« Je disais, vous savez, que l’écriture courante, que je cherchais depuis si longtemps, je l’ai atteinte, là. Et que par écriture courante, je dirais écriture presque distraite, qui court, qui est plus pressée d’attraper des choses que de les dire, voyez-vous. Mais je parle de la crête des mots. C’est une écriture qui courrait sur la crête pour aller vite, pour ne pas perdre, parce que quand on écrit, c’est le drame, on oublie tout, tout de suite. Et c’est affreux quelquefois »1.
« F[rançoise] F[aucher] : Avant, c’était autre chose ?
M[arguerite] D[uras] : C’était un labeur d’écrivain. On m’avait tellement dit qu’il fallait travailler, travailler beaucoup, beaucoup… »2.
Il existe une « première Duras » au même titre qu’il existe une « dernière Duras »3 ou une « Duras avant Duras »4, étiquettes commodes pour aborder l’œuvre littéraire par segments significatifs, au même titre que l’on peut découper la carrière d’un peintre en périodes chromatiques. Ce qui paraît commode au premier abord peut toutefois se révéler, en dernière analyse, très complexe. Dès les années 1970, la critique durassienne s’est ingéniée à déterminer les charnières de l’œuvre : Jiří Šrámek, par exemple, fait s’achever la première période en 1953, avec la publication des Petits Chevaux de Tarquinia (1953), estimant que Le Square (1955) et Moderato cantabile (1958) montrent une recherche de formes qui marque la rupture avec les premiers romans5. Yvonne Guers-Villate ne le suit qu’avec réticence, préférant percevoir dans Les Petits Chevaux de Tarquinia « une structure contrapuntique qui constituera justement l’innovation majeure de la deuxième période »6. Toutefois, elle préfère ne pas choisir la discontinuité au détriment de la continuité foncière de l’œuvre : « Lire attentivement l’œuvre dans son ordre chronologique, révèle des liens profonds la sous-tendant »7. Dans la même optique, Madeleine Borgomano et Christiane Blot-Labarrère, pour nous en tenir à deux ouvrages phares de la première génération de critique durassienne8, sans ignorer les nombreuses différences entre les premiers romans et ceux qui suivront, favorisent une approche qui met en lumière la cohérence de l’ensemble de l’œuvre.
D’autres critiques tentent de délimiter avec précision les tournants opérés par l’œuvre durassienne. Le curseur chronologique glisse allégrement d’un critique à l’autre, en fonction de son champ d’expertise. Ainsi Sandrine Vaudrey-Luigi considère-t-elle que les romans de jeunesse (Duras n’a pas trente ans) que sont Les Impudents (1943) et La Vie tranquille (1944) sortent manifestement du cadre édifié par les œuvres ultérieures : « Peu “durassiens” par les thèmes, ne relevant d’aucun cycle, ces deux textes nous intéressent parce qu’ils témoignent de la “jeunesse” d’une écriture qui se cherche »9. Près de quatre décennies auparavant, Jean Pierrot prenait pour terminus a quo de la phase de « L’accomplissement » l’année 195610, année où se dessine la genèse de Hiroshima mon amour (1960) et de Moderato cantabile. Dans son introduction à l’édition de la Pléiade, Gilles Philippe montre que le moment où l’écrivaine « congédi[e] »11 les textes antérieurs au roman de 1958, au début des années 1970, constitue emblématiquement une seconde rupture dans la carrière de l’autrice, peut-être plus fondamentale encore, puisqu’elle délaisse la littérature au profit du cinéma pendant une petite décennie.
