Le recueil Outside, publié en 1981 chez Albin Michel, réédité en 1984 par POL, fait partie des ouvrages qui nous renseignent sur l’écriture d’une « première » Marguerite Duras, avant et pendant la publication de Moderato cantabile, malgré l’absence d’indications chronologiques allant au-delà de l’année de publication d’un article signé par l’écrivaine, cinéaste, intellectuelle et journaliste, que fut Marguerite Duras. Grâce aux œuvres complètes publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade, quelques-uns de ces textes sont venus s’ajouter à ceux que nous connaissions déjà. Le travail d’édition de Robert Harvey pour Outside a permis d’établir un classement chronologique de la publication des articles utile au chercheur en littérature n’ayant pas en tête le classement intuitif opéré par Duras, avec Yann Andréa, ou ignorant la place prise par son activité journalistique dans une histoire littéraire et intellectuelle plus générale.
Ayant entrepris une lecture systématique des articles publiés par Marguerite Duras dans France Observateur de février 1957 à novembre 1958, nous nous sommes intéressé aux contingences concrètes de l’écrit journalistique, alors que l’autrice travaille à Moderato cantabile, en essayant de distinguer ce qui, dans le travail d’observation, de narration, d’explication mis en place, rappelle l’œuvre accomplie et va intervenir dans l’œuvre à venir.
Dans cette étude, nous utiliserons donc un corpus enjambant les années 1957 et 1958 et, suivant pas à pas ce que Marguerite Duras écrit pour France Observateur, un journal relativement prestigieux, nous tenterons de déceler les motifs que cette écriture journalistique privilégie, réinterprétant les sujets déjà en place dans l’œuvre ou en introduisant de nouveaux, à même de transformer « l’après-Moderato cantabile » en cette période distincte où une nouvelle manière d’écrire s’est développée pour l’autrice.
Écrire à France Observateur
Pour comprendre ce que l’on attendait des articles donnés par Marguerite Duras à France Observateur, il faut en revenir aux motivations politiques et intellectuelles de cette publication, dont les fondateurs ont croisé la route des membres du fameux « groupe de la rue Saint-Benoît ». Et pour comprendre France Observateur, il faut en revenir à son ancêtre, L’Observateur, créé en 1950.
L’Observateur voit le jour sous la houlette de Roger Stéphane, Claude Bourdet et Gilles Martinet. Ce dernier, directeur de l’AFP (Agence France-Presse) jusqu’en 1947, a quitté ses fonctions dans l’institution pour avoir refusé de participer à la censure d’éléments d’information concernant la guerre d’Indochine – ce dont le gouvernement de l’époque a pris ombrage. Roger Stéphane est lui journaliste à Combat et aux Temps modernes, tandis que Claude Bourdet, éditorialiste à Combat depuis 1947, en a été évincé par Henry Smadja pour ses positions anticolonialistes et les articles favorables à Tito qu’il donne au quotidien Franc-Tireur.
Les trois créateurs du titre sont tous d’anciens résistants de la première heure. Leur but est de donner un hebdomadaire à la gauche progressiste, alors que les communistes ont déjà leurs titres, et une audience importante. L’Observateur, démarrant comme une feuille d’information, va servir de support à cette gauche farouchement anticolonialiste, nourrie de marxisme mais antistalinienne, qui déplore l’anticommunisme des socialistes de la SFIO (le Parti socialiste-Section Française de l’Internationale Ouvrière). Ses racines puisent jusque dans la fameuse Revue internationale créée par Gilles Martinet et Pierre Naville en 1945, où écrivent Maurice Nadeau ou Elio Vittorini.
France Observateur voit le jour en 1954, alors qu’un assureur de Versailles, directeur de L’Observateur de Versailles, revendique la propriété du titre L’Observateur. Le journal en profite pour changer de forme, alors qu’il affiche un bilan financier positif. Les premiers tirages de l’hebdomadaire sont équivalents à ceux de L’Express, fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud pour soutenir Pierre Mendès-France en 1953. En 1957, France Observateur a presque doublé son audience, avec 80 000 exemplaires mis en vente chaque semaine.
Sans être un parti politique, France Observateur est le lieu d’accueil de ceux qui rompent progressivement avec le PCF après 1956, ou de ceux qui en ont été exclus avant cela, comme Marguerite Duras ou Edgar Morin. De fait, l’hebdomadaire devient une entité œcuménique, où se croisent, comme l’écrit l’historien Philippe Tétard, toutes les nuances de la gauche :
Radicaux, trotskistes, socialistes SFIO, socialistes révolutionnaires, chrétiens progressistes du MRP [Mouvement Républicain Populaire], de la JR [Ligue de la Jeune République], gaullistes de gauche et intellectuels sans attaches se croisent et se succèdent boulevard Poissonnière, faubourg Montmartre, puis rue des Pyramides. De semaine en semaine, ils formulent en commun le vœu de défendre et promouvoir l’existence d’un lieu politique atypique qui, à l’heure où les clans règnent, est un des rares à offrir une véritable hospitalité idéologique et culturelle et à entretenir avec constance un mouvement centripète, un réseau de communication, unifiant progressivement et avec constance les différentes composantes de la gauche intellectuelle anticonformiste1.
Après s’être donné comme mission d’incarner la « nouvelle gauche », France Observateur va étoffer son offre, en jouant un rôle de défricheur dans le champ culturel. C’est François Furet qui dirige les pages consacrées aux arts et à la littérature et une trentaine de pigistes s’y agitent. Un certain classicisme est de mise, mais on s’intéresse aussi aux avant‑gardes, en particulier dans le domaine du théâtre : Brecht, Ionesco et Beckett sont particulièrement remarqués.
Comme l’écrit Philippe Tétard, les journalistes de France Observateur seront vite entraînés dans un certain air du temps, emblématisé par l’irruption de Françoise Sagan dans le paysage culturel international :
N’étant pas à un paradoxe près, les journalistes ne dédaignent pas les effets de la modernisation française, l’exaltation d’une certaine oisiveté, la libération des mœurs. […] Nombre de collaborateurs apprécient les plaisirs azuréens. Journalistes, professeurs, avocats, médecins : ils sont des bourgeois. Ils voudraient taire leur nom. Mais ils en profitent pourtant, Gramsci dans une main, Sagan dans l’autre…2.
Lorsque Marguerite Duras commence à écrire pour France Observateur, elle va trouver un espace éditorial relativement familier, où l’engagement anticolonial est fort, tout comme l’attachement à une sorte de communisme primitif, dégagé de son soviétisme comme de sa structure partisane française. Une certaine liberté et dans le ton et dans le choix des sujets est offerte à celle qui est déjà une écrivaine appréciée, en particulier depuis le succès d’Un barrage contre le Pacifique.
L’année 1957
Marguerite Duras a fait le choix, depuis la Libération, de vivre de ses livres. Et comme le lui feront remarquer certains de ses interlocuteurs chez Gallimard, les ventes de ses ouvrages ne lui permettent pas d’atteindre une certaine autonomie financière. La rencontre avec Gérard Jarlot, journaliste à France-Dimanche et écrivain chez Gallimard, va sans doute jouer un rôle dans sa décision de trouver un revenu d’appoint tandis qu’elle écrit Moderato cantabile.
Cette année 1957 est une année d’affranchissement à de nombreux points de vue pour Marguerite Duras : s’estimant incomprise par une maison d’édition qui ne lui fournit de l’argent que chichement, lui rappelant constamment que son compte est débiteur, elle va prendre la décision de faire publier Moderato cantabile aux Éditions de Minuit. Mais avant de ferrailler avec Gaston Gallimard pour acquérir le droit de s’échapper le temps d’un livre, Marguerite Duras se lance dans l’écriture journalistique, choisissant de « sortir de [s]a chambre » et d’écrire « pour le dehors », comme elle l’explique dans le célèbre « Avant-propos » du recueil Outside3.
Le 28 février 1957, elle fait paraître son premier article dans France Observateur. C’est un court récit, émouvant et édifiant, intitulé « Les fleurs de l’Algérien ». Instantané littéraire, texte de combat en faveur des immigrés algériens, l’article paraît dans le no 355 de l’hebdomadaire, où officient de nombreux intellectuels que Duras retrouvera à ses côtés dans les comités de lutte anticoloniale.
Ce texte sera sciemment choisi par Duras pour ouvrir Outside, bien qu’il ne soit nullement représentatif de ce que la romancière écrira ensuite pour France Observateur4. Ce que démontre une analyse chronologique des articles écrits par Marguerite Duras dans cet espace éditorial – il faut préciser qu’elle n’a écrit que très peu d’articles pour d’autres titres que France Observateur en 1957-1958 –, c’est la montée en puissance d’un savoir-faire journalistique qu’elle va développer afin d’aller au contact de ceux qui sauront l’inspirer pour l’œuvre à venir.
Les articles de Duras pour France Observateur apparaissent d’abord comme liés aux lieux et connaissances fréquentés à l’hiver 1957, avant de s’éloigner progressivement du connu, à partir du mois de juin, quand paraît le texte « Horreur à Choisy-le-Roi ». En témoigne le texte « Paris Canaille »5, publié en mars 1957, qui présente le procès d’une délinquante de 71 ans, Lucie Blin, défendue par Madeleine Alleins, une très bonne amie de Marguerite Duras. Cette dernière fait ensuite paraître en avril une amusante chronique sur les stratégies immobilières des Auvergnats de Paris6, prenant l’exemple d’un fonds de commerce mis en vente par une brocanteuse de la rue Saint-Benoît. En mai, France Observateur donne à lire le très énigmatique « Élève Dufresne pourrait mieux faire »7, où la journaliste s’interroge sur les capacités d’apprentissage des enfants d’un cours préparatoire, alors que son fils Jean va avoir dix ans. Comme elle le fera à de nombreuses reprises ensuite, Marguerite Duras s’interroge sur l’enfance. Mais pour ce premier article consacré à ce sujet, elle choisit de montrer un paradoxe, selon lequel, en 1957, on apprendrait moins facilement en ayant des parents intellectuels ou artistes que dans un milieu ouvrier. Le « maître » est sollicité par Duras et sa perplexité contraste avec le portrait plus caricatural qu’elle en fera dans Ah ! Ernesto (1971), quatorze ans plus tard.
Avec « Horreur à Choisy-le-Roi »8, en juin, Marguerite Duras s’attaque à un motif qui se répétera souvent dans son œuvre : le fait divers sanglant, de préférence lié à un crime passionnel. Cette affaire Simone Deschamps est observée avec ardeur, bien que le ton se veuille détaché voire, précisément, dépassionné. La dissymétrie amoureuse fournit à Duras une prose amère sur les femmes mal aimées, humiliées et manipulées. Le fonctionnement de la justice, qui fait redoubler l’humiliation, lui inspire une réflexion qui anticipe les interrogations de Michel Foucault9.
Vient, avec l’été 1957, une série de cinq articles où Marguerite Duras se fait sociologue. Avec, « Le sang bleu de la Villette »10, « La France à l’italienne »11, « L’Internationale Tintin »12, « Le dimanche des héros »13, « Tourisme à Paris »14 et « Les marais du duc de Morny »15, la journaliste s’interroge sur des phénomènes de masse, quittant le cas particulier pour l’analyse de territoires. Un territoire de production alimentaire, les abattoirs de la Villette, un territoire de production intellectuelle, le phénomène Tintin auprès des jeunes, un territoire de production de service, Paris en été, et enfin un territoire où se produit le divertissement des plus riches, Deauville, son casino et ses palaces.
L’automne 1957 verra Marguerite Duras s’essayer à une nouvelle appréhension du monde extérieur par l’intermédiaire de quatre entretiens16. Le premier, superbement intitulé « “Le mot lilas presque haut comme il est large…” »17, raconte la vie quotidienne d’une femme ne sachant ni lire, ni écrire. Le deuxième est un entretien avec un éditeur intitulé « Un roman sur cent voit le jour »18. L’article évoque la littérature des non-publiés, qualifiée de « littérature brute » par l’éditeur interrogé, qui a choisi de garder l’anonymat. Le troisième convoque des enfants de six à onze ans, pour leur faire parler de la conquête spatiale19, quand le quatrième tente de faire parler Georges Bataille20 de son œuvre philosophique et littéraire.
Ces textes forment un véritable ensemble dans lequel Marguerite Duras fait droit à une interprétation singulière du réel, mettant sur le même plan analphabète, écrivain brut, enfant et mystique, invitant à considérer la beauté d’une pensée non pas par son degré d’adaptation aux normes en vigueur, mais par le chemin de traverse qu’elle invite à emprunter pour considérer le monde. Mieux, Duras s’initie à une nouvelle technique journalistique et en tire le meilleur pour proposer une rencontre inédite à chaque fois. Dans l’introduction au texte consacré à l’édition, Duras montre qu’elle sait « éditorialiser » comme une professionnelle : « C’est la première fois qu’on entend parler de ce gouffre, cette nuit noire de laquelle naît, et dans laquelle retombe dans sa presque totalité, cette “chose bizarre”, la littérature »21, annonce-t-elle en préambule.
Son style journalistique commence à s’affiner, à s’affirmer. La voilà devenue une excellente professionnelle, tirant le meilleur de ce nouveau savoir-faire – l’opportunité de la rencontre, la pensée au débotté – pour continuer à faire de la littérature d’une autre manière, alors même que Moderato cantabile s’annonce. En ce même mois d’automne 1957, Duras a négocié âprement avec Gaston Gallimard pour obtenir un bon de sortie lui permettant de publier son prochain roman chez Minuit, où on lui fait la cour. Malgré le besoin d’argent qui semble avoir présidé à sa décision de passer à l’écriture journalistique, elle n’hésite pas à sauter le pas pour trouver une meilleure visibilité. Et même si elle estime elle-même que son livre est dans le droit fil du Square – tout comme Raymond Queneau, apparemment – son besoin de prendre l’air s’affirme. L’année 1957 va s’achever avec un texte satirique, « Alors, on ne guillotine plus ? »22, présenté comme la retranscription d’une conversation entendue dans un café du Palais-Royal. On peine à croire que ce texte est un verbatim d’une discussion réelle mais tout y semble vraisemblable, comme dans la plupart des textes de Duras pour la presse, qui vont se faire de plus en plus engagés avec le printemps 1958.
Après Moderato cantabile
En attendant la sortie de son nouveau livre chez son nouvel éditeur, Marguerite Duras reprend de plus belle sa production journalistique, livrant un long entretien avec une carmélite23 et un texte sur Sartre24 dans le même numéro du 16 janvier 1958. La semaine suivante, deux nouveaux articles de Duras attendent le lecteur de France Observateur : une recension du livre L’Arbre de la nuit, de l’écrivaine et journaliste Djuna Barnes25 et un article intitulé « Quand il y en a pour deux, il n’y en a pas pour trois »26, où Duras renoue avec le fait divers et décrit minutieusement l’itinéraire de l’assassin Charles Clément. Quelques jours avant la sortie de Moderato cantabile, Marguerite Duras signe deux articles dans France Observateur : l’un est consacré aux démêlés d’une dame avec la RATP27, l’autre est une recension d’un livre pakistanais28. Viendront ensuite un entretien avec Sarah Maldoror29, à propos des Nègres de Genet, le 20 février 1958, puis un article intitulé « Des samouraï d’un type nouveau »30, le 27 février 1958.
Moderato cantabile paraît en février 1958 et suscite ses premiers articles de presse, sous la plume de Claude Delmont, Claude Roy ou Claude Mauriac. Si Le Square traitait de ces gens ordinaires dont Duras a fait le portrait durant toute l’année 1957 dans France Observateur, Moderato cantabile repose sur un fait divers – un crime passionnel cette fois-ci perpétré par un homme – qui va obséder l’héroïne, Anne Desbaresdes.
Comme beaucoup d’écrivains de son époque, Marguerite Duras est désormais à la fois bien implanté dans un journal qui fait autorité, que l’on lit – rappelons qu’il tire aux alentours de 80 000 exemplaires, ce qui le met au niveau de L’Express de Jean Daniel et André Gorz – tout en étant à la merci des autres supports de presse, qui peuvent définitivement la consacrer littérairement. Cette situation ne semble pas la désarçonner : elle continue à écrire pour France Observateur, recueillant bonnes et mauvaises critiques pour Moderato cantabile, ne s’aventurant pas encore sur le terrain de la critique littéraire consacrée aux auteurs qui lui sont contemporains.
« Racisme à Paris »31, le 6 mars 1958, sera donc consacré aux conséquences de la guerre d’Algérie dans la vie quotidienne, à travers un récit de la haine ordinaire. Suivra « Confucius ou l’humanisme chinois »32, le 13 mars 1958, puis viendront « Le Bénéfice de l’enfance… »33 et un nouveau réquisitoire contre l’institution judiciaire, accusée de ne rien comprendre au sort des criminels dans « “Poubelle” et “La Planche” vont mourir »34, le 27 mars 1958. Au mois d’avril 1958, Marguerite Duras publie un article sur Peter Townsend35 puis se fend d’une chronique satirique contre la police36 au début du mois de mai, à laquelle s’ajoutent une semaine plus tard un papier sur l’exposition Joe Downing37, ainsi qu’un autre intitulé « La littéralité des faits »38. Notons qu’ayant atteint un rythme de publication très important, sans beaucoup de défaillances, Marguerite Duras tient à ce moment une chronique quasi hebdomadaire. La parution de Moderato cantabile, qui aurait pu la ralentir ou la condamner à une sorte de silence médiatique, le temps de la promotion de son livre, semble au contraire l’avoir aiguisée dans son envie de dire le « monde extérieur ».
Mais le 13 mai 1958 est proche39. Ses suites vont entièrement mobiliser Marguerite Duras – ainsi que la plupart des journalistes de France Observateur – qui voit dans ce plébiscite orchestré une atteinte fondamentale à l’état de droit, dont elle n’a pourtant pas ménagé les institutions dans ses articles. L’aventure du journal Le 14 Juillet va la requérir, l’amenant à écrire son célèbre texte « Assassins de Budapest »40 et à critiquer France Observateur dans France Observateur lorsque l’hebdomadaire remettra en cause le bien-fondé de la revue où Marguerite Duras écrit en compagnie de Dionys Mascolo, Robert Antelme et Louis-René des Forêts.
« Je crois que vous avez tort et que vos motifs sont obscurs »
Avant de publier « Assassins de Budapest » dans le premier numéro de la revue Le 14 Juillet41, en juillet 1958, Marguerite Duras donne tout de même le joli entretien « Pierre A…, sept ans et cinq mois » à France Observateur, le 26 juin 195842. Dans son introduction, Duras se prémunit contre les accusations de bidonnage en assurant que toutes les réponses faites par l’enfant sont bien les siennes. Pour elle, ces réponses n’auraient d’ailleurs pas pu être faites par un adulte, comme elle le précise. Sans doute, mais la formulation des questions incite à une certaine poésie brute que les enfants savent manier lorsqu’ils sont invités à s’ouvrir librement. Robert Harvey, dans sa présentation d’Outside, pointe un rapprochement que la lecture des articles écrits pour France Observateur appelle naturellement : « Dans l’imaginaire de Duras, le monde des enfants côtoie celui des gens simples »43. Dans France Observateur, si Marguerite Duras a beaucoup observé sans véritablement juger, pour seulement comprendre, elle a néanmoins pratiqué une écriture engagée, soucieuse de dire l’injustice, y compris lorsque celle-ci n’apparaissait pas sous son jour le plus évident.
Lorsque France Observateur va faire paraître un article considérant Le 14 Juillet comme une revue dont les contenus ne nécessitaient pas un nouveau support, Marguerite Duras rédige une réponse cinglante qu’elle fait paraître dans l’hebdomadaire qui l’accueille depuis février 1957, sous le titre « Pourquoi “Le 14 Juillet ?” »44, dans le numéro 429, en juillet 1958. Elle y écrit ceci, pour justifier sa colère face aux arguments de ses confrères :
Collaboratrice des deux journaux, je sais que ni l’article de Robert Antelme, ni l’article de Louis-René des Forêts n’auraient été acceptés par France Observateur. Pourquoi ? Parce qu’ils auraient été étiquetés comme étant hors des « préoccupations actuelles » du comité de rédaction de France Observateur. Or il s’agit sans doute là de deux textes des plus actuels et des plus urgents que j’aie lus depuis longtemps45.
Pour clore ce texte incendiaire où elle interroge l’immobilisme des journalistes politiques et littéraires, Marguerite Duras use d’une formule faussement naïve : « Je crois que vous avez tort, et je trouve que vos motifs sont obscurs »46. Cette phrase presque enfantine, elle aurait pu la prononcer à la barre d’une cour d’assises pour donner une voix à ceux à qui l’on refuse obstinément de donner réellement la parole. Car l’injustice que Duras a toujours combattue, et qui englobe la plupart de ses moments de révolte, est celle qui oblige les plus fragiles à parler une autre langue que la leur sans pouvoir faire entendre leur rapport au monde.
Marguerite Duras publiera ses derniers textes pour France Observateur en juillet, août, octobre et novembre 1958. Un article intitulé « Travailler pour le cinéma »47, une chronique intitulée « Paris, six août »48, une nouvelle évocation de Simone Deschamps et un article sur la « Peinture de Jean-Marie Queneau »49, le 16 octobre50. Le 23 novembre 1958, elle publiera un article sur Brigitte Bardot, « La reine Bardot », où elle évoque encore une fois la morale de son temps, son inconsistance et sa mauvaise foi : « La reine Bardot se tient juste là où finirait la morale et à partir de quoi la jungle serait ouverte, de l’amoralité amoureuse. Un pays d’où l’ennui chrétien est banni »51. Après un texte sur Le Repos du guerrier de Christiane Rochefort, en novembre 1958, Marguerite Duras ne réapparaîtra pas au sommaire de France Observateur avant 1961. Un autre extérieur l’aura requise.
Le dernier texte que Marguerite Duras donnera à France Observateur, avant 1961, est donc une recension du roman Le Repos du guerrier52 de Christiane Rochefort. Cet article que l’édition de la Pléiade nous a permis de lire – il n’a pas été retenu pour Outside, étrangement – est un éloge vibrant au livre qui lance cette écrivaine si singulière. Six ans avant son article sur L’Opoponax de Monique Wittig, cinq ans avant d’expliquer tout le bien qu’elle pense d’Hélène Bessette, Duras se convertit à l’explication de texte, à la critique littéraire contemporaine et salue une sœur en écriture. Elle pénètre dans le texte de Rochefort et nous en livre les ressorts de son point de vue d’écrivaine :
Renaud Sarti, le guerrier, je crois bien le reconnaître. C’est votre frère. C’est le mien. Nous l’avons déjà rencontré. Dans l’aurore plombée il attend, devant un café crème, le premier métro en partance dans la direction de son domicile.
Christiane Rochefort, nous ne la connaissions pas.
Elle a vu Renaud Sarti s’amener à l’horizon de sa recherche romanesque. Et, magistralement, elle s’est occupée de Renaud Sarti53.
Elle poursuit en rendant un hommage vibrant à la « folie » qui – Duras le prophétise d’une certaine manière – va traverser l’œuvre de Rochefort : « Il est plaisant de penser que Christiane Rochefort existe quelque part dans Paris. Qu’elle travaille. On s’endormait dans la lecture de romans toujours un peu convenus, même de façon prestigieuse, des femmes françaises. Enfin, une folle de la littérature »54.
Avec ce dernier texte d’un cycle d’écrits pensé autour de Moderato cantabile et sûrement dans la continuité du Square (1955), qui représentait déjà une rupture esthétique et stylistique dans l’œuvre, Duras annonce ce qui va peupler sa littérature autant que sa vision de la littérature. La « folie » criminelle, telle qu’elle a été approchée avec les faits divers – et notamment l’affaire Simone Deschamps – vont l’amener vers Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1959) et L’Amante anglaise (1968). Ayant accompagné Duras durant la transition qui l’amène du Square à Moderato cantabile, à ce moment où elle rompt avec toutes les tutelles, y compris les plus bienveillantes, les textes journalistiques vont être, comme l’écrit Gilles Philippe, des « réservoirs de thèmes, d’amorces et d’idées » mais aussi « une autre façon de voir et de dire le monde »55. Comme nous l’avons vu, le thème de l’enfance en milieu scolaire annonce, entre autres, Ah ! Ernesto et La Pluie d’été (1990). Le reportage a fourni les éléments de preuve indispensables à une réflexion fictionnelle sur l’impossible de l’apprentissage, tel qu’il sera régulièrement mis en scène dans l’œuvre de Duras. Enfin, la fréquentation des procès fournit à la romancière une matière première inégalable pour les textes à venir, lui permettant de recueillir une parole invisibilisée – quand le crime côtoie la folie, notamment – pour lui donner une place où se déployer dans un univers de fiction. Plus qu’une littérature alimentaire, les textes écrits pour France Observateur en 1957-1958 auront sûrement été une littérature d’alimentation, au sens noble du terme.