Les œuvres de Marguerite Duras ont souvent pour sujet le meurtre. Cependant, comme Duras elle-même n’a abordé la rédaction des faits divers qu’à partir des années 1950, et que ce n’est qu’après Moderato cantabile (1958) que le meurtre occupe une place centrale dans ses récits, le thème du meurtre dans sa première période n’a pas encore été réellement exploré1. Pourtant, comme le souligne Anne Cousseau, « le crime est un vecteur privilégié du regard sensible que Duras porte sur les rapports de l’être humain au monde. Il est aussi un lieu poétique inattendu »2. En d’autres termes, en choisissant ce thème, Duras a non seulement trouvé un moyen de décrire la vie de ses contemporains, mais elle s’est également confrontée aux problèmes du langage poétique et de la représentation.
Dans la mesure où Anne Cousseau, qui élucide très clairement les caractéristiques de la poétique durassienne, a fait porter principalement son analyse que sur les textes journalistiques de l’autrice, publiés ou republiés dans les années 1980, cet article se concentrera sur les textes fictifs de la première période de l’écrivaine, afin d’identifier les caractéristiques de ces œuvres en tant que « lieu poétique ». Bien entendu, il convient d’être prudent lorsqu’il s’agit de mettre en évidence l’influence de premières œuvres sur d’autres, plus tardives, car ce lien ne peut toujours être constaté qu’a posteriori et de manière arbitraire.
Nous analyserons donc la représentation des meurtres dans les romans de Duras, avant qu’ils ne relèvent de la catégorie du Nouveau Roman3 (en particulier dans La Vie tranquille [1944], Le Marin de Gibraltar [1952] et Dix heures et demie du soir en été [1960]), en nous appuyant sur la narratologie classique (Booth et Genette4). En général, ces œuvres ont été lues comme des romans romanesques et les meurtres qui se produisent au sein du récit souvent négligés. Par conséquent, en concentrant notre intérêt sur la représentation de ces meurtres, et en analysant leur structure narrative, nous pourrons proposer une nouvelle grille de lecture des premières œuvres qui diffère de celle d’ordinaire appliquée à des récits romanesques. En outre, en comparant ces textes avec la structure du roman policier, élaborée dans la plupart des cas autour de la présence d’un meurtre, il sera démontré que les premières œuvres de Duras présentaient déjà des aspects relevant de la forme du Nouveau Roman en tant qu’ils sont des romans policiers ratés.
Sur trois caractéristiques du roman
Comme le souligne Jean-Marie Schaeffer, un roman, défini par le romanesque, se compose de trois éléments principaux.
Dans le romanesque, il se passe toujours quelque chose. Trois traits narratifs concourent à cet effet. Il y a d’abord la structuration épisodique de la diégèse, autrement dit la prolifération de minidiégèses qui constituent autant de variations du thème romanesque. […] Un deuxième trait important réside dans l’importance des coups de théâtre dans le rythme narratif, ainsi que les phénomènes d’agglomération […]. Ces trois traits pris ensemble font que la structure diégétique romanesque est une structure fortement centrifuge5.
Les trois caractéristiques détaillées par Schaeffer s’appliquent plus fortement au romanesque d’aventure, mais elles concernent la fiction en général, y compris la fiction postmoderne. De plus, pour ce qui nous intéresse, elles peuvent renvoyer à la représentation du meurtre dans l’univers durassien. Si, comme le dit Schaeffer, le roman a une « structure fortement centrifuge », c’est incontestablement le contenu narratif des meurtres qui, dans l’univers durassien, provoque cette centrifugation. En effet, depuis La Vie tranquille, les meurtres introduits dans son récit restent invariablement non élucidés, ayant pour fonction de disperser des éléments narratifs plus petits au sein d’une intrigue plus vaste. En outre, une lecture de l’œuvre qui se concentre sur les « minidiégèses » des meurtres révèle un aspect assez différent du « romanesque facile » qui pourrait, selon Dominique Rabaté, caractériser en un premier temps le roman de Duras (« Mourir d’amour dans une ambassade de France », « Voir son amant danser une nuit entière au bras d’une belle inconnue, en partance pour les Indes » sont quelques-uns des clichés pouvant résumer l’intrigue du Vice-consul [1966] ou India Song [1973])6. En effet, si, de son œuvre, on extrait cette structure très centrifuge, on voit (i) que le meurtre se produit indépendamment de l’intrigue principale, (ii) qu’il n’y a pas de subversion de l’intrigue par le meurtre, et (iii) que l’histoire se termine sans que le meurtre soit résolu.