La perspective suivie par cette livraison des Cahiers Marguerite Duras s’engage donc à envisager aussi bien la rupture vis-à-vis des premiers écrits que la façon dont ils anticipent – parfois de façon discrète – les œuvres de la maturité. À travers l’étude des textes parus entre 1943 et 1958, il s’agit avant tout de saisir la façon dont l’écriture évolue, du point de vue des motifs, du style, de la poétique, des genres12, etc. Les Impudents, La Vie tranquille, Un barrage contre le Pacifique (1950), Le Marin de Gibraltar (1952), Les Petits Chevaux de Tarquinia, les nouvelles de Des journées entières dans les arbres (1954), Le Square (1955) et même peut-être Moderato cantabile, les premiers textes de presse ou encore les nouvelles parues en revue (« Les feuilles » en 1945, par exemple) constituent à la fois des expériences de laboratoire et un tremplin vers la maturité. Chacune d’entre elles a permis à Marguerite Duras de devenir Marguerite Duras.
Les balbutiements de la jeune romancière manifestent une volonté ambivalente de se singulariser, tout en s’inscrivant dans l’horizon d’attente du public. Son ami Maurice Blanchot, dans l’une des seules recensions consacrées à ce premier roman des Impudents, souligne l’imperfection formelle, tout en vantant ce que cette imperfection apporte à l’intrigue : « Le style de Marguerite Duras n’est pas non plus sans défaut. Sa chance est d’être sec, étroit, borné, et cette mauvaise humeur convient à merveille à un sujet qui ne supporte ni pathétique ni grâce »13. Le style de la première Duras n’est pas encore celui, éminemment reconnaissable, des années 1980, que Pivot qualifie de « style un peu bizarre », qui oppose sa singularité à ce que l’écrivaine considère comme le « déroulement plus classique de la phrase »14. L’écrivaine ne s’est pas détachée en un jour de la tentation (ou de l’« aliénation »15) du beau style classique ou de l’écriture blanche que Barthes prête à Camus.
Pas plus que de la tentation d’un récit tendant vers le romanesque16. « Dans les premiers livres, j’étais surtout attachée à la fonction narrative de l’écriture », affirme-t-elle à Hubert Nyssen en 196717. Les premiers livres regorgent en effet de détails qui leur donnent un aspect très construit, parfois même démonstratif, dont l’écrivaine se départira au fur et à mesure, modifiant la place dévolue au lecteur au sein de ses textes : de passif, il est appelé à devenir actif, au sens où la modernité néoromanesque, à laquelle participera – volens nolens – Duras, l’entend. Si critiquable que puisse paraître aujourd’hui l’ouvrage d’Yvonne Guers-Villate, il faut lui reconnaître d’avoir tenté de suivre la piste désignée par Duras elle-même, en essayant de comprendre en quoi « la première période » a permis à l’écrivaine d’élaborer sa « technique romanesque »18. Celle-ci cherche à ce point à « faire roman » que la première phrase d’une des rares ébauches conservées des Impudents place l’action dans « un parc de roman », exposant métadiscursivement l’objectif poursuivi par la romancière débutante :
Nous avions un parc de roman. Il nous était très familier et pourtant nous savions nous y perdre comme dans une forêt. Ce parc a toujours eu pour moi la teinte du passé : à peine y étions-nous que nous savions devoir le quitter. Il nous était très difficile de l’oublier et il me semble bien qu’à nos moindres joies était mêlée une mélancolie très voluptueuse comme le sont toujours les tristesses d’enfants19.
Duras va donc progressivement abandonner la facture classique et l’organisation narrative par épisodes de ses premiers romans au profit d’une structure fondée sur le rythme, atténuant la constituante dramatique de l’intrigue, parfois jusqu’à l’extinction, de même qu’elle abolira les effets de réel (les notations descriptives, la « couleur locale », les dialogues familiers, voire vulgaires), ainsi que la dimension de satire sociale, au profit d’une abstraction démonstrative du politique qui culminera entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970, avec notamment le roman Abahn Sabana David (1970) et son adaptation filmique sous le titre Jaune le soleil (1972).
