Ce projet a reçu un financement du European Research Council (ERC), dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention no 804259).
« L’École du regard »1 : c’est ainsi que certains critiques avaient rassemblé sous une même bannière les écrivains qui gravitaient autour des Éditions de Minuit et du futur groupe du Nouveau Roman. A posteriori, cette appellation journalistique peut encore receler matière à réflexion. Plusieurs auteurs associés au Nouveau Roman ont en effet pratiqué le cinéma (Samuel Beckett, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet), tandis que d’autres ont développé des pratiques plastiques diverses, tels la photographie, le dessin, la peinture, mais aussi le collage. Si l’on connaît les cartes postales insolites de Michel Butor2, les paravents de Claude Simon3 ou les collages de Robert Pinget, l’on connaît moins les pratiques de Marguerite Duras en la matière. L’autrice de L’Amant (1984) multipliait les pêle-mêle, dont plusieurs ornaient l’appartement de la rue Saint-Benoît. Si certains de ces arrangements visuels sont connus, c’est en général pour leur vertu documentaire, parce qu’ils contiennent des photographies illustrant la biographie de l’autrice.
On sait que Duras avait un souci extrêmement aigu de l’image : son cinéma en témoigne, ainsi que La Mer écrite (1996) ou certains projets inaboutis, dont le moindre n’est sans doute pas l’album familial qui a finalement donné lieu à L’Amant. Ce que l’on connaît moins, c’est l’attention que l’écrivaine portait à l’agencement des images – et singulièrement des photographies. Ainsi, c’est bien en termes de cohérence et d’équilibre qu’elle juge la qualité du livre des photographies d’Erica Lennard, Les Femmes, les sœurs : « Comment “s’entendre” plus loin qu’elles, ces sœurs ? L’album est admirable parce qu’il rend compte de cette entente vertigineuse dans sa disparité même »4. Duras connaît et estime l’importance du geste d’agencement des images autant que celui du texte ; c’est pourquoi j’aimerais jeter un pont entre les deux pratiques de composition au moyen du collage.
Je me tournerai pour ce faire vers l’un des premiers romans de Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar (1952), afin de souligner l’origine lointaine de cette pratique dans l’œuvre et poursuivrai cet examen en posant le regard sur les avant-textes de Moderato cantabile (1958), du Ravissement de Lol V. Stein (1964) et, pour finir, d’India Song (1973). En effet, ce qui a retenu mon attention lors des consultations de ces archives réside dans la multitude de collages de bouts de textes présents dans les brouillons de l’autrice. Cette pratique est l’une des modalités des nombreuses réécritures et corrections qu’impose Duras à ses manuscrits, à rebours des propos par lesquels elle explique volontiers pratiquer une « écriture [presque] du premier jet »5, et prêter à peine attention à son style.
De fait, à la manière de l’artisan qui remet régulièrement son ouvrage sur un métier, Duras remanie inlassablement ses textes, les refonde, non pour les augmenter (à la manière des célèbres paperolles proustiennes qui viennent gonfler la première version manuscrite) mais pour les simplifier le plus souvent. C’est pourquoi charpenter les corrections au moyen du procédé de collage a de quoi surprendre, puisque l’opération consiste plutôt à ajouter, à multiplier les couches de papier, ainsi que les gestes. Le geste du collagiste repose en effet sur d’autres gestes : pour évident que cela puisse paraître, coller un bout de papier sur un autre exige préalablement un geste de découpe. Ainsi, la création qui, chez Duras, procède par déconstruction, obtention de fragments et nouvelles associations exige un art du collage qui n’est pas sans rappeler celui du pêle-mêle que, pour introduire mon propos, je présenterai en sa pratique durassienne.
Le pêle-mêle : assembler l’hétéroclite
On considère d’ordinaire le pêle-mêle le plus connu de Marguerite Duras6 sous l’angle exclusif des précieuses informations biographiques qu’il recèle. Toutefois, cet agencement permet autrement d’éclairer un principe de composition à l’œuvre dans les écrits de l’autrice, celui de l’assemblage de fragments initialement épars. En effet, ce cadre met en relation des objets divers : des photographies de famille, des portraits de Duras à différents âges, des fleurs séchées, du texte, le tout ne semblant pas répondre à une logique prédéfinie :
Fig. 1. Pêle-mêle de Marguerite Duras (collection Jean Mascolo).
