Je distingue donc l’écrit, le parlé et l’oral comme primat du rythme et invention du sujet dans et par son langage. L’oralité, pour pasticher Lacan, c’est du sujet que je vous cause. Et qui n’est pas l’individu qui parle. Pas non plus le sujet freudien, non plus que le sujet philosophique ou le sujet du droit. J’en compte une douzaine, de sujets. Pas un n’a écrit un poème. Je suis obligé de postuler qu’il y a un sujet du poème, c’est celui par qui il y a un poème, ce que je définis comme la transformation d’une forme de vie par une forme de langage et la transformation d’une forme de langage par une forme de vie1.
Ce texte d’Henri Meschonnic, emprunté à l’une de ses deux contributions au volume dédié en 2008 à Claude Régy, évoquait l’art avec lequel ce metteur en scène servait celui des auteurs-poètes. Il a inspiré la thèse proposée dans cet article, à savoir l’intervention décisive, dans la genèse de l’événement qu’a été en décembre 1968 la création de L’Amante anglaise (au TNP, dans la salle Gémier du Palais de Chaillot), d’un autre sujet poétique, resté longtemps inaperçu2.
C’est en écoutant, en 2011, les deux enregistrements audio du spectacle (qui venaient d’être retrouvés), correspondant aux représentations des 22 février et 21 décembre 1969, que nous avons saisi une dimension de cette œuvre passée sous silence par ses analystes. C’est en les réécoutant et en relançant à plusieurs reprises nos investigations dans la direction ainsi ouverte, poussée à le faire par les réactions et les questions des auditeurs des exposés où nous présentions nos résultats, que nous avons affiné notre proposition.
Le présent article vient compléter les publications issues de ces recherches, en proposant un exercice d’écoute de trois extraits du spectacle et une version renouvelée de nos conclusions.
L’étude auditive de L’Amante anglaise : une aventure en plusieurs temps
Jusqu’à ces dernières années, sauf rares exceptions, les chercheurs qui s’intéressaient au théâtre, spécialistes d’études théâtrales ou spécialistes de littérature, analysant des productions scéniques ou des œuvres dramatiques, négligeaient les archives sonores dont ils pouvaient avoir connaissance et ne cherchaient pas à savoir s’il en existait, même lorsqu’ils travaillaient sur un théâtre « de voix » ou « d’écoute ». Dans le cas de L’Amante anglaise, Almuth Grésillon, directrice de recherche à l’ITEM, et moi-même n’avons pas échappé à la règle quand nous avons mené, de 2004 à 2008, une enquête pourtant méticuleuse sur la genèse de ce texte, fondée sur tous les types de traces que nous avions pu réunir, du premier manuscrit à la création scénique : documents textuels, « brouillons d’une pièce inachevée, première tentative inaboutie de révision des Viaducs de la Seine et Oise (dès 1963), étapes rédactionnelles, épreuves et texte imprimé du roman », puis une série de documents « nés au contact direct du metteur en scène et des comédiens (les brochures corrigées et le “torchon magnifique” [selon le mot de Marguerite Duras] : l’exemplaire du roman corrigé en direct »), enfin une documentation scénique et scénographique réunissant « plans d’implantation, devis et notes techniques, factures, plannings, photographies de répétitions, bande-son du spectacle [c’est-à-dire les éléments préenregistrés], plan de location, etc. », sans oublier une version radiophonique (de 1967) que nous n’étions pas parvenues à écouter3.
Nous n’avions pas encore conscience de l’importance des documents sonores et si nous avons longtemps cherché – sans résultat – la captation audio du spectacle à sa création, c’est que Michael Lonsdale nous avait assuré (en 2005) qu’elle avait été réalisée et qu’il fallait tout faire pour la retrouver. Alors que nous achevions notre étude, un élément nouveau est venu renforcer les dires du comédien : un premier inventaire des fonds audio disponibles à la BnF, effectué en 2008 dans le cadre d’un nouveau projet, « Le son du théâtre », nous apprenait que depuis son ouverture par Jean Vilar en 1952, le TNP avait systématiquement archivé ses spectacles sur des bandes magnétiques. Et c’est dans le contexte inédit créé par ce projet, dont la BnF était partenaire, que les deux enregistrements de L’Amante anglaise allaient être repérés en décembre 2010 : le département des Arts du Spectacle, dirigé par Joël Huthwohl, avait fait écouter et ficher les bandes magnétiques du fonds Georges Wilson (directeur du TNP en 1968) par un étudiant de notre équipe, lequel était en train de lire Genèses théâtrales où nous disions notre échec à localiser la captation. Ce retard malheureux a eu un avantage : il a permis de vérifier en quelque sorte expérimentalement l’utilité et la spécificité des documents audio.
Avant de résumer les étapes de travail qui se sont enchaînées depuis cette découverte, il convient de rappeler les deux grandes difficultés rencontrées, auxquelles s’affrontent tous les chercheurs qui exploitent des archives sonores : la difficulté générale à entendre le passé tel qu’il a pu être entendu (quoique la saison 1968-1969 semble proche, elle appartient en réalité à un monde auditif disparu, à un paysage vocal disparu), à quoi s’ajoute, dans le cas d’une œuvre reconnue et abondamment commentée comme l’est aujourd’hui L’Amante anglaise, la difficulté de l’oreille à résister à l’histoire officielle, celle qui façonne nos attentes sur ce que nous avons à écouter. Pour parvenir à exploiter rigoureusement, malgré tout, ces archives, une méthodologie a été progressivement élaborée4.
Que tenait-on pour acquis concernant L’Amante anglaise et ce qui avait fait de sa création un événement ? Nous le résumions de la façon suivante :
Pour Marguerite Duras, on a pu parler d’une « révolution » entre la pièce Les Viaducs de la Seine-et-Oise, publiée en 1960, montée par Claude Régy en 1963, et L’Amante anglaise, ordinairement présentée comme une nouvelle version des Viaducs, en réalité issue d’un processus de réécriture beaucoup plus complexe […]. Quant à Régy, le spectacle en quelque sorte antispectaculaire de l’hiver 1968-1969 a été un tournant dans son itinéraire personnel – son véritable début théâtral, insiste-t-il souvent5.
Le récit qui s’est imposé est celui d’une double réinvention, un jeu d’inspiration mutuel entre les deux créateurs, un processus exceptionnel, devenu presque légendaire chez les admirateurs de l’un et l’autre artiste6. L’écoute des captations du spectacle initial ne remettait pas en cause ce récit. Mais elle révélait plusieurs phénomènes étonnants, étant donné la mémoire collective qui s’était construite de cette Amante anglaise, reprise plusieurs fois de 1968 à 1989. Notre travail a consisté à décrire et à prendre au sérieux ces phénomènes, en deux étapes principales, correspondant à deux exposés oraux.
