Aux vers 706-707 de l’Hélène d’Euripide, le messager s’exclame : [τί φήις;] / νεφέλης ἄρ’ ἄλλως εἴχομεν πόνους πέρι ; « Que dis-tu ? / Nous avons combattu en vain, pour un nuage1 ? » Il vient d’apprendre une nouvelle bouleversante : Troie ne renfermait pas Hélène, mais un nuage fabriqué à son image par les dieux, qui ont caché en Égypte la « vraie » Hélène. Depuis, l’épouse fidèle attend désespérément qu’un navire grec la ramène chez elle afin qu’elle puisse faire éclater la vérité. Le messager (un des marins grecs du navire de Ménélas, qui vient d’échouer en Égypte) tombe de haut : il croyait avoir servi une noble cause, mais il a sacrifié des années entières et vu tomber de nombreux compagnons d’armes… pour rien.
Pour rien, vraiment ? C’est bien ce qu’il dit : l’adverbe ἄλλως (allōs) signifie « en vain ». Mais au sommet des remparts de la citadelle, il y avait bien quelqu’un (ou quelque chose) qui tenait lieu d’Hélène : le nuage. Hélène explique dans le prologue qu’Héra ὁμοιῶσασ’ ἐμοὶ / εἴδωλον ἔμπνουν οὐρανού ξυνθεῖσ’ ἄπο « a fabriqué, avec un morceau de ciel, une image douée de souffle, semblable à moi2 ». Cette nouvelle Hélène est fictive, au sens, étymologique, où elle est fabriquée (du verbe latin fingo). Mais elle n’est pas, pour autant, néant : elle a une origine (le ciel), une matière (le nuage), une forme (celle d’Hélène). Elle occupe un certain volume dans l’espace et, au quotidien, on peut la confondre avec une femme véritable : entre la prise de Troie et le naufrage en Égypte, Ménélas erre sept ans sur les mers en sa compagnie sans se douter de rien. Même si le héros d’Euripide ne brille pas par sa sagacité, cela prouve au moins une certaine consistance de la fiction.
Tout ce que voit le messager, c’est que son expérience douloureuse de la guerre est soudain amputée de son sens : l’Histoire lui paraît douloureusement absurde. Or, Euripide met au centre de son muthos (c’est-à-dire de l’argument de sa pièce, élaboré à partir d’une matière mythique transformée) la subjectivité d’Hélène, la « vraie » Hélène qui a été supplantée par le nuage.
La question de la culpabilité ou de l’innocence d’Hélène a fourni à la rhétorique et à la sophistique un sujet inépuisable. Pour les philosophes, son mythe pose le problème de l’incarnation d’une Forme parfaite dans un monde imparfait, la possibilité de la coexistence de deux discours contraires sur une même réalité, et, partant, les rapports du langage et du réel3. Dans sa célèbre palinodie, le poète Stésichore affirma ainsi qu’Hélène avait été remplacée par un εἴδωλον (eidōlon, « image », « reflet », « simulacre4 »). Le « nuage » est une forme particulière de simulacre, une métaphore du simulacre. Or cette métaphore n’est ni transparente (un nuage non plus) ni anodine : nous faisons l’hypothèse que ce « nuage » n’est pas un unicum propre à Euripide mais est le résultat d’un long phénomène de condensation, de la lente maturation d’une image au fil de siècles entiers de poésie grecque qui ont permis de donner corps et de donner à penser un certain plan de l’existence ou un certain type d’être.
Mais d’abord, quand la métaphore du nuage apparaît-elle exactement ? À notre connaissance, la question n’a pas été véritablement soulevée. Nous proposons ici de remonter le fil de cette généalogie nuageuse dont Hélène est issue. Après tout, n’est-elle pas la fille de Zeus, que la poésie depuis Homère appelle « l’assembleur des nuées » (νεφεληγερέτα / nephelēgereta) ?
Retracer l’évolution parallèle du motif de l’εἴδωλον et du nuage, jusqu’à leur jonction dans la tragédie d’Hélène, permettra de comprendre la spécificité de ce régime de visibilité et le type d’apparition qu’il permet ou constitue.
Or, qu’est-ce donc qu’un nuage ?
1. Saisir le nuage : la fragile définition d’une forme en suspension
1. Ce que nous appelons « nuage »
En français, un « nuage » est un « amas de vapeur d'eau condensée en fines gouttelettes maintenues en suspension dans l’atmosphère » (Le Robert). Mais les dictionnaires soulignent la fréquence des emplois métaphoriques, pour désigner « tout ce qui forme une masse légère, de forme indécise et comme en suspension » (Larousse) : un « nuage de lait », une coiffure vaporeuse ; il se confond avec la « nuée » et la « nue », termes plus littéraires qu’il est parfois difficile de distinguer sémantiquement (la « nuée » est un « gros nuage » pour Le Robert et Larousse ; ses acceptions métaphoriques égrenées par le CNRTL recoupent à peu près celles du « nuage » original).
