« Lire, comme ça ou autrement »

Récit d’une scène (Éric Vigner monte La Pluie d’été)

DOI : 10.54563/cahiers-duras.477

Abstracts

La réflexion qui suit propose de mettre en regard le travail de mise en scène mené par Éric Vigner en 1993 du texte La Pluie d’été avec le modèle du théâtre lu chez Marguerite Duras. Une phrase d’Ernesto, le personnage central du roman de Duras, servira de point de départ pour éprouver l’hypothèse suivante : les mots « lire comme ça ou autrement » constituent un manifeste théâtral pour Duras autant que pour Vigner, un manifeste esthétique et dramaturgique et que l’on décomposera ici en deux temps. Lire, d’abord. Soit placer le geste théâtral sous l’égide de celui de la lecture et nous verrons ainsi de quelle façon Vigner fait du livre de Duras en tant qu’objet l’élément structurant de sa mise en scène. Une fois cet espace du livre établi, nous étudierons comment l’esthétique de Vigner repose sur une logique d’interruption qui permet au lecteur, comme au spectateur de La Pluie d’été, d’exercer sa liberté. Dans ces écarts entre les mots et les corps, quelque chose du geste de l’écriture propre à Duras devient alors sensible, une scène d’écriture qui peut se lire comme ça, ou autrement.

The following discussion compares Éric Vigner’s 1993 staging of La Pluie d’été with Marguerite Duras’s model of theater as reading. A specific sentence from Ernesto, the central character in Duras’s novel, will serve as a starting point for testing the following hypothesis: the words “lire comme ça ou autrement” constitute a theatrical manifesto for Duras as much as for Vigner. An aesthetic and dramaturgical manifesto to be scrutinized in two steps. First: reading. This means placing the theatrical gesture under the aegis of reading, and we’ll see how Vigner makes Duras’s book as an object the structuring element of his staging. Once this space of the book has been established, we will study how Vigner’s aesthetics is based on a logic of interruption that allows the reader, as well as the spectator of La Pluie d’été, to exercise his freedom. In these gaps between words and bodies, something of Duras’s own gesture of writing becomes perceptible, a scene of writing that can be read like this, or otherwise.

Outline

Text

En 1993, dans le cadre d’un atelier au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD) avec des élèves de 3e année, Éric Vigner monte La Pluie d’été1 de Marguerite Duras qu’il crée la même année à Brest2. Il est alors tout jeune metteur en scène et cette rencontre pour lui sera fondamentale. « Comme l’enfant Ernesto qui lit L’Ecclésiaste, sans savoir lire, j’ai commencé à trouver dans le livre de Marguerite Duras le vocabulaire de mon écriture »3, confie-t-il à Sabine Quiriconi lors d’un entretien en 2005. Ce geste initiatique rencontre de fait la conception durassienne de l’art dramatique à travers un motif que l’on aimerait développer ici : la lecture. Une phrase tirée du récit de Duras et prononcée par le personnage d’Ernesto attire tout particulièrement notre attention. C’est au début du récit, les personnages et le lieu viennent d’être dessinés à grands traits et la narration rapporte alors un événement singulier, la lecture :

Ernesto était censé ne pas savoir encore lire à ce moment-là de sa vie et pourtant il disait qu’il avait lu quelque chose du livre brûlé. Comme ça, il disait, sans y penser et même sans le savoir qu’il le faisait, et puis qu’ensuite eh bien qu’ensuite, il ne s’était plus rien demandé ni s’il se trompait ni s’il lisait en vérité ou non ni même ce que ça pouvait bien être, lire, comme ça ou autrement (PÉ, p. 16, nous soulignons).

Événement qui se dénie lui-même sa qualité d’événement, la conception de la lecture énoncée ici par Ernesto rejoint selon nous l’esthétique d’Éric Vigner et, à travers la création de La Pluie d’été en 1993, la pensée du théâtre chez Duras. Ces quelques mots qui sont le point de départ de notre réflexion, « lire, comme ça ou autrement », sonnent ainsi comme une étrange direction d’acteur, au croisement de l’affirmation d’un modèle d’un théâtre lu et de l’inéluctable incertitude propre à l’écriture comme au théâtre. Telle est l’hypothèse que notre réflexion entend éprouver : les mots d’Ernesto constituent un manifeste théâtral pour Duras autant que pour Vigner, un manifeste esthétique et dramaturgique, que l’on décomposera ici en deux temps. Lire, d’abord : il s’agit de placer le geste théâtral sous l’égide de celui de la lecture et nous verrons ainsi de quelle façon Vigner fait du livre de Duras en tant qu’objet l’élément structurant de sa mise en scène. Une fois cet espace du livre établi, nous étudierons comment l’esthétique de Vigner repose sur une logique d’interruption qui permet au lecteur, comme au spectateur de La Pluie d’été d’exercer sa liberté. Dans ces écarts entre les mots et les corps, quelque chose du geste de l’écriture propre à Duras devient alors sensible, une scène d’écriture qui peut se lire « comme ça, ou autrement ».