La première étape du travail (2013)
Le premier exposé a été effectué en duo avec Joël Huthwohl dans le cadre des Conférences du Quadrilatère (BnF-INHA), dont le principe était de réunir autour d’une archive un conservateur et un chercheur. Nous l’avions intitulé : « L’Amante anglaise de Marguerite Duras, enregistrement sonore de la création par Claude Régy, 1969 : fonds Georges Wilson »7. Après que Joël Huthwohl eut résumé l’histoire de ces bandes magnétiques depuis leur dépôt à la BnF, expliqué leur disparition apparente par l’imprécision fréquente des informations figurant sur les supports de ce type de documents (seule leur audition permet de les identifier de façon sûre) et évoqué les deux premières séances d’écoute, effectuées d’abord avec Michael Lonsdale, puis avec Claude Régy, passionnantes et riches en enseignements, j’ai présenté nos découvertes. Tout d’abord, le texte effectivement joué à la création, différent de la « version scénique » publiée par le TNP au début des représentations, ce qui prouvait par exemple que certaines modifications majeures dataient de la fin des répétitions ; ensuite, la dimension proprement auditive de l’écoute du spectateur, souvent traduite en termes visuels, y compris par le metteur en scène (« [Les spectateurs] voyaient le petit pavillon où le crime avait eu lieu, ils voyaient le jardin, ils voyaient le mari […] tout ça avec une précision extraordinaire »8) ; enfin, les véritables réactions du public – du moins celles de deux assistances, saisies à dix mois d’intervalle. Réactions troublantes, car bien plus complexes que ce qui en avait été dit.
Dans Espaces perdus, Régy notait par exemple en 1989 qu’on écoutait L’Amante anglaise « religieusement, comme un trio de musique classique »9. Ce n’était pas le cas à la création. Pour cette période, lui-même évoquait surtout les départs, parfois violents. Ce que révèlent les phonogrammes de 1969, enregistrements-témoins comparables à ceux produits dans le spectacle par l’Interrogateur (l’acteur activait lui-même le magnétophone-espion posé sur la petite estrade), c’est que l’attention intense dont parle le metteur en scène, perceptible à certains moments, n’est ni immédiate ni durable, et lorsqu’elle advient, elle tranche sur le silence très habité d’une salle dont on perçoit assez bien même les mouvements discrets (nous verrons plus tard pourquoi). De temps en temps, chose étonnante, les spectateurs rient ! Les lectures unicolores, tragiques, de la pièce ne résistent pas à cette écoute. Si Régy, décrivant le spectacle, a pu évoquer un passage « du profane au sacré »10, les captations audio révèlent qu’on ne peut pas situer l’impureté (le jeu) dans le premier interrogatoire, et la pureté (le silence religieux) dans le second : le rire, le jeu sont même encore plus présents, sous des formes variées, dans l’interrogatoire de Claire Lannes, où se situe le vrai changement. Madeleine Renaud, qui exploite d’abord toute la gamme de ses voix théâtrales comiques, avec la complicité de Michael Lonsdale, ne joue plus, ne dialogue plus
Pour tenter de cerner ce qui se passait, qui ne relevait ni de la voix ni de la diction, nous avons spontanément eu recours à la notion d’« oralité » telle que nous l’avions trouvée dans le dernier Zumthor11, performée et prenant son sens dans un événement fondamentalement langagier. Nous indiquions que, chez la comédienne, le registre de l’oralité chang[eait], avant de nous référer brièvement en conclusion à l’« oralité de l’écrit » définie par Henri Meschonnic12, laquelle serait, disions-nous, repassée du texte à son oralisation sonore. Au rythme souvent heureux du dialogue, se substitue un autre rythme plus lent, qui semble épuiser tout dialogue. Nous suggérions que la révolution accomplie entre Les Viaducs et L’Amante anglaise se reproduisait, intensifiée, du début à la fin du second interrogatoire.
La deuxième étape du travail (2020)
Le second exposé a été effectué sept ans plus tard, le 30 septembre 2020, lors de la journée d’étude annuelle Marguerite Duras, « Le récit à la scène/La scène dans le récit », à la Maison de la recherche de l’Université de Lille, dans un contexte et devant un auditoire très différent. Intitulé « Écouter L’Amante anglaise (22 février, 21 décembre 1969) : entendre la scène de l’oralité », il était cette fois-ci centré sur la notion d’oralité et organisé autour de l’audition collective de trois extraits des enregistrements. Il s’agissait de les analyser avec plus d’exactitude et de précision. Les conditions techniques de l’écoute salle Gémier, qui n’avaient pas été prises en compte en 2013, ont été alors décrites. Dans la petite salle (300 places) toute neuve, à l’excellente acoustique, les spectateurs, installés sur trois côtés du petit podium posé devant le rideau de fer fermé (la scénographie était de Jacques Le Marquet), entendaient très bien les acteurs, qui se trouvaient sur le podium, ou, pour ce qui concerne Michael Lonsdale, au milieu du public (Ill. 1). Ils percevaient aussi mieux que d’habitude les réactions du reste de l’assistance. Quant aux auditeurs des enregistrements, en 2020, ils entendaient ce qu’avait saisi du spectacle le dispositif de prise de son exceptionnel exigé par cet atypique espace salle-scène : un seul micro, probablement un cardioïde, placé au nez du balcon, inutilisé pour ce spectacle. Ce type de micro capte principalement les sons provenant de l’avant, en atténuant les sons provenant des côtés et encore davantage les sons provenant de l’arrière. Ce qui explique pourquoi la voix de Michael Lonsdale est déformée dans le premier extrait (avant que l’acteur se déplace), et pourquoi les bruits des spectateurs sont si présents. Par rapport à ce dont on a l’habitude, de telles captations peuvent sembler inaudibles – elles n’ont pas été réalisées pour être diffusées, par la radio ou par le disque, mais dans un but d’archivage. La réécoute permet de les entendre et de les exploiter dans toutes leurs dimensions.
