I. — Introduction
Les levés lithologiques détaillés effectués dans les falaises de Folkestone (UK) et du cap Blanc-Nez (F) à l'occasion des travaux préparatoires à la réalisation du Tunnel sous la Manche ont révélé l'existence de 19 niveaux repères dans la succession des 75 à 80 m d'épaisseur de craies cénomaniennes du Kent et du Boulonnais (Gale, 1989 ; Amédro, 1993, 1994 ; Jenkyns et al., 1994 ; Amédro et Robaszynski, 1999). Certains de ces niveaux repères sont caractérisés soit par une particularité lithologique, minéralogique ou sédimentologique (présence de grains de quartz et de glauconie, de bentonites, de niveaux marneux sombres, de bancs crayeux indurés, de hardgrounds, de structures lamellaires de craie rêche…), soit par l'abondance d'un macrofossile (horizons riches en inocérames, en petits brachiopodes, en huîtres…). La continuité de ces niveaux repères à travers le détroit du Pas- de-Calais a servi à situer avec précision l'avancement des tunneliers dans la couche de « Craie bleue » imperméable, du Cénomanien inférieur à moyen, lors du percement des galeries du Tunnel sous la Manche, côté France (Amédro, 1994).
Les événements sédimentaires et bio-écologiques décrits dans les craies cénomaniennes du Kent et du Boulonnais ont été identifiés depuis dans les falaises du Sussex et de l'Ile de Wight au sud-est de l'Angleterre (Gale, 1995 ; Jarvis et al., 2001 ; Mortimore et al., 2001) comme dans celles du Bec de Caux dans le nord-ouest de la France (Amédro et Robaszynski, 2001a,b), mais aussi en Allemagne dans le bassin de Münster (Kaplan et al., 1998) et en Basse-Saxe (Gale, 1995 ; Ernst et al., 1996). La grande extension géographique de ces niveaux repères connus dans au moins deux bassins sédimentaires leur confère un intérêt particulier. Dans de nombreux cas, il s'agit de changements rapides de hauteur du niveau marin, c'est-à-dire d'événements eustatiques. Dans d'autres cas, il peut s'agir d'événements volcaniques (éruptions à caractère explosif entraînant le dépôt de cendres très fines à l'origine de bentonites), cyclostratigraphiques (variations des paramètres orbitaux de la Terre induisant le développement d'alternances particulières de niveaux marneux et de bancs crayeux) ou bioécologiques. Tous ces événements définissent des lignes- temps très fines en regard des zones macro- ou micropaléontologiques beaucoup plus étendues dans le temps. Aussi leur usage comme outils de corrélation est très intéressant dans la mesure où il permet un repérage rapide et précis dans les successions sédimentaires. Il s'agit de la stratigraphie événementielle dont les concepts ont été développés dans les craies du nord-ouest de l'Allemagne par Ernst et al. (1983).
Si la stratigraphie événementielle a été appliquée avec succès dans la partie nord du bassin anglo-parisien pour corréler les craies cénomaniennes du Kent, du Sussex, de l'Ile de Wight, du Boulonnais et du Bec de Caux, qu'en est-il dans le reste du bassin ? Les recherches entreprises depuis près de deux décennies dans le département de l'Aube ont permis de retrouver tous les niveaux repères du Cénomanien moyen et supérieur et de démontrer leur continuité à travers une large bande centrale du bassin (Amédro et al., 1994, 1997 ; Amédro et Robaszynski, 1999 ). En revanche, la rareté des affleurements dans les faciès plus marneux du Cénomanien inférieur a empêché de poursuivre les investigations vers le bas. Ce manque d'information est en partie comblé aujourd'hui. Trois affleurements éphémères localisés dans les environs de Troyes et de Brienne-le-Château dans le département de l'Aube ainsi qu'un sondage implanté à 18 km au nord-est de Vitry-le-François dans le département de la Marne (Fig. 1) viennent en effet d'attester la présence des premier, second et troisième niveaux repères décrits dans les falaises de la Manche, soit du bas vers le haut : un niveau transgressif de base contenant de la glauconie disséminée, quelques mètres plus haut un horizon plurimétrique caractérisé par l'abondance du mollusque bivalve Inoceramus crippsi Mantell associé à une huître : Rastellum carinatum (Lamarck) et à deux espèces d'ammonites : Sharpeiceras laticlavium (Sharpe) et S. schlueteri Hyatt et enfin, quelques mètres encore au-dessus, un niveau contenant des grains de quartz. Il s'agit respectivement des niveaux repères R1, R2 et R3 d'Amédro (1994). Cette découverte est intéressante dans la mesure où elle révèle une histoire bio-sédimentaire commune dès le Cénomanien inférieur d'une vaste aire allant des falaises de la Manche jusqu'à la bordure SE du bassin anglo-parisien.
