Hélène, de l’épopée homérique aux créations artistiques les plus contemporaines1, est l’une de ces figures phares de la « mythopoétique2 » qui imprègne l’imaginaire collectif et la culture visuelle3. Il est nécessaire de souligner d’emblée la difficulté à retracer de manière synthétique la réception de l’héroïne antique, ce qui s’explique par la plasticité et la dualité du mythe d’Hélène, figure de l’entre-deux, pleine d’ambivalences et d’ambiguïtés4 : entre mortelle et déesse, entre victime et coupable, entre vice et vertu, ou encore entre incarnation d’une beauté idéale et pulsion d’un désir mortifère. Cette dualité est au cœur du mythe dès l’Antiquité5 : la tradition homérique fait d’Hélène la fille de Zeus et de Léda ; on rapporte qu’enfant, elle est enlevée par Thésée puis libérée par ses frères, les Dioscures. Selon Stésichore, Tyndare demande à ses prétendants de jurer de défendre les droits de celui qui l’épousera, ce que font les rois grecs quand elle est enlevée et qu’est déclenchée la guerre de Troie. Puis deux versions de l’histoire s’opposent autour de la responsabilité de l’épouse de Ménélas, consentante ou contrainte. À partir de la Palinodie de Stésichore apparaît la variante de l’eidôlon, sorte de fantôme, et du séjour en Égypte, selon laquelle c’est un eidôlon qui a suivi les Troyens, la vraie Hélène se trouvant en Égypte. La pièce éponyme d’Euripide raconte ainsi qu’elle séjourne chez le roi Protée : Ménélas la retrouve au cours de son nostos, le couple s’enfuit et regagne Sparte.
Ce rappel succinct de la matière mythologique en souligne toute la richesse poétique à l’origine d’une longue tradition textuelle et iconographique, qui permet une re-sémantisation du personnage en fonction des enjeux narratifs, symboliques et esthétiques conférés à ses représentations. Ainsi, à la Renaissance, Hélène fait l’objet d’une cristallisation des regards, construits à partir des traditions antiques et médiévales, auxquelles s’ajoutent de nouveaux enjeux, autant de points de vue sur lesquels cet article se propose de revenir. De fait, la bibliographie sur la fortune du mythe d’Hélène est foisonnante, de nombreuses études lui sont consacrées, traitant pour l’essentiel de la littérature et des arts antiques6. Les quelques synthèses diachroniques portent principalement sur la littérature européenne et force est de constater que peu d’études lui sont dédiées dans le champ de l’histoire de l’art médiéval et moderne, à l’exception notable d’un article de Victor Stoichita mettant en relation les représentations d’Hélène et la conception occidentale de l’image7. Dans ce cadre, le présent article vise à analyser comment les représentations du mythe d’Hélène revêtent de nouvelles significations à partir des xve et xvie siècles, de la mise en valeur d’une figure exemplaire à sa transformation en objet artistique. Étant donné l’ampleur du corpus de textes et d’images qui ne peut être étudié ici de manière exhaustive, il s’agit dès lors de s’appuyer sur quelques exemples de manière à envisager comment l’héroïne mythologique se métamorphose en objet esthétique autonome.
Les textes des xve et xvie siècles maintiennent naturellement la visée moralisante des fables mythologiques et c’est, par conséquent, la mise en valeur de l’histoire d’Hélène comme exemplum qui est la plus prégnante. De Benoît de Sainte-Maure à Boccace en passant par l’Ovide moralisé, l’épisode de l’enlèvement d’Hélène est devenu un topos aux multiples variantes soulignant tantôt sa culpabilité, tantôt son innocence8. Par exemple, dans le ms. pour Louis Malet de Graville de la seconde version de l’Histoire ancienne jusqu’à César9, c’est une Hélène victime de la violence troyenne qui est mise en exergue dans le texte comme dans l’enluminure. En effet, au fol. 51rº (fig. 3.1), la reine de Sparte subit l’action : les guerriers envahissent le temple de Cythère et le saccagent, alors que la royne Helene faisoit humblement ses oroisons ; le combat fait rage, tandis que Paris print la dame par la main dextre. Cette réification du personnage est confirmée par l’image qui montre une Hélène statique et impassible priant au milieu de la bataille ; le peintre accentue le contraste par le corps décapité juste derrière l’orante. La deuxième occurrence la montre suivre calmement Pâris vers le navire qui la mènera à Troie, chemin d’une fatalité acceptée. Inversement, une enluminure d’un ms. de l’Épître d’Othéa réalisé vers 140110 figure Hélène enlaçant tendrement Pâris, ce qui marque visuellement le refus de montrer la violence du rapt11. Un siècle plus tard, Jean Dufour écrit en 1504 pour Anne de Bretagne les Vies des femmes célèbres12, dont une biographie d’Hélène accompagnée d’une enluminure de Jean Pichore la représentant avec une suivante observer Pâris endormi au fol. 22vº. Le texte est emblématique du contre-exemple que constitue l’épisode : Hélène est le symbole de l’inconduite, cause de la guerre et source de tous les maux pour les hommes. Le premier enlèvement par Thésée constitue en quelque sorte une préfiguration du second : le prince athénien est dédouané de toute responsabilité, c’est la beauté d’Hélène qui est implicitement mise en cause (En ses jeunes ans, de l’aage de treize ou de XIIII ans, ainsi qu’elle jouoit, Theseus, voyant son incredible beaulté, la print et roba13). Dufour crée une distinction axiologique forte, en opposant un portrait mélioratif de Ménélas, exemplum du bon roi qui reçoit treshumainement et gracieusement Pâris, et la concision de la narration de l’enlèvement soulignant l’ingratitude des amants (Paris et Helene firent leur appointement et s’en vindrent à Troye14). Elle est la femme fatale, cause de tant d’infortunes, l’auteur ajoutant même qu’après la mort de Pâris, non contente, espousa le jeune Deyphebus et précisant le cynisme destructeur du personnage qui, en ses vieux jours, se mirant et voyant ses rides, se mocquoit de ceulx qui estoyent mors pour elle en une sentence sans appel quant à la culpabilité d’Hélène incarnant, dans ce texte, le vice et la luxure.
Fig. 3.1 : Histoire ancienne jusqu’à César, Enlèvement d’Hélène, Paris, BnF, français 254, fol. 51rº (source BnF).
Ces lectures moralisantes se traduisent aussi dans les arts à la Renaissance. La visée exemplaire désormais assignée au mythe apparaît notamment dans les arts décoratifs, faisant d’Hélène une héroïne domestiquée, particulièrement adaptée à la décoration des « objects of virtue », ces objets exemplaires associant qualités esthétiques, valeur exemplaire et fonction sociale15. Ainsi, son histoire semble des plus appropriées pour orner les panneaux des cassoni, ces coffrets de mariage d’apparat, commandés par le futur époux et placés dans la chambre nuptiale16. Ainsi, Liberale da Verona peint une Hélène déchirée entre son univers quotidien et le monde vers lequel Pâris l’emporte avec violence17, image symbolique d’un passage d’une sphère à une autre, adaptée à la fonction sociale de l’objet, et quasi apotropaïque, visant à préserver les jeunes époux des dangers qui pourraient les menacer. Ce sujet est également figuré sur une autre catégorie d’objets féminins, les deschi da parto, ces plateaux de naissance peints18. Il semble surprenant de choisir le sujet du rapt d’une femme mariée pour un objet qui célèbre les valeurs de la famille et une naissance. Cela correspond néanmoins au goût ludique du xve siècle pour le monde à l’envers et la concordia discors : une façon de signifier l’harmonie qui règne au sein de la famille par contraste avec la fable figurée, tout en résonnant comme un avertissement à préserver son foyer. Un ensemble de spalliere, ces grands panneaux qui ornent les murs de la chambre des époux, peint par Dario di Giovanni (1420-149519), représente trois épisodes du mythe20. Le premier est consacré au départ de Sparte pour Cythère : un cortège de courtisans en luxueuses tenues est conduit par un fou et un chien vers un navire, l’association du bouffon au chien, symbole de fidélité, annonce déjà l’adultère. De fait, le deuxième panneau montre l’enlèvement à Cythère avec une Hélène somme toute consentante dans un paysage célébrant l’amour à travers le temple de Vénus. Sur le dernier, la reine de Sparte, au centre de la perspective et donc de tous les regards, est accueillie à Troie par Priam et Hécube. Ces choix iconographiques s’expliquent par le contexte de la commande : les spalliere ont été exécutés pour célébrer le mariage de la noble Caterina Corner avec le roi de Chypre en 1468. Le prince troyen et la reine grecque deviennent ainsi les doubles mythologiques du Chypriote et de la Vénitienne. De même, le sujet garde sa valeur édifiante dans la peinture et devient un classique du répertoire des artistes. Par exemple, Girolamo Genga (1476-1551) a recours à l’épisode du rapt pour un ensemble réalisé dans le Palais siennois de Pandolfo Petrucci pour le mariage de Borghese Petrucci et de Vittoria Piccolomini. Dans l’esprit de cette célébration, la scène est traitée sur un mode festif : les suivantes de la reine semblent parfois plus danser que fuir et le couple formé par Pâris et Hélène file le parfait amour, ce dont témoignent leurs postures et le regard qu’ils échangent. L’histoire devient un exemplum de l’amour conjugal et complète bien, du point de vue thématique et symbolique, une autre fresque de Pinturicchio (1452-1513) qui décorait cette même pièce, représentant Ulysse et Pénélope. Hélène apparaît désormais comme un sujet classique de la peinture d’histoire qui l’érige en exemplum de la beauté antique et de l’amour, à l’exemple du célèbre tableau21 tout en retenue et en équilibre de Guido Reni (1575-1642), ou de l’interprétation néoclassique qu’en donne David (1748-1825) dans Les amours de Pâris et Hélène22.