L’espace du livre

Le récit La Pluie d’été, composé par Duras en 1990, propose un fil dramaturgique pour le moins ténu qui fait alterner parties dialoguées et narration. La Pluie d’été, c’est d’abord un lieu, Vitry, en banlieue parisienne, l’endroit « le moins littéraire que l’on puisse imaginer, le moins défini » (PÉ, p. [155]) et que Duras invente donc tout en préservant dans ses recoins sa réalité, la Seine, le nom des rues et de l’école, la nationale 7, ou encore un arbre, seul, emprisonné dans des clôtures. Ensuite, des personnages : un père et une mère au nom incertain, tous deux immigrés, sept enfants dont Ernesto et Jeanne et leurs « brothers and sisters ». S’ajoutent un instituteur et un journaliste. En guise de rebondissements, l’intrigue n’a que peu à offrir. Ernesto se met à lire, sans avoir appris, un « livre brûlé » (PÉ, p. 13 sq.) et décide de ne plus aller à l’école. Ernesto et Jeanne s’aiment. Aucun obstacle à surmonter ni nœud à défaire, le fil narratif énonce des faits plutôt que des actions. Un jour, Ernesto ne sait pas lire. Le lendemain, il sait. Point. S’annonce déjà la singularité de l’expérience théâtrale à venir : comment faire scène avec les récits d’une lecture, d’une remise en cause de la connaissance, de la découverte de la non-existence de Dieu, de l’inceste, de séparations ? Comment faire scène avec ce qui ressemble davantage à des amorces de récits dont la poursuite est à deviner dans les silences et les interruptions ? Seuls les premiers fils comptent, les autres étant à tisser par chaque lecteur et/ou spectateur. C’est que l’important, pour Duras, tient précisément à ces scènes d’écriture en ce qu’en elles se joue une fragilité singulière, un possible inachevé et qui pourtant se dessine au loin. Il s’agit de cet « ou autrement » d’Ernesto qu’Éric Vigner entend mettre en scène en prenant à la lettre le premier mot du récit de Duras, le livre ; non pas en tant qu’entité abstraite, mais comme objet matériel et, surtout, comme support concret de la lecture. Les acteurs et actrices de La Pluie d’été ont ainsi chacun à la main leur exemplaire de La Pluie d’été et lisent, avec ou sans le texte sous les yeux, de sorte que le travail de Vigner sur La Pluie d’été, matérialise cet idéal du théâtre lu que Duras formule dans La Vie matérielle :

Je vais faire du théâtre cet hiver et je l’espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd’hui je pense comme ça. […] Au fond de moi c’est comme ça que je pense au théâtre. […]

Un acteur qui lit un livre tout haut comme il le ferait dans Les Yeux bleus cheveux noirs avec rien à faire d’autre, rien que garder l’immobilité, rien qu’à porter le texte hors du livre par la voix seule, sans les gesticulations pour faire croire au drame du corps souffrant à cause des paroles dites alors que le drame tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas4.

Voilà donc énoncé l’objet du drame : « les paroles ». La théâtralité devient celle d’une voix laissée seule, dessinant son propre corps sans qu’il soit question d’une autre incarnation que celle de l’avènement du langage. Et c’est précisément sur cette attention portée au texte et à l’écriture que se joue la rencontre entre Duras et Vigner, sur la fragilité inhérente à toute énonciation, à cet entre-deux que l’acte théâtral fait parfois oublier et qu’il s’agit ici de rendre à nouveau audible autant que visible, la présence d’un texte.

