kinésiques, les plans picturaux affectent les spectateurs, non pas parce qu’ils signifient mais parce qu’ils font sentir »18.

Ce dispositif filmique, qui accorde un rôle essentiel aux modalités de la réception empirique, est transposé avec brio dans l’œuvre littéraire. Si nous comparons l’incipit de Nathalie Granger avec celui du Ravissement de Lol V. Stein, texte antérieur à Nathalie Granger, on constate que la description romanesque est dans le roman de 1964 plus représentative :

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans – je ne l’ai jamais vu – on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts19.

Le personnage principal est introduit au moyen d’une description qui, à condition d’ignorer la vocation parodique de cet incipit, paraît mimer l’état civil. Son existence se réduit à un ensemble d’informations. Dans India Song, l’une des œuvres affiliées au cycle indien publiée en 1973, neuf ans après la sortie du Ravissement de Lol V. Stein, le narrateur sollicite d’emblée les sens du lecteur :

NOIR

   Au piano, ralenti, un air d’entre les deux guerres, nommé India Song.
   Il est joué tout entier et occupe ainsi le temps – toujours long – qu’il faut au spectateur, au lecteur, pour sortir de l’endroit commun où il    se trouve quand commence le spectacle, la lecture.
   Encore India Song.
   Encore.
   Voilà, India Song se termine.
   Reprend20.

Les trois reprises du motif musical « India Song » introduisent des juxtapositions à la fois visuelles et auditives qui provoquent des effets analogues à ceux de la longue séquence de la table du film Nathalie Granger. Nous sommes invités à être sensibles aux stimuli visuels et auditifs. Le texte durassien impose une réception sensible de ses effets et agit sur les sens grâce à une esthétique de la répétition et de l’énumération. Gilles Deleuze affirme la nécessité d’un nouvel apprentissage de la lecture filmique :

On appelle cadrage la détermination d’un système clos, relativement clos, qui comprend tout ce qui est présent dans l’image, décors, personnages, accessoires. Le cadre constitue donc un ensemble qui a un grand nombre de parties, c’est-à-dire d’éléments qui entrent eux-mêmes dans des sous-ensembles. […] [L]e cadre nous apprend ainsi que l’image ne se donne pas seulement à voir. Elle est lisible autant que visible. Le cadre a cette fonction implicite, enregistrer des informations non seulement sonores mais visuelles. Si nous voyons très peu de choses dans une image, c’est parce que nous savons mal la lire, nous en évaluons aussi mal la raréfaction que la saturation. Il y aura une pédagogie de l’image21.

Deleuze évoque le « système clos » du cadre, empli d’indications « sonores et visuelles », dont l’interprétation nécessite un apprentissage. Cette approche sensible de l’image est introduite dans la rhétorique littéraire à partir du texte Nathalie Granger. Cette histoire débute ainsi par une énumération moins explicative que sensible : « La même terrasse, de pierres blanches, vue à travers une porte vitrée. Le parc. Chaises d’été pliées. Les jouets qui traînent : la trottinette, le ballon. Jour gris, légèrement brumeux. La fin de l’hiver » (Nathalie Granger, OC II, p. 1351). Comme une caméra qui révèle la présence des choses les unes après les autres en effectuant, par exemple, un travelling, l’énumération descriptive accumule les informations visuelles, tendant à transformer le texte en un pur spectacle, qui n’éprouverait que la sensibilité du lecteur spectateur. Certes, on trouve déjà cette technique romanesque de l’énumération dans le texte de Hiroshima mon amour, mais dans celui-ci, elle ne sert que la construction d’un flash-back :

   À Nevers. Images de Nevers. Des rivières. Des quais. Des peupliers dans du vent, etc.
   Le quai désert.
   Le jardin.
   À Hiroshima, maintenant. Et on les retrouve [presque dans la pénombre]
22.

Cette présentation qui s’apparente au list-up cinématographique permet l’évocation de souvenirs fragmentaires. L’énumération relie Nevers à Hiroshima, le passé au présent, la jeune fille amoureuse à l’actrice mariée à la « moralité douteuse »23. La transposition du flash-back filmique se traduit ainsi dans le texte par une juxtaposition d’images symboliques et lacunaires de l’amour perdu à Nevers. La description scénique, qui met en parallèle deux époques différentes grâce à la technique du flash-back, superpose deux amours impossibles qui finiront par se confondre dans un drame universel.