© Catherine Brun, Neauphle-le-Château, 2023
Il ne s’agit pas ici de tenter de percer le secret de ce pêle-mêle en cherchant à tout prix un lien à établir entre la nature du texte inséré, le type de fleur séchée et les photographies retenues, mais plutôt de questionner le ou les gestes qui ont conduit à leur regroupement. Sur les huit photographies présentes, quatre ont de plus fait l’objet d’un découpage : le portrait de la mère et certains portraits de Duras ont été retaillés. Quant au texte, il a été rendu, en partie, illisible par les différents objets qui ont été collés par-dessus.
Ce pêle-mêle oscille entre l’éphémère et le durable : les différents éléments sont assemblés à l’aide de petits morceaux de papier collant, censés favoriser, dans un premier temps du moins, le repositionnement de certains éléments – ce qui rend le tout relativement fragile. Dans un deuxième temps, ce collage a été placé dans un cadre qui permet d’en fixer un état. Celui-ci met en évidence une tension entre rapidité et lenteur. Le geste d’assemblage semble avoir été exécuté avec rapidité, presque avec impatience, alors qu’il a fallu prendre le temps de découper ces photographies, de faire sécher les fleurs ou encore d’écrire le texte.
D’apparence banale et semblant relever de la pratique d’un simple loisir créatif, une fois mis en regard avec les brouillons de Marguerite Duras et le nombre de collages que ceux-ci contiennent, ce pêle-mêle revêt une nouvelle signification pour s’apparenter au collagisme artistique, tel que Jean-Marc Lachaud le définit :
Deux étapes caractérisent le processus de fabrication de l’œuvre collagiste : celle de la déconstruction et celle de reconstruction. Dans un premier temps, l’artiste puise et sélectionne au cœur de la réalité un ensemble de morceaux hétéroclites. Pour ce faire, il pratique une intervention de type chirurgical : il prélève, découpe, ampute. Parfois, le hasard de la trouvaille ou l’accidentel accompagnent sa récolte. Dans un second temps, il assemble (sans être préoccupé par un ordonnancement pré-établi) et met en rapport (de manière conflictuelle) les pièces de ce puzzle. Il les juxtapose, les superpose, les mixe. Ces brisures du réel, arrachées à leur univers habituel, sont insérées, sans toutefois perdre leurs propriétés originelles et leur mémoire, au sein d’une structure mouvante7.
Le collagiste permet à une œuvre nouvelle d’advenir à partir d’éléments déjà présents ; il est celui qui ne crée pas de toutes pièces, mais confère une nouvelle signification – qui se superpose à la signification des éléments pris séparément – à des objets qu’il sort de leur contexte pour les rassembler.
Le cas de Marguerite Duras est évidemment particulier puisque le pêle-mêle dont je parle appartient à la sphère privée. De même, les principaux collages, qui figurent dans ses brouillons, ne constituent pas une œuvre finie. Enfin, l’écrivaine ne s’est jamais revendiquée collagiste ; elle serait en revanche ce que Lévi-Strauss appelle une « bricoleuse »8. Situé à mi-chemin entre le savant et l’artisan, le bricoleur œuvre de ses mains, à partir de matériaux déjà existants et très divers, pour faire advenir une création nouvelle. Si l’artisan sait exactement ce qu’il va produire lorsqu’il se lance dans un projet, il n’en est pas de même pour le bricoleur qui se laisse davantage guider par les outils – fragments de textes, souvenirs matériels ou encore images – qu’il a rassemblés. Bricoleuse, Duras l’est autant lorsqu’elle crée ses pêle-mêle, que lorsqu’elle compose ses textes puisqu’il s’agit, pour elle, de faire advenir le récit à partir d’un assemblage inédit de fragments textuels, comme le montre l’analyse des brouillons du Marin de Gibraltar. En effet, l’écriture, chez Duras, procède aussi d’une poïétique du montage – qui consiste à assembler différents épisodes ou passages, déplacés ou nouvellement écrits –, afin d’aboutir à un récit narrativement équilibré et cohérent.
Le Marin de Gibraltar : vers une poïétique du montage ?
Description générale des brouillons
Les archives du Marin de Gibraltar se composent de cinq dossiers, un premier intitulé « Jojo à Paris », ainsi que quatre autres versions non titrées du manuscrit9. Le plus souvent, il s’agit de feuilles volantes dactylographiées de format A4. Toutefois, on trouve, plus souvent dans le dernier dossier, des retailles de feuillets, découpés en vue de conserver un fragment de texte singulier.