Nous développerons donc notre analyse à partir de ces observations et tenterons de souligner rapidement trois points : (i) l’invisibilisation des meurtres, (ii) l’absence de tragique et (iii) le doute qui subsiste sur ce qui s’est réellement passé. Dans cette perspective, la réflexion sur l’œuvre de Duras nous permet de la comparer au roman policier, l’un des genres typiques de la fiction impliquant un meurtre, et aussi de nous interroger sur les techniques traditionnelles du roman, telles que le point de vue, la focalisation et la description. En fait, si l’on considère que de nombreux Nouveaux Romans ont depuis longtemps été comparés à des romans policiers7, et que Duras elle-même a écrit plus tard L’Amante anglaise (1967), à partir des Viaducs de la Seine-et-Oise (1959), une comparaison structurelle entre ses premiers romans et des romans policiers n’est pas dénuée de sens. En outre, dans les années 1950, Duras choisit pour l’un de ses modèles les romans d’Hemingway, qui traitent de nombreux meurtres et qui influencent beaucoup le sous-genre du roman policier américain, appelé « hardboiled ».
L’invisibilisation des meurtres
Gilles Philippe a mis en évidence que, dans Moderato cantabile, le meurtre n’est pas un phénomène visible. Dans ce roman, il est fréquent que le personnage qui « voit » l’événement ne corresponde pas à celui qui le « raconte », mais aussi qu’on ne puisse pas percevoir non plus celui qui le « raconte »8.
Cette caractéristique n’est pas propre à ce roman. Plus généralement, dans les œuvres durassiennes, le meurtre est présent dans le récit sous la forme d’un ouï-dire et n’est pas toujours accompagné d’une focalisation visuelle. C’est toujours un témoin indirect ou un personnage qui n’est pas directement lié au meurtre qui conte l’événement. C’est alors par le biais de la voix d’un personnage qui n’est pas impliqué dans le meurtre que le récit en est fait9. En outre, les informations transmises sont empreintes d’incertitude.
Comme l’illustre ce passage issu du Marin de Gibraltar dans lequel Anna raconte au narrateur qu’elle a avoué à des amis le « crime » commis par « le marin de Gibraltar », on peut constater que le méfait n’est mentionné qu’à travers un dialogue :
« Alors, je leur ai dit qui c’était. J’ai quelquefois de ces inconséquences. Je n’ai pas cru commettre une imprudence […], à savoir qu’il avait commis un crime, à vingt ans, à Paris, sur la personne d’un Américain dont je ne savais pas le nom. J’ai dit le peu que je savais.
« Alors, notre ami s’est souvenu de quelque chose. Il m’a demandé à combien de temps remontait ce crime. J’ai dit, cinq ou six ans10.
Si l’on se réfère ici à la théorie narrative classique, le meurtre commis par le marin de Gibraltar n’existe ici que dans un « récit second », ou « discours rapporté »11, et le personnage qui en prend connaissance ne sera jamais directement confronté aux faits. En outre, on voit que le passage cité renvoie à une scène dans laquelle Anna transmet à son interlocuteur la façon dont elle a raconté le meurtre dont elle avait connaissance. C’est la raison pour laquelle le discours rapporté sur le meurtre n’existe que sur un plan secondaire.