Si, dans Hiroshima mon amour, la superposition permet d’accentuer le caractère tragique de deux amours impossibles vécus à des époques différentes, dans India Song, qui traite pourtant, comme Hiroshima mon amour, de l’amour perdu, elle crée une interférence entre des images qui ne s’organisent pas chronologiquement, qui n’opposent pas le présent et le passé. Gilles Deleuze remarque que le passé et le présent de l’histoire ne se complètent pas l’un et l’autre dans India Song, où le bal est l’origine de l’échec amoureux de Lol V. Stein comme du vice-consul.

Par exemple, chez Marguerite Duras, jamais le bal originaire ne resurgira par flash-back pour totaliser les deux sortes d’images. Il n’y en aura pas moins un rapport entre les deux, une jonction ou un contact. Ce sera le contact indépendant de la distance, entre un dehors où l’acte de parole monte, et un dedans où l’événement s’enfouit dans la terre : une complémentarité de l’image sonore, acte de parole comme fabulation créatrice, et de l’image visuelle, enfouissement stratigraphique ou archéologique24.

Évoquées par les Voix qui racontent l’histoire d’India Song, les images du bal passé et du bal présent apparaissent alternativement. Les deux temporalités de l’histoire n’entrent pas en contact comme dans Hiroshima mon amour et le message des Voix off ne correspond pas non plus à ce que décrivent les images. À partir de Nathalie Granger, les Voix off du cinéma sont transposées dans l’écriture.

Le cadrage dans les livres des films

Dans La Femme du Gange, publié avec Nathalie Granger, l’énumération des lieux cède la place à un panorama de la ville légendaire de S. Thala. L’espace clos de la vision s’ouvre sur la ville symbolique de la mer : « Peut-être la ville n’est-elle pas vide au loin, ailleurs. Ici, là où passe le film, la ville a un nom : S. Thala »25. Dans le décor littérairement dépouillé surgit soudainement avec « Thalassa », la « mer » en grec, l’image de la profondeur maritime. Ce S. Thala (S. Tahla dans Le Ravissement), la quasi-anagramme de Thalassa, sert de cadre à l’action des personnages dans le cycle indien. Les célèbres répliques « – Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière. […] – Après la rivière c’est encore S. Thala »26, apparaît dans L’Amour (1971), écrit avant Nathalie Granger et servant de base au film, puis au livre de La Femme du Gange, postérieur à Nathalie Granger. La première occurrence se trouve dans un dialogue :

   Elle montre autour d’elle, l’espace, elle explique :
   – Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière.
   […]
   L’homme qui marche montre autour de lui la totalité, la mer, la plage, la ville bleue, la blanche capitale, il dit :
   – Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière.
   Son mouvement s’arrête. Puis son mouvement reprend, il montre de nouveau, mais plus précisément, semble-t-il, la totalité, la mer, la plage, la ville bleue, la blanche, puis d’autres aussi, d’autres encore : la même, il ajoute :
   – Après la rivière c’est encore S. Thala.
   Il s’en va.
   Elle se lève, elle le suit27.

L’homme et la femme parlent chacun à leur tour mais ne communiquent pas. À l’instar du coryphée dans la tragédie antique, ils commentent l’action qui se joue sur la scène du roman. Leurs paroles font office de didascalies. Dans La Femme du Gange, en revanche, l’évocation de S. Thala apparaît dans un authentique dialogue entre la Femme et le Voyageur :

   C’est le Voyageur qui recommence à parler.
   Le voyageur
   Où est-on ?
   La femme
   Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière. (Geste.)
   Le voyageur
   Et après la rivière ?
   La femme
   Après la rivière c’est encore S. Thala28.