Mieux fondée acoustiquement, notre proposition finale serait plus large et plus audacieuse que celle de 2013 où nous nous étions intéressée au seul jeu de Madeleine Renaud. Nous référant à Helga Finter, citant un autre passage d’Espaces perdus : « À partir de L’Amante anglaise en 1968, la voix qui se prête au texte doit tenir compte du fait qu’elle vient d’un ailleurs : “[…] la voix n’est plus celle du discours, ni celle de la conversation, ni celle de la syntaxe” »13, nous indiquions qu’un tel changement général, s’il a lieu, ne doit pas être situé de façon trop abstraite entre Les Viaducs et L’Amante anglaise, c’est-à-dire du côté du seul couple formé par l’auteur et le metteur en scène, mais dans la matière théâtrale elle-même, c’est-à-dire au sein du jeu des comédiens, ne concernant pas seulement la figure principale du spectacle – faut-il l’appeler, comme on en a la tentation, la figure-titre ? – mais aussi l’Interrogateur, dès le début du premier interrogatoire, où il « s’accorde » en quelque sorte avec le troisième comédien. C’est la façon originale dont ces acteurs ont réinventé, personnellement et ensemble, l’espace phonique, qui a fait du spectacle un événement. Ce phénomène ne pouvait être analysé en termes de vocalité, ni d’interprétation, au sens classique du terme, même si les voix sont remarquables, même s’il s’agit de grands interprètes. La notion d’oralité, telle qu’elle avait été redéfinie par Henri Meschonnic dans « La force du continu », s’avérait la plus pertinente pour décrire ce que les captations intégrales donnaient à entendre : « […] l’oral comme primat du rythme et invention du sujet dans et par son langage »14. C’est cette oralité, écrivait Meschonnic en pensant à celle des auteurs-poètes montés par Claude Régy, que celui-ci « met en lumière et en mouvement »15. Dans le cas de L’Amante anglaise, Régy, sans doute, mais aussi, autrement que lui, la comédienne, qui n’est pas n’importe quelle comédienne, en relation étroite avec son partenaire, qui n’est pas n’importe quel comédien. Avec l’auteur et le metteur en scène, l’acteur est bien ici le « sujet du poème », « celui par qui il y a un poème », défini par Meschonnic « comme la transformation d’une forme de vie par une forme de langage et la transformation d’une forme de langage par une forme de vie »16.
Les principaux éléments de ce parcours ont été repris en 2021 dans une intervention au colloque « Mémoire audiovisuelle de la littérature »17. Intitulée « Des sons doublement oubliés (par les théâtrologues et par les littéraires) : les archives audio du théâtre », elle proposait une réflexion générale sur l’intérêt de ces archives pour la seconde discipline aussi, l’illustration principale étant une édition discographique de L’Hurluberlu de Jean Anouilh. L’exploitation des captations « brutes » (non retouchées, non montées, non commercialisées) de la mise en scène initiale du texte de Marguerite Duras était un exemple de la façon dont cet autre type d’archive pouvait conduire à affiner la représentation du rôle de l’auteur. Le fait qu’en ce cas, les interprètes, dont les enregistrements révélaient le rôle décisif dans la création scénique, avaient été choisis, non d’abord par Claude Régy, mais par Marguerite Duras, « ouvr[ait] une nouvelle piste pour l’enquête génétique et une relecture des strates de la pièce »18.
De l’écrit-parlé à l’oralité : l’écoute méthodique de quelques détails
Pour affiner la proposition formulée en 2021, nous allons tenter un exercice d’écoute à distance. Une gageure ! Si la journée d’étude, maintenue en présentiel à Lille malgré le confinement, avait permis l’audition de trois extraits du spectacle, étape par étape, la présente publication ne peut que fournir les liens à ces extraits (issus des phonogrammes originaux conservés à la BnF, qui en protège les droits)19 et proposer à chacun des lecteurs ou lectrices un protocole qu’il ou elle sera libre de suivre ou non. Des trois sons qui seront écoutés, le premier est extrait de la représentation de février 1969 (on y entend Claude Dauphin), les deux autres de celle de novembre 1969. Dans chaque cas nous avons choisi la version la meilleure sur le plan technique.
- La seule indication donnée avant la première écoute concernera la durée de l’extrait (toujours brève). Sans que l’on puisse parler d’une écoute en aveugle, puisque le spectacle-source est connu de l’auditeur, le fait que l’extrait ne soit pas localisé permet une audition très ouverte. Il est conseillé de ne pas se polariser sur le sens, de laisser flotter l’ouïe. Des questions seront ensuite posées, occasion de fixer librement son écoute personnelle.
- La seconde écoute devrait s’accompagner de la lecture de la transcription du document sonore, fournie à cette étape.
- Le texte de la transcriptionannoté et son commentaire seront lus après les deux écoutes. Chaque extrait de la captation de 1969 sera comparé à l’extrait correspondant de l’adaptation radiophonique du roman réalisée en 1967 par Jean-Jacques Vierne dans le cadre de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture20, à laquelle, sauf erreur, aucune analyse de la mise en scène de 1968 ne fait précisément référence. Avec François Chaumette dans le rôle de L’Interrogateur, Michel Bouquet dans le rôle de Pierre Lannes, Loleh Bellon dans le rôle de Claire Lannes, elle réunissait elle aussi de très grands comédiens. Le texte est à peu près le même, et les différences, là où elles existent, sont significatives. Si les deux productions ne sont pas de même nature, la comparaison entre les deux interprétations exactement contemporaines (à quelques mois près) permet de mieux mesurer l’originalité globale de celle proposée à Chaillot, et la part personnelle et collective qu’ont pu y prendre les acteurs.
(N. B. Je ne suis pas spécialiste de l’acteur, je suis même sûre de ne rien comprendre à son art propre. J’évite donc en général d’en parler. Si j’ai exceptionnellement abordé ce sujet, c’est que je m’y suis trouvée contrainte, puisque les révélations de ces archives sonores concernent en particulier son rôle dans la genèse de l’œuvre théâtrale. Ne disposant pas de méthodes précises pour analyser les phénomènes de diction – au sens large –, je sollicite par avance l’indulgence des lecteurs.)
Première étape : écoute « en aveugle »
- Premier extrait 2’ 10’’. Il faut écouter jusqu’à la fin.
Questions (il est conseillé de rédiger ses réponses) :
Est-ce que quelque chose dans cet extrait vous frappe ? vous étonne ? vous intéresse ?
Avez-vous besoin ou envie de réentendre le document ? - Deuxième extrait 1’ 04’’
Mêmes questions. - Troisième extrait 1’ 36’’. Attention, l’enregistrement s’arrête juste après le dernier mot.
Mêmes questions.
Deuxième étape : écoute avec le texte de la transcription21
- Premier extrait22 2’ 10’’
L’Interrogateur. Vous n’avez pas de papiers écrits par elle-même il y a longtemps ?