En raison de ces caractéristiques, l’authenticité du discours rapporté concernant le meurtre est constamment remise en question. Si, comme le dit le narrateur, « [le marin de Gibraltar] relève entièrement d’[Anna] »12, comment vérifier l’authenticité du récit de ce personnage clé ? En effet, on ne peut pas se fier aux informations échangées entre les différents personnages sur cet assassin :
– C’est un Américain qu’il a tué ?
– Il y en a qui disent que c’était un Américain. D’autres qui disent que ce n’était pas un Américain. On dit beaucoup de choses.
– D’ailleurs que ce soit un Américain ou, je ne sais pas, un Anglais…13.
Comme le montrent ces exemples, la focalisation du meurtre se fait de manière auditive, puisque le meurtre est présent dans le récit sous la forme d’un rapport. En outre, toutes les informations relatives à cet événement ne sont pas toujours transmises aux personnages et au lecteur, car la focalisation n’est jamais qu’« une sorte de goulot d’information, qui n’en laisse passer que ce qu’autorise sa situation »14. Et comme l’information sur les événements donnée au lecteur est médiatisée par la subjectivité des personnages, la véracité ou la fausseté des faits n’est pas toujours établie.
En ce qui concerne cette problématique, de nombreuses références peuvent être extraites d’œuvres antérieures de Marguerite Duras, mais on se limitera ici à trois exemples concernant des meurtres. Dans ce cadre, tous les événements sont décrits de manière subjective, et les protagonistes les abordent comme une sorte de révélation.
La première référence renvoie à la scène au début de La Vie tranquille dans laquelle la narratrice perçoit la mort de Jérôme :
Jérôme est mort dans la nuit du dixième jour. Il ne m’avait pas appelée de la nuit. Lorsque j’ai vu en m’éveillant le petit jour aux vitres de ma chambre, j’ai compris qu’il devait être mort. Je suis allée appeler Tiène et nous sommes descendus. Jérôme était mort. […] Cette mort […] avait dû se produire au début de la nuit […], je ne saurais jamais s’il était mort bêtement, en dormant, ou s’il n’avait pas repris connaissance avant et ne s’était pas refusé à m’appeler15.
Ici, la tension est apportée à l’histoire par la confrontation simultanée de la mort avérée du personnage avec les pensées de la narratrice à son sujet. On comprend qu’il a été impossible à la narratrice d’assister à la mort elle-même, car les informations sur la mort du personnage lui sont dissimulées depuis le début. Duras fait donc un choix narratif dans lequel le protagoniste perçoit la mort comme une révélation (les soulignements mettent ici en évidence l’indétermination du discours rapportant cette mort).
Un deuxième exemple renvoie à la scène du Marin de Gibraltar où le narrateur se retrouve enfin face à face avec le meurtrier. Là encore, il n’est pas question que l’homme avec lequel il tombe nez à nez soit l’assassin lui-même. Cependant, il croit identifier cet homme comme étant le marin, grâce à une sorte de révélation :
Il fut à quelques mètres de moi en plein soleil. Et tout à coup, je pus enfin le regarder, je le vis. Je le reconnus. Je reconnus le marin de Gibraltar. Elle n’avait bien entendu aucune photo de lui et je ne lui avais jamais imaginé un visage quelconque. Mais je n’eus pas besoin de ces repères. Je le reconnus comme sans les connaître on reconnaît la mer ou quoi ? l’innocence16.
Cet épisode est écrit de manière à renforcer le caractère énigmatique à la fois du personnage et de la scène, notamment en raison du fait qu’Anna « n’avait bien entendu aucune photo de lui » et que le héros du roman « ne lui avait jamais imaginé un visage quelconque ».
Un dernier exemple marquant se trouve à la fin de Dix heures et demie du soir en été, où Maria, hébétée, se rend sur les lieux du meurtre, le lendemain, à la nuit tombée :
Maria lutte contre le sommeil. Alors qu’elle croit le vaincre, elle sombre encore. Cependant, elle avance vers l’hôtel. […]
Au moment où Maria croit ne plus pouvoir lutter contre le sommeil le souvenir de Judith lui fait atteindre les faubourgs de la ville, puis, la ville. Et puis, la place.