Dans la grande salle du CNSAD en mars 1993, Éric Vigner prend le temps de dévoiler un espace construit autour et par le livre de Duras, tel un point de fuite définissant la perspective du regard. Alors que les spectateurs prennent peu à peu place dans la salle, quelques bandes de lumière froide éclairent faiblement le plateau et font apparaître, entrecoupée, la silhouette de Jeanne, qui fait des allers-retours depuis le lointain avec un seau d’eau qu’elle vient verser à l’avant-scène tout en chantonnant À la claire fontaine.La mélodie s’inscrit dans l’oreille du spectateur à son insu, comme une ritournelle susceptible de resurgir dans les creux du récit à venir. Sous les pas de Jeanne, le plateau est quasiment vide à l’exception notable de rangées de pommes de terre et de tranchées qui découpent la scène en largeur et offrent de nouveaux espaces : on peut jouer à l’équilibriste sur son bord, sauter par-dessus les trous comme des enfants ou s’y tenir debout et avoir le plateau à hauteur de coude, ce qui est parfait pour éplucher des pommes de terre. Ernesto erre entre les zones d’ombre et de lumière, un livre blanc à la main. Une femme élégante à chapeau, la journaliste, prend place parmi les premières rangées de la salle, laissées libre et recouvertes de draps clairs. Face à elle, un pupitre, un micro. C’est elle qui débute le jeu, à savoir la lecture. Cette lecture commence par la fin, la postface de Marguerite Duras relatant la genèse de La Pluie d’été, sa filiation avec le film Les Enfants de 1984. Elle revient ensuite au début, avec la lecture légèrement ralentie et presque surarticulée du nom de l’auteure, du titre sur la première de couverture puis à nouveau du nom de l’auteure, du titre dans les premières pages intérieures, de l’envoi, jusqu’à atteindre, enfin, le début du récit qui est pris en charge par les acteurs, à tour de rôle. C’est une façon de se jouer des commencements et de rendre audibles les pages qui se tournent, le texte en tant que matérialité, une fois de plus. Sur scène se trouvent la mère assise sur une chaise, Jeanne et Ernesto par terre ; en lisière, le père, et au balcon, l’instituteur. Tous ont à la main un exemplaire de La Pluie d’été et lisent, chacun à tour de rôle, jusqu’à ce qu’Ernesto, assis au centre, quitte le premier des yeux les mots sur la page pour dire le texte ; avant de retourner au livre : comme s’il était impossible de s’en écarter trop longtemps. Cette ouverture à plusieurs voix donne le ton de la mise en scène d’Éric Vigner : le texte est à la fois ce qui rend possible le jeu théâtral et ce qui leste les corps, ce qui attire irrémédiablement le regard des acteurs autant que celui des spectateurs. Passer du récit à la scène se fait ainsi d’abord par ce trajet que l’on suit des yeux et des oreilles au fil des corps qui lisent, immobiles et qui nous font pénétrer, progressivement, sur la scène, avec en son centre la figure d’Ernesto. Une fois entrés en scène, il faut alors, indifféremment, lire et jouer puisque, selon Vigner, c’est la même chose5.

D’une esthétique interrompue

Le jeu selon Vigner (et Duras) se tient à bonne distance du naturalisme et vise à « déthéâtraliser » le théâtre pour ne garder que son geste originel, un geste d’écriture. Un de ses principes de « déthéâtralisation » semble être constitué par l’interruption. L’analyse de la scène dite des pommes de terre permet d’illustrer et de préciser cette idée. Une première rupture apparaît nettement : au niveau du récit de Duras, la voix narrative passe de l’imparfait du récit au présent de l’indicatif avec une description que l’on peut qualifier de didascalique, indiquant les coordonnées de la scène à venir. De même au niveau de la mise en scène, Vigner opère une bascule dans le mode d’énonciation du texte de Duras : si les lectures des premières pages de La Pluie d’été étaient partagées entre plusieurs voix, chaque acteur lisant à tour de rôle le récit dans sa continuité indépendamment (ou presque) de leur personnage, les répliques sont désormais distribuées et chacun porte la parole de son personnage, momentanément du moins. C’est au personnage de la journaliste, située dans la salle, qu’il revient alors de décrire le lieu et de créer ainsi la scène :

C’est tôt dans la matinée. C’est dans la cuisine, la pièce principale de la maison. Il y a une longue table rectangulaire, des bancs et deux chaises. La mère c’est là qu’elle se tient. Cette femme assise et qui regarde entrer Ernesto c’est elle. Elle regarde et puis elle se remet à éplucher des pommes de terre.
Douceur (PÉ, p. 19).