Hormis le style et la narration, un autre facteur distinctif entre les œuvres antérieures et postérieures à Moderato cantabile émerge à mesure que la romancière égrène les titres de ses premiers ouvrages dans une déclaration télévisée de 1962 :
Le premier c’est Les Impudents, c’est paru chez Plon, c’était englué dans des souvenirs desquels je ne pouvais pas me défaire à ce moment-là, mais ensuite ça a été mieux ; La Vie tranquille, c’est quand même moins mauvais. Et le Barrage contre le Pacifique… J’ai mis très longtemps à le faire, et c’était pas seulement mon histoire qui était en jeu, mais tout le contexte dans lequel elle s’était passée […] ; alors là, quand même, j’ai essayé de me soustraire à mes propres souvenirs, de les élargir. Le Marin de Gibraltar, c’est pour me guérir du Barrage ; j’en avais tellement assez du souvenir à proprement parler, enfin je me suis lancée dans une aventure totalement imaginaire, qui est Le Marin. […] Quand j’ai commencé à écrire Moderato, j’avais le sentiment que le Barrage était très loin […] et que le compte était réglé avec ma jeunesse. C’est-à-dire que si j’avais pas écrit le Barrage […], je n’aurais jamais été tranquille, enfin je n’aurais jamais pu continuer à écrire. […] J’ai eu les mains libres vraiment seulement après Moderato cantabile. Mais Moderato représente pour moi une chose tout à fait différente des premiers livres. Ça correspond à un changement, un changement de moi probablement20.
L’évolution suit en réalité les facettes subjectives qu’explore la romancière : roman familial sur les terres paternelles du Sud-ouest dans Les Impudents et La Vie tranquille ; enfance coloniale dans Un barrage contre le Pacifique et « Le boa », nouvelle parue en 1947 dans Les Temps modernes ; villégiatures italiennes et relations passionnelles dans Le Marin de Gibraltar et Les Petits Chevaux de Tarquinia, romans qui, avec Le Square, témoignent de l’éveil d’une conscience politique (leur autrice souligne leur appartenance à une « même veine matérialiste »21). Car cette portion de l’œuvre procède de l’invention de soi, à laquelle le choix du pseudonyme Duras, emprunté à la région du père, confère une partie de sa scénographie : « Créer tient donc d’un ravissement qui est inscrit dans le nom que l’auteure se donne, une auteure qui cherche, dès ses premières publications, sa terre promise, son temps perdu, un lieu de coïncidence soudaine avec elle-même afin de naître, renaître et se créer indéfiniment »22.
En général, la succession des phases au sein d’une carrière littéraire ne procède pas par ruptures radicales, à moins que l’écrivain ne rejette violemment une partie de son œuvre, à l’image de Pierre Jean Jouve ou de Claude Simon. Ce dernier, exact contemporain de Duras (ils naissent à six mois d’intervalle), a en effet renié ses quatre premiers romans, publiés entre 1946 et 1954 chez divers éditeurs, avant d’intégrer les éditions de Minuit en 1957 avec Le Vent : tentative de restitution d’un retable baroque. De façon significative, c’est la publication, en 1958, de Moderato cantabile aux Éditions de Minuit qui signe la fin de la première période pour Duras. Entre la publication du Vent et celle de Moderato, un article de L’Observateur littéraire (le 12 décembre 1957) les avait associés en tant que représentants de « La jeune littérature », aux côtés de Michel Butor, de Louis-René des Forêts, de Nathalie Sarraute et d’Alain Robbe-Grillet. Pour Duras comme pour Simon, c’est la fréquentation du même Alain Robbe-Grillet qui les a amenés à proposer un texte à Jérôme Lindon23.