Pierre Lannes. Non, je n’ai rien.
L’Interrogateur. Nous n’avons pas le moindre papier écrit par elle.
Pierre Lannes. Il y a deux ou trois ans, j’ai trouvé des brouillons de ces lettres qu’elle écrivait aux journaux. C’était à peine lisible, criblé de fautes. Je les ai jetés.
L’Interrogateur. De quoi s’agissait-il ?
Pierre Lannes. Elle demandait des conseils, pour la menthe anglaise, comment la garder dans la maison l’hiver. La menthe elle écrivait ça comme amante, un amant, une amante. Mais elle a écrit sur le corps ?
L’Interrogateur. Oui. Toujours les deux mêmes mots. Sur le mur aussi : le mot Alfonso sur un mur. Et sur l’autre mur le mot Cahors. Sans faute.
Pierre Lannes. Alfonso. Cahors.
L’Interrogateur. Oui.
Pierre Lannes. Oui.
L’Interrogateur. Vous avez encore quelque chose à dire sur le crime ?
Pierre Lannes. C’est très difficile de vous exprimer ce que je crois.
Je crois que si Claire n’avait pas tué Marie-Thérèse, elle aurait fini par tuer quelqu’un d’autre.
L’Interrogateur. Vous ?
Pierre Lannes. Oui. Puisqu’elle allait vers le crime, peu importe qui était au bout, Marie‑Thérèse ou moi…
L’Interrogateur. La différence entre Marie-Thérèse et vous, quelle était-elle ?
Pierre Lannes. Moi je l’aurais entendue venir.
L’Interrogateur. Qui aurait-elle dû tuer dans la logique de sa folie ?
Pierre Lannes. Moi.
L’Interrogateur. Vous venez de dire Marie-Thérèse ou moi.
Pierre Lannes. Je viens de découvrir le contraire – là – maintenant.
L’Interrogateur. Pourquoi vous ?
Pierre Lannes. Je le sais.
- Deuxième extrait23 1’ 04’’
Claire Lannes. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
L’Interrogateur. J’essaye de savoir pourquoi vous avez tué Marie-Thérèse Bousquet.
Claire Lannes. Pourquoi ?
L’Interrogateur. Pour le savoir, moi.
Claire Lannes. C’est votre métier ?
L’Interrogateur. Non
Claire Lannes. Vous ne faites pas ça tous les jours ? et avec tout le monde ?
L’Interrogateur. Non.
Claire Lannes. Alors, écoutez-moi. Il y a eu deux choses : la première, c’est que j’ai rêvé que je la tuais. La deuxième, c’est que lorsque je l’ai tuée, je ne rêvais pas.
C’est ce que vous vouliez savoir ?
L’Interrogateur. Non.
Claire Lannes. Si je savais comment répondre, je le ferais. Je n’arrive pas à mettre de l’ordre dans mes idées.
L’Interrogateur. Peut-être y arriverons-nous quand même ?
Claire Lannes. Peut-être.
Si j’y arrivais, qu’est-ce qu’on me ferait ?
L’Interrogateur. Cela dépendrait de vos raisons.
Claire Lannes. Je sais que plus les criminels sont clairs dans ce qu’ils disent, plus on les tue.
- Troisième extrait24 1’ 36’’
Claire Lannes. […] J’ai eu des pensées sur le bonheur, sur les plantes en hiver, certaines plantes, certaines choses…
L’Interrogateur. Quoi ?
Claire Lannes. La nourriture, la politique, l’eau, sur l’eau, les lacs froids, les fonds des lacs, les lacs du fond des lacs, sur l’eau qui boit, qui prend, qui se ferme, sur cette chose-là, l’eau, beaucoup, sur les bêtes qui se traînent sans répit, sans mains, sur ce qui va et vient, beaucoup aussi, sur la pensée de Cahors quand j’y pense, et quand je n’y pense pas, sur la télévision qui se mélange avec le reste, une histoire montée sur une autre montée sur une autre, sur le grouillement, beaucoup, grouillement sur grouillement […].
Troisième étape : décrire l’oral (annotations et commentaires)25
L’Interrogateur. Vous n’avez pas de papiers écrits par elle, même il y a longtemps ? (Articulation claire, ton neutre.)
Pierre Lannes. Non, j’ai rien. (N. B. : Le texte transcrit un oral familier. La protestation est appuyée. La voix traîne sur les deux dernières syllabes.)
L’Interrogateur. Nous n’avons pas / le moindre papier / écrit par elle. (La phrase, qui reprend la précédente, s’organise cette fois-ci en trois groupes rythmiques discrètement marqués.)
Pierre Lannes.
Ily a deux ou trois ans, j’ai trouvé des brouillons d’ces lettres qu’elle écrivait aux journaux. / C’était à peine lisible, / criblé d’fautes. / J’les ai j’tés. (Voix traînante, groupes rythmiques avec accentuations finales, élisions du e.)
L’Interrogateur. De quoi s’agissait-il ? (Ton neutre.)
Pierre Lannes. Elle demandait des conseils, / pour la menthe anglaise, / comment la garder dans la maison [pendant] l’hiver. (Diction populaire, trois groupes rythmiques nets, mélodiquement similaires, avec allongement légèrement ironique des mots.) / La menthe elle écrivait ça comme amante /, un amant, une amante. / (Même allongement teinté de gouaille. La réplique est suivie d’un silence de cinq secondes. Et d’un« Oui », très bas, avant la question :) [Mais] E… elle a écrit sur le corps ? (Ton plus neutre.)
L’Interrogateur. Oui. (Dit avec une nuance de confirmation résignée.) Toujours les deux mêmes mots. (presque sur le ton de la plaisanterie.) Sur les murs aussi (Idem. L’acteur a enchaîné les deux informations.) : le mot Alfonso sur un mur. Et sur l’autre mur le mot Cahors. (Diction très articulée.) (Un temps.) Sans faute. (Les deux derniers mots, exclamatifs, sont clairement teintés d’humour.)
Pierre Lannes. Alfonso. Cahors. (Voix sourde, comme pour lui-même.) (Trois secondes de silence.)
L’Interrogateur. Oui.
Pierre Lannes. Oui. (En écho immédiat.) (Deux secondes de silence.) (Une toux.) (Deux secondes de silence.)
L’Interrogateur. Vous avez encore quelque chose à dire sur l’crime ? (Assez lent, puis l’élision : curieux mélange.)