Cela ne signifie pas que le nuage est indéfinissable ou informe : d’abord, en météorologie, il existe une classification précise des nuages. Et qui ne s’est jamais allongé dans l’herbe en regardant passer les nuages, et en y « reconnaissant » de manière paradoxale une tête d’homme, une silhouette de lion, une pipe ? Ce phénomène s’appelle la « paréidolie ». En somme, le regard rêveur fait avec le nuage ce que font les mains d’Héra qui modèlent dans ce matériau tremblant une pseudo-femme assez consistante pour survivre au monde réel sans se dissoudre… jusqu’au jour où le vent tourne, échoue le navire de Ménélas sur le rivage et efface le bel agencement du nuage qui se dissipe dans les airs.
La forme légère du nuage est indécise mais pas indécidable, elle est en suspension, attendant d’être identifiée, nommée oubliée, défaite, reprise, renommée par un autre rêveur, plus loin, quand le nuage se sera transformé au gré des vents. Le nuage et le regard sont à la fois labiles et créateurs, font et défont en collaboration les formes qui s’esquissent dans le ciel. C’est à cette observation-rêverie-écriture qu’invite tous les 29 mars la Journée internationale des nuages initiée par l’écrivain Mathieu Simonet. Internationale, car les nuages voguent par-delà les frontières, à la fois semblables à eux-mêmes et toujours autres. En cela, ils se prêtent tout particulièrement au travail mouvant et vertigineux de la traduction.
2. Nuages grecs
Comment traduit-on « nuage » en grec ancien ?
En grec, le vocabulaire des nuages est lui aussi riche de termes aux contours vaporeux. La traduction la plus exacte de notre « nuage » est ἡ νεφέλη (hē nephelē5), ainsi que son quasi-synonyme τὸ νέφος (to nephos6). Le choix entre les deux termes semble souvent guidé par la métrique et leur sens est proche. Ils sont environnés d’un halo de composés, νεφεληγερέτα (nephelēgereta) « l’assembleur des nuées » (c’est-à-dire Zeus), κελαινεφής (kelainephēs) « aux sombres nuages », ἀργινεφής (arginephēs) « d’une blancheur de nuage », ὀρσινεφής (orsinephēs) « pousseur de nuages » (aussi appliqué à Zeus), etc., mais également de termes voisins comme ὀμίχλη (omichlē) « brume », καπνός (kapnos) « fumée », ἀήρ (aēr) « air (vaporeux) » ou αἰθήρ (aithēr) « éther ». Le lexique grec du simulacre et de la fiction est aussi varié : on trouve εἴδωλον (eidōlon) « image creuse7 », mais également φάσμα (phasma), « fantôme », « apparition trompeuse » ou ἄγαλμα (agalma), « statue », « image simulée ». Au croisement des deux champs lexicaux, on trouve des expressions du type εἴδωλον νεφέλης (eidōlon nephelēs) ou, dans l’Hélène d’Euripide, ἄγαλμα νεφέλης (agalma nephelēs8), les deux ayant le sens de « simulacre de (ou : fait à partir d’un) nuage ».
Ordinaires ou grandioses, les nuages appartiennent aux μετέωρα (meteōra) ou « météores », ces corps et phénomènes célestes mais néanmoins sublunaires : selon Aristote, la μετεωρολογία (meteōrologia) ou « science des météores9 ») a pour objet ce qui arrive naturellement, mais avec une moins grande régularité que ce qui appartient à la couche de l’αἰθήρ (aithēr, « éther »). Les vents, la pluie, la foudre, la neige, les comètes font partie des μετέωρα (meteōra, « météores ») et s’expliquent, selon les auteurs, par des causes physiques, cosmologiques ou mythologiques. Mais qu’en est-il des nuages ? Si Aristote distingue ce que nous désignerions comme la haute et la basse atmosphère, la première étant peuplée par les vents produits par l’exhalaison sèche c’est-à-dire le « dégazage » de la Terre, la deuxième étant le domaine de la pluie, de la neige et de tous les phénomènes causés par l’exhalaison humide venue de la couche d’eau, les nuages tiennent à la fois à l’air et à l’eau, aux vents et à la pluie, produit ou rejet d’un mouvement ascendant vers le léger et le lumineux10.