La lecture à voix haute et son écoute par les spectateurs provoquent des effets de coïncidence ou de non-coïncidence entre le texte et l’image scénique, entre ce qui est figuré (les pommes de terre) et ce qui ne l’est pas (la cuisine, la table, la femme assise), comme pour souligner l’épure de la scénographie, l’importance du vide. Sur scène donc, des pommes de terre au premier plan et la mère, debout dans une tranchée, qui les épluche avec toujours, sous les yeux et entre les épluchures, le livre de La Pluie d’été. Ernesto marche tel un équilibriste sur le rebord des trouées tout en s’approchant d’elle. Signalons ici la symbolique de ces quelques pas qui suffisent à définir un personnage : Ernesto, c’est celui qui se tient à la lisière du monde. Le dialogue qui s’en suit alors opère une véritable déconstruction de la dramaturgie classique. S’il y a bel et bien une tension (Ernesto va annoncer à sa mère qu’il ne retournera plus à l’école), sa relâche est consciencieusement déplacée. L’aveu d’Ernesto se fait ainsi entièrement sur le mode du conditionnel. D’abord passé littéralement sous silence – « […] je serais là ni plus ni moins que maintenant à te regarder éplucher les pommes de terre et puis tout à coup je te le dirais, voilà (temps). Après ce serait dit » ‒ il est ensuite énoncé dans un seul cri, sans perdre la mise à distance du conditionnel, puisqu’Ernesto annonce à sa mère qu’il arrête l’école, quand sa mère a pris soin de préciser « si c’était la peine » de le dire (PÉ, p. 22). Ce « si », tout en autorisant l’aveu, le teinte d’une incertitude qui renvoie aussi bien à la pudeur qu’au sérieux des enfants jouant à faire « comme si ».

Le déplacement du nœud dramaturgique ne tient pas qu’à la grammaire et se trouve aussi dans son énonciation accidentée, entre douceur et cri. Ainsi Ernesto se met soudain à crier, sans que cela s’accompagne forcément d’une intention psychologique, telle une marionnette parlante dont on augmenterait le volume par à-coups. Comme si l’acteur (et non le personnage) suivait à la lettre les didascalies – « Silence. / Puis Ernesto crie » ou plus loin « La mère attend. Silence. / Puis Ernesto crie » (loc. cit.) ‒, en les découvrant au fur et à mesure de la lecture pour se laisser surprendre par ces brusques ruptures de ton. Rupture qui finit par contaminer la mère elle-même6 de sorte que toute la fin de la scène est criée ‒ « Les cris d’Ernesto et ceux de sa mère, les mêmes » (p. 25) –, comme s’il s’agissait pour Duras ici de suivre à la lettre la règle de l’acmé mais avec un léger décalage puisque l’objet des cris n’est pas l’aveu fait par Ernesto mais la lecture des brothers and sisters. L’écoute de la scène telle qu’elle est construite par Vigner ferait ainsi entendre le véritable lieu de la tension dramaturgique avec ces mots d’Ernesto : « Elle est dans l’livre, la criture, tiens ! » (loc. cit.). Par un dialogue discontinu qui opère par ruptures et mises à distance, cette scène révèle combien l’ensemble de La Pluie d’été relève d’une logique d’interruption telle qu’elle a pu être pensée par Maurice Blanchot dans L’Entretien infini :

Ainsi en vient-on à concevoir l’écriture comme un devenir d’interruption, l’intervalle mouvant qui se désigne peut-être à partir de l’interdit, mais en ouvrant celui-ci pour y mettre à découvert, non pas la Loi, mais l’entre-dire ou le vide de la discontinuité7.

C’est cette discontinuité non unifiante qui intéresse Duras parce que s’y joue la découverte d’une étrangeté, d’une distance irrémédiable entre soi et l’autre, soit l’espace d’un « entre-dire », de ce « ou autrement » qui est aussi bien la possibilité d’un avènement de l’écriture. Et c’est ce même écart qui intéresse Vigner et à partir duquel il trouve son écriture. Si le théâtre de Vigner pourrait en un sens être proche de celui de Brecht, dans la mesure où il s’efforce de montrer le théâtre et la construction de l’illusion, notamment par la présence continuelle du texte et l’usage de la discontinuité pour faire obstacle à l’identification, il s’en distingue cependant. Là où pour Brecht le Verfremdungseffekt a pour objectif d’entraîner le spectateur sur le chemin du raisonnement et de la prise de conscience politique, Vigner choisit un versant délibérément plus poétique et, du moins avec Duras, entraîne le spectateur sur des terrains incertains. Il s’agit pour lui de fissurer les certitudes pour qu’un surgissement poétique soit possible, un surgissement qui peut aussi bien n’être rien – Ernesto, « c’est rien »8, confie ainsi la mère à l’instituteur. Plus encore, l’étrangeté visée par Vigner dans la direction d’acteur et au travers, ici, de la lecture, s’apparente à une fragilité préservée. À chaque fois qu’un acteur pose les yeux sur le livre et/ou le quitte, le spectateur a le sentiment d’assister au spectacle de l’avènement de la parole, un avènement qui n’est en rien une évidence ou un acte transparent, mais au contraire qui possède sa propre durée, son propre tempo, différent selon les acteurs et/ou les personnages et qui est sans cesse recommencé. Car là aussi se trouve l’interruption : dans le recommencement perpétuel de la première parole, du premier mot lu, écrit et prononcé.

