Drame du lieu ou lieu du drame ?

Réflexions sur le lieu et sur les fonctions du paysage dans Les Petits Chevaux de Tarquinia

DOI : 10.54563/cahiers-duras.890

Abstracts

Marguerite Duras a toujours affirmé l’importance des lieux dans la genèse de son œuvre et de ses personnages. Les Petits Chevaux de Tarquinia ne fait pas exception, le texte confirmant avec une force inouïe le rôle primordial de l’espace et du paysage chez Duras. Dans ce roman de vacances passées en Italie, la chaleur fonctionne comme un personnage à part entière qui agit sur l’humeur des protagonistes, les prédisposant à l’ennui et au désœuvrement. L’impact du temps météorologique s’étend même au temps chronologique, en lui imposant une cyclicité qui influence la structure du roman. Duras construit un cadre oppressant en se servant d’un paysage méditerranéen doublement embrasé, par la canicule et par l’explosion qui tue un jeune démineur dans une montagne proche. Si le poids du lieu est difficile à supporter, les personnages réagissent en s’évadant dans des espaces imaginaires et des projections de voyages, ce qui fait que sur le paysage extérieur se greffent des paysages intérieurs qui aident les protagonistes à se soustraire passagèrement à leur mal-être.

Marguerite Duras has always emphasized the importance of places in the genesis of her works and characters. Little Horses of Tarquinia is no exception, the text confirms with incredible force the primordial role of space and landscape in Duras’ writing. In this novel about a holiday in Italy, the heat function as a character in its own right, influencing the protagonists’ moods, predisposing them to boredom and idleness. The impact of the meteorological weather even extends to chronological time, imposing a cyclicality that influences the novel’s structure. Duras creates an oppressive setting using a Mediterranean landscape twice ablaze by the heatwave and by an explosion that kills a young deminer in a nearby mountain. If the weight of the place is difficult to bear, the characters react by scaping to imaginary places and travel projections, which results in internal landscapes being combined to the external landscape, aiding the protagonists to briefly escape their discomfort.

Outline

Text

Marguerite Duras associe Moderato cantabile à un tournant dans son œuvre, affirmant fréquemment qu’elle ne se reconnaissait pas dans les textes qui précédaient le roman de 1958 : « Il y a toute une période où j’ai écrit des livres, jusqu’à Moderato cantabile, que je ne reconnais pas »1, déclare-t-elle emphatiquement, en 1974, dans Les Parleuses2. S’agit-il, cependant, d’une division aussi nette ? Car on discerne chez Duras entre ces deux périodes des continuités non seulement thématiques – les premiers romans, tels Un barrage contre le Pacifique (1950) et Le Marin de Gibraltar (1952), feront l’objet de réécritures ultérieures –, mais aussi géographiques, comme le mettent en relief les noms des cycles choisis par la critique (« le cycle indochinois », « le cycle indien » et « le cycle atlantique »).

Aliette Armel constate que « les personnages de Marguerite Duras sont irrémédiablement associés à des lieux »3, à l’image des périphrases topographiques qui titrent ses œuvres : ainsi en est-il de La Femme du Gange (1973), de L’Homme assis dans le couloir (1980), de L’Homme atlantique (1982) ou de La Pute de la côte normande (1986). L’écrivaine confie à Michelle Porte, la réalisatrice du film Les Lieux de Marguerite Duras, la forte emprise que certains lieux ont sur elle et leur rôle primordial dans la genèse de ses personnages et de ses œuvres. À propos de sa propriété de Neauphle-le-Château où le film est tourné, Duras soutient que « [j]amais [elle] n’aurai[t] cru qu’un lieu pouvait avoir cette puissance, cette force-là », et elle poursuit en disant : « Toutes les femmes de mes livres ont habité cette maison, toutes. […] Elles sont incrustées dans la pièce, comme insérées dans les murs, dans les choses de la pièce »4.

L’intérêt de Duras pour les questions d’ordre spatial remonte à son premier roman, Les Impudents (1943), qui s’ouvre sur l’évocation du paysage « sonore et profond »5 d’une vallée au crépuscule. Cet intérêt est renouvelé dans les romans suivants qui accueillent de nombreuses descriptions de sites naturels – que le regard se pose sur les paysages ruraux et marins du Sud-Ouest français (La Vie tranquille, 1944) ou s’attarde sur les plaines du Siam (Un barrage contre le Pacifique). De cette première période on retiendra principalement Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953), un texte qui donne l’impression d’être entièrement bâti sur la relation qui s’établit entre les personnages et le lieu, voire qui s’édifie sur le cadre naturel dans lequel se déroule l’action – ou plutôt, typiquement chez Duras, l’inaction. Ce roman présente une économie spatio-temporelle particulière6. En effet, on suit pendant quarante‑huit heures la vie d’un groupe d’amis composé de deux couples qui passent leurs vacances au bord de la mer. Le premier couple des Français, Sara et Jacques, est accompagné de leur enfant, de la bonne et de Diana, une amie anglaise ; le second, est formé par les Italiens Gina et Ludi. À l’exception de deux promenades dans la montagne et d’une excursion en hors-bord, ils ne quitteront pas leur lieu de villégiature. Les personnages passent ainsi leur temps à subir le poids du lieu et la fatigue de la saison, marqués par une canicule insupportable qui les réduit à l’inertie et à l’attente – de la pluie, de la fraîcheur ou de cet « inconnu » qui leur « manque »7.