Pierre Lannes. C’est très difficile de vous exprimer c’que j’crois. (Lenteur inhabituelle, mais élision.) (Il enchaîne :) Je crois que si Claire n’avait pas tué Marie-Thérèse, / elle aurait fini par tuer quelqu’un d’autre. (Lenteur de l’énonciation, mais« tué »et« tuer »dits en un phonème.)
L’Interrogateur. Vous ? (Ton neutre.)
Pierre Lannes. Oui. (Pensif, calme.) Puisqu’elle allait vers le crime, / peu importe qui était au bout, / Marie-Thérèse ou moi / (Assez lent, en trois groupes rythmiques, ton de la réflexion, une diction nettement populaire.)
L’Interrogateur. (Enchaîne.) La différence entre Marie-Thérèse et vous, quelle était-elle ? (Très articulé.) (Une toux.)
Pierre Lannes. Moi j’l’aurais entendue v’nir (Ton d’évidence, intonation populaire marquée.) (La réplique est suivie par une petite houle de rires et de toux de sept secondes.)
L’Interrogateur. [mais] Qui aurait-elle dû tuer dans la logique de sa folie ? (Prononciation un peu hachée, effet d’étrangeté.)
Pierre Lannes. Moi. (Réponse immédiate, calme, ton d’évidence.)
L’Interrogateur. Vous venez de dire Marie-Thérèse ou moi. (Articulé, ton neutre.)
Pierre Lannes. Je viens d’découvrir le contraire – là – maint’nant. (Lent, pensif, élisions.)
L’Interrogateur. Pourquoi vous ? (Ferme, rapide.)
Pierre Lannes. (Un temps.) Je l’sais. (Pensif, élision.) (Après dix secondes de silence, les bravos éclatent.)
N. B. : Les applaudissements audibles à la fin de la scène (Pierre Lannes sort) traduisent la présence d’un public ou bien peu habitué au théâtre (ce qui pouvait être le cas au TNP), ou bien habitué au théâtre de boulevard ou au théâtre privé. Il salue les entrées, les sorties, les grands moments des comédiens. Ce sont eux qui comptent !
Alors qu’avec Claude Dauphin, c’est un univers assez populaire, familier des spectateurs de cinéma des années soixante, qui entre dans le théâtre (il a été en particulier l’apache Félix Leca de Casque d’or en 1951), Michael Lonsdale confère à son « personnage » une certaine étrangeté, du fait de sa diction non réaliste et de l’humour – étonnant dans le contexte – qui affleure souvent, et autorise sans doute le rire du public. Sur le plan rythmique, les deux registres sont désaccordés, on voit qu’ils le restent jusqu’au bout.
Lonsdale nous avait indiqué en 2001 que Dauphin (ou Servais) était loin, que lui-même entendait très bien les bruits et les commentaires des spectateurs, fréquents en début de représentation, et qu’il lui était difficile de se concentrer, d’où peut-être sa réplique hésitante, après les rires.
Dans la version radiophonique, très belle, le ton est continûment sérieux ; Bouquet et Chaumette parlent bas, lentement, il y a une grande uniformité de rythme. Il se dégage de la séquence théâtrale davantage de mystère, du fait de sa légère coloration comique. La « faute » d’orthographe évoquée donne son titre à la pièce. D’une certaine façon, l’ironie de Pierre Lannes touche juste : il n’y a pas plus d’amante anglaise dans ce spectacle que de cantatrice chauve dans la pièce de Ionesco. Une correction effectuée en répétition, visible dans le « torchon », va dans le sens de la recherche de l’ambiguïté : les deux parties de l’extrait ont été inversées. La nouvelle fin est troublante, du fait de la succession rapide de la sortie marquée d’humour noir de Pierre Lannes, de sa prise de conscience qu’il aurait pu être tué, et du savoir qu’il dit en avoir. Alors que dans la version radio, ce qu’il « sait », c’est au contraire que le crime est « inexplicable » (écourtée, la phrase dit le contraire de ce qu’elle disait).
(Toux, puis bruit rauque près du micro.)
Claire Lannes. Qu’est-ce que vous voulez savoir ? (Voix légèrement nasillarde, intonation populaire.)
L’Interrogateur. J’essaye / de savoir / pourquoi / vous avez tué Marie-Thérèse Bousquet. (Diction comme hésitante, ralentie.)
Claire Lannes. Pourquoi ? (Diction nette, prononciation populaire plus marquée, ton légèrement gouailleur.)
L’Interrogateur. Pour le savoir, moi. (Ton calme, naturel, familier.)
Claire Lannes. C’est votre métier ? (Petite toux.) (Question clairement articulée, en cinq phonèmes, sans élision.)
L’Interrogateur. Non. (Réponse rapide, brève, insistance légèrement joueuse sur le [n].) (Toux brève.)
Claire Lannes. Vous n’faites pas ça tous les jours [? Et] avec tout l’monde ? (Voix, intonation et élisions relevant d’un oral populaire.)
L’Interrogateur. Non. (Réponse encore plus rapide, un ton plus bas.)
Claire Lannes. (Après deux secondes de silence.) Alors, écoutez-moi. (Fermement.) (Un temps.) Il y a eu deux choses (Allongement des syllabes, suivi par un autre temps bien marqué.) : la première (Un temps.), c’est que j’ai rêvé que j’la tuais. (Élision populaire.) (Un temps.) La deuxième (Toux brève, un temps.), c’est que lorsque j’l’ai tuée (Nouvelle élision.) (Un temps, toux brève.), je n’rêvais pas. (Nouvelle élision, moins marquée.) (Légers rires pendant deux ou trois secondes.) C’est c’que vous vouliez savoir ? (Diction claire, voix et intonation populaire.)
L’Interrogateur. Non. (Réponse rapide, insistance nettement joueuse sur le N [Nan !].)
Claire Lannes. Si je savais comment répondr’ (Montée de la voix.), je l’ferais [mais] j’n’arrive pas à mettre d’l’ordr’ dans mes idées. (Ton joueur, léger, en écho à celui de l’Interrogateur.)
L’Interrogateur. Peut-être y arriverons-nous quand même ? (Ton joueur, douceur de l’allitération en [r] et de l’assonance en [è].)
Claire Lannes. Peut-être. Si j’y arrivais, qu’est-ce qu’on m’ferait ? (Malgré le passage à la ligne dans la brochure, elle enchaîne, parle vite. La phrase-question est rythmée et rimée.)
L’Interrogateur. Cela dépendrait de vos raisons. (Neutre.)