Cependant, une nouvelle dimension qui affleure durant cette période concerne les enjeux artistiques et esthétiques qui apparaissent dans les représentations d’Hélène. De fait, quand un artiste choisit de représenter ce mythe, au-delà de sa transposition du textuel au visuel et de sa portée morale et/ou didactique, peuvent se superposer d’autres visées faisant du personnage non seulement une héroïne mythologique mais aussi un objet artistique réflexif. Son enlèvement revêt ainsi de nouvelles significations dans le cadre du paragone des arts23 et de l’émulation entre les artistes. Le peindre ou le sculpter, c’est désormais moins raconter cet épisode de la guerre de Troie que montrer l’habileté de l’artiste à traduire le mouvement de l’enlèvement et à donner une matérialité à la violence du désir de Pâris pour la reine de Sparte. Une gravure de Sebald Beham (1500-1550) des années 1540-155024 est représentative de ce changement de visée : à la manière d’un sarcophage antique, la composition prend la forme d’une frise mettant en scène le combat qui oppose quelques guerriers grecs et troyens, tandis qu’Hélène est emmenée sur un bateau. Ce qui prime ici, au-delà de la narration mythologique, est la représentation des corps nus en action, de dos, de profil ou de face et dans différentes positions de manière à souligner l’habileté technique du graveur à figurer le corps en mouvement. Le sculpteur toscan Vincenzo de’ Rossi (1525-1587) s’inscrit, quant à lui, dans la tradition figurative des scènes d’enlèvement qui permettent aux artistes de se confronter à la traduction d’un double mouvement entre, d’un côté, la violence de l’agresseur et, de l’autre, la résistance de la victime. Pour le groupe en marbre de Pâris25 et Hélène, réalisé vers 1558-1562 et placé dans le jardin de Boboli, il transcrit dans la fixité du matériau la force du désir charnel : Hélène est fermement tenue par le Troyen qui la regarde avec intensité, la bouche entrouverte, alors qu’elle tourne la tête, le repoussant de la main gauche. Mais son expression reste ambiguë, entre détresse et acceptation : eros et pathos se confondent dès lors pour traduire l’ambiguïté érotique de l’enlèvement.
De plus, représenter le ravissement d’Hélène peut relever d’une démarche réflexive par laquelle l’artiste dialogue avec la tradition visuelle, s’insère dans un dialogue artistique. C’est ainsi que l’Enlèvement d’Hélène, modèle perdu de Raphaël (1483-1520), connu par la gravure de Marcantonio Raimondi (ca 1480-ca 153426) devient une image palimpsestique à laquelle se confrontent de nombreux artistes. L’Enlèvement d’Hélène d’après Raphaël devient, en effet, dès le début du Cinquecento, un modèle largement diffusé. C’est le cas dans les arts décoratifs, et tout particulièrement dans la majolique historiée, où la transposition du modèle gravé en une céramique chatoyante devient, pour ainsi dire, une façon de posséder une œuvre du maître à moindre coût. Mais c’est aussi un moyen pour l’artisan de revendiquer un statut d’artiste à part entière. Par exemple, Francesco Xanto Avelli (ca 1486/1487-ca 154427) utilise tout ou partie de ce modèle gravé, de manière à créer des compositions inédites en un art ludique et maniériste. Il décore de nombreux plats de cette scène en l’adaptant au format circulaire de la céramique, à l’exemple d’un plat de 1534 qui en reprend fidèlement la composition (fig. 3.2). Parfois, il en sélectionne quelques motifs afin de proposer de nouvelles images, ce qui montre à quel point cette gravure fait désormais partie de la culture visuelle contemporaine28. Ainsi, pour une majolique du service appartenant à la célèbre famille florentine des Pucci, il combine quatre motifs de la gravure pour illustrer un épisode de l’Orlando furioso de l’Arioste (1474-1533), auquel il associe, au revers, une inscription renvoyant indirectement au texte29. Cette composition met en évidence comment Xanto, en reprenant un modèle célèbre, crée une image adaptée à un poème contemporain, qui devient tout autant une transposition de l’art raphaélesque que de celui ariostéen. Pour un autre plat de ce