Si l’« on a pu dire que toute l’œuvre de Duras sort des Petits Chevaux de Tarquinia »8, il semble que ce texte est également premier pour la relation complexe qu’il tisse entre les personnages et les lieux. La présente étude, consacrée à ce roman, visera donc à cerner l’impact du lieu sur les personnages, en considérant sa situation dans l’espace, son relief, et les conditions climatiques et météorologiques (telle la chaleur) qui l’affectent. S’arrêtant sur quelques éléments notables du paysage, on examinera la tendance à l’abstraction et au dédoublement qui enrichit d’une dimension mémorielle et psychique la géographie physique. On prêtera attention aux fonctions variées du paysage, en gardant à l’esprit la définition proposée par Michel Collot pour qui le paysage est « le lieu d’une expérience sensible, qui associe l’intérieur et l’extérieur, le corps et l’esprit, le réel et l’imaginaire »9.

Un silence onomastique

Paru un an après Le Marin de Gibraltar, Les Petits Chevaux de Tarquinia partage avec le roman qui précède l’un de ses lieux, le village Bocca di Magra, situé sur la côte ligure, en Italie, et aussi un aspect météorologique déterminant, la canicule qui se manifeste comme « un véritable événement », puisqu’il « ne se pass[e] rien d’autre »10. Dans Le Marin, Bocca était Rocca, mais le fleuve Magra, qui maintenait son nom, permettait de situer géographiquement l’action. Ces repères disparaissent dans Les Petits Chevaux, un texte presque entièrement marqué par l’anonymat toponymique.

Par conséquent, si l’on peut penser, avec Marie-Françoise Berthu-Courtivron, que Moderato cantabile « marque un tournant vers l’abstraction du paysage » dans la mesure où « la région perd son ancrage géographique » et qu’il « est impossible de localiser le port où se situe l’action »11, ce tournant est en réalité déjà amorcé par Les Petits Chevaux12. On voit en effet que les indices qui pourraient nous aider à situer le récit sont vagues et dépourvus de dénomination :

C’était un petit village au bord de la mer, de la vieille mer occidentale la plus fermée, la plus torride, la plus chargée d’histoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (PCT, p. 8).

En nous laissant deviner la Méditerranée derrière ces mots (l’hydronyme apparaît quelques pages plus loin, p. 12), la description place le récit dans le sillage d’une « guerre » qui, pour un lecteur français, est sans conteste, en 1953, la Seconde Guerre mondiale. Toujours est-il qu’aucun repère spatial n’est nommé à l’orée du roman, sauf celui du titre, « Tarquinia », et une brève mention de l’Europe, liée aux conditions météorologiques : « L’été était torride dans toute l’Europe » (p. 9). Or, Tarquinia représente un leurre, car cette ville italienne, qui renvoie à la légendaire dynastie des Tarquins qui domina Rome avant l’avènement de la République, ne se matérialisera pas et restera, jusqu’à la fin du livre, à l’état de projet de voyage. Ainsi le livre est-il construit sur un vide ou sur « un trou archéologique »13 pour emprunter l’expression si bien choisie de Simona Crippa.

Par le biais de la référence mortuaire, la visite programmée des tombeaux étrusques sur laquelle se clôt le texte fait pendant à un événement tragique qui a eu lieu hors scène, trois jours avant le début du récit, mais qui plane toujours sur les lieux. Il s’agit de la mort accidentelle d’un jeune démineur qui a marché sur une mine dans la montagne. Face à la nécropole étrusque, devenue un site touristique reconnu, se dresse ce disparu sans tombeau, dont les parents, pendant deux jours et trois nuits, se sont efforcés de rassembler le corps épars sans y parvenir. Ce corps projeté, mêlé à la terre de la montagne et à la pierraille d’une maison abandonnée, est pris dans un pathétique devenir-paysage. Cette « victime lointaine […] mais réelle de la guerre » (PCT, p. 215) reste anonyme, tout comme ses parents, l’épicier, l’enfant et la bonne, ces personnages dont l’anonymat recherché signale leur rôle secondaire. Ainsi, au vide archéologique s’ajoute un silence anthroponymique et toponymique qui suggère, à travers le passage du particulier au général, et de l’individuel à l’universel, l’ubiquité de ce conflit mondial. En outre, ceux que Duras choisit de nommer (Sara, Jacques, Diana, Ludi, Gina, et finalement Jean, l’homme au bateau) ne conservent que leur prénom, l’absence des patronymes indiquant une rupture avec leurs origines et leur lignée, dans ce lieu coupé à la fois du monde et de son passé dont les seules traces renvoient à la guerre.

Un endroit occupé par la chaleur

L’endroit qui sert de cadre au roman est décrit dès le début en termes dysphoriques, le texte insistant sur son manque de beauté : « La seule chose belle, dans cet endroit, c’était le fleuve. L’endroit par lui-même, non » (PCT, p. 8). Le choix de passer des vacances dans cet endroit ne s’explique donc pas par l’attrait du lieu, mais par la présence d’un certain personnage, Ludi, qui agit comme un aimant sur un groupe d’amis qui reviennent fidèlement. Au début du roman, la question de l’endroit est posée en termes problématiques dans une conversation entre Diana et Sara, le personnage focalisateur :

– Ça ne va pas, dit-elle.
– Mais si, dit Sara.
– C’est cet endroit ? toujours cet endroit ?
– Il n’y a jamais que les endroits, dit Sara en souriant. 
– Bien sûr, dit Diana.
– C’est comme pour toi, dit Sara. Je m’acharne sur cet endroit, mais qu’est-ce que ça veut dire ? (PCT, p. 23).