La nature des nuages semble être leur insaisissabilité : moins consistants qu’un astre, ils sont malgré tout un corps, mais un corps qui se caractérise par son polymorphisme. En effet, un nuage prend toutes les formes, au point que Xénophane de Colophon a pu élaborer ce qu’Alexander Mourelatos appelle une « astro-néphologie » (Mourelatos, 2013), selon laquelle tous les astres sont constitués de nuages d’apparences diverses. Les nuages sont aussi insaisissables qu’inclassables, souvent oubliés dans la liste des météores, occultés par les vents qui les poussent et la pluie, la neige ou la grêle qu’ils répandent, exclus du domaine de l’astronomie, trop bas pour participer au ciel, trop hauts pour que les mortels terriens puissent les atteindre11. Le phénomène des nuages est en effet indissociable de l’ἀήρ ou de l’αἰθήρ, diversement distingués selon les auteurs, comme des « milieux naturels » des nuages impénétrables.
Mais l’explication scientifique voire cosmologique des nuages, telle qu’elle a pu s’élaborer chez les Présocratiques, dans le corpus hippocratique ou chez Aristote, ne transforme pas les nuages en objets volants parfaitement identifiés. Car si les nuages peuvent prendre toutes les formes, chaque forme est peut-être, sous son apparence brillante ou ténébreuse, un nuage : une fiction au cœur de notre monde, venue déguisée comme une divinité homérique et que l’on ne démasque, ou comprend, que par une difficile et parfois douloureuse reconnaissance – ainsi du double fantomatique de l’héroïne éponyme dans l’Hélène d’Euripide.
2. Le nuage à travers le temps
Étudier les occurrences du vocabulaire des nuages dans la poésie archaïque et classique nous permet d’esquisser une évolution de ces nuages poétiques, dont voici les grandes lignes :
1. Les nuages chez Homère : une manière de voir ?
Chez Homère, les nuages sont profondément liés au pouvoir de Zeus, l’assembleur des nuées. Proches des brumes et des brouillards, ils sont « détachés » du monde aérien pour servir au dessein d’un dieu ou d’une déesse qui altère par ce moyen subtil les coordonnées de l’espace et du temps. Quand Ulysse s’éveille sur le rivage d’Ithaque :
εὕδων ἐν γαίῃ πατρωΐῃ, οὐδέ μιν ἔγνω,
ἤδη δὴν ἀπεών: περὶ γὰρ θεὸς ἠέρα χεῦε
Παλλὰς Ἀθηναίη, κούρη Διός, ὄφρα μιν αὐτὸν
ἄγνωστον τεύξειεν ἕκαστά τε μυθήσαιτο
Il avait dormi sur la terre paternelle, mais il ne la reconnut pas
Après sa longue absence : car autour de lui la déesse avait semé une brume,
Pallas Athéna, la fille de Zeus. Elle voulait rendre à ses yeux
Ithaque méconnaissable, et pouvoir lui raconter chaque détail12.
Le terme ἀήρ (aēr) qui est employé désigne moins « l’air » transparent et sans poids qu’une vapeur. C’est ici un air modifié, chargé de gouttelettes en condensation, qui altère la perception et la cognition. Le dessein d’Athéna est complexe et peut même sembler sadique : alors qu’Ulysse, en ouvrant ses paupières, devrait lever le rideau sur le pays natal enfin retrouvé, Athéna déploie ses artifices pour voiler le monde connu, retarder la (re)connaissance – et se réserver le pouvoir de restituer cette connaissance au héros en lui distillant ce monde par la parole (avec le verbe μυθέω, mutheō, qui signifie dans la poésie homérique « parler d’une manière qui fait autorité » mais aussi « fabriquer des mythes »). L’air nuageux permet à la déesse de retirer à l’homme la perception directe du monde, mais aussi de le poétiser, de le faire objet de parole et d’herméneutique. Ainsi Ulysse verra-t-il Ithaque dans de meilleurs conditions, médiatisées par la déesse qui l’informera à sa façon de la situation au palais. Quand Ulysse sera prêt à voir le réel, alors seulement elle retirera cette nuée.
Au chant xiv de l’Iliade, le nuage ne fait pas qu’altérer le décor : il devient un décor, fascinant et clos, qui coupe le roi des dieux du reste du monde et suspend sa vision omnisciente le temps d’un songe :
τὴν δ᾽ ἀπαμειβόμενος προσέφη νεφεληγερέτα Ζεύς:
‘Ἥρη μήτε θεῶν τό γε δείδιθι μήτέ τιν᾽ ἀνδρῶν
ὄψεσθαι: τοῖόν τοι ἐγὼ νέφος ἀμφικαλύψω
χρύσεον: οὐδ᾽ ἂν νῶϊ διαδράκοι Ἠέλιός περ,
οὗ τε καὶ ὀξύτατον πέλεται φάος εἰσοράασθαι.