Si la lecture place ainsi les acteurs dans une certaine fragilité, c’est qu’en elle se joue un décollement entre acteur, personnage et langage, à la façon de l’oubli qui, pour Blanchot toujours, « soulève le langage […] autour du mot oublié »9. C’est ce soulèvement qui intéresse Marguerite Duras et qu’Éric Vigner cherche à provoquer dans le jeu des comédiens, par le biais ici de la lecture, comme nous avons pu l’analyser au fil de notre réflexion. L’inscription du livre en objet structurant de la scène permet d’élargir l’espace du plateau à celui de la page, irrémédiablement invisible pour le spectateur, mais force d’attraction pour les acteurs qui s’absentent à eux-mêmes, dès que leurs yeux se posent sur les mots imprimés. Par ces interruptions, les acteurs dirigés par Éric Vigner se tiennent à l’écart du principe d’incarnation et d’identification au personnage et créent des effets de présence pluriels parce que discontinus et comme inachevés. De la sorte, devient audible, dans chaque mot, le « ou autrement » d’Ernesto qui est aussi bien la possibilité d’une écriture. De là à dire que l’acteur, chez Duras, se confond avec celui qui écrit, il n’y a qu’un pas bien mince. Ainsi se trouve confirmée notre hypothèse initiale. Dans ces quelques mots d’Ernesto, « lire, comme ça ou autrement » se joue bel et bien la scène de l’écriture pour Duras comme pour Vigner : l’ouverture de possibles fragiles et oubliés que le spectateur entraperçoit dans ces corps traversés par ce que les personnages de La Pluie d’été nomment « la criture » – un dernier oubli.

Notes

1 Marguerite Duras, La Pluie d’été, Paris, POL, 1990 (désormais abrégé en PÉ). Return to text

2 La Pluie d’été a été créée en 1993 avec Hélène Babu (la mère), Marilù Bisciglia (la journaliste), Anne Coesens (Jeanne), Thierry Collet (l’instituteur), Jean-Baptiste Sastre (Ernesto), Philippe Metro (le père). Return to text

3 Entretien réalisé par Sabine Quiriconi le 4 janvier 2005. Return to text

4 Marguerite Duras, « Le théâtre », La Vie matérielle : Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, Paris, POL, 1987, p. 14. Return to text

5 « [L]ire, c’est la même chose que jouer », cité in Sabine Quiriconi, « D’un théâtre lu, pas joué : La Pluie d’été, Duras/Vigner », Théâtre/Public, no 120, « I : Théâtre, science, imagination », dir. par Gérard Lépinois, nov. 1994, p. 79. Return to text

6 On retrouve cette logique de contamination tonale dans la scène dialoguée entre les parents et l’instituteur – « L’instituteur est contaminé par le parler des parents » (, p. 67). Return to text

7 Maurice Blanchot, « L’athéisme et l’écriture, l’humanisme et le cri », L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 389. Return to text

8 « Ernesto, ça peut pas se prendre… ça se voit pas… c’est rien pour ainsi dire… » (PÉ, p. 65). Return to text

9 Maurice Blanchot, « L’oubli, la déraison », L’Entretien infini, op. cit., p. 289. Return to text

References

Electronic reference

Chloé Larmet, « “Lire, comme ça ou autrement” : Récit d’une scène (Éric Vigner monte La Pluie d’été) », Cahiers Marguerite Duras, [online], 3 – 2023, Online since 01 juin 2024, connection on 14 janvier 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/477

Author

Chloé Larmet

EA Histoire des Arts et des Représentations, Université Paris Nanterre
clarmet@parisnanterre.fr