On imagine le sourire de Sara légèrement ironique, corroborant l’ambiguïté de paroles qui nous laissent entrevoir le renvoi à ces « endroits » comme à des échappatoires, des prétextes pour dissimuler les vraies causes du mal-être des personnages, qu’il s’agisse de la monotonie du quotidien, de l’ennui existentiel ou des crises de couple. Signalons par ailleurs que les connotations négatives associées au lieu reviennent fréquemment dans le texte : « Je n’aime pas cet endroit. Ce sont des mauvaises vacances » (PCT, p. 56), affirme Sara dans une discussion avec Jacques. Lors des conversations pendant les repas, les uns et les autres ne parlent que de « ce lieu infernal et de ces vacances qui étaient mauvaises pour tous » (p. 89). Quant aux causes de ce « ratage » (p. 90), les avis diffèrent. Certains invoquent l’artificialité de leur petite communauté, d’autres mentionnent l’étroitesse du lieu ou l’absence de routes praticables. Pourtant, ils sont tous d’accord sur l’effet de la chaleur : « La chaleur était pour beaucoup dans ces vacances ratées » (p. 91). La chaleur est omniprésente et éprouvante, elle peut « à elle seule, occuper tout votre temps. Ainsi, la chaleur à elle seule pouvait tenir lieu d’occupation » (p. 207). Il est utile de rappeler que la chaleur et les autres thèmes qui lui sont associés comme l’ennui, la passivité et les vacances, occupent une place de prédilection chez Duras dès ses premiers romans, comme Un barrage contre le Pacifique et Le Marin de Gibraltar, jusqu’aux derniers, comme L’Amant de la Chine du nord (1991), inscrivant Les Petits Chevaux de Tarquinia dans un réseau thématique riche et dense.

Dans Les Petits Chevaux, la chaleur « égale à elle-même » (PCT, p. 7 et 115) s’impose dès la première page comme un personnage à part entière ; néanmoins elle n’est pas ressentie de la même façon par tout le monde. Les estivants se plaignent de l’intensité de la saison chaude, la comparant à « une malédiction » (p. 171) ou à « une fatalité personnelle » (p. 127). C’est une chaleur « à devenir fou » (p. 55) qui influence le comportement des gens, affectant même les actes de politesse les plus triviaux : « La chaleur était telle que c’était rare qu’on ait la force de se dire bonjour » (p. 117). Seuls les parents du démineur qui veillent sur les restes de leur fils dans la montagne, et l’épicier qui leur tient compagnie, semblent mieux la supporter : « La chaleur était extraordinaire. On suffoquait. Mais pas la femme, ni le vieux, ni même l’épicier » (p. 40). La seule exception dans le groupe d’amis est Ludi qui avoue aimer la chaleur : « C’est magnifique cette chaleur » (p. 123) qui, reconnaît-il, va s’immiscer jusque dans ses convictions politiques : « C’est pourtant beau comme la révolution cette chaleur-là » (p. 127). En détaillant la réaction de Ludi à la chaleur, le texte crée des associations avec certains éléments du paysage : « Ludi ne souffrait pas de la chaleur, pas plus qu’un figuier, que le fleuve » (p. 10). Il en ressort que ceux qui tolèrent la canicule jouissent d’un lien fort, d’une appartenance, avec le lieu, qu’il s’agisse des habitants de la région, ou qu’ils s’identifient à ce coin du monde par un attachement particulier, comme Ludi qui y revient année après année. Quand ce personnage parle de la chaleur, il s’emballe, la traitant comme un être animé : « Il faut […] comprendre [la chaleur], […] la laisser faire, l’écouter. Alors, tu l’aimes » (p. 138). Cependant, s’il essaie d’influencer la perspective des autres en leur communiquant son euphorie vis-à-vis de ce lieu de villégiature, on voit qu’il opère une transposition. C’est par rapport à l’idée d’un ailleurs que la monotonie se teint d’exotisme, que l’ici devient un là-bas imaginé : « [Ludi] dit qu’il aimait ces vacances, cet endroit, cette chaleur. Il dit que lorsqu’il allait faire froid, dans quelques mois, le souvenir de cet endroit, de cette chaleur, l’imagination de ces après-midi morts, irrespirables, l’aideraient à mieux supporter la brume et le vent » (p. 91).

Si la chaleur représente un marqueur obsédant du lieu, on observe tout de même des variations dans son intensité en fonction du relief : « Dans la montagne la chaleur était tellement sans recours qu’on la supportait presque mieux qu’en bas, qu’au bord de la mer. Là elle était face à vous, dans une hostilité loyale, sans appel » (PCT, p. 34). Les moments de la journée, et les conditions météorologiques qui leur sont propres, influencent aussi la perception de la chaleur. Ainsi, les vacanciers vivent dans « l’angoisse du soleil » (p. 35) qui tape avec une force renouvelée dans l’après-midi, quoique le matin soit presque pire, compte tenu de l’absence de brise : « Une brume épaisse tapissait le ciel. Le fleuve renvoyait une lumière de fer. Il n’y avait jamais de vent le matin » (p. 125). L’air du matin est « épais, sirupeux » (p. 18), car le soleil est « étouffé […] par l’épaisse brume qui enserrait le ciel dans un carcan de fer » (loc. cit.) ; cette comparaison mobilise une perception multisensorielle pour transmettre l’inconfort extrême que ressentent les personnages. Le paysage prend des nuances ternes en raison de cette lumière minérale, la mer est « huileuse et grise », le fleuve « décoloré » et la brume a une « couleur de lait » (p. 8).

L’effet de la chaleur ne se limite pas à l’espace mais influe sur le temps, en imposant son propre rythme aux vacanciers : les amis se couchent et se lèvent tard, n’arrivant pourtant pas à se reposer. Les corps languissent, refont les mêmes trajets et se cantonnent aux mêmes passe-temps jour après jour : baignades, repas, balades, discussions, et aussi disputes, consommation de bitter campari, parties de boules, bal. On a l’impression que la routine des journées de travail évoquée par la formule « métro boulot dodo » est remplacée par une routine vacancière que résume le slogan « plage resto dodo ».