Claire Lannes. Je sais que plus les criminels sont clairs dans ce qu’ils disent (Correction de répétition, remplace « parlent clairement ».), plus on les tue. (Rires dans le public.) (Phrase très dynamique : une proposition longue, montante, bien rythmée [grâce à la correction], avec assonance en [é], puis une très courte [quatre phonèmes], descendante, avec assonance en [u] : l’effet est franchement comique.)
On a là un exemple du mélange des différents registres dans lesquels Madeleine Renaud excellait : gouaille parisienne, diction de boulevard, petite chanson de l’ingénue. Michael Lonsdale, de son côté, s’appuie sur cette échappée à la frontière du comique pour introduire dans son registre une touche plus explicitement humoristique. On suit l’amorce d’une complicité dans un jeu à la fois théâtral et ludique. Les « Non » répétés de Lonsdale (les deux premiers rythmés, presque chantants, le troisième carrément amusant) libèrent un espace de dialogue d’une tout autre nature. « Alors écoutez-moi… » : la drôlerie de la réponse telle que l’élabore Madeleine Renaud, le ton sérieux, la lenteur appuyée qui crée un effet de suspens, le registre explicatif, appliqué, enfantin, contrastant avec le caractère monstrueux du sujet, déclenchent le rire.
Dans l’adaptation radiophonique, la voix (jeune) et la diction (classique, avec une pointe moderne) de Loleh Bellon font penser à celles d’actrices de cinéma de la période (Bardot dans Le Mépris, les jeunes filles de Rohmer), ce qui contribue à situer l’action dans le contemporain et à faire entendre dans la relation avec l’Interrogateur une situation plus banale de séduction.
Claire Lannes. […] J’ai eu des pensées sur le bonheur, / (Toux, pause d’une seconde.) sur les plantes en hiver, / certaines plantes, / certaines choses… (Lent, doux, rythmé, mélodique.)
L’Interrogateur. Quoi ? (Question rapide, mais calme – ajoutée en répétition. La longue réplique n’était pas coupée auparavant.)
Claire Lannes. (Après trois secondes de silence.) La nourriture (Pause d’une seconde.), la politique (Pause d’une seconde.), l’eau (Pause d’une seconde.), sur l’eau, les lacs froids, les fonds des lacs, les lacs du fond des lacs (Dit très lentement, en articulant les assonances et les allitérations créées par les répétitions.), sur l’eau qui boit, qui prend, qui se ferme, sur cette chose-là, l’eau, (Souligné dans le « torchon ».) | beaucoup |, (Mot inséré entre deux barres dans le « torchon ».) sur les bêtes (Mot accentué, allongé, marque de répulsion légère.) qui se traînent (Allongé, en écho.) sans répit, sans mains, / sur ce qui va et vient, beaucoup aussi, / sur la pensée d’Cahors / quand j’y pense, et quand je n’y pense pas, / sur la télévision / qui se mélange / avec le reste, / une histoire / montée / sur une autre / montée / sur une autre, / (Un temps.) sur le grouillement (La voix baisse sur ce mot.) […].
On constate un ralentissement global de la diction, qui a été travaillé – le « torchon » en témoigne. En mesurant les pauses (ici assez brèves), on peut imaginer Régy comptant les « temps » de tous ces silences que Madeleine Renaud n’a accepté de faire que difficilement, sous la pression affectueuse de Michael Lonsdale, qui la « freinait » (c’était son mot) autant qu’il le pouvait. Mais ces silences, celui-ci nous en avait longuement parlé lors d’une séance de notre séminaire sur « l’événement théâtral », au CNRS, à Ivry, le 26 mars 2001, produisaient un très grand effet, sur lui-même, et sur les publics, partout dans le monde : « Elle a accepté de faire des silences. Et c’était extraordinaire parce qu’on n’avait jamais vu Madeleine comme ça. Nulle part. Un silence merveilleux », nous a indiqué Lonsdale. Ce sont ces moments qui permettent de dire que l’actrice ne joue plus. Elle tente de raconter, et d’abord peut-être de se remémorer pour elle-même le texte (elle et Lonsdale ont connu dès le début, pour des raisons différentes, des problèmes de mémorisation).
Dans la version radiophonique, Loleh Bellon, voix pure, juvénile et grave, parle lentement, prononçant finement les consonnes, captivant l’oreille, sans faire surgir dans l’imaginaire de l’auditeur les gouffres mystérieux que suggèrerait si simplement au théâtre Madeleine Renaud. Le texte avait été nettoyé de l’allusion (jugée trop incongrue ?) à la télévision.
Des comédiens « sujets [ensemble] du poème »
Une dimension non dite du spectacle : l’humour
Entendre les trois comédiens en jeu fait bien comprendre pourquoi les spectateurs riaient, dans le premier interrogatoire, mais aussi dans le second. En écoutant celui-ci, on ne peut pas ne pas se rappeler que c’était son génie dans la comédie qui avait fait le succès de Madeleine Renaud. « Le théâtre n’est pas pur. Il n’est ni sacré ni profane »26, ces phrases de Régy commentant, au début d’Espaces perdus, une photographie montrant la comédienne entrant en scène, sont aujourd’hui connues – « […] ce n’est rien, cette femme debout, c’est tout le monde, n’importe qui »27. L’idée d’une impureté du spectacle semble être acquise, mais il est très différent de regarder une telle image ou d’entendre dans l’archive sonore les rires suscités par des répliques rappelant Arletty dans Hôtel du Nord ou la Madame Sans-Gêne de Sardou interprétée par la comédienne elle-même en 1956… Ce qui suit va donc briser une sorte de tabou. Dans l’entretien qu’il nous avait accordé le 15 mars 2005, Claude Régy nous avait parlé de cette dimension comique : « Quand j’ai réécouté des enregistrements de L’Amante anglaise, j’ai trouvé que c’était un ton boulevard, ça l’était un petit peu. Elle jouait Feydeau. Elle avait ce fameux “naturel”, extraordinaire, d’ailleurs. » « Mais, ajoutait-il, elle avait aussi cet instinct, qui l’emmenait vers des choses dont elle n’avait pas elle-même conscience, je pense. » Les deux faces « extra-ordinaires » de la comédienne sont évoquées. Or on a toujours fait comme si la seconde seule était importante dans la « révolution » de L’Amante anglaise, et plus généralement comme si le registre léger n’avait pas compté, en tant que tel, dans l’intelligence et la transmission de ces « choses » graves et sacrées qu’approchait inlassablement le metteur en scène. Alors que lui-même, remarquons-le, s’entourait souvent de comédiens dotés de qualités comiques, d’une grande fantaisie, ou d’humour.