Une observation d’ensemble permet de constater que plusieurs méthodes de correction coexistent : une première, traditionnelle, consiste à raturer le passage concerné et à noter la correction entre les lignes ou dans la marge ; la seconde – celle qui nous intéresse le plus – consiste à coller des passages de textes (parfois juste une phrase) sur une feuille existante. Selon les cas, Duras doit intervenir sur la page en ajoutant, à la main, un segment de phrase, afin de créer la jonction entre les deux passages agrégés :
Fig. 2. Bandelette issue des brouillons du Marin de Gibraltar (IMEC, 76 DRS 22.20, fo3)
Du point de vue de la technique matérielle d’assemblage, si le papier collant semble préféré, il n’est pourtant pas la seule méthode utilisée. Il arrive également à Duras d’utiliser un simple point de colle sur un côté du morceau de texte, ce qui permet, après le collage, de pouvoir encore lire le texte qui se trouve en dessous. Par endroits, au contraire, la colle apposée est tellement abondante que le papier gondole ; pas de retour en arrière possible, dans ce dernier cas de figure : ce qui est oblitéré est appelé à le rester.
Hormis le découpage et le collage, on peut constater un troisième geste : celui du pliage. En effet, il arrive à l’autrice d’ajouter des retailles de feuille en haut ou en bas de la page existante. Afin de conserver le format A4, la page est ensuite pliée aux dimensions de la feuille.
Une typologie du collage
Dans Génétique des textes10, Pierre-Marc de Biasi distingue cinq types de ratures qui peuvent être transposés à la pratique du collage : les ratures de suppression, de substitution, de déplacement ou de transfert, de suspension et d’utilisation. Dans les manuscrits du Marin de Gibraltar, il existe trois types de collage.
Dans les deux premiers dossiers, le cas le plus courant est ce que l’on pourrait identifier comme un collage de substitution : une partie du texte est écrite ou dactylographiée sur une retaille de feuillet qui est ensuite collée sur une autre portion du texte. Cette opération rend très difficile, voire impossible, la lecture du texte initialement écrit, ce dernier étant totalement recouvert :
Fig. 3. Brouillon du Marin de Gibraltar (IMEC, 76 DRS 22.19, fo1)
À l’inverse, le mode d’assemblage qui consiste à utiliser un point de colle sur un côté du morceau de feuille permet de conserver l’accès à l’état antérieur, et peut donc être rapproché de la rature de suspension. Les deux versions du texte restent accessibles, dans l’attente d’une décision auctoriale. Ce type de collage permet à l’autrice d’avoir sous les yeux l’alternative qui s’offre à elle et de trancher ultérieurement. Duras ne rature cependant que rarement les versions collées : dans les brouillons du Marin de Gibraltar, je n’ai constaté qu’une seule fois ce cas de figure, dans le troisième dossier « manuscrit 2e partie »11 (fo 23). En effet, aux deux-tiers de cette feuille, un segment de texte manuscrit a été collé pour être ensuite barré.
Le troisième et dernier type de collage que pratique l’autrice ne correspond a priori à aucune des catégories proposées par Pierre-Marc de Biasi, dans la mesure où il ne s’agit pas à proprement parler d’un geste de rature, puisque Duras ne cherche pas à recouvrir du texte existant, mais bien à en ajouter. Ce cas de figure, s’il est relativement rare dans les brouillons du Marin de Gibraltar, va connaître une utilisation croissante par Duras au fil des années pour finir par devenir un véritable principe de composition, comme, par exemple lors de la rédaction d’India Song. Il s’agit ainsi, pour l’autrice, de joindre des fragments de texte sur une section de page restée vierge ou encore d’assembler plusieurs passages textuels sur une page totalement vierge.
Si les collages procèdent par ajouts, de papier ou de texte, c’est, on l’a dit, dans un cadre général où la réécriture durassienne suit un mouvement inverse de simplification qui vise à délester le roman de certains artifices. Dans la scène qui suit, on voit que le manuscrit s’étend sur plusieurs pages, alors que la version publiée s’avère résolument brève. Or, le processus de réduction repose sur la pratique du collage. Malheureusement, la matière conservée concernant cet ouvrage est incomplète et ne permet pas de retracer avec précision le processus qui a été suivi par l’écrivaine pour passer de cette version très longue à celle qui sera finalement publiée. L’observation des manuscrits a toutefois révélé que les découpes soigneusement réalisées par Duras devaient aboutir à un véritable patchwork censé mener à la version finalement conservée. On retrouve un processus similaire dans des dossiers génétiques plus fournis et que j’aborderai par la suite, tels qu’India Song.