Le récit se focalise sur deux personnages qui se parlent. Ces deux protagonistes matérialisent les bornes de l’espace jusqu’à ce qu’on découvre que les deux font partie d’un ensemble plus vaste :

   La Femme se met à regarder L. V. S. qui est regardée par le Voyageur.
   Une sorte de lien entre L. V. S. et le Voyageur commence à être perçu – il vient du regard de la Femme.
   Le Fou remarque que le Voyageur et la Femme regardent L. V. S.29

La Femme et le Voyageur sont rejoints par L. V. S. Le regard des deux premiers personnages se porte sur cette femme qui occupe le troisième côté de ce nouvel espace triangulaire. Cet espace élargi constitue le deuxième cadre. Or, le cadre s’élargit à nouveau quand intervient le Fou dont la présence objective et encadre les trois premiers personnages en délimitant un nouvel espace quadrilatéral. L’élargissement du cadre – il est à noter que dans le film, tous les plans sont fixes : ce sont les personnages qui entrent et sortent du cadre – modifie en profondeur la structure du monde, renvoyant ici à la marée qui transforme en permanence la plage de S. Thala.

Deleuze définit le cadrage à partir de l’idée de la limitation « dynamique » :

De toute manière, le cadrage est limitation. Mais, d’après le concept lui-même, les limites peuvent être conçues de deux façons, mathématique ou dynamique : tantôt comme préalables à l’existence des corps dont elles fixent l’essence, tantôt allant précisément jusqu’où va la puissance du corps existant. […] Le cadre est encore géométrique ou physique d’une autre façon, par rapport aux parties du système qu’il sépare et réunit à la fois30.

Après avoir limité la vision scénique, l’espace encadré devient la partie d’un espace qui le subsume. Ce phénomène dynamique se poursuit à l’infini comme le flux et le reflux des vagues qui rident inlassablement le visage de S. Thala.

Ces nouvelles possibilités narratives découvertes à l’occasion de la mise en œuvre de la technique du cadrage cinématographique s’emploient de manière plus symbolique encore dans le « texte théâtre film » d’India Song en se cristallisant dans un effet miroir. Ainsi le vice-consul suit-il attentivement la marche d’Anne-Marie Stretter :

   Anne-Marie Stretter, pour la première fois (dans l’acte II) apparaît sur la scène. Elle vient de la réception. Elle sourit à Michael Richardson. Il se lève, la regarde venir. Lui ne sourit pas. Personne ne les voit (tout le monde regarde la Vice-consul et le Jeune Attaché). C’était elle que Michael Richardson attendait.
   Anne-Marie Stretter et Michael Richardson se regardent.
   Il l’enlace.
   Ils dansent dans un coin de la pièce, seuls.
   On entend la voix publique du Vice-consul.

   v.-consul : Cet air me donne envie d’aimer.
   Je n’ai jamais aimé.

Pas de réponse.
Silence.

   Cette phrase du Vice-consul est dite tandis que le couple danse devant nous.
   Le couple disparaît du côté gauche de la scène31.

Dès qu’Anne-Marie est entrée sur la scène, « tout le monde » se tourne vers le Vice-consul et le Jeune Attaché, et personne ne la voit sourire à Michael Richardson. Or, si nous interprétons logiquement cette scène, apparaît une subtile contradiction littérale. Puisque « [p]ersonne ne les voit », les lecteurs ne devraient pas pouvoir assister à la scène de leurs discrètes salutations. Si nous sommes témoins de leurs retrouvailles sans vraiment « les voir », c’est que nous les voyons avec les yeux du Vice-consul, que le texte évite soigneusement de mentionner. La vision du Vice-consul objective la scène et fonctionne comme la caméra abandonnée sur une table dans le film Nathalie Granger.

Duras travaille à partir de situations sensorielles précises, afin de construire des images littéraires stratifiées, au moyen de la pratique cinématographique du cadrage.

Chez Marguerite Duras, l’engagement cinématographique est profondément lié à la création littéraire. L’écrivaine-cinéaste découvre par la pratique la nature sensible de la vision filmique et la nécessité de l’éprouver immédiatement, empiriquement. Marguerite Duras impose la présence des objets visuels en transposant dans la littérature une technique cinématographique du cadrage, laquelle oblige le lecteur à se défaire de ses habitudes cognitives et à considérer les choses à partir de fragments.

Au cours de sa carrière cinématographique, Duras s’est initiée à l’appréhension du cadrage des images. Dans ces espaces circonscrits, les éléments fragmentaires qui composent la vision se recomposent à l’infini et gagnent en profondeur en se stratifiant. Cette esthétique gigogne trouve sa plus parfaite métaphore dans l’image de la mer et ses constantes métamorphoses. Le plan fixe cinématographique invite le lecteur à plonger son regard dans les différentes strates qui démultiplient l’image et qui l’objectivent dans le même mouvement. L’effet de présence est lié à ce vertige de l’objectivation. À partir de Nathalie Granger, Duras modifie son dispositif narratif en transposant cette esthétique gigogne dans la littérature, inaugurant ainsi une nouvelle époque dont témoigneront des œuvres tout à fait originales.