service30, il opte pour la fable ovidienne d’Apollon et Daphné, pour laquelle il combine trois gravures : l’Enlèvement d’Hélène, Le concours des Muses et des Piérides de Jacopo Caraglio (ca 1500-1565) d’après Rosso Fiorentino (1494-1540) et La danse d’Amours de Raimondi d’après Raphaël. L’Apollon de Xanto est figuré sous les traits d’un Troyen agité de Raimondi : l’emprunt à la gravure permet alors de créer visuellement une opposition entre le dynamisme d’Apollon en mouvement et la torpor gravis31 de la nymphe. La référence à l’enlèvement d’Hélène ne compte plus en tant qu’image narrative, mais elle participe d’un jeu référentiel avec le spectateur qui est invité à faire des associations entre les différentes majoliques du service exposé lors de banquets. D’ailleurs, le peintre recourt régulièrement à cette référence pour le service Pucci : on la repère sur onze des trente-six majoliques conservées du service, qui sont ainsi mises en relation pour un œil averti, convié à en identifier les détails et à reconstituer en grande partie la gravure raphaélesque.
Fig. 3.2 : Francesco Xanto Avelli, Enlèvement d’Hélène, Urbino, 1534, majolique, d. 46 cm, Los Angeles, Getty Museum (image du site du musée, sans copyright, domaine public).
D’autres artistes utilisent cette image palimpsestique afin de rivaliser directement avec le maître et d’affirmer les spécificités de leur langage. Un exemple suffira à s’en convaincre. Il s’agit de celui du Tintoret (1518-1594) dans un tableau sûrement réalisé pour le duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga32. Le Vénitien pousse à son paroxysme la violence du rapt et de la bataille sur le rivage par une composition extrêmement dynamique : le cadrage en gros plan donne l’impression que le spectateur est sur l’une des barques agitées, tandis que le colorito du maître, les postures des personnages et l’usage du clair-obscur entre le premier et l’arrière-plan soulignent le tumulte. Le corps d’Hélène à l’expression désemparée semble dériver et ne plus lui appartenir, les combattants perdent progressivement de leur solidité et de leur corporéité pour devenir des arabesques mouvementées. L’ensemble de la scène est transposé dans un univers contemporain, écho à la bataille de Lépante qui a opposé les Turcs aux chrétiens en 1571. Hélène devient dès lors une allégorie de Venise luttant contre ses ennemis et la manière de peindre du Tintoret celle de l’art vénitien qui rivalise avec l’art raphaélesque.
Ce recours récurrent, à partir de la Renaissance, au mythe d’Hélène à des fins esthétiques s’explique notamment par une anecdote majeure dans la littérature artistique : l’histoire de Zeuxis, figure paradigmatique du peintre33, et des jeunes filles de Crotone. Cette anecdote racontée par Pline l’Ancien au livre XXXV de son Histoire naturelle est parmi les plus célèbres, dans la mesure où elle est exemplaire du questionnement artistique majeur sur la représentation du beau idéal. Voici ce qu’écrit l’écrivain au sujet du peintre grec, chargé de réaliser un tableau d’Hélène pour le temple de Junon :
Au demeurant, son souci de précision était si fort que, devant exécuter pour les Agrigentins un tableau destiné à être dédié aux frais de l’État dans le temple de Junon Lacinienne, il passa en revue les jeunes filles de la cité, nues, et en choisit [elegerit] cinq, afin de reproduire dans sa peinture ce qu’il y avait de plus louable [laudatissimum] en chacune d’elle34.
Or, le tableau en question est une représentation d’Hélène comme le précisent d’autres auteurs antiques, notamment Cicéron dans son De Inventione :
Jadis, les citoyens de Crotone, qui possédaient tout en abondance et qui étaient comptés parmi les plus riches d’Italie, décidèrent d’orner de peintures exceptionnelles le temple de Junon, temple auquel ils vouaient une très grande vénération.
Ils s’assurèrent donc à grands frais le concours de Zeuxis d’Héraclée qui était considéré alors comme le peintre de loin le meilleur.Il peignit de très nombreux tableaux dont une partie a subsisté jusqu’à notre époque en raison de la vénération attachée à ce sanctuaire