Les deux écrivains ont d’abord essuyé des refus d’éditeurs et en particulier de Gallimard : c’est Plon qui fait paraître Les Impudents en 1943, alors que Claude Simon publie Le Tricheur (1945) et La Corde raide (1947) au Sagittaire (l’éditeur du premier Manifeste du surréalisme de Breton en 1924, racheté ensuite par Minuit), puis Gulliver (1952) et Le Sacre du printemps (1954) chez Calmann-Lévy. Plus chanceuse que le futur prix Nobel de littérature, Duras a signé avec la maison historique de la NRF dès son deuxième roman, La Vie tranquille, en 1944. Certes, le roman y est peut-être passé au forceps, Jean Vallier soupçonnant « l’intervention discrète de Dionys Mascolo ou de Pierre Fallue »24 derrière l’entrée de La Vie tranquille rue Sébastien-Bottin. Raymond Queneau, qui en avait rédigé la note de lecture, s’était montré peu enthousiaste, malgré sa recommandation de publication : « On peut supposer que l’auteur a voulu faire un L’Étranger au sens Camus. Ce serait exagéré de dire qu’elle y a réussi. […] L’ensemble est un tantinet bâclé. Il faudrait que l’auteur retravaille son manuscrit. Ceci fait, il serait indiqué d’éditer ce roman »25. Intégrer le catalogue prestigieux de la Blanche semble garantir une visibilité sur le marché éditorial. Mais Gallimard ne suffit bientôt plus à Duras : Minuit symbolise l’avant-garde, après avoir symbolisé, durant l’Occupation, la résistance26, et Robbe-Grillet l’incite à rallier la bannière avant-gardiste. Or, c’est à partir de la publication de Moderato cantabile que l’écrivaine entreprend de juger rétrospectivement ses premiers textes : forte de son nouveau statut, elle peut désormais désigner les premières œuvres comme des tâtonnements l’ayant amenée à la pointe de la littérature française.
Affirmer la rupture avec les premières œuvres contribue à déterminer le positionnement de l’écrivain dans le champ et à asseoir sa posture d’écrivaine. Si Claude Simon se satisfait de l’appellation « Nouveau Roman », qu’il contribuera d’ailleurs à théoriser, et ne fera pour ainsi dire jamais d’infidélité à l’éditeur de la rue Bernard-Palissy, c’est parce qu’il y trouve le bénéfice attendu : son œuvre appartient à l’avant-garde et jouit d’un succès d’estime auprès des intellectuels, ce qui le pousse à rejeter les quatre premières œuvres, moins audacieuses et moins emblématiques de sa manière. Duras, quant à elle, ne veut pas trancher entre le succès d’estime et le succès public : elle glissera donc d’un éditeur à l’autre, en refusant le label « Nouveau Roman » une fois que celui-ci l’aura placée parmi les romanciers novateurs à suivre. C’est pourquoi elle oscillera, durant presque toute sa carrière, entre rejet et adhésion envers ses premiers textes, dont elle remaniera d’ailleurs la matière en vue de produire d’autres œuvres : au fil des années, Le Square devient une pièce de théâtre ; Un barrage contre le Pacifique est redécliné en L’Éden Cinéma (1977), L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991) ; « Les chantiers » (Des journées entières dans les arbres), en Détruire, dit-elle (1969) ; Le Marin de Gibraltar, en Emily L. (1987).
Dans les années 1960, elle qualifie à plusieurs reprises Les Impudents et Les Petits Chevaux de Tarquinia de « mauvais » romans et n’accepte la réédition du premier par Gallimard qu’en 1992, soit près d’un demi-siècle après sa parution chez Plon. Son jugement catégorique évolue cependant au fil du temps pour prendre une autre tournure : « Il y a toute une période où j’ai écrit des livres, jusqu’à Moderato cantabile, que je ne reconnais pas »27, explique-t-elle à Xavière Gauthier dans Les Parleuses (1974). Présenter un livre écrit par soi comme méconnaissable revient à mettre en scène l’inspiration qui conduit à la création et, corollairement, à raconter comment on devient Marguerite Duras.
Pour ce faire, l’autrice du Ravissement de Lol V. Stein (1964) se met à distance des années d’apprentissage qu’ont été les décennies 1940 et 1950. Les premières œuvres ont, à ses yeux, résulté d’un « labeur d’écrivain »28, « un labeur quotidien », qu’elle explique en ces termes :
J’écrivais comme on va au bureau, chaque jour, tranquillement ; je mettais quelques mois à faire un livre et puis, tout à coup, ça a viré. Avec Moderato c’était moins calme. Et puis, après mai 68, avec Détruire, alors c’était plus du tout ça ; c’est-à-dire que le livre s’écrivait en quelques jours et c’est la première fois que j’ai abordé la peur avec cela29.