Notes

1 Marguerite Duras, Nathalie Granger, Œuvres complètes, t. II, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 1345-1422 (désormais référencé dans le corps du texte, au moyen de l’abréviation OC). Return to text

2 Interrogée par Michelle Porte, Duras insiste sur la « faconde » de l’image cinématographique : « On est toujours débordé par l’écrit, par le langage, quand on traduit en écrit, n’est-ce pas ; ce n’est pas possible de tout rendre, de rendre compte du tout. Alors que dans l’image vous écrivez tout à fait, tout l’espace filmé est écrit, c’est au centuple l’espace du livre » (Marguerite Duras & Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, OC III, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 236). Return to text

3 Marguerite Duras, « Textes de présentation », Le Camion, OC III, p. 304. Return to text

4 Jean Cléder, « Entre littérature et cinéma : inventer une langue étrangère ? », in Marguerite Duras : altérité et étrangeté ou la douleur de l’écriture et de la lecture, dir. par Najet Limam-Tnani, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 81. Return to text

5 Gilles Deleuze, Cinéma, t. II : L’Image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 364. Return to text

6 Marguerite Duras, La Femme du Gange, OC II, p. 1431. Return to text

7 Najet Limam-Tnani, Roman et cinéma chez Marguerite Duras, Tunis, Éditions de la Méditerranée, 1996, p. 17. Return to text

8 Il existe bien cependant un script du film de 44 feuillets ; voir la « Note sur le texte » de Nathalie Granger, rédigée par Florence de Chalonge (OC II, p. 1846-1847). Return to text

9 Marguerite Duras, Le Navire Night, OC III, p. 452. Return to text

10 Ibid., p. 453. Return to text

11 Loc. cit. Return to text

12 Marguerite Duras & Xavière Gauthier, Les Parleuses, OC III, p. 64. Return to text

13 Loc. cit. Return to text

14 Gilles Deleuze, Cinéma, t. I : L’Image-mouvement, Paris, Minuit, « Critique », 1983, p. 84. Return to text

15 Michelle Royer, « Le cinéma de Marguerite Duras : art, synesthésies et sensorialité intermédiale », in Marguerite Duras à la croisée des arts, dir. par Michelle Royer & Lauren Upadhyay, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2019, p. 56. Return to text

16 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, OC II, p. 16. Return to text

17 Id., Une aussi longue absence, OC II, p. 194-200. Return to text

18 Michelle Royer, « Le cinéma de Marguerite Duras : art, synesthésies et sensorialité intermédiale », art. cit., p. 64. Return to text

19 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, OC II, p. 287. Return to text

20 Id., India Song, OC II, p. 1524. Return to text

21 Gilles Deleuze, Cinéma, t. I : L’Image-mouvement, op. cit., p. 23-24. Return to text

22 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, OC II, p. 48. Return to text

23 Ibid., p. 34. Return to text

24 Gilles Deleuze, Cinéma, t. II : L’Image-temps, op. cit., p. 364. Return to text

25 Marguerite Duras, La Femme du Gange, OC II, p. 1435. Return to text

26 Id., L’Amour, OC II, p. 1275. Return to text

27 Ibid., p. 1273, p. 1275. Return to text

28 Marguerite Duras, La Femme du Gange, OC II, p. 1446. Return to text

29 Loc. cit. Return to text

30 Gilles Deleuze, Cinéma, t. I : L’Image-mouvement, op. cit., p. 25. Return to text

31 Marguerite Duras, India Song, OC II, p. 1568. Return to text

References

Electronic reference

Mirei Seki, « Le retour du cinéma à l’écrit (autour de Nathalie Granger de Marguerite Duras) », Cahiers Marguerite Duras, [online], 1 – 2021, Online since 01 janvier 2021, connection on 19 septembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/264

Author

Mirei Seki

Université Rikkyō (Tokyo, Japon)
mirei091472@gmail.com