La contamination du temps chronologique par le temps climatique est visible dans la structure même du roman : divisé en quatre chapitres de longueur à peu près égale qui relatent ces deux jours de vacances, le texte exhibe une symétrie frappante. Les deux jours commencent de façon identique, par le réveil tardif de Sara, vers dix heures du matin, dans une chaleur écrasante. Le personnage boit un café, parle à son enfant, le lave, se lave, s’habille et n’ayant « rien d’autre à faire » (PCT, p. 8), attend l’arrivée de Ludi ou de Diana. Les deux matinées finissent de manière analogue, avec Sara qui s’allonge à côté de son enfant pour faire la sieste et s’endort dans l’espoir de la pluie et de la fraîcheur. La fin du roman qui marque le terme de la seconde journée réitère ces gestes. Les analogies vont au-delà des mouvements et des actions des personnages, se rapportant aussi à des expressions et des phrases qui sont reprises mot à mot : « la chaleur était […] là, égale à elle-même » (p. 7 et 115). Les chapitres ii et iv finissent sur les mêmes phrases : « La chaleur était si grande qu’on aurait pu croire qu’il allait pleuvoir sans tarder, dans l’après‑midi. Elle s’endormit dans cet espoir » (p. 52 et 168). La conclusion ressasse, avec une légère modification, cette idée : « Elle espérait que cette nuit-là, la pluie arriverait, et elle s’endormit dans cet espoir » (p. 221).

Le roman renforce l’idée de stase structuralement et lexicalement, la répétition de certaines phrases produisant chez le lecteur une impression de « déjà lu ». Ce piétinement fait dire à Cécile Hanania que « les vacanciers sont enfermés dans une chaîne chronique et cyclique. Le lendemain n’est pas un autre jour mais le même jour. […] Le devenir est un revenir »14.

Un paysage élémentaire

Si l’on impute à la chaleur ces vacances ratées, il faut tout de même admettre qu’elle n’en est pas l’unique responsable, dans la mesure où elle n’est que l’effet d’une situation géographique singulière. Il convient donc d’examiner de plus près la configuration du lieu. Il s’agit d’un petit village à l’embouchure d’un fleuve dont l’emplacement – resserré entre la mer, une montagne et ledit fleuve – représente une sorte de huis clos15 en pleine nature : « Trente maisons au pied de cette montagne, le long du fleuve, séparées du reste du pays par un chemin de terre de sept kilomètres de long qui s’arrêtait là, au bord de la mer. Voilà ce qu’était cet endroit » (PCT, p. 9). Le sentiment de malaise et d’étouffement qui affecte les estivants est donc lié aux formes du relief, particulièrement à « cette montagne qui était trop proche, asphyxiante » (loc. cit.), et plus vaguement à l’endroit, sans que des aspects spécifiques soient mentionnés, outre l’exiguïté du lieu et son enclavement : « Une route, […] c’était une route qui manquait à cet endroit. Ce mauvais chemin, à peine carrossable, vous donnait de la claustrophobie » (p. 91). À cette impression de claustration contribuent également la tragédie du jeune démineur, la présence de ses parents éprouvés qui plane comme une ombre néfaste sur le village – « Depuis que ces gens sont là on ne peut plus respirer » (p. 30) – ainsi qu’un incendie de saison qui a éclaté dans la montagne.

L’eau, la terre et le feu forment un triangle naturel, confinant la communauté d’estivants à un cadre oppressant, dont l’atmosphère est davantage alourdie par la canicule qui fige ce coin du monde dans une torpeur que seule la mer peut bouleverser. Bref, l’endroit déteint sur les personnages. Ce serait une première hypothèse. Une deuxième serait de concevoir l’endroit comme une chambre d’écho qui amplifie les drames, grands et petits, des protagonistes. « Tout est fait dans cet univers » de chaleur qui engourdit les corps et les esprits « pour laisser la place aux abîmes humains. Pour ramener les personnages à leur propre essence, à leur littéralité la plus authentique »16, remarque Alain Vircondelet. On pourrait concevoir dès lors ce lieu, où l’on est en proie à la claustrophobie, comme une manifestation concrète de l’ennui qui accable Sara dans son mariage. En cela, le roman prépare Moderato cantabile, lui aussi centré sur le déclin d’un mariage bourgeois étouffé par les conventions et des personnages en perte d’amour. Carol Murphy va jusqu’à dire que Sara représente une première version d’Anne Desbaresdes17. En effet, ces deux romans se répondent non seulement au niveau des thèmes et des personnages, mais aussi sur le plan de la représentation de l’expérience intérieure, dans la mesure où celle-ci est abordée indirectement, par le biais des éléments du décor ou certains incidents périphériques18.