Il y a là, toujours, de la police. Ceux de la nuit doivent dormir. Dans la pleine lumière celle-ci paraît découragée. […] Elle garde, dans la lassitude, devant la mairie, les deux assassinés de la veille17.
Cet extrait illustre également le fait que le lecteur ne peut pas être sûr de la description rapportée. Puisque la scène est montrée via l’esprit embrumé de Maria, les phrases suivantes avec les auxiliaires modaux « doit » et « paraît » peuvent être lues comme une scène rapportée à travers le point de vue fortement subjectif du personnage. Lorsque l’on se rend compte que la narration du roman repose hautement sur la subjectivité des personnages, la description du meurtre devient dès lors douteuse ou sujette à caution.
Ainsi, dans les romans durassiens, le meurtre prend souvent place dans l’histoire sous forme de rumeurs rapportées par les personnages – et le discours a un temps de retard sur l’événement, de sorte qu’il n’y a jamais aucun témoin hormis le meurtrier lui-même. Cette forme du discours est fréquente dans le roman policier classique. Le meurtre a lieu avant l’apparition du détective et c’est à partir de la découverte d’indices que ce dernier tente d’en reconstruire l’histoire, comme l’ont souligné de nombreux auteurs, d’Ernst Bloch à Tzvetan Todorov en passant par Jacques Dubois18. Cependant, bien que les premiers romans durassiens utilisent la forme du roman policier classique, en ce qui concerne la situation initiale, il se distingue de la structure traditionnelle du roman policier pour ce qui est de l’incertitude du meurtre, de l’identité du meurtrier, des scènes rapportées et de la conclusion qui en est tirée.
Si l’on considère les caractéristiques du discours dans les premières œuvres durassiennes, il n’est pas surprenant que les personnages qui assument plus ou moins le rôle du détective donnent des informations peu fiables aux lecteurs à propos des meurtres commis (souvent les protagonistes s’expriment à la première personne). Cependant ces personnages ne s’orientent jamais vers la résolution du crime.
L’absence de tragique
La prolifération des épisodes est une condition nécessaire au roman, mais elle n’est pas suffisante pour le composer efficacement. Comme l’indique Schaeffer, la construction d’un roman passe aussi par un « coup de théâtre »19. Depuis la tragédie classique, il est de tradition, comme le souligne Aristote au chapitre 7 de la Poétique, que s’agence un « renversement de fortune – le passage du malheur au bonheur, ou du bonheur au malheur – à travers une série d’événements qui se succèdent de manière continue selon la vraisemblance ou la nécessité »20. Certes, la tragédie est une forme littéraire héroïque qui n’entretient pas d’évidentes accointances avec le roman réaliste du xxe siècle, néanmoins, si l’on suit Jacques Rancière, « la rationalité nouvelle de la fiction policière semblait d’abord destinée à rénover et revitaliser [la] logique » d’une « fiction tragique […] fondée sur l’opération qui faisait coïncider la manifestation de la vérité avec le renversement de fortune accablant le héros »21 ; Rancière poursuit :
La rationalité policière, à la limite, nous dit simplement ceci. Le crime n’a pas été commis comme il apparaît qu’il été commis. Les choses en général n’arrivent pas comme on croit qu’elles arrivent. La vérité se reconnaît à ceci qu’elle est le contraire de ce que la liaison apparente des phénomènes laisse voir22.
La subversion de l’intrigue sur laquelle insiste Schaeffer est aussi une exigence du genre policier dans la fiction moderne où le meurtre doit toujours être commis d’une manière qui va à l’encontre de l’imagination du lecteur et des personnages. En outre, la causalité du meurtre doit également être inattendue et défier l’imagination du lecteur et des personnages. Néanmoins, il faut également éviter que les événements se produisent ou soient résolus par une causalité totalement ascientifique ou irréaliste. En d’autres termes, les événements doivent se produire et être résolus de manière « vraisemblable » et « nécessaire », mais d’une manière inattendue pour le lecteur. Une telle fin, qui bouscule les attentes du lecteur ordinaire et des personnages banals, orchestre la résolution du meurtre dans le roman policier traditionnel.