On lit sur le manuscrit :
Tout à coup elle fut certaine qu’elle ne le reverrait jamais. Qu’il était mort. Tué. Fusillé. Mort depuis trois ans – Mais [sic] c’était des évidences qui lui venaient souvent à l’esprit – elle savait comment les surmonter.
Elle se dit qu’il n’y avait pas de raison, qu’elle le reverrait. Que ce qu’il lui fallait c’était du thé chaud. Se recoucher un moment avec le thé à côté d’elle, et peut-être dormir. Son mari devait rentrer pour le déjeuner. Elle lui dirait qu’il n’y avait rien à manger, ils iraient au restaurant.
Après la journée passerait plus vite.
L’eau se mit à bouillir. Elle la versa sur le thé. Puis d’une main elle prit la théière et de l’autre une tasse. Mais au moment de quitter la cuisine elle s’aperçut que le gaz était resté ouvert. Elle rebroussa chemin et voulut l’éteindre sans lâcher ce qu’elle tenait. Mais elle fit un faux mouvement. L’anse de la théière lui glissa des doigts. La chose se cassa et le thé tout entier se répandit dans la cuisine. Il n’y avait pas d’autre théière dans la maison. Et d’ailleurs y en aurait-il eu une qu’elle n’aurait pas fait du thé une seconde fois. Elle l’avait fait très vite afin de se recoucher très vite parce que ce jour-là, vraiment, c’était tout ce qu’elle avait envie de faire.
Pas une seconde elle ne songea qu’elle aurait pu éponger le thé répandu. Elle le regarda s’écouler en rigoles, fumant, tout autour des morceaux de théières. Elle trouva ce spectacle si affreux qu’elle ferma les yeux. Alors elle appuya son front contre le fourneau à gaz, l’appuya de plus en plus fort, en fermant les yeux pour ne pas voir, pour oublier ce qui venait de se passer.
C’est curieux dit-elle, rien ne pouvait me soulager que cette douleur que me faisait au front l’arête du fourneau à gaz. Elle s’aperçut très vite qu’il y avait dans la cuisine une autre odeur que celle du thé. Le thé en se répandant avait en effet éteint le gaz qu’elle n’avait pu fermer. Le gaz fuyait. Le front contre le fourneau elle sentait cette odeur de très près et elle entendait également de très près le chuintement régulier et harmonieux qui s’échappait du brûleur.
Elle le laissa fuir. Pas très longtemps. Peut-être une ou deux minutes. Puis elle se dit qu’il fallait quand même mieux le fermer. Elle se décida. Les yeux toujours fermés, le front appuyé sur le fourneau, elle ferma le robinet. Mais alors, elle se mit à pleurer.
– Je crois, dit-elle, que c’était l’effet du gaz.
C’était la première fois qu’elle pleurait depuis la nuit où, à Hong-Kong, son mari l’avait trouvée contre une porte de cabine avec un marin de leur équipage.
Elle alla se coucher sans avoir bu de thé.
Quand son mari rentra il dût sentir l’odeur du gaz, aller à la cuisine, voir la théière cassée et le thé répandu, courir dans sa chambre, la trouver endormie avec une bouteille de gin à côté d’elle et comprendre que c’était une question de jours. Il sortit seul pour déjeuner.
Quand elle se réveilla il n’était pas encore rentré.
Il faisait nuit.
Elle avait la bouche pâteuse. D’avoir dormi avait dissipé son ivresse mais sa tristesse était égale à celle du matin. Elle regarda longuement le gin et elle n’en eut pas envie. Alors elle se leva, se dirigea alla [sic] vers le placard où étaient ses valises, en sortit une, la mit sur son lit défait et lentement, rassembla ses affaires.