Les composantes du paysage méditerranéen s’avèrent indispensables pour comprendre l’étendue de la désolation de Sara. De l’eau douce à l’eau salée, en passant par les eaux mêlées, le thème aquatique est amplement représenté dans le roman. Le fleuve, qui est le premier élément du paysage mentionné, se distingue par sa beauté du reste de l’endroit et sa vue rend les vacances plus agréables : « Quand même il y a ce fleuve, dit Sara. On ne peut pas se lasser de le regarder. Ce que c’est beau les fleuves, surtout quand ils arrivent à leur fin, énormes, comme celui-là » (PCT, p. 107). Mais pour Sara le fleuve revêt une importance exceptionnelle, car la vue de ses eaux et des gestes répétitifs d’un pêcheur qui y lance son filet, l’invite à remonter le fil du temps : « Il revint à la mémoire de Sara d’autres pêcheurs qui, dans des fleuves gris, aux embouchures marécageuses, résonnantes de singes, jetaient leurs filets de la même façon sereine, parfaite » (p. 54). Il s’agit bien d’un fleuve de la mémoire, la géographie physique se dédoublant pour revêtir une fonction psychique. Au cœur de ces souvenirs se loge une douleur incommensurable : « Ils étaient tous les deux, le frère et elle, Sara, dans le fond de la barque, à chasser les sarcelles. […] Le frère était mort, et avec lui, l’enfance de Sara » (loc. cit.). Par le biais de la dimension mémorielle, le fleuve qui traverse le paysage et marque la géographie du roman, constitue aussi le fil qui relie ce récit au reste du corpus durassien, l’élément fluvial conférant à l’œuvre une cohérence thématique difficile à ignorer. Notons, en passant, que si le fleuve institue une continuité au niveau du vécu, en ramenant Sara par le souvenir à son enfance, donc à la source, il représente en même temps ce qui coupe le paysage en deux, ce qui sépare le village de l’autre rive, en limitant les déplacements des personnages et en instituant, les autres formes du relief aidant, une opposition entre les deux berges quant à l’effet de la chaleur : « Dans cette plaine, dit l’homme, rien ne coupe le vent, et les nuits y sont plus fraîches que de ce côté-ci » (p. 165). Il s’agit d’une ambivalence propre à l’eau, à la fois destructrice et protectrice chez Duras.

Cette dualité est explorée davantage par le biais d’un autre élément aquatique : la mer. À l’instar du fleuve, la mer est liée à un sentiment d’euphorie car elle constitue, tout d’abord, un remède efficace contre la chaleur : « la chaleur lacérait le cœur. Et seule lui résistait, entière, vierge, l’envie de la mer » (PCT, p. 18). Elle est source de bien être, accueillante, nourricière, décrite en termes superlatifs : « La mer faisait rire. Elle était si chaude qu’on aurait pu y rester facilement deux heures. Elle n’avait rien à voir, cette mer-là, avec aucune autre mer au monde. C’était la revanche de ceux qui aimaient cet endroit, de Jacques et de Ludi. Cette mer était irréprochable » (p. 26). L’eau réconforte et revivifie, en apportant l’oubli temporaire de la canicule. Elle semble faciliter la fuite, l’échappée, et satisfaire par son immensité le même désir d’un ailleurs que visent les projets de voyage. Mais, paradoxalement, le texte nous apprend qu’il s’agit de la mer « la plus fermée […] qui soit au monde » (p. 8), une idée renforcée aussi par les mots de l’épicier : « Mais où aller sur la mer ? L’ennui, c’est qu’on n’en sort pas » (p. 174).

En effet, la mer n’offre pas à Sara le même sentiment de liberté qu’aux autres, nageurs avertis, car elle a « très peur » (PCT, p. 103), notamment de perdre pied. Du coup, son interaction avec ce milieu se réduit à une attitude passive, elle s’y tient immobile, comme dans une poche amniotique, faisant la planche, bercée par le mouvement des vagues. De cette position couchée, elle ne voit « rien […] que la montagne. Et au cœur de cette montagne, les murs blancs de la maison abandonnée où le jeune homme avait sauté sur la mine » (p. 26). Le reste du paysage éclipsé, Sara s’abandonne à ses souvenirs (« La mer pénétrait alors dans l’épaisseur des cheveux jusqu’à la mémoire » [loc. cit.]) et à la vue de ce site funeste qui ne fait qu’alimenter ses angoisses. Si l’anéantissement par le feu représente, selon les analyses de Gaston Bachelard, « une mort exubérante », la mort par immersion est en revanche « une mort quotidienne » : « L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écroule »19. Les peurs qui tourmentent Sara (la peur de la mer, mais aussi la peur des abeilles à l’aveu duquel Diana rétorque : « De quoi tu n’as pas peur » (p. 35), indiquant qu’elle est constamment en proie à des phobies diverses) révèlent que le personnage vit avec la menace de l’engloutissement, qu’il s’agisse d’une disparition par immersion, réelle, ou figurée, dans le sens d’un effacement au sein de son propre mariage.

L’angoisse de Sara renvoie donc à la nature duplice de la mer, bienfaisante, roborative, mais aussi meurtrière. Le texte exploite cette ambivalence à travers des analogies entre la mer et deux autres personnages. Tout d’abord, on remarque les yeux de l’enfant de Sara « où la colère dansait, dans un déchaînement encore aussi pur que celui de la mer » (PCT, p. 50). Le regard de l’enfant suggère le contraire du calme estival habituel dont profitent les vacanciers. Il est utile de noter qu’à l’inverse de sa mère, l’enfant n’a pas peur de l’eau, il vit dans une innocence typiquement enfantine qui lui fait ignorer le vrai danger de la mer ; il avance dans le milieu aquatique sans savoir nager, risquant de se noyer sans la surveillance des adultes. Le texte établit une autre analogie entre la mer et la mère (jeu homonymique fréquent chez Duras) du démineur qui s’obstine dans son refus de signer la déclaration de décès de son fils : « Elle baissa les yeux. Elle était devenue une énorme puissance de refus et d’incompréhension. Sans doute avait-elle décidé de ne plus comprendre, comme d’autres décident de comprendre. Il n’y avait pas de différence. Quand on la regardait on pensait à la mer » (p. 43-44). On devine chez elle la force des éléments naturels qui agissent et s’affirment sans justification ni explication. Le texte pousse la relation personnage-paysage jusqu’à l’osmose, la mère ayant perdu sa propre odeur à force d’avoir habité longtemps près de la mer, et s’étant imprégnée de celle des « grèves brûlantes fleuries de lichens morts » (p. 43). L’élan vital que désigne le mot « fleuries » est affaibli par l’usage de l’adjectif « morts » qui renvoie l’image d’une beauté stérile et fait signe vers la maternité brutalement interrompue de la mère. Le devenir-paysage du jeune démineur est suivi du devenir-pierre20 de sa mère qui, enfermée dans sa douleur comme dans une carapace, ne veut plus quitter les lieux du drame. Les signes de ce devenir se manifestent à travers l’immobilité de la femme, son opiniâtreté et ses mains noircies d’un mélange de terre et de sang qu’aucune pluie ne vient effacer et à travers lequel s’exprime non seulement le deuil, mais aussi le contraste entre la condition éphémère de la vie humaine et la permanence du cadre naturel.