Il convient donc de revenir plus en détail aux réactions des spectateurs de la création, à celles que nous font entendre les enregistrements. D’abord pour confirmer qu’il y avait bien, déjà, de grands silences, des « silences de mort », expression utilisée par Michael Lonsdale dans son intervention au séminaire de 2001 déjà évoqué, pour raconter ce qui se passait pendant les trous de mémoire de Madeleine Renaud :
Les gens attendaient, ils ne toussaient pas. Ils ne bougeaient pas. Ils attendaient. On sent que les gens sont émus dans la salle. L’attention est complète. Madeleine Renaud avait un pouvoir absolument fabuleux pour créer l’attention. On était suspendu à ce qu’elle dirait. C’était très étonnant.
Ensuite pour constater, au fil des écoutes, qu’il existait toute une gamme de silences, dont certains ne peuvent être qualifiés de « religieux ». Ce qui correspond à ce qu’avait suggéré Claude Régy lui-même lors de l’entretien déjà cité : « Les silences ne sont pas venus avec Duras. Les silences sont dans Pinter. Spécifiquement dans La Collection [une pièce qu’il a créée en français en 1965, avec Delphine Seyrig, Jean Rochefort, Michel Bouquet et Bernard Fresson], plus que dans L’Amant et plus que dans beaucoup d’autres. Une pièce assez jubilatoire. Les silences y sont extraordinairement importants. » Dans L’Amante anglaise aussi, ils participeront à la construction savante de la « jubilation ». Enfin, et nous nous y arrêterons plus longtemps, pour témoigner de la variété des rires suscités par des comédiens talentueux dans des registres comiques très différents.
Claude Dauphin, qui avant la guerre était l’un des interprètes favoris d’Henry Bernstein, passait, dans l’après-guerre, de la comédie légère (Adorable Julia, en 1962) aux pièces de Sartre (Les Séquestrés d’Altona, en 1965) ou d’Arthur Miller (La Mort d’un commis voyageur, en 1966). Un acteur « à la fois romantique et cynique, nerveusement présent dans ses rôles et un peu en retrait de ses personnages, grâce à une ironie de type anglo-saxon »28.
À propos de Michael Lonsdale, c’est très littéralement d’humour anglo-saxon qu’il faut parler, un registre qu’il avait remarquablement exploité une année plus tôt dans le Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard mis en scène par Régy. Il y interprétait l’un des deux figurants de Hamlet soudain passés dans la lumière, comparés par le critique Bertrand Poirot‑Delpech aux « bouffons shakespeariens » et aux « clowns de Beckett » (Le Monde, 14 sept. 1967). Il avait été en 1966 de la distribution de Se trouver de Pirandello, un auteur dont il avait traduit très naturellement « l’humorisme ». Or, la tonalité générale de L’Amante anglaise, c’est lui qui la donne. Le rythme du spectacle, c’est lui qui le donne, contrôlant concrètement les silences de sa partenaire, on l’a vu (et entendu), mais impulsant aussi certaines accélérations, certains ralentissements, des variations imprévisibles, créant ainsi une sorte de subtil « Wonderland » entre le réel et l’irréel. L’écouter jouer nous rappelle que l’humour est une composante non négligeable de la définition de l’oralité proposée par Meschonnic dans le texte cité en exergue. Annonçant la quasi-tautologie – « Je suis obligé de postuler qu’il y a un sujet du poème, c’est celui par qui il y a un poème » –, la façon dont le théoricien du langage imite la célèbre gouaille lacanienne – « L’oralité, pour pasticher Lacan, c’est du sujet que je vous cause » –, nous fait, si l’on peut dire, entendre d’une autre oreille les chuchotements des spectateurs que Lonsdale aimait énormément rapporter : « C’est un policier ? Non, c’est un psychanalyste ! » À ce point, il faut citer Freud : « L’humour a non seulement quelque chose de libérateur, analogue en cela à l’esprit et au comique, mais encore quelque chose de sublime et d’élevé, traits qui ne se retrouvent pas dans ces deux modes d’acquisition du plaisir par une activité intellectuelle »29.
Quant à Madeleine Renaud – dont Lonsdale nous disait (lors du séminaire de 2001) qu’elle était « géniale dans les pièces comiques, plus une grande actrice comique que tragédienne » –, elle avait joué Feydeau, mais aussi, dans la plus grande immobilité, déjà, le grand humoriste anglo-saxon qu’était Samuel Beckett. Elle avait été la Winnie de Oh les beaux jours dans la création française de 1963. Au premier acte, disait Roger Blin, qui l’avait choisie pour ce rôle difficile « en raison de sa pratique des textes – de son répertoire à la Comédie-Française à ses expériences au sein de la compagnie Renaud-Barrault » –, c’est « une cervelle d’oiseau », une « bourgeoise qui papote dans son trou comme si elle était encore dans un salon de thé »30. Cette drôlerie immédiate – qui devenait parfois vertigineuse – faisait, que « c’était une des rares personnes qui pouvaient remplir une salle de théâtre », nous avait rappelé Lonsdale lors d’un entretien datant du 31 mars 2005, « à une époque où il y avait de grandes vedettes du théâtre – on ne disait pas vedettes –, de grands acteurs qui, rien qu’en étant à l’affiche, remplissaient les salles. […] Edwige Feuillère, François Perrier, Madeleine Renaud, Delphine Seyrig, De Funès. On allait beaucoup voir les comédiens. Pas voir. Écouter. […] L’Amante anglaise, c’était pareil. C’était un événement médiatique ».
Distribution (par le metteur en scène) ou combinaison (multifactorielle) ?
Tout de même, nous objectera-t-on, si ces acteurs ont pu ainsi jouer ensemble, c’est parce qu’ils ont été distribués dans ce spectacle – sous-entendu, par le metteur en scène. À la distribution sont consacrées des pages importantes d’Espaces perdus. Le « temps de la distribution », explique Régy, peut être très long : « Des personnes vivantes viennent dans la matière qui se met à proliférer de lecture en lecture, de mois en mois. […] Les personnes demeurent ou non » ; « Je n’ai pas l’impression, ajoute-t-il, que c’est tout à fait moi qui distribue »31. Dans cette « alchimie très secrète », les acteurs sont pour lui des sujets à part entière : « Les acteurs doivent exister en tant qu’eux-mêmes, c’est en fonction de ça que je les choisis […] »32. Évoquant avec nous, en 2005, la genèse de L’Amante anglaise, il nous avait fait comprendre que les acteurs y avaient occupé une grande place, tacitement acceptée par lui et par l’auteur : « J’aime beaucoup le texte de L’Amante anglaise […]. Mais je suis très attaché aux acteurs, je dépends des acteurs, puisque je ne fais que du texte, je dépends des gens qui interprètent le texte. Marguerite était dans ce même respect des acteurs, et surtout de Madeleine ». La façon dont le projet a pris forme et dont les acteurs y sont entrés est donc ici décisive. Elle a déjà été racontée. Il s’agit de reprendre cette histoire dans la perspective qui est la nôtre33.