Elle pensa à tout, aux papiers, à l’argent. Elle se débrouilla très bien. Car forcément elle connaissait à Londres pas mal d’hommes – mais seulement des hommes – qui lui voulaient du bien. En trois jours elle obtint une place à bord d’un avion clandestin. Elle quitta l’appartement un après-midi pendant que son mari était à la B.B.C. elle lui lassa une lettre assez longue. Je l’ai beaucoup questionnée sur cette lettre. Mais, elle ne se souvient plus de ses termes exacts. Je sais cependant qu’elle lui annonça sans ambages son intention de le quitter pour toujours, sans lui préciser du tout ce qu’elle allait faire. Elle lui dit, le mieux qu’elle put, toute l’amitié et même plus qu’elle lui portait. Et qu’elle l’eut sans doute aimé, si le sort ne l’avait pas si étrangement enchaînée au marin de Gibraltar. Elle lui dit aussi qu’elle savait mieux que personne l’horreur des chagrins d’amour mais qu’elle ne pouvait pas vivre seulement pour les lui éviter. Qu’elle tenait à ce point à lui que parfois, dans le passé, elle en avait été tentée mais que depuis la guerre, la chose lui était devenue impossible.
Elle prétend que la détestation dans laquelle elle tenait l’Angleterre fut aussi pour quelque chose dans ce départ. Je voulais aussi rentrer en France dit-elle. Peu importe. Elle eut surtout envie de savoir ce qu’était devenu le marin de Gibraltar. Elle n’avait qu’un moyen de le revoir, ou plutôt une seule chance, c’était de faire savoir qu’elle était libre. Ces choses-là se savaient et dans le milieu de son mari, elles étaient même publiées dans les journaux. C’était même là l’avantage le plus certain qu’elle tirait de son mariage. « Si j’étais morte, dit-elle, hypocritement, il l’aurait su par les journaux. » Mais c’était la guerre et elle ne pouvait revenir en France qu’en secret. Ce n’était donc pas son retour qu’on publierait dans les journaux12.
L’épisode est ainsi retranscrit dans le roman publié :
– Je voudrais savoir la fin de cette histoire, dis-je, de la femme du marin de Gibraltar.
Elle ne se fit pas prier. On ne mangeait plus, on buvait, on buvait toujours plus. On n’avait rien à se dire, à cause de la chaleur aussi, croyait-on. Alors elle me raconta volontiers leur vie à Londres. L’ennui à Londres. Que, cette fois, après leur rencontre à Marseille, elle n’avait pas pu l’oublier, l’ennui à Londres aidant, sans doute. Puis la paix, la découverte des camps de concentration, puis ce dimanche – il ne s’était rien passé de décisif dans les jours qui avaient précédé – où elle avait décidé de rentrer à Paris. Qu’elle était partie un après-midi, pendant l’absence de son mari, qu’elle lui avait laissé une lettre. Puis elle s’arrêta de parler.
– Je suis saoule, dit-elle. Ce vin.
– Moi aussi, dis-je. Qu’est-ce que ça fait ? Tu lui disais quoi dans cette lettre ?
– Tu lui disais quoi dans cette lettre ?
– Je ne sais plus très bien, l’amitié que j’avais pour lui. Je lui ai dit aussi que je savais l’horreur des chagrins d’amour, mais que je ne pouvais plus vivre seulement pour les lui éviter. Et que je l’aurais sans doute aimé si le sort, oui j’ai dit le sort, ne m’avait pas si étrangement enchaînée au marin de Gibraltar13.
À l’évidence, Duras a considérablement réduit et réécrit cette scène. Tout d’abord, l’on peut remarquer un changement important dans la focalisation, puisque dans la première version, nous sommes face à un récit à la troisième personne, donnant l’illusion qu’une autre personne raconte l’histoire (notons que la narration retenue dans la version publiée apparaît dès le dossier suivant : « Le Marin de Gibraltar : manuscrit 2e partie »14). Ce changement de focalisation permet d’alléger le récit et de faciliter le recours au discours direct lors du récit de l’histoire du marin par Anna.
De plus, une large partie de cette scène a été laissée de côté : toutes les allusions à la théière qui se brise ont disparu. Dans la version publiée, le narrateur va jusqu’à rapporter qu’il « ne s’était rien passé de décisif dans les jours qui avaient précédé ». Le principe suivi par Duras est celui de la simplification : il s’agit de supprimer cette scène afin d’aller à l’essentiel du récit, tout en accentuant l’aspect morne de l’existence de la protagoniste. Il en va de même pour de nombreuses autres scènes, notamment celle du récit de l’assassinat de l’Américain. Dans une version primitive du texte, ce ne sont pas les amis marseillais qui apportent de plus amples informations, mais le marin qui se lance dans un long récit. Une nouvelle fois, c’est la simplification qui dicte les modifications à opérer ; privilégier le dialogue au sein de cette scène rend le récit plus dynamique et renforce le point de vue éminemment subjectif qui sera celui du roman publié, fondé sur le choix d’un narrateur à la première personne.