La mer est le seul élément qui apporte de l’apaisement aux vacanciers, le reste du paysage étant pratiquement embrasé. Le vent est « brûlant » (PCT, p. 20), le ciel est « de feu » (p. 74), l’éther est sujet à toutes sortes de contaminations y compris celle des cinéraires dont « la puissante odeur […] jetait de l’encens dans l’air » (p. 34). La montagne et sa végétation sont consommées par le feu qui resserre davantage le huis clos du village par la menace directe qu’il représente, continuant de rappeler la tragédie du jeune démineur tué par l’explosion. Cet univers estival, où la plage occupe une place centrale, est peuplé de corps dévêtus qui « palpe[nt] l’air, l’eau et le sol, tâtonne[nt] à la rencontre d’une autre peau », telle « la chair du monde »21. Or, la chair du monde porte les traces de la chair du démineur, incrustée à jamais dans la pierraille de la montage, dispersée sur le sable et pulvérisée dans l’air. L’accident actualise le souvenir de la guerre, ce « retour traumatique du passé » faisant souffrir les personnages, pour reprendre une formule de Frédéric Worms, « autant par le fait même de son retour que par ce qui revient »22.

Des allers-retours : du paysage extérieur au paysage intérieur

Dès lors, vers où se tourner et où aller ?

– C’est ça, dit Sara, on voudrait bien partir et en même temps il nous est difficile de partir. C’est bien ça ? 
– C’est ça, dit Diana.
– Que de littérature, dit Jacques.
– La littérature nous est toujours d’un grand secours, dit Diana (PCT, p. 158-159).

Partagés entre le désir de partir et la difficulté d’y parvenir, les personnages apparaissent comme prisonniers de l’endroit, tout comme ils sont prisonniers de leurs « grandes amours », dépeintes par Ludi comme des « prisons en or » : « Il n’y a rien qui enferme plus que l’amour » (PCT, p. 210). De voyages, il est beaucoup question dans Les Petits Chevaux, mais ils restent tous à l’état de phrases, comme littérature. Aux périples réels, les personnages préfèrent ceux qu’ils imaginent, tel le voyage projeté à Tarquinia. En tant que destination rêvée, Tarquinia appartient à un temps autre que le présent ; elle est propulsée dans un futur dont le rôle est de permettre aux personnages de sortir par l’imagination de l’immédiat, de se soustraire à l’actualité de leur vie, au train-train quotidien et à l’ennui que cette routine entraîne. Vivre dans l’attente et l’espoir d’un futur plus prometteur rend le présent plus respirable, ce présent qu’ils supportent bon gré mal gré, qu’ils subissent, tout comme la touffeur qui s’empare des lieux et réduit leurs gestes et leurs actions au minimum. Le groupe d’amis parle pendant les repas d’autres vacances possibles, dans d’autres endroits. Chaque fois qu’elle s’allonge à côté de son enfant pour faire la sieste, Sara rêve à d’autres vacances, plus reposantes et plus fraîches pour le petit. Ludi voudrait voyager en Amérique, mais Gina s’y oppose. Jacques rêvasse d’un voyage à Paestum, en s’arrêtant à Tarquinia pour voir les petits chevaux des tombes étrusques, dont Ludi vante la beauté, mais Sara n’a pas envie de partir tout de suite, invoquant la chaleur. Le voyage est alors différé et restera à l’état de projet, de possibilité future.

On distingue, par conséquent, deux types d’espace dans le roman, celui dans lequel évoluent les personnages et un espace rêvé, imaginé, qui se superpose à l’espace vécu. Et on a l’impression que cet ailleurs fantasmé doit rester inaccessible pour qu’il puisse continuer à alimenter les rêves d’inconnu qui permettent aux personnages d’endurer le quotidien avec tout ce qu’il implique d’ennuyeux et de pénible. Germaine Brée retrace cette hantise de l’ailleurs à l’enfance que Duras passa en Indochine, à l’impossibilité d’une intégration complète, et à la séparation qu’elle ressent tour à tour vis-à-vis de la France et de l’Indochine : « Un ailleurs hante les personnages de Marguerite Duras, lié à une sensibilité formée par cet ailleurs que fut sa vie d’enfant élevée au bord du Mékong »23.

Sur les paysages extérieurs se greffent donc chez Duras des paysages intérieurs. Alain Vircondelet constate que la vacuité du dehors force les personnages à se tourner vers leur vie intérieure :

Puisqu’il n’y a rien à faire dans ce monde d’ennui, [les personnages de Duras] se retournent sur eux-mêmes. Voulant sortir de cet infra-humain dérisoire, ils se livrent à l’introspection. […] Pour réveiller sa conscience atrophiée, le héros durassien opère alors sa vaste mutation. Délibérément introverti, il occupe son paysage intérieur24.