Au départ, l’idée d’une mise en scène théâtrale du roman est de Marguerite Duras. Arrive ensuite – si on ne prend en compte que ceux qui sont restés – Michael Lonsdale, contacté par Loleh Bellon, avec qui il avait suivi l’enseignement de Balachova. (La jeune actrice avait joué en 1962 dans La Bête dans la jungle adaptée par Marguerite Duras, qu’elle fascinait. Après avoir figuré dans le projet de film de 1963, et avoir été Claire Lannes dans l’adaptation radiophonique, début 1967, elle devait faire partie de la distribution.) Les relations entre Lonsdale et l’auteur du texte sont d’emblée très amicales. Parallèlement, en février 1967, Claude Régy entre en jeu : Marguerite Duras lui envoie le roman. Après Les Viaducs, en 1963, elle a suivi son travail sur Pinter au Théâtre Antoine. Il lit et accepte de monter le texte. Une première rencontre à quatre a lieu chez Lonsdale. Madeleine Renaud est contactée plus tard, après que Marguerite Duras, qui depuis Des journées entières dans les arbres (1965) voyait en elle l’image de sa mère, aura imaginé une alternance entre deux couples d’acteurs, un jeune (Bellon/Lonsdale) et un vieux (avec Dauphin dans le rôle du mari), après que cette idée aura été jugée irréalisable du fait du décalage de notoriété entre les deux actrices, et que le couple âgé seul aura été gardé. Il se produit alors un fait majeur : Michael Lonsdale s’arrange pour rester dans le projet en choisissant le rôle de l’Interrogateur, qui, soulignons-le, n’était pas considéré à ce stade comme un rôle important. C’est l’acteur qui en perçoit la richesse potentielle, ce qui marquera profondément la production scénique et lui conférera une sorte d’autonomie. Un détail ne trompe pas : il choisira aussi sa place dans la salle.
Les répétitions salle Gémier commencent début novembre 1968. « À Chaillot, nous a-t-il expliqué (lors du séminaire de 2001), j’avais trouvé une place devant une colonne, pour m’adosser. […] Je m’étais mis là pour n’avoir personne dans le dos. Et parce qu’en plus, en me levant pour parler, je bouchais la vue ». Il s’approchait quand Madeleine Renaud arrivait : « Je descendais, je me mettais, les pieds dans la salle, mais en bordure de la scène. Je commençais face public. Puis je montais tout doucement en scène ». Claude Régy et lui se connaissent bien. Sa complicité, qu’il décrit comme très ludique, enfantine, avec Duras, fait le reste. Il se plaira à accompagner dans leurs expériences l’auteur et le metteur en scène (il accompagnera plus tard avec une curiosité amusée notre aventure de chercheurs). Il devient rapidement le premier scribe des répétitions, notant toutes les modifications du texte dans son exemplaire du roman, l’auteur écrivant parfois elle-même « pour aller plus vite ».
La genèse du spectacle L’Amante anglaise apparaît ainsi comme un cas très particulier du processus toujours complexe de la distribution des interprètes. Différentes affinités électives se sont combinées pour produire un « dispositif poétique » imprévu, organisant moins des types de voix que des registres de jeu, dans un espace fondamentalement « humorisé », libre et libérateur. Si la création de 1968 en a été une, au sens propre, c’est parce que l’auteur et le metteur en scène se sont mutuellement inspirés, mais aussi parce que deux des acteurs ont vécu cette aventure comme un moment important pour eux-mêmes. Michael Lonsdale, lors de l’entretien de 2005, insistait sur le fait que ce spectacle représentait « une grande joie de [s]a vie d’acteur » d’abord parce que « ce n’était pas un rôle, c’était autre chose. […] c’était la première fois que je jouais quelqu’un qui n’était personne », ensuite parce que jouer avec Madeleine Renaud était une expérience bouleversante : « Avec Madeleine, il y avait une espèce d’échange, de plaisir incroyable à jouer. Elle était souvent très émue de ce qu’elle faisait. Je n’avais pas à chercher d’émotion à moi, c’est elle qui me la donnait » (séminaire de 2001). Quant à Madeleine Renaud, nous disposons des témoignages de Michael Lonsdale et de Claude Régy, évoquant avec des mots différents le contexte exceptionnel, dramatique, dans lequel elle avait rejoint la distribution. Lonsdale (en 2005) soulignait « l’événement que ça a[vait] été pour elle de jouer ailleurs que dans leur troupe. Même Beckett [Oh les beaux jours], c’était avec Jean-Louis Barrault ». Régy avait insisté pour sa part, en 1996 (dans le synopsis du film Le Passeur, Abacaris Films, non publié) sur le fait que la troupe était alors sans toit : « Au début, [L’Amante anglaise] c’était un peu limite. Je crois que c’est passé parce que c’était Madeleine Renaud, parce qu’elle venait d’être chassée [de l’Odéon], ils étaient comme des mendiants confinés au Théâtre Récamier ».
Revenons pour finir à ce « torchon magnifique », l’« irremplaçable témoin »34 que nous avions traité dans notre analyse génétique comme une archive exceptionnelle de la façon dont un texte de théâtre pouvait être modifié au cours du processus de mise en scène. Nous proposons de le considérer comme une archive tout aussi exceptionnelle du fait que la genèse de cette création, plus que d’autres, est passée par les comédiens. Indirectement : « Marguerite Duras sentait les choses, dans le climat de la répétition, avec les acteurs vivants », nous disait Régy (en 2005), « elle me tapait du coude et me disait : “je l’entends dire ça” ». La modification suivait. Ou bien, souvent, directement. L’une des improvisations de Michael Lonsdale, inscrite par lui comme une didascalie sauvage page 183 du « torchon » – « main sur ses épaules » – est aujourd’hui célèbre (voir les illustrations 2 et 3), mais c’est la totalité du texte qui a, en réalité, été retouchée. Le volume imprimé d’origine, raturé à la main par l’acteur et l’auteur, traduit poétiquement, presque picturalement, ce que l’archive sonore nous a permis de découvrir.