ἦ ῥα καὶ ἀγκὰς ἔμαρπτε Κρόνου παῖς ἣν παράκοιτιν:
τοῖσι δ᾽ ὑπὸ χθὼν δῖα φύεν νεοθηλέα ποίην,
λωτόν θ᾽ ἑρσήεντα ἰδὲ κρόκον ἠδ᾽ ὑάκινθον
πυκνὸν καὶ μαλακόν, ὃς ἀπὸ χθονὸς ὑψόσ᾽ ἔεργε.
τῷ ἔνι λεξάσθην, ἐπὶ δὲ νεφέλην ἕσσαντο
καλὴν χρυσείην: στιλπναὶ δ᾽ ἀπέπιπτον ἔερσαι.
En réponse, Zeus, l’assembleur des nuées, lui adressa ces mots :
« Héra, n’aie crainte ! Aucun des dieux, aucun des hommes
Ne te verra. Tel est le nuage dont je vais t’envelopper,
Un nuage d’or : même Hélios ne pourra nous percer à jour,
Bien que sa lumière de son regard soit plus acérée que tout autre ».
Alors le fils de Kronos prit sa femme dans ses bras et l’étreignit ;
Et sous eux, la terre fit croître une herbe nouvelle-née,
Et le lotos parfumé, le crocus et l’hyacinthe
Drue et tendre, qui les souleva de terre.
Là ils s’allongèrent tous les deux, et par-dessus ils se couvrirent d’une nue,
Une belle nue d’or d’où coulaient des gouttes de rosée.
Zeus vante auprès d’Héra les mérites du nuage imperméable aux rayons du soleil, mais le nuage a lui-même la luminosité du soleil ; il recouvre complètement, comme une cloche (où règne presque l’apesanteur puisque le corps des dieux est soulevé de terre par les fleurs tendres). Zeus recrée ainsi un monde miniature et autosuffisant, contenu par un élément terrestre et un élément aérien, où le lumineux devient opaque, où le soleil est un nuage – un paradis artificiel qui est à la fois le lieu de l’éblouissement et de l’aveuglement. Or le nuage sert ainsi le dessein de Zeus (s’abriter des regards afin de vaincre la pudeur d’Héra), mais plus profondément, il sert aussi le dessein d’Héra (détourner l’attention de Zeus de ce qui est en train de se passer dans le monde des humains).
Le nuage semble donc être le nom d’un régime de visibilité spécifique, ressource majeure de la création poétique. Il est un semi-visible, producteur d’invisibilité (les nues qui cachent les héros protégés par les dieux, ou dérobent aux regards indiscrets les amours de Zeus et Héra) mais aussi de visibilité : Athéna répand autour d’Ulysse un nuage qui lui permet de se déplacer incognito et d’admirer longuement les merveilles du pays des Phéaciens13. Cocon protecteur, trompe-l’œil ou frontière du merveilleux, le nuage qui transforme le connu en inconnu, permet de voir sans être vu mais se laisse traverser par le regard de l’aède aveugle qui nous montre le héros dissimulé à l’intérieur ou les ébats des dieux, est un véritable « opérateur de paradoxes » (Perceau, 2014, p. 67).
Les nuages homériques apparaîtraient donc comme des ressources poétiques, qui « poétisent » le réel en permettant à la fois de voiler et de dévoiler14. Mais on peut déjà deviner dans ces nuages que Zeus convoque à l’envi un réservoir de matière poétique disponible15.
2. La poésie lyrique : une morale des nuages ?
Le motif du nuage comme espace et temps poétiquement déformés s’estompe ensuite, au profit d’une remotivation des liens entre les nuages et le reste du ciel – ciel, selon les auteurs, peuplé par les dieux qui se déplacent par voie nuagère16, ou par les autres phénomènes météorologiques.
Chez Théognis17, Archiloque18, Solon19 ou Bacchylide20, le nuage apparaît comme un motif poétique qui évoque à la fois, par sa position intermédiaire entre le ciel et la terre, la fragilité de la vie humaine toujours aux prises avec la mort, et la toute-puissance du destin, ou la souveraineté de Zeus capable d’assembler les nuages ou de les balayer d’un revers de foudre. Le thème homérique de l’aveuglement revêt alors une portée anthropologique : les humains sont fragiles comme des nuages, mais ils sont aussi aveuglés comme par des nuages et méconnaissent leur propre finitude.