II. — L'horizon riche en Inoceramus Crippsi dans la coupe de référence du Cap Blanc-Nez (Pas-de-Calais)
La figure 2 illustre la suite lithologique de la partie inférieure, argileuse et imperméable, des craies cénomaniennes affleurant dans les falaises du cap Blanc-Nez, c'est-à-dire de la « Craie bleue » dans laquelle a été creusé le Tunnel sous la Manche avec, en regard, l'ensemble des niveaux repères décrits par Amédro (1993, 1994). Son examen montre la superposition de 3 niveaux repères dans les 5 m inférieurs de la coupe, soit par ordre ascendant les niveaux :
R1 : craie glauconieuse verte à nodules phosphatés plus ou moins remaniés à la base ; épaisseur : 2 m ;
R2 : horizon riche en Inoceramus crippsi (espèce illustrée Pl. I et Pl. II, Fig. 1 à 3) situé à cheval sur la moitié supérieure de la craie glauconieuse du niveau repère R1 et la base de la craie marneuse sus-jacente ; épaisseur : 1,90 m ;
R3 : marne franchement bleue, incluant à la base des grains fins de glauconie et du quartz disséminé ; épaisseur : 0,70 m.
Le caractère global des événements R1 et R3 connus dans le bassin anglo-parisien, mais également en Allemagne du Nord dans le bassin de Münster et en Basse-Saxe, au Mangyshlak, en Crimée et en Inde, conduit à interpréter ces deux niveaux repères riches en glauconie comme la base des Intervalles Transgressifs des deux premières séquences eustatiques de 3e ordre du Cénomanien ( Robaszynski et al., 1998 ; Gale et al., 1999, 2002 ; Amédro et Robaszynski, 2001a). La richesse en éponges (Exanthesis labrosus), huîtres (Rastellum carinatum, espèce dont un exemplaire est illustré Pl. II, Fig. 4), pectinidés (Merklinia aspera), inocérames (I. crippsi), ammonites cosmopolites ( Sharpeiceras laticlavium, S. schlueteri, Mantelliceras mantelli, M. cantianum…) dans l'événement R2, c'est-à-dire dans l'horizon riche en I. crippsi, permet également de placer ce dernier dans un contexte transgressif suivant les critères définis par Robaszynski et al. (1994, 1998). Ce niveau repère pourrait représenter la partie supérieure de l'intervalle transgressif de la première séquence eustatique de 3e ordre du Cénomanien. À noter que l'horizon riche en I. crippsi a été repéré pour la première fois dans le bassin anglo-parisien à l'occasion de l'étude des sondages du Tunnel sous la Manche et, conjointement pour la partie terrestre de l'ouvrage, dans les falaises du cap Blanc-Nez (Amédro, 1994).
III. — L'horizon riche en I. Crippsi dans les départements de l'Aube et de la Marne
La localisation géographique des affleurements et sondages cités dans le texte est indiquée dans la figure 3.
1) Département de l'Aube
L'horizon riche en Inoceramus crippsi affleure dans les berges de la rivière Aube à 7 km à l'ouest de Brienne-le- Château, sur le territoire de la commune de Précy-Saint- Martin. Il vient également d'être reconnu de manière éphémère à l'occasion de travaux de génie civil en deux localités limitrophes de l'agglomération troyenne : Saint- Julien-les-Villas et Buchères.
Précy-Saint-Martin ; berges de la rivière Aube immédiatement en aval du barrage hydroélectrique ; coordonnées Lambert zone 1 : x = 755,40 ; y = 1081,67. Les niveaux de basses eaux laissent apparaître sous le recouvrement quaternaire et sur quelques décimètres de hauteur une craie marneuse grise remplie d'empreintes d'Inoceramus crippsi Mantell, accompagnées de fréquentes ammonites : Schloenbachia varians (J. Sowerby) (les plus communes), Hyphoplites falcatus (Mantell) et Sharpeiceras sp.