Les collages présents dans cet extrait se révèlent significatifs. Le folio 77 est le résultat de l’assemblage de deux pages, une séquence de texte dactylographiée ayant ainsi été collée en bas d’un autre feuillet. Or, par transparence, on peut voir que le collage ne recouvre aucun autre texte. Si ce collage a retenu notre attention plus que tous les autres du dossier, c’est parce qu’à la page suivante, il est possible de lire le même texte, sur deux pages séparées. Deux versions du même texte coexistent donc : l’une qui résulte de ce collage, où le bas de page a été sciemment laissé vierge pour accueillir le collage d’un autre fragment de texte, et l’autre, où Duras a pris la peine de redactylographier l’ensemble. Cette coexistence de présentation permet de laisser la scène en suspens et de ménager l’espace nécessaire à toute réfection ultérieure.
La paire de ciseaux, de même que le papier collant, font partie intégrante du processus créatif durassien au même titre que l’encre ou le papier. À cet égard et au regard de l’analyse de ces brouillons, mais aussi et surtout des archives de ses œuvres postérieures, la notion de montage peut s’avérer éclairante pour comprendre le processus de création mis en place par Duras. Bien avant d’entamer sa carrière de réalisatrice, l’autrice reprend le code principal du montage consistant à détacher des éléments d’un ensemble et à les agencer à neuf pour permettre à son œuvre d’advenir15. De la même manière qu’elle découpe des photographies et d’autres mediums pour créer ses pêle-mêle, Duras assemble des retailles de différents manuscrits pour aboutir à la version publiée de ses textes. Comme le rappelle Vincent Deville, « [p]oser la question du montage convoque certes les notions de construction et de composition, mais aussi le double négatif et pourtant corollaire, soit le démontage, lui-même associé au décollage, à la dissolution, la déconstruction, la décomposition, la fragmentation »16. La création durassienne, on le sait17, procède d’un mouvement entropique de déréalisation, d’effacement, voire de destruction.
Le collage comme principe de composition : un parcours dans les archives
Sans cesse sur le métier remettre son ouvrage : Moderato cantabile et Le Ravissement de Lol V. Stein
La création chez Duras est donc affaire de fragmentation et de réécriture. Réécriture des récits, afin de les transposer au cinéma ou au théâtre certes, mais également sous la forme d’un travail acharné sur le texte. Comme le souligne Sophie Bogaert, les « archives [de Duras] témoignent d’un travail presque artisanal, extrêmement fouillé et précis, inlassable, d’une attention immense au style et à la langue, pour aboutir à cette apparence de simplicité et de transparence qu’elle appellera l’“écriture courante” »18. Duras reprend et réécrit ses textes à de nombreuses reprises, allant parfois même jusqu’à corriger un livre déjà publié, comme ce fut le cas pour Moderato cantabile. En effet, les archives de l’IMEC détiennent une version publiée chez Minuit en 1958, destinée à la préparation de l’adaptation cinématographique de Peter Brook19, qui comporte énormément de corrections qui changent le visage du texte romanesque. Mais, dans ce cas précis, la réécriture n’a pas pour but, semble-t-il, une réédition.
Les épreuves du Ravissement de Lol V. Stein présentent une situation comparable. Si l’on retient les pages 12 et 13 des épreuves du roman20, on voit que Duras a raturé et annoté l’ensemble de ces deux pages et y a ajouté, par collage, des segments de textes manuscrits. De plus, on remarque l’utilisation de plusieurs outils : le stylo bille bleu, des marqueurs noir et rouge, de même que deux collages. Le recours à différentes interventions manuscrites peut laisser supposer qu’elle est revenue plusieurs fois sur cet état du texte, afin d’y apporter des corrections pour le remanier. Même des textes qui sont supposés être des états finaux, l’un publié, l’autre sur le point de l’être, sont pourtant susceptibles d’être abondamment amendés : Duras n’en finit décidément jamais de reprendre ses textes, de les retravailler.