Voyons comment cette mutation s’accomplit dans le cas de Sara. Se réveillant de sa sieste, et ne trouvant pas Jacques dans sa chambre, elle imagine qu’il est parti voir Ludi, Diana ou l’homme au bateau :

Pour parler du voyage à Paestum. Du temple de Poséidon, entre les colonnes duquel paissaient des buffles. Ludi en parlait souvent. Six rangées de quatorze colonnes de granit rouge, entre lesquelles des buffles rêvaient. Le temple fut là, dans le jardin morne, au bord d’une mer sauvage, allongé dans la fauve lumière d’un couchant. Dans la maison silencieuse, il se fit un petit bruit de souris. L’enfant se réveillait (PCT, p. 169).

Le verbe « rêvaient » prépare le passage des dires de Ludi à la construction mentale de Sara qu’aucun autre élément textuel n’annonce. Le temple de Poséidon surgit inopinément au milieu du jardin où attend Sara, les frontières entre la réalité matérielle et la réalité psychique du personnage s’effondrent : comme le suggère Marie-Annick Gervais-Zaninger, « des mondes spatialement éloignés se côtoient, se superposent, fusionnent en une géographie qu’investit la toute-puissance du fantasme »25. Le contraste entre la description du jardin (« morne ») et de la projection mentale (« mer sauvage », « fauve lumière ») souligne la force et la couleur de cette dernière par rapport aux tonalités blêmes du réel. Si cette évasion dans l’imaginaire est brièvement vécue par Sara, rappelée dans l’espace de la maison par le bruit de l’enfant qui se réveille, la protagoniste en refera l’expérience deux pages plus loin :

Du temps passa. Le pêcheur sortit ses nasses. Il lui demanda de ses nouvelles […]. Puis du temps passa encore, court, mais très dense. Et Jacques ne rentra pas. […] Elle attendit encore. Et elle fut une nouvelle fois à ce bal qui brillait, loin, dans les champs de maïs. Et dans l’ombre allongée des colonnes rouges de Paestum, au soleil couchant, à s’effrayer des buffles endormis. Il n’existait rien qui pût compenser à la fois la nouveauté du désir et du monde (PCT, p. 171-172).

Dans le vide que creuse l’attente, viennent se nicher la réminiscence du bal du soir précédent et la projection imaginaire à Paestum. En habitant simultanément plusieurs espaces, Sara oppose à la lourdeur de l’attente, vécue sur le mode d’une densité temporelle, l’éclat du souvenir et le rayonnement du couchant sur le granit rouge du temple de Poséidon. Dans les deux cas, c’est à partir d’un ancrage spatial (le jardin) et temporel (cinq heures de l’après-midi) concret que se déploie la construction imaginaire du personnage. Celle-ci contraste par sa luminosité et l’intensité de ses couleurs avec la description du réel, comme si les remous de l’imagination nécessitaient une réalité physique moindre pour se manifester. Les deux versants de cette rêverie – le bal et le site antique – correspondent à ces deux appels, du « désir et du monde ». Sara refuse la proposition de Jean et avec elle « la nouveauté du désir », mais elle répond à l’appel du monde en se décidant de faire le voyage à Paestum.

Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, Duras construit minutieusement un espace où tout prédispose au marasme et à l’isolement : le retour des menus activités quotidiennes, le paysage brûlé par un soleil si fort qu’il liquéfie même le désir, et la disposition géographique de l’endroit qui fait que l’air y circule mal. Sur un fond d’oisiveté teintée d’ennui et d’un mal-être bourgeois, l’irruption de la violence avec la mort du jeune démineur ouvre une brèche dans le calme estival, mais apparemment ne change rien à l’ordre des choses. Les bals reprennent après une brève suspension et la mère du démineur accepte de signer l’acte de décès, mettant fin à la tension créée par son refus. Un autre événement, l’arrivée d’un inconnu avec son bateau de luxe dans le lieu de villégiature, apporte la promesse d’un renouveau pour Sara, mais elle décide de ne pas poursuivre cette relation au-delà d’une nuit d’amour. Toutefois, quelque chose a changé dans l’esprit de Sara : on le comprendra seulement à la lecture de la dernière description du paysage :

Dans la montagne, le feu avait encore gagné. Ses lueurs, par endroits, ensanglantait la surface lisse de l’eau. […] Ce fleuve était incontestablement admirable. La réverbération de la mer l’éclairait tout entier, jusqu’à ses premiers tournants, au loin, et il brillait comme un orient sauvage. C’était un bel endroit, au fond, et qui en valait bien d’autres pour passer ses vacances. Mais l’été était trop dur. Sur l’autre rive, la plaine se gorgeait, elle aussi, de la fraîcheur des nuits, toute à sa fructification impudente. La ligne blanche de la plage la cernait à l’ouest. La masse compacte des champs de maïs ne s’en distinguait plus (PCT, p. 215-216).

Toutes les formes du relief de l’endroit sont présentes dans ce tableau qui, outre les éléments de la géographie physique, contient les traces de la tragédie récente. Car si la mort du démineur n’est pas mentionnée, elle est suggérée par le verbe « ensanglantait » et le groupe adjectival « sa fructification impudente ». L’enfance tropicale de Sara est également présente, évoquée par la comparaison « comme un orient sauvage ». La perception visuelle diminue avec la tombée de la nuit, les champs de maïs deviennent une « masse compacte », Sara ne discerne plus que « la ligne blanche de la plage », mais a le temps de saisir ce paysage dans une totalité découverte pour la première fois. Et en épousant tous les détails de ce panorama et le balayant dans son entièreté, Sara se ravise sur l’attrait du lieu. Ce renversement de perspective indique un changement dans l’être même de Sara qui s’ouvre non seulement à la « nouveauté » mais aussi à la splendeur formidable mais douloureuse du monde.