Saint-Julien-les-Villas ; pont de la rocade Est de Troyes situé en bordure du canal de restitution du réservoir Seine ; coordonnées Lambert : x = 732,30 ; y = 1064,37. Le creusement des fondations du pont a mis au jour une marne crayeuse grise riche en I. crippsi et S. varians.
Buchères ; parc logistique de l'Aube ; coordonnées Lambert : x = 729,90 ; y = 1059,82. Les travaux de terrassement préliminaires à la construction des bâtiments ont mis au jour sur plusieurs centaines de m² une craie marneuse grise, dépourvue de glauconie, mais très fossilifère. La macrofaune comprend d'innombrables Inoceramus crippsi, des huîtres : Rastellum carinatum (Lamarck), des pectinidés : Merklinia aspera (Lamarck), des ammonites : Schloenbachia varians [abondantes], Sharpeiceras laticlavium (Sharpe), S. schlueteri Hyatt, Mantelliceras mantelli (J. Sowerby), Mantelliceras cantianum Spath, Sciponoceras roto Cieslinski, Hypoturrilites gravesianus (d'Orbigny), des gastéropodes, des éponges : Exanthesis labrosus (T. Smith), Stauronema carteri Sollas et des brachiopodes : Monticlarella rectifrons (Pictet).
2) Département de la Marne
L'institution interdépartementale des barrages-réservoirs de la Seine a projeté dans les années 1990 la construction d'un quatrième réservoir destiné à écrêter les crues de la Seine à Paris, en plus des réservoirs Marne, Seine et Aube déjà réalisés. L'implantation de ce réservoir, nommé « Lac des Côtes de Champagne », était envisagée à peu près à mi- chemin entre Vitry-le-François et Revigny-sur-Ornain. Le projet fut ensuite abandonné et les sondages de reconnaissance forés dans la craie marneuse du Cénomanien inférieur et les argiles albiennes à faciès Gault ont été entreposés à l'air libre sur un site de stockage à Eclaron (Haute-Marne), simplement recouverts de bâches en plastique qui, au fil du temps, se sont déchirées. Dans la plupart des cas, sous l'action des agents atmosphériques, les carottes de sondages sont devenues de la boue. Néanmoins, quelques caisses situées à la base des palettes ont été préservées de l'altération, dont le sondage F1 décrit ici.
Vanault-les-Dames (sondage F1 du projet de Lac des Côtes de Champagne)
Sondage implanté en 1995 sur le territoire de la commune de Vanault-les-Dames à 23 km au NE de Vitry-le-François. Coordonnées Lambert zone 1 : x = 780,00 ; y = 1130,45 ; altitude 131,8 m. Levé lithologique (FA, BM, RT) réalisé en 2009.
La suite lithologique recoupée par le sondage est illustrée dans la figure 4.
0 à 1,60 m : formations superficielles quaternaires ;
Cénomanien inférieur
1,60 m à 8,80 m : intervalle à dominante crayeuse, gris- beige, constitué de cycles épais de 1 m à 1,50 m, débutant à la base par des niveaux pluridécimétriques de marne grise riche en traces fossiles de type Chondrites et passant vers le haut à des bancs métriques de craie marneuse gris-beige. Le taux de CaCO3 varie de 49 à 57 % dans les niveaux marneux et de 64 à 70 % dans les bancs de craie marneuse. La limite supérieure des cycles est soulignée par une surface perforée comportant des Thalassinoides. Les niveaux marneux des trois cycles inférieurs sont riches en quartz et contiennent des grains de glauconie fine, disséminés. En tenant compte de la suite lithologique recoupée dans le reste du sondage, la position géométrique de ce niveau riche en quartz suggère qu'il s'agit du niveau repère R3 d'Amédro (1994). De la macrofaune est présente sur toute la hauteur de l'intervalle, avec une plus grande fréquence entre les niveaux 5,20 m à 8,80 m. Le matériel recueilli comprend surtout des lamellibranches : Inoceramus crippsi Mantell, Entolium orbiculare (J. Sowerby), Pycnodonte sp. et des ammonites : Schloenbachia sp. ;