Composer par fragments : India Song
Les derniers exemples que je propose proviennent des brouillons d’India Song, plus précisément de la « Copie pour impression »21, c’est-à-dire de nouveau d’un état censément final du texte. Or, à l’évidence, le texte est encore loin d’être fixé. Plusieurs moyens de correction sont utilisés conjointement : un code couleur, assez disparate, d’abord, puis le collage et enfin le fluide correcteur. De façon manifeste, si l’on se rapporte aux manuscrits du Marin de Gibraltar, on voit que le geste de collage s’affine : il ne s’agit plus d’isoler toute une séquence de texte par retaille et de la coller simplement, mais bien de découper plusieurs segments de textes distincts et de les assembler en utilisant la totalité de l’espace de la page :
Fig. 4. Verso d’un brouillon assemblé d’India Song (IMEC, 76 DRS 19.18, fo 7)
Le verso du brouillon éclaire la composition des collages : la trace jaune du papier collant permet de suivre le mouvement qui a présidé à l’assemblage des différents segments de texte. Ici, le geste n’est plus seulement horizontal, mais également vertical, l’assemblage permettant de s’affranchir du sens habituel de la page et, à nouveau, d’utiliser tout l’espace disponible.
Identiquement, un autre brouillon dactylographié et annoté provenant du même dossier22 permet de cerner d’un seul regard le processus de réécriture et l’importance du collage. Cette page est en réalité le résultat de l’assemblage de trois retailles de feuillets suivant un mouvement descendant. À l’origine de ce collage se trouve le segment du haut, auquel est venu s’ajouter celui du milieu, pour terminer par le dernier morceau. D’ordinaire, l’assemblage s’organise autour d’un segment central auquel viennent s’agglutiner les pièces supérieure(s) et inférieure(s).
Le code couleur appliqué – s’il demeure encore obscur – regroupe certains segments de textes, à l’intérieur même de ces collages ; une seconde fragmentation se superpose donc à la première. De plus, les différents modes de correction coexistent sur une même page, ce qui confère au collage une autre fonction que celle de substituer un passage à un autre, ou de permettre à l’autrice de s’épargner la tâche de dactylographier une nouvelle fois la page entière pour intégrer ses modifications. En effet, Duras n’hésite pas à inscrire de longs passages dans les marges, alors qu’elle use parfois du collage pour une seule phrase, qu’elle insère entre deux lignes de son texte. Le collage, avec elle, devient un principe de composition, le reflet d’un mode de pensée et de création fragmentés.
À propos des archives durassiennes, Christiane Blot-Labarrère insiste sur l’importance du corps tant dans les récits de l’écrivaine que dans son processus créatif. En effet, selon elle « [l]es deux expériences [l’écriture et la passion physique présentes dans le récit] ramènent au premier état de l’être et au commencement du langage, le corps y reste mêlé à la chair du monde, tandis que les manuscrits, riches de mille repentirs, affichent la tension d’une recherche difficile où le tout de la vie est en question »23. Or, même si un objet sert souvent d’intermédiaire – Duras ne déchire pas ces morceaux de papiers, elle les découpe –, l’étendue de la manipulation, au sens littéral, de ses brouillons induit un rapport qu’on dirait charnel à ces derniers. Procédant par découpe, fragmentation et puis recomposition, l’autrice de L’Amant pense avec ses mains et engage son corps entier dans le processus de création. Comme le relève Christiane Blot-Labarrère, écrire, pour Duras relève d’un corps-à-corps avec le texte, d’un exercice de lutte avec soi-même d’abord, mais également avec la vie.
On peut penser que cette pratique banale qui consiste à fabriquer un pêle-mêle souvenir participe chez l’autrice du même mouvement que l’écriture : partir de ce qui est déjà là pour faire advenir une œuvre nouvelle. Ce principe de la reprise du déjà-là se prolonge à au moins deux niveaux dans l’écriture de Duras : d’une part, à travers les adaptations d’un genre ou d’un médium à l’autre (d’Abahn Sabana David à Jaune le soleil, par exemple) ; d’autre part à travers les refontes et les réécritures (du Barrage contre le Pacifique à L’Amant de la Chine du Nord, en passant par L’Amant, ou de La Musica à La Musica deuxième).
Au sein du pêle-mêle textuel et cinématographique qu’est l’œuvre de Duras, l’assemblage de fragments architecture le mouvement même de la composition.