Dénoncer l’aspect laborieux des premiers romans revient à accentuer la valeur des œuvres issues des périodes ultérieures. Paradoxalement, ce processus s’appuie sur une revalorisation indirecte de ces textes, en en appelant au jugement du public, qui continue à les lire : puisqu’ils n’ont pas fait l’objet d’une répudiation telle que celle dont Claude Simon a frappé ses quatre premiers romans, les œuvres de jeunesse de Duras sont rééditées, y compris dans des collections de poche dans les années 1980-1990. Dans Écrire (1993), l’écrivaine recroise le jugement prononcé dans Les Parleuses pour en dénoncer le paradoxe : « J’ai fait des livres incompréhensibles et ils ont été lus »30. Si elle-même n’était pas apte à reconnaître et à comprendre ses premiers livres, ceux-ci ont néanmoins trouvé leur public. Il est vrai que, contrairement aux mal aimés Impudents, La Vie tranquille avait remporté un franc succès à sa sortie et Un barrage contre le Pacifique avait même terminé finaliste du prix Goncourt.
Dans le cas de Duras, donc, le rejet des premières œuvres ne procède pas exclusivement d’un positionnement esthétique, dans la mesure où, selon le contexte, son jugement est sujet à variations. Susceptibles de séduire le lecteur, comme peut être séduit un spectateur par ceux que Marguerite Duras appelle les « cinéastes quantitatifs »31, les premiers livres sont cependant encore empreints de la sueur du « labeur d’écrivain » et ne peuvent donc accéder totalement à l’exigence du génie. C’est la raison pour laquelle Duras va à l’encontre de l’appréciation positive de ses propres lecteurs : « […] je rejette les livres qui plaisent le plus. Je vais peut-être déplaire à mes lecteurs : je rejette Les Petits Chevaux de Tarquinia. Parce que c’est un livre plein de charme et de facilité… »32. Le charme s’inscrit au registre des propriétés péjoratives, parce qu’il minimise la liberté, la puissance et l’audace créatrices que peu de femmes ont, en cette seconde moitié du xxe siècle, osé revendiquer. Peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle Duras ne dénie pas la suggestion de Xavière Gauthier, qui voit dans cette première partie de l’œuvre « des livres plus masculins »33.
Aller à l’encontre de l’opinion d’autrui fonctionne dès lors comme un élément essentiel de la construction de la posture de Duras. Çà et là, elle témoigne en ce sens des jugements paternalistes portés sur son œuvre par Roland Barthes (« […] Roland Barthes, un jour, chez moi, m’avait gentiment conseillé de “revenir” au genre de mes premiers romans “si simples et si charmants” »34) ou par Jean Paulhan (qui lui avait dit que « La Vie tranquille, c’est ce [qu’elle avait] fait de mieux »35), afin de les neutraliser en dégradant les premiers romans de leur valeur intrinsèque. Dans la foulée, il importe à l’écrivaine de se défaire des influences de tous ordres, pour mettre à l’avant-plan l’autonomie du génie littéraire ; partant, elle choisit de dénoncer elle-même la trop grande influence de ses lectures… très majoritairement masculines : Flaubert, Dorgelès, Loti, Mauriac, Camus, Faulkner, Hemingway, etc.