Notes

1 Marguerite Duras & Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 13. Return to text

2 Si Duras associe Moderato cantabile à une rupture dans son œuvre, les avis des critiques varient sur ce point. Ainsi pour Yvonne Guers-Villate, une deuxième période s’ouvre dès Les Petits Chevaux de Tarquinia qui présente comme « innovation majeure » une « structure contrapuntique » qu’on retrouvera dans Moderato cantabile et Le Vice-consul (1966) (Continuité / discontinuité de l’œuvre durassienne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 11). Pour Christiane Blot-Labarrère, Les Petits Chevaux de Tarquinia représente aussi ce moment décisif où « la technique classique » jusque-là éprouvée « s’épure […], tandis que se réduit la part de l’intrigue » (Marguerite Duras, Paris, Seuil, « Les Contemporains », 1992, p. 39). Return to text

3 Aliette Armel, « La force magique de l’ombre interne », in Marguerite Duras : rencontres de Cerisy, dir. par Alain Vircondelet, Paris, Écriture, 1994, p. 19. Return to text

4 Marguerite Duras & Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p. 12. Return to text

5 Marguerite Duras, Les Impudents [1943], Paris, Gallimard, « Folio », 2014, p. 6. Return to text

6 En ceci Les Petits Chevaux de Tarquinia présage de textes comme Le Square (1955) et L’Après-midi de Monsieur Andesmas (1962) qui témoignent d’une unité de temps et d’espace même plus serrée. Return to text

7 Marguerite Duras, Les Petits Chevaux de Tarquinia [1953], Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 87. Désormais les renvois à cette édition seront identifiés dans le texte, par l’abréviation PCT, suivie du numéro de la page. Return to text

8 Marie-Hélène Boblet, « “Des façons de parler, il ne faut pas avoir peur” : les dialogues dans Les Petits Chevaux de Tarquinia », Cahiers Marguerite Duras, no 3, « La scène et le récit », dir. par Florence de Chalonge & Sabine Quiriconi, 2023, p. 182, [en ligne], https://dx.doi.org/10.54563/cahiers-duras.519, consulté le 18 nov. 2024. Return to text

9 Michel Collot, Un nouveau sentiment de la nature, Paris, Corti, « Les Essais », 2022, p. 94. Return to text

10 Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar [1952], Paris, Gallimard, « Folio », 2013, p. 31. Return to text

11 Marie-Françoise Berthu-Courtivron, « Le paysage durassien, entre abstraction et fantasme », La Revue des Lettres modernes, série Duras, no 5, « Marguerite Duras, paysages », dir. par Anne Cousseau, 2017, p. 81. Return to text

12 Il est à noter que Les Petits Chevaux puise à des sources autobiographiques : c’est là que Duras passe ses vacances d’été entre 1946 et 1953 en compagnie de Robert Antelme, du couple formé par Elio Vittorini et Luigia « Ginetta » Varisco (les dédicataires du roman), et avec Jean, l’enfant que Duras eut en 1947 avec Dionys Mascolo (voir Robert Harvey, « L’amertume du campari », La Revue des Lettres modernes, série Duras, no 8, « Duras, mythe(s), écriture et création suivi de Lectures des Petits Chevaux de Tarquinia », dir. par Simona Crippa & Sylvie Loignon, 2024, p. 189-200). Return to text

13 Simona Crippa, Marguerite Duras, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2020, p. 44. Return to text

14 Cécile Hanania, « Tombeau de la révolution », La Revue des Lettres modernes, série Duras, no 8, op. cit., p. 166. Return to text

15 À cet égard, Alain Vircondelet affirme que l’espace durassien est un espace « bordé » ; « le lieu durassien est le lieu fermé, muré, le champ clos » (Marguerite Duras, Paris, Seghers, « Écrivains d’hier et d’aujourd’hui », 1972, p. 79). Return to text

16 Ibid., p. 92. Return to text

17 Voir Carol Murphy, Alienation and Absence in the Novels of Marguerite Duras, Lexington, French Forum Publishers, 1982, p. 48. Return to text

18 Loc. cit. Return to text

19 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, p. 9. Return to text

20 Selon Cécile Hanania, la mère « incarne un devenir pierre », art. cité, p. 168. Return to text

21 Michel Collot, « Poésie, paysage et sensation », Revista de Letras, no 34, vol. 1, dir. Fernanda Coutinho, Ida Alves, Márcia Manir Miguel Feitosa, 2015, p. 10. Return to text

22 Frédéric Worms, Vivre en temps réel, Montrouge, Bayard, 2021, p. 35. Return to text

23 Germaine Brée, La Littérature française : le xxe siècle, t. II : 1920-1970, Paris, Arthaud, 1978, p. 186. Return to text

24 Alain Vircondelet, Marguerite Duras, op. cit., p. 96. Return to text

25 Marie-Annick Gervais-Zaninger, « (D)écrire, dit-elle : le geste descriptif chez Duras », La Revue des Lettres modernes, série Duras, no 5, op. cit., p. 74. Return to text

References

Electronic reference

Alina Cherry, « Drame du lieu ou lieu du drame ? : Réflexions sur le lieu et sur les fonctions du paysage dans Les Petits Chevaux de Tarquinia », Cahiers Marguerite Duras, [online], 4 – 2024, Online since 26 mars 2025, connection on 21 avril 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/890

Author

Alina Cherry

Classical and Modern Languages, Literatures, and Cultures, Wayne State University
alina.cherry@wayne.edu