Dans l’univers durassien, par contraste, l’histoire du meurtre n’est pas résolue à proprement parler et le récit se termine sans que les causes exactes en aient été révélées. Dans Le Marin de Gibraltar, Moderato cantabile et Dix heures et demie du soir en été, l’histoire passe progressivement de la description du meurtre à l’exploration des subtilités psychologiques d’une relation sentimentale. Elle aboutit à l’absence de convictions relatives à la résolution du crime initial : c’est particulièrement évident pour Dix heures et demie du soir en été. Dans ce roman, qui fait un usage intensif de l’épanorthose, la résolution n’est présente que sous la forme de ouï-dire à travers les médias. En un mot, cette résolution ne représente en aucun cas l’acmé du récit :
[Maria] fait signe à l’homme derrière le bar :
« Est-ce qu’il y a d’autres nouvelles de Rodrigo Paestra depuis ce matin ? »
L’homme cherche et se souvient. Un criminel.
« Mort », dit-il.
Il lève la main et pose sur sa tempe un revolver imaginaire.
« Comment le sait-on ? demande Pierre.
– La radio, il y a une heure23.
Le rôle dévolu au personnage-détective est donc de laisser structurellement épars dans le roman plusieurs petits épisodes relatifs au meurtre. Lui qui arrive toujours « en retard » sur le lieu du crime, n’entreprend aucune action pour le résoudre, lorsque le forfait lui est signalé. Bien sûr, cette attitude peut être considérée comme allant de soi, puisque l’intention de Duras n’est pas de créer un roman policier. En revanche, comme nous l’avons vu, les personnages perçoivent les événements comme une sorte de révélation (au sens surnaturel). Cette caractéristique du regard porté sur les événements est un geste inhérent au détective. De fait, Ernst Bloch et Gilles Deleuze ont classé ce processus de « voir-découvrir-élucider » selon deux catégories24. Pour eux, il existe deux types de détectives qui découvrent la vérité : (i) le premier détective reconstitue les événements de manière déductive en mobilisant son intuition, et (ii) le second résout les énigmes de manière inductive à partir des détails restants. Bien que nous soyons conscients que les protagonistes durassiens qui reçoivent des rapports du meurtre ne sont pas détectives, si nous essayons de les classer dans ces deux catégories, il est incontestable que ceux-ci relèvent du premier type. Cependant, les gestes de ces personnages, qui découvrent l’événement comme une révélation, remettent en question les règles du roman policier classique. Selon les règles de ce roman, l’intuition du détective pour reconstituer les scènes est absolue : si l’on commençait à douter de l’intuition d’Hercule Poirot ou de Maigret, il deviendrait impossible de lire un tel roman. Mais l’œuvre durassienne (consciemment ou non) nous fait douter de ce pacte de lecture du roman policier.
En fin de compte, lorsque nous parvenons à la conclusion de l’histoire, nous n’arrivons pas à la découverte d’une cause surprenante du meurtre, ni ne découvrons le passé déchirant du meurtrier. Cette caractéristique signifie que, du moins en cette acception, l’histoire est dépourvue de toute nuance tragique.
La fin ouverte
Si les meurtres ne sont pas résolus dans l’univers durassien, et que l’authenticité de la description des événements est peu fiable, le lecteur finit par douter de la véracité des informations qui lui sont présentées. En outre, on peut dire que dans les œuvres de Duras, ces événements ne convergent pas vers une fin, mais plutôt divergent, voire s’en éloignent. Ces caractéristiques suggèrent que les premières œuvres durassiennes avaient déjà un caractère novateur, en dépit du fait qu’elles aient été regardées comme traditionnelles.