Se détacher des figures tutélaires (masculines), fabriquer sa propre singularité et l’affirmer haut et clair réclame néanmoins de reconnaître quelque chose de proprement sien dans les premières œuvres. Car celles-ci contiennent en germe toutes les marques du génie à venir. Dans un entretien de 1967, elle excepte du rejet de sa première période Le Marin de Gibraltar (« Dans la conduite du récit il y a quelque chose que je revendique et qui m’est tout à fait contemporain : cette espèce d’énorme préambule à une histoire inexistante »36) ; dans Écrire, un quart de siècle plus tard, elle sauve La Vie tranquille, qu’elle juge « magnifique » (« Dans ce livre-là on peut aller plus loin que le livre lui-même, que le meurtre du livre »37) ; dans C’est tout (1995), elle désigne Un barrage contre le Pacifique comme son « livre préféré »38. A posteriori, Duras attire l’attention de ses lecteurs sur des textes qui ne peuvent être négligés si l’on veut prendre la pleine mesure de son talent singulier.
Qu’il s’agisse de revenir aux sources de son imaginaire ou de son style, qu’il s’agisse de comprendre comment Duras investit le champ artistique et intellectuel de son époque, les premiers textes, longtemps négligés, se révèlent très riches d’enseignements. L’attention accrue, ces dernières années, à l’égard des œuvres de la « première Duras », ne se dément pas. En à peine quelques années ont paru un volume exclusivement consacré au Marin de Gibraltar, ainsi que deux dossiers de la série Duras dans la Revue des Lettres modernes, l’un consacré à La Vie tranquille et l’autre, aux Petits Chevaux de Tarquinia39. De plus, Les Impudents ont récemment été pour la première fois traduits en anglais et en italien40 ; de même, La Vie tranquille jouit aussi, désormais, d’un équivalent dans la langue de Shakespeare41. Dans le sillage de ce regain d’intérêt, le présent dossier des Cahiers Marguerite Duras cherche ainsi à cerner les spécificités de cette « première Duras » autant qu’à les réinscrire dans le long cours de l’Œuvre.
Le numéro s’ouvre ainsi sur deux contributions s’attachant à des questions linguistiques fondatrices du style de l’écrivaine. Sandrine Vaudrey-Luigi inaugure le dossier en répondant, du point de vue de la stylistique, à la question posée par son titre : « Une première Duras ? » Analysant minutieusement les divergences entre les premiers romans et ceux postérieurs à Moderato cantabile, l’article démontre également que les spécificités du style durassien de la maturité consistent en la réinvention de marqueurs propres à la première période. Se penchant sur la gestion des dialogues dans la première partie de l’œuvre, Isabelle Doneux-Daussaint examine avec attention la langue durassienne pour tenter d’élucider le paradoxe des déclarations de Duras relatives à la rupture que représente Moderato cantabile, entre continuité et discontinuité. Son article, « D’un dialogue à l’autre : de l’avant à l’après Moderato cantabile », montre que si l’on se place du point de vue des interactions verbales entre les personnages, l’on assiste à un rééquilibrage par capillarité de formes déjà présentes dès les premiers textes plutôt qu’à une véritable rupture.
Dans un deuxième temps, trois contributions cherchent à identifier le poids symbolique, esthétique et politique qu’ont pu exercer sur son imaginaire certaines expériences vécues par Duras. À partir d’une anecdote d’enfance racontée en 1992 à Marianne Alphant, dont on trouve un écho limpide dans le premier roman, Vincent Tasselli s’interroge sur la façon dont la figure paternelle hante Les Impudents et La Vie tranquille. Dans son article, intitulé « Duras, au nom du père : Brune du Platier, métaphore d’une écriture en gestation », la mort de la vache qui avait été confiée à la jeune Marguerite Donnadieu, happée par un train, semble avoir sourdement présidé à la sacralisation du père défunt et exercé une fonction matricielle dans l’imaginaire littéraire de l’autrice. Remontant également la piste d’une expérience qui précède l’œuvre, Françoise Barbé-Petit, dans « De L’Empire français de Donnadieu aux écrits de Duras », constate l’apparente contradiction entre le rejet des premiers textes et la conviction, affirmée par l’écrivaine, d’avoir conçu une œuvre intégralement cohérente. Confrontant à la production ultérieure l’ouvrage de commande cosigné avec Philippe Roques, l’article montre que si la rupture idéologique est indiscutable, l’usage de certains motifs demeure constant. L’article de Clément Willer, « Le seul avenir possible de la vie : “Le boa” dans Les Temps modernes en 1947 », questionne lui aussi l’idéologie à l’œuvre chez la première Duras. Il établit ainsi un lien entre la première version de la nouvelle appelée à figurer dans Des journées entières dans les arbres et les textes de Benjamin ou de Blanchot qui paraissent à la même époque dans la même revue, cherchant à mettre au jour le communisme sauvage et messianique de la future autrice de Détruire, dit-elle.