Pindare offre au motif du nuage son élaboration la plus riche de sens. Michel Briand (2003) souligne la prédominance des nuages éclatants et dorés, nuages rayonnant de la puissance de Zeus, avant de mentionner les occurrences de nuages sombres ; mais les images poétiques les plus marquantes naissent d’un clair-obscur, d’une rencontre de l’obscurcissement et de l’illumination. Dans la septième Olympique, les Rhodiens négligent étrangement une partie du rituel qu’ils doivent accomplir ; plus étrange encore, ils en sont récompensés.
ἐπὶ μὰν βαίνει τε καὶ λάθας ἀτέκμαρτα νέφος,
καὶ παρέλκει πραγμάτων ὀρθὰν ὁδὸν
ἔξω φρενῶν.
καὶ τοὶ γὰρ αἰθοίσας ἔχοντες σπέρμ᾽ ἀνέβαν φλογὸς οὔ: τεῦξαν δ᾽ ἀπύροις ἱεροῖς
ἄλσος ἐν ἀκροπόλει: κείνοις ὁ μὲν ξανθὰν ἀγαγὼν νεφέλαν
πολὺν ὗσε χρυσόν
Le nuage de l’oubli s’avance sans qu’on s’y attende,
Et il écarte le droit chemin de l’action
Hors de l’esprit.
Et ainsi, les Rhodiens montèrent sans avoir avec eux le germe de la flamme qui brûlait : et c’est avec des sacrifices sans feu qu’ils créèrent
L’enceinte sacrée sur l’acropole ; et Zeus conduisit jusqu’à eux une nuée blonde
Et plut une dense pluie d’or21.
La cause et l’effet ne sont pas reliés par un chemin univoque qui éviterait les chausse-trapes des ruses divines, des imperfections humaines et de leurs fictions : l’oubli mène à la récompense, l’obscurité à la lumière, qui croit étreindre le réel n'embrasse qu’un fantôme.
C’est chez Pindare (dans la deuxième Pythique) qu’apparaît le mythe d’Ixion – et du nuage22. Car on fait ordinairement référence au « mythe d’Ixion23 » en négligeant le personnage peut-être le plus étonnant du mythe : la nuée modelée par Zeus à la ressemblance d’Héra, ce reflet désiré dans l’œil de l’homme mortel, cet εἴδωλον devenu chair et sang.
εὐναὶ δὲ παράτροποι ἐς κακότατ᾽ ἀθρόαν
ἔβαλον: ποτὶ καὶ τὸν ἵκοντ᾽: ἐπεὶ νεφέλᾳ παρελέξατο,
ψεῦδος γλυκὺ μεθέπων, ἄϊδρις ἀνήρ:
εἶδος γὰρ ὑπεροχωτάτᾳ πρέπεν οὐρανιᾶν
θυγατέρι Κρόνου: ἅντε δόλον αὐτῷ θέσαν
Ζηνὸς παλάμαι, καλὸν πῆμα.
Les unions perverses poussent au cœur du mal.
Sur Ixion aussi, le mal s’abattit lorsqu’il coucha avec une nue,
Poursuivant une douceur menteresse, en homme ignorant :
Car la nue ressemblait par sa forme céleste et splendide entre toutes
À la fille de Kronos. Devant lui, comme un piège,
Les mains de Zeus placèrent ce beau fléau.24
Il nous semble pertinent de lire la deuxième Pythique en nous centrant sur Néphélé plutôt que sur Ixion, dans la même perspective de renversement du μῦθος que celle d’Euripide lorsqu’il fait d’une Hélène bien nuageuse, quoique vraie, son héroïne. À notre connaissance, les liens entre ces deux mythes, ou plutôt ces deux versions de mythes, n’ont pas été approfondis. Pourtant, dans les deux cas, un être féminin (et semi-divin) est objet d’un désir interdit, transgressif, de la part d’un mortel ; la transformation en nuage la soustrait à ce désir mais lui donne également une autre identité, la dédouble, voire crée un autre personnage.
ἄνευ οἱ Χαρίτων τέκεν γόνον ὑπερφίαλον,
μόνα καὶ μόνον, οὔτ᾽ ἐν ἀνδράσι γερασφόρον οὔτ᾽ ἐν θεῶν νόμοις:
τὸν ὀνύμαξε τράφοισα Κένταυρον, ὃς
ἵπποισι Μαγνητίδεσσι ἐμίγνυτ᾽ ἐν Παλίου
σφυροῖς, ἐκ δ᾽ ἐγένοντο στρατὸς
θαυμαστός, ἀμφοτέροις
ὁμοῖοι τοκεῦσι, τὰ ματρόθεν μὲν κάτω, τὰ δ᾽ ὕπερθε πατρός.
Sans les Grâces, elle enfanta une progéniture hors-norme.
Seule, elle eut un seul enfant qui ne devait mériter les honneurs ni chez les hommes ni chez les dieux :
Elle l’éleva et le nomma Kentauros, et lui
S’unit aux juments de Magnésie, au pied
Du Pélion, et il en naquit une horde
Prodigieuse. À leurs deux
Parents ces êtres ressemblaient : ils tenaient de leur mère en bas et de leur père en haut25.
Double d’Héra, la nue a néanmoins une vie propre – et fait même un enfant seule. En cela, elle ressemble aussi à Héra qui revendique le pouvoir de parthénogénèse26. Par le glissement d’un mythe à l’autre (de celui d’Ixion à celui du nuage et de Kentauros), Pindare transforme insensiblement une nephelē (nom commun de la nue) en une héroïne de mythe, que nous pourrions appeler Nephelē (nom propre). Contrairement aux ombres des morts (Eurydice), la nue peut être étreinte et donner naissance : Néphélé enfante Kentauros, qui engendre à son tour les Centaures, créatures terrestres s’il en est (qui martèlent le sol de leurs sabots). La nephelē est une entité féconde, pas un rêve stérile.
De docile instrument des dieux rappelant aux mortels leur vulnérabilité face à l’erreur et l’égarement, le nuage est donc devenu personnage : outil éthique, le voici sujet éthique.
3. Le théâtre des nuages et l’Hélène d’Euripide : l’ère du soupçon
La représentation et la métaphorisation des nuages connaît ensuite, selon nous, une évolution avec la tragédie et la comédie classique et entre en résonance avec de nouvelles conceptions philosophiques.
Plusieurs fragments d’Eschyle font intervenir un nuage merveilleux : un nuage de pierres envoyé par Zeus qui sauve Héraklès en Ligurie27, et le nuage animé du mythe d’Ixion28. Mais c’est chez Euripide et Aristophane que l’idée, naissante chez Pindare, d’un nuage qui prend vie trouve son expression la plus aboutie.
En 424/3, dans Les Nuées, Aristophane compose un chœur de divinités inouïes, jamais vues : les Nuées, dotées de la parole, du chant et d’une apparence comique, troublante et merveilleuse. Ce faisant, le dramaturge rend référentielle une « métaphore libre29 » : on songe à l’acte poétique de celui qui nomme, isole, découpe une silhouette dans l’amas des nuages, comme si Aristophane avait capturé dans son épuisette de dramaturge, en regardant là-haut, la figure merveilleuse des Nuées qu’il relâche dans un théâtre devenu volière. L’Aristophane des Nuées ridiculise Socrate, philosophe littéralement « perché », qui court après des idées fantomatiques et vaines : la réminiscence de l’âme reconnaissant la présence d’une forme ne serait que paréidolie, c’est-à-dire illusion d’optique, course « à côté » (παρά, para) d’un εἴδωλον (eidōlon, simulacre). Mais la comédie n’est pas si simple, car les pouvoirs du théâtre y réinstaurent in fine la valeur ontologique de l’illusion. Ces formes merveilleuses que l’on croit déceler là-haut peuvent prendre corps et costume. Les Nuées ne se laissent pas réduire à l’imaginaire prétendument anhistorique du « fumiste », du philosophe « la tête dans les nuages », mais résultent d’une extraordinaire opération de divinisation et de trivialisation30. Elles incarnent sur scène le vertige du langage et de l’imagination, le polymorphisme des signes qui s’évanouissent lorsqu’on croit les saisir au vol.
Στρεψιάδης
λέξον δή μοι, τί παθοῦσαι,
εἴπερ νεφέλαι γ᾽ εἰσὶν ἀληθῶς, θνηταῖς εἴξασι γυναιξίν;
οὐ γὰρ ἐκεῖναί γ᾽ εἰσὶ τοιαῦται.
Σωκράτης
φέρε ποῖαι γάρ τινές εἰσιν;
Στρεψιάδης
οὐκ οἶδα σαφῶς: εἴξασιν γοῦν ἐρίοισιν πεπταμένοισιν,
κοὐχὶ γυναιξὶν μὰ Δί᾽ οὐδ᾽ ὁτιοῦν: αὗται δὲ ῥῖνας ἔχουσιν.
Σωκράτης
ἀπόκριναί νυν ἅττ᾽ ἂν ἔρωμαι.
Στρεψιάδης
λέγε νυν ταχέως ὅ τι βούλει.
Σωκράτης
ἤδη ποτ᾽ ἀναβλέψας εἶδες νεφέλην κενταύρῳ ὁμοίαν,
ἢ παρδάλει ἢ λύκῳ ἢ ταύρῳ;
Στρεψιάδης
νὴ Δί᾽ ἔγωγ᾽. εἶτα τί τοῦτο;
Σωκράτης
γίγνονται πάνθ᾽ ὅ τι βούλονται: κᾆτ᾽ ἢν μὲν ἴδωσι κομήτην
ἄγριόν τινα τῶν λασίων τούτων, οἷόνπερ τὸν Ξενοφάντου,
σκώπτουσαι τὴν μανίαν αὐτοῦ κενταύροις ᾔκασαν αὑτάς.
Στρεψιάδης
τί γὰρ ἢν ἅρπαγα τῶν δημοσίων κατίδωσι Σίμωνα, τί δρῶσιν;
Σωκράτης
ἀποφαίνουσαι τὴν φύσιν αὐτοῦ λύκοι ἐξαίφνης ἐγένοντο.
Στρεψιάδης
ταῦτ᾽ ἄρα ταῦτα Κλεώνυμον αὗται τὸν ῥίψασπιν χθὲς ἰδοῦσαι,
ὅτι δειλότατον τοῦτον ἑώρων, ἔλαφοι διὰ τοῦτ᾽ ἐγένοντο.
Σωκράτης
καὶ νῦν γ᾽ ὅτι Κλεισθένη εἶδον, ὁρᾷς, διὰ τοῦτ᾽ ἐγένοντο γυναῖκες.
Strepsiade
Dis-moi, comment est-ce que ça se fait,
Si vraiment ce sont des nuées, qu’elles ressemblent à des femmes mortelles ?
Puisqu’elles n’en sont pas !!!
Socrate
Et du coup, quelles sont-elles ?
Strepsiade
Je ne sais pas très bien… Hum, elles ressemblent à de la laine effilochée,
Et pas à des femmes, par Zeus, pas du tout ! Mais… elles ont des nez.
Socrate
Alors réponds à la question que je te pose.
Strepsiade
Alors… dis-moi ce que tu veux.
Socrate
As-tu jamais, les yeux au ciel, vu une nuée semblable à un centaure,
À une panthère, un loup ou un taureau ?
Strepsiade
Oui, par Zeus, de mes propres yeux ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
Socrate
Elles deviennent tout ce qu’elles veulent. Et si elles voient un rustre chevelu,
Un de ces gens hirsutes comme Xénophante,
En observant sa folie, elles se transforment à l’image des centaures.
Strepsiade
Han ! Et si elles voient de là-haut un pilleur des comptes publics comme Simon, qu’est-ce qu’elles font ?
Socrate
Elles font apparaître sa nature en devenant aussitôt des loups.
Strepsiade
Ah, donc c’est pour ça qu’hier, voyant Cléonyme, le jette-bouclier,
C’est parce qu’elles ont vu ce lâche parmi les lâches, qu’elles sont devenues des biches.
Socrate
Et dès lors, c’est parce qu’elles ont vu Clistène, tu vois, qu’elles sont devenues des femmes31.
À Strepsiade éberlué, Socrate propose une théorie de la mimēsis originale. Certes, la conversation est comique, en ce qu’elle feint de construire une théorie sérieuse sur des fondements mouvants, sur… du vent. Mais Socrate a beau être risible, ses attaques font mouche : grâce à leur infinie liberté figurative mais aussi métaphorique, et surtout grâce à la poétique du dramaturge, on peut voir dans le miroir déformant des Nuées la nature profonde des êtres. Fictivement libérées de toute attache à l’enceinte de la cité, les Nuées, là-haut, sont comme une radio pirate, politique et fantasque. On retrouve l’image des centaures32, qui depuis Pindare entretiennent décidément un rapport privilégié avec les nuages33 : le ciel et la terre se reflètent l’un en l’autre, l’imagination humaine se mire dans l’infinie combinatoire de l’univers… en évitant de se prendre trop au sérieux.
Car l’écueil est de prendre le nuage au pied de la lettre, de confondre le simulacre et la réalité : c’est tout le drame de l’Hélène d’Euripide où la place de l’héroïne est usurpée par le nuage.
C’est ainsi qu’au terme de ce parcours, nous retrouvons notre Hélène. Les Nuées d’Aristophane sont des personnages visibles à l’aspect comique et déroutant, ce sont des divinités jamais vues. À l’inverse, chez Euripide, la Néphélé-Hélène n’apparaît que dans le récit du messager : elle est envers de la scène – et par la même occasion, envers du réel, incarné par l’Hélène d’Égypte que l’on voit sur la scène. Mais la confusion va loin : si le nuage qui a pris consistance est appelé ἄγαλμα (agalma), « statue », « image fabriquée34 », Hélène elle-même voudrait qu’on martèle ses traits comme ceux d’une statue35 ; et si les dieux l’ont transportée en Égypte, le verbe qu’elle emploie est ἀφιδρύω36 dont le sens premier est « ériger une statue ». Hélène a été érigée sur le rivage, plantée sur le décor. Le soupçon s’insinue : et si la « vraie » Hélène n’était, elle aussi, qu’une fiction ? D’autant plus que l’on sait à quel point l’œuvre d’Euripide est imprégnée de réflexions philosophiques sur le caractère mouvant du réel, sur le miroitement des apparences37. Le recours au nuage dans l’Hélène donne à ces réflexions un corps paradoxal. Car la « vraie » Hélène est devenue comme un nuage : soustraite à sa terre natale par la volonté divine, elle vit dans sa retraite égyptienne une demi-vie frappée du sceau de l’inconsistance, comme dans l’éther38, tandis que l’Hélène-nuage a acquis tant de réalité, grâce au kleos, la « gloire » des poèmes homériques, qu’elle est peut-être bien devenue la « véritable » Hélène. Laquelle est la vraie ? Le doute est au moins permis, car même la « véritable » Hélène, Hélène de Pharos, appelle sa rivale nuageuse « Hélène sous Ilion39 ».
Depuis Homère jusqu’à Euripide, poètes et penseurs présocratiques thématisent progressivement la question de la vérité dans ses rapports avec l’être objectif. Peut-on dire quelque chose de vrai sur ce qui n’est pas éternellement – et ce qui n’est pas éternellement participe-t-il vraiment à l’être, ou n’est-ce qu’une apparence, une illusion ontologique ? Il serait tentant de voir dans les nuages des « êtres du troisième type », des insaisissables arpenteurs du ciel qui emprunteraient, sans suivre les indications de la Déesse de Parménide, la « troisième voie » entre être et non-être (la voie des créations humaines, des fictions cosmologiques, des vies des mortels) dont l’existence a été si souvent discutée40. Nous souscrivons à cette hypothèse, mais à condition de voir dans cette « troisième voie » autre chose qu’un mélange d’être et de non-être. La fiction est taillée dans une autre matière : précisément, elle est faite de nuage, ce matériau qui échappe à la binarité être / non-être et réclame qu’on invente pour lui d’autres catégories.
Les nuages du théâtre témoignent d’un vacillement des frontières entre être et simulacre, portent sur scène des questions philosophiques contemporaines. En passant des conditions à l’objet du regard, l’évolution des nuages d’Homère à Euripide accompagne la transformation des catégories du vrai et du faux, qui progressivement se centrent sur la notion de réel objectif, sur la véracité de ce sur quoi se pose le regard – et qui fait l’objet d’un dévoilement (Levet, 2008).
Les nuages de la poésie grecque, selon nous, ne sont pas des êtres mâtinés de non-être mais des fictions, des êtres créés par un dieu ou un poète en vue d’une fin. Comme les masques, ils ont un double pouvoir : celui d’incarner (l’air se condense et prend une certaine forme, fût-ce momentanément – le temps d’une représentation), mais également de signifier l’appartenance à un certain type de personnage (les formes que prennent les nuages ne sont pas un centaure, un loup, mais laissent peut-être entrevoir aux yeux des humains restés sur terre et qui lèvent les yeux au ciel ce que pourrait être une Idée de centaure, une Idée de loup). Ils ne sont pas des presque-êtres mais des êtres autres, tout comme la Néphélé-Hélène n’est pas un néant, mais une autre Hélène. La Néphélé-Hélène est bel et bien ἄλλως (allōs), comme s’exclamait le messager : pas « en vain », mais « autrement ». Bien des siècles plus tard, dans l’épilogue de la Tempête de Shakespeare, Prospero ne nie pas les pouvoirs du théâtre ; au contraire, il les célèbre, quand il déclare :
These our actors,
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, into thin air…
Hélène s’évade de toutes les citadelles, du rivage d’Égypte ou de Troie aux hautes tours : Ariel, c’est elle.