Par ailleurs, les informations que le lecteur tente de mettre en lumière sont aussi jusqu’à un certain point celles que le roman policier cherche à dissimuler. En effet, parlant de l’indétermination du texte lui-même, Maxime Decout suggère que :
[…] le roman policier est un genre relativement paradoxal en regard du sincère : il se proclame marche vers la lumière, élimination progressive du faux en se resserrant sur le vrai, alors que le texte ne cesse de nous mentir, d’exhiber des fausses pistes et de camoufler des événements, dans une démarche qui est typiquement de mauvaise foi. Sentiment qui engrange une sorte de malaise non dissociable du plaisir qui lui est associé. Car même avec un narrateur honnête ou absent, c’est la probité du récit tout entier qui est douteuse25.
Ce sentiment d’« une sorte de malaise » s’accompagne d’un certain plaisir qui pousse le lecteur à tourner les pages pour assister à la résolution d’un meurtre qui n’aura pas lieu. L’échange qui suit, entre Anna et le narrateur, dans Le Marin de Gibraltar, illustre à merveille ce sentiment ambivalent de plaisir et d’angoisse :
« Et encore ?
– Rien d’autre. Quand on est un assassin on n’est que ça, surtout à vingt ans.
– Je voudrais, dis-je, que tu me racontes son histoire.
– Il n’a pas d’histoire, dit-elle. Quand on devient un assassin à vingt ans, on n’a plus d’histoire. On ne peut plus avancer ni reculer, ni réussir, ni rater quoi que ce soit dans la vie.
– Je voudrais quand même que tu me racontes son histoire. Même la plus courte.
– Je suis fatiguée, dit-elle, et il n’a pas d’histoire26. »
Cet échange pourrait être interprété comme la relation que Duras souhaite entretenir avec son lecteur. Il n’y a plus d’histoire à raconter, bien que le lecteur attende toujours une histoire à explorer.
Ces caractéristiques du roman ne sont pas propres à Duras mais elles lui sont contemporaines. Une littérature écrite dans le style des romans policiers à fin ouverte a été produite en grand nombre et s’est inscrite dans le mouvement littéraire du Nouveau Roman. Selon Maxime Decout, cette forme décalquée du roman policier, a été tentée par de nombreux écrivains, de Sarraute à Robbe-Grillet, en passant par Butor, Toussaint, Modiano et Perec, comme une « machine à imagination »27. En somme, nous pourrions qualifier les récits durassiens de romans policiers ratés. Le caractère très dialogué des premières œuvres de Duras peut suggérer au lecteur que ce qu’il lit n’est qu’une transcription reconstruite et fragile des événements, marquant ainsi une distance notable entre le récit et la réalité factuelle des faits.
Mais si une telle tendance a prévalu en son temps, Duras a été très précoce. Contrairement à d’autres écrivains, elle produit dès les années 1940 des œuvres qui interrogent, mettent en doute implicitement la véracité des événements relatés, bien qu’elle ne semble pas en être pleinement consciente. En fait, Erica Eisinger affirme que le récit durassien, représente une solution à l’impasse de l’incompréhension du crime, alors que les récits des autres auteurs du Nouveau Roman aboutissent à une impasse, à un échec complet28. C’est en partie vrai, mais si l’on considère les minidiégèses de ses premières œuvres, comme nous l’avons vu, ce n’est pas, de notre point de vue, systématique.
En guise de conclusion
En conclusion, bien que le meurtre soit un motif récurrent et anecdotique dans les premières œuvres de Marguerite Duras, il n’en constitue pas pour autant un enjeu central ou une question à éclaircir. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’un ressort narratif essentiel, mais plutôt d’un prétexte, presque accessoire, qui sert à attirer le lecteur dans le récit. Cependant, loin d’être une simple tromperie ou une distraction pour le lecteur, le motif du meurtre se révèle être un « lieu poétique » où Duras donne libre cours à une écriture expérimentale.
Tout d’abord, (i) les évènements rapportés dans le texte apparaissent comme des discours empreints de subjectivité, laissant le lecteur dans l’incertitude quant à l’authenticité des événements relatés. Ce flou introduit ce qu’on pourrait appeler, selon le concept forgé par Wayne Booth, un « narrateur non fiable »29. Ensuite, (ii) la non-résolution de l’intrigue « policière » et la nature peu spectaculaire de la conclusion rompt avec les conventions littéraires traditionnelles (du roman policier). Enfin, (iii) les petits épisodes meurtriers se dispersent en tous sens sauf vers la fin, au point qu’il n’existe ni résolution claire ni explication définitive, laissant le lecteur dans le doute face à la crédibilité même du récit, des faits relatés.
En effet, comme le dit Anne Cousseau, dans l’œuvre durassienne, le meurtre est un « lieu poétique » : tout en utilisant un contenu romanesque typique (l’histoire d’amour née de la rencontre entre deux personnages), il est orienté vers une réflexion sur la nature du langage. Cette structure romanesque déformée est utilisée pour souligner le fait que le discours narré ne se résume pas à la mise en valeur de l’événement qui le motive.
Il est aussi essentiel de noter que ce caractère du récit durassien se manifeste dès les années 1940, mais émerge vraiment à la fin des années 1950, au moment où il peut s’intégrer dans le mouvement du Nouveau Roman. On ne peut faire abstraction du fait que cette approche se caractérise actuellement par l’application d’une technique de représentation, désormais considérée comme classique. Si elle apparaît aujourd’hui comme démodée, en l’adoptant, Duras a été pionnière.
On peut suggérer à cet égard que l’influence d’Hemingway a joué un rôle significatif. Bien qu’il ne soit pas certain que Duras ait réellement lu tous les romans d’Hemingway, il est bien connu que, dans les années 1940 et 1950, elle voue un culte au romancier. En effet, le 25 juillet 1944, Duras écrit dans son journal qu’elle « veu[t] lire tout Hemingway »30 ; dans une autre entrée du journal, elle déplore : « Je sais ce que va me dire Dionys [Mascolo], que j’ai trop lu Hemingway ces temps-ci. Je lui montrerai mon texte et il dira : “Vous avez lu Hemingway ces jours-ci, n’est-ce pas ?” et il me laissera complètement désespérée »31.
Ses premières œuvres partagent beaucoup de similarités avec celles d’Hemingway. En particulier, la technique, visant à créer un effet littéraire puissant, qui laisse le lecteur imaginer l’ensemble de l’intrigue, sans en révéler tous les détails, est caractéristique de certaines œuvres d’Hemingway, comme The Killer (1927).
Malgré les nombreuses similitudes avec d’autres grands écrivains, l’œuvre durassienne demeure en tous points singulière. Notamment, le trait le plus frappant qui la distingue de ses contemporains renvoie au fait que le meurtrier est systématiquement un outsider. Comme l’ont montré de nombreux auteurs, d’Ernst Bloch à Jacques Rancière, c’est d’ordinaire le détective chargé de résoudre le meurtre qui l’est. Bloch observe, par exemple, que Dupin incarne « l’outsider détective », tandis que Holmes est associé à la figure du « bohème »32. Bien entendu, l’outsider fait partie des personnages clés de l’univers durassien (on pense à ces « papiers d’un jour » d’Outside (1981)33 qui mettent en valeur nombre d’outsiders à travers leur parcours de vie).
Chez Marguerite Duras, c’est le meurtrier qui est invariablement l’outsider, le bohème, le marginal : le marin de Gibraltar est un vagabond ; Rodrigo Paestra, dont le nom a une sonorité étrangère, erre sans travail ; l’un et l’autre sont peut-être des sans-papiers. En caractérisant le criminel comme un outsider, Duras tente de décrire le conflit entre la société et le marginal que la société cherche à exclure, ainsi que le montreront des œuvres postérieures, tels L’Amante anglaise ou Nathalie Granger (1973).
Le fait que Duras évite la fin tragique, tout en décrivant une certaine tragédie sociale, apparaîtra également clairement dans ses œuvres ultérieures.