Suivent trois analyses thématiques qui se font écho l’une à l’autre, en se concentrant sur les deux mêmes romans : La Vie tranquille et Les Petits Chevaux de Tarquinia. Le personnage de Francine Veyrenattes est passé à la loupe dans l’article de Patti Germann, « Francine at the Beach: Restorative Meditation in The Easy Life » : son échappée méditative dans une station balnéaire, pour le moins surprenante venant de la part d’une fille de propriétaires terriens, représente une forme de cure thérapeutique, permettant d’assimiler le roman de 1944 à une quête de soi dont la condition sine qua non est le motif aquatique, qui fait sa première apparition dans La Vie tranquille avant de devenir l’un des éléments clefs du paysage durassien. Dans son article intitulé « Drame du lieu ou lieu du drame ? Réflexions sur le lieu et les fonctions du paysage dans Les Petits Chevaux de Tarquinia », Alina Cherry aborde sur de nouveaux frais la poétique de l’espace durassien à travers l’exemple du roman de 1953 : dans ce texte, la torpeur qui frappe le paysage se communique à la temporalité romanesque, le présent demeurant bloqué dans un mal-être qui empêche toute perspective d’un avenir autre que fantasmé. Sabrina Lusuriello érige la monotonie qui imprègne les deuxième et cinquième romans de l’autrice en une véritable poétique. L’article, titré « Un rien qui résonne : la monotonie dans La Vie tranquille et Les Petits Chevaux de Tarquinia », se penche ainsi successivement sur les ressources narratives desquelles émanent cette monotonie : un certain phrasé fondé sur la répétition et le silence, ainsi qu’une incapacité des personnages à se divertir.
Les trois articles qui viennent clore ce dossier considèrent les textes de la première Duras comme autant de matrices qui détermineront la teneur des œuvres d’après Moderato cantabile. Étudiant dans son article (« Present love and the remembrance of mythical love in The Sailor from Gibraltar and Hiroshima mon amour ») la proximité entre le roman paru en 1952 et le scénario du film tourné par Alain Resnais en 1959, Beatriz D’Angelo Braz cherche à démontrer que Hiroshima mon amour appartient en quelque sorte à la première manière durassienne, parce qu’il constitue, au même titre que le roman de 1954, un laboratoire dans lequel Duras élabore le triangle amoureux qui fera la marque de nombreuses œuvres de la maturité. Adoptant une perspective narratologique, Kota Takeuchi démontre que le motif du crime sert d’appât et de leurre pour le lecteur de Duras, dans la mesure où sa résolution ne constitue pas l’objectif poursuivi par les romans qui le mettent en scène. L’article, « Poétique du meurtre : la première Duras », s’ingénie ainsi à déceler le caractère déceptif associé à ce motif, singulièrement dans trois romans de la première partie de la carrière de l’autrice (La Vie tranquille, Le Marin de Gibraltar, Dix heures et demie du soir en été). Enfin, Matthieu Rémy se donne pour objectif de « Relire les articles de Marguerite Duras à France Observateur » à l’aune de l’ensemble de l’œuvre durassienne, mettant en valeur la façon dont les textes destinés à la presse brassent aussi bien des motifs déjà présents dans les œuvres qui précèdent Moderato cantabile que de nouveaux motifs, qui donneront lieu à un traitement fictionnel dans les œuvres ultérieures.