8,80 m à 30,60 m : intervalle à dominante marneuse, gris- bleu. Les cycles, épais de 1 à 2 m, débutent par de larges niveaux de marne gris sombre (34 à 44 % de CaCO3) et se terminent par des bancs pluridécimétriques de marne crayeuse gris pâle (55 à 58 % de CaCO3), limités au sommet par une surface perforée. Le niveau marneux le plus inférieur, observé entre 29,70 m et 30,60 m, est intensément bioturbé par des Chondrites et contient un peu de glauconie inframillimétrique ainsi que quelques nodules centimétriques de phosphate beige, friable, à sa limite inférieure, immédiatement au-dessus d'une surface perforée. Il s'agit du niveau repère R1 d'Amédro (1994) qui souligne la base des successions cénomaniennes dans la plus grande partie, peut-être même dans la totalité, du bassin de Paris. Les récoltes de macrofaune varient considérablement suivant les niveaux, ce qui conduit à distinguer 4 intervalles :
- 8,80 m à 15,05 m : macrofaune rare avec Monticlarella rectifrons (Pictet) à 9,15 m, Inoceramus crippsi à 12,70 m et Schloenbachia sp. à 14,55 m ;
- 15,05 m à 17,60 m : macrofaune très abondante avec, sur toute la hauteur de l'intervalle, plusieurs dizaines de spécimens d'Inoceramus crippsi (niveau repère R2 riche en I. crippsi d'Amédro, 1994) associés à quelques ammonites : Hypoturrilites cf. tuberculatus (Bosc) à 15,20 m, Schloenbachia varians (J. Sowerby) à 15,50 m, 16,10 m, 16,20 m, 17,25 m, 17,40 m et Mantelliceras mantelli (J. Sowerby) à 16,40 m ;
- 17,60 m à 26,50 m : macrofaune occasionnelle avec I. crippsi à 18,50 m, 19,80 m et 24,60 m, Gryphaeostrea sp. à 19,40 m et Schloenbachia sp. à 25,60 m ;
- 26,50 m à 30,60 m : macrofaune de nouveau abondante avec une association cette fois dominée par la présence de nombreuses ammonites appartenant à l'espèce Schloenbachia varians (17 exemplaires recueillis sur toute la hauteur de l'intervalle), associés à I. crippsi (5 ex. collectés à 27,10 m, 28,90 m, 30,10 m) et Gryphaeostrea sp. (à 30,20 m et 30,50 m) ;
Albien terminal (« Vraconnien »)
30,60 m à 39,40 m (fin du sondage) : marne gris pâle, compacte, contenant 33 à 35 % de CaCO3, parsemée dans sa partie supérieure de quelques traces fossiles de type Chondrites et avec deux passées plus carbonatées (42 % de CaCO3) à 33,00 m-33,30 m et 34,10 m-34,60 m. La macrofaune est rare et seuls quelques Entolium orbiculare ont été découverts à 32,40 m, 34,50 m et 36,30 m, accompagnés à 32,40 m et 34,80 m par deux rhynchonelles à côtes fines attribuées à l'espèce Orbirhynchia parkinsoni Owen. [L'attribution de cet intervalle au Vraconnien est justifié par la microfaune de foraminifères - Travaux en cours avec Chantal Bourdillon (Le Mans)].
En définitive, parmi les quatre localités où l'horizon riche en Inoceramus crippsi a été observé dans les départements de l'Aube et de la Marne, une seule permet de décrire de façon détaillée la succession lithologique : le sondage F1 du « Lac des côtes de Champagne » situé dans la Marne sur le territoire de Vanault-les-Dames. L'horizon à I. crippsi mesure ici 2,55 m d'épaisseur et sa limite inférieure est située 13,00 m au- dessus de la base de l'étage Cénomanien. La macrofaune livrée par les carottes de sondage dans le niveau repère comprend, en plus de nombreux I. crippsi, des ammonites : Schloenbachia varians (fréquent), Mantelliceras mantelli et Hypoturrilites cf. tuberculatus. Si aucune coupe n'a pu être levée dans les trois affleurements de l'Aube en raison de la faible profondeur des fouilles, en revanche de nombreux fossiles ont été récoltés avec, en plus des espèces déjà citées, des éponges : Exanthesis labrosus, Stauronema carteri, des brachiopodes : Monticlarella rectifrons, des gastéropodes, des pectinidés : Merklinia aspera, des huîtres : Rastellum carinatum, et surtout des ammonites : Mantelliceras cantianum, Sharpeiceras laticlavium, S. schlueteri, Sciponoceras roto et Hypoturrilites gravesianus.
IV. — Datation par les ammonites
La zonation d'ammonites actuellement en usage dans le Cénomanien du nord-ouest de l'Europe résulte essentiellement des travaux de Kennedy (1969, 1971), Wright & Kennedy (1981, 1984), Gale & Friedrich (1989), Robaszynski et al. (1998) et Kaplan et al. (1998). En ce qui concerne le Cénomanien inférieur, deux zones sont reconnues, soit du bas vers le haut la zone à Mantelliceras mantelli, elle-même divisée en trois sous-zones, successivement à Neostlingoceras carcitanense, à Sharpeiceras schlueteri, à Mantelliceras saxbii et la zone à Mantelliceras dixoni.
La récolte de Sharpeiceras schlueteri Hyatt et S. laliclavium (Sharpe) dans l'horizon riche en Inoceramus crippsi dans le Kent (Gale & Friedrich, 1989), le Boulonnais (Barrois, 1878 ; Amédro, 1986 ; Amédro & Robaszynski, 1999), le Bec de Caux (Juignet, 1974) et l'Aube permet dans toutes ces régions d'attribuer de façon précise le niveau repère à la sous-zone à Sharpeiceras schlueteri. L'horizon riche en I. crippsi peut être considéré comme un éco-événement isochrone au sein du bassin anglo-parisien, à l'échelle de la sous-zone à S. schlueteri..
Plusieurs exemplaires de Sharpeiceras, ammonites aisément reconnaissables, même pour des non spécialistes, par la présence de côtes simples et droites portant des tubercules ombilicaux, latéraux, ventro-latéraux internes et externes saillants, sont illustrés dans les planches III et IV.
V. — Corrélation à travers le bassin Anglo-Parisien
La figure 4 présente une corrélation dans les craies de la base du Cénomanien inférieur du bassin anglo-parisien (Kent, Pas-de-Calais, Boulonnais, Bec de Caux et Marne). Pour chaque région, les travaux utilisés sont les suivants :
- Kent (Folkestone) : Gale et Friedrich (1989), Jenkyns et al. (1994) ;
- Pas-de-Calais (Tunnel sous la Manche) : Amédro (1994) ;
- Boulonnais (cap Blanc-Nez) : Amédro (1993, 1994), Amédro & Robaszynski (1999, 2001a) ;
- Bec de Caux (Saint-Jouin) : Juignet (1974), Owen (1996) ;
- Département de la Marne (Vanault-les-Dames) : ce travail.
La comparaison des coupes amène plusieurs remarques.
- L'horizon R2 riche en Inoceramus crippsi est continu depuis le SE de l'Angleterre jusqu'aux départements de la Marne et de l'Aube. Il est probable que des recherches ultérieures puissent élargir son extension à l'ensemble du bassin anglo-parisien.
- Il définit une ligne de corrélation très fine et permet un repérage précis dans les successions marno-crayeuses du Cénomanien basal.
- Le niveau repère R2, daté par les ammonites de la sous- zone à Sharpeiceras schlueteri, est situé juste au-dessus des niveaux transgressifs de base R1 du Cénomanien caractérisés à l'échelle du bassin anglo-parisien par la présence de glauconie et de phosphate. En appréciant la position géométrique des niveaux repères R1 et R2, on peut mettre en évidence des variations du taux de sédimentation suivant les régions ainsi qu'un diachronisme des niveaux glauconieux. Dans le Kent, le Pas-de-Calais (Tunnel sous la Manche) et le département de la Marne, les niveaux repères R1 et R2 sont bien séparés. En revanche dans le Boulonnais et le Bec de Caux, de la glauconie existe jusqu'à mi-hauteur de l'horizon d'abondance en I. crippsi, entrainant un chevauchement des niveaux repères. Le diachronisme de la craie glauconieuse à travers le Pas-de-Calais, depuis les falaises de Folkestone jusqu'au cap Blanc-Nez est illustré dans la figure 5.
- Enfin et à l'inverse de ce que l'on observe dans le Boulonnais et le Bec de Caux, l'enregistrement sédimentaire apparaît exceptionnellement épais dans le département de la Marne, l'intervalle allant de la base des formations cénomaniennes au niveau repère R3 mesurant 3,60 m au cap Blanc-Nez, 5 m à Saint-Jouin, 11 m à Folkestone et jusqu'à 21,80 m à Vanault-les-Dames ! Au Cénomanien inférieur, comme précédemment à l'Albien, l'ensemble Marne-Aube appartenait à l'aire la plus subsidente du bassin (Mégnien coord., 1980).
À noter que les forages du programme « Craie 700 » réalisés en 1999 en carottage continu près de Provins dans la Brie, et en particulier le forage 702 de Sainte-Colombe qui a atteint l'Albien à la profondeur de 687,20 m, n'ont pas permis d'identifier clairement l'horizon à I. crippsi abondant. L'espèce est signalée par Pomerol (2000) au niveau 668,15 m, soit 19,05 m au-dessus de la limite Albien-Cénomanien, dans une position stratigraphique sensiblement comparable à ce que l'on observe dans le sondage de Vanault-les-Dames, mais la récolte d'un seul spécimen n'est pas significative. La présence du niveau repère est vraisemblable dans les sondages de Provins, mais la cohérence de la craie n'a probablement pas permis d'extraire la totalité des fossiles présents dans les carottes.
VI. — Conclusion
Un horizon d'abondance du mollusque bivalve Inoceramus crippsi Mantell, 1822 est décrit dans le Cénomanien basal du bassin anglo-parisien, depuis les falaises du SE de l'Angleterre jusqu'aux départements de l'Aube et de la Marne en France. Cet éco-événement est daté par les ammonites de la zone à Mantelliceras mantelli et plus précisément de la sous-zone à Sharpeiceras schlueteri. Il est aisément reconnaissable sur le terrain et dans les sondages et il définit une ligne de corrélation très fine par rapport aux zones macro- ou micropaléontologiques classiques, beaucoup plus longues.
La découverte de ce niveau repère dans l'Aube et la Marne comme dans le Kent, le Sussex, le Boulonnais et le Bec de Caux révèle une histoire bio-sédimentaire commune dès le Cénomanien inférieur d'une vaste aire allant des falaises de la Manche à la bordure SE du bassin anglo- parisien. D'un autre côté, l'horizon riche en I. crippsi est proche de la limite Albien-Cénomanien. En appréciant sa position géométrique par rapport aux niveaux glauconieux, transgressifs, de base du Cénomanien, il devient possible de mettre en évidence un diachronisme de ces derniers comme cela a été fait à travers le détroit du Pas-de-Calais lors de la réalisation du Tunnel sous la Manche. Le même raisonnement permet également d'identifier des aires plus ou moins subsidentes au sein du bassin et met par exemple en évidence un enregistrement sédimentaire exceptionnellement épais dans le département de la Marne à la base du Cénomanien.
Remerciements. — Francis Robaszynski de la Faculté Polytechnique de Mons (B) et Johan Yans de la FUNDP à Namur (B) ont accepté de relire ce manuscrit en y apportant des remarques constructives. Francis Rollin de l'Institution interdépartementale des Barrages-Réservoirs du Bassin de la Seine nous a réservé le meilleur accueil sur le site de stockage des carottes des sondages de reconnaissance du projet de « Lac des côtes de Champagne » à Eclaron (Haute-Marne). Thierry Oudoire, conservateur des collections de géologie du Musée d'Histoire naturelle de Lille, a réalisé la photographie de la plaque d'inocérames de la planche 1. Enfin Jean-Claude Moffroy (Troyes) et Gérard Pierre (Isle-Aumont) nous ont prêté plusieurs Sharpeiceras de leur collection. Qu'ils en soient tous chaleureusement remerciés.
Dépôt du matériel. — Les spécimens illustrés font partie de la collection Francis Amédro (FA) et des collections de l'Association Géologique Auboise (AGA), Bertrand Matrion (BM), Jean-Claude Moffroy (JCM), Gérard Pierre (GP) et Jean-Marie Verrier (JMV). La collection FA est déposée au Musée d'Histoire naturelle de Lille, la collection BM va être déposée à l'Université de Bourgogne à Dijon, les autres devraient l'être au Musée d'Histoire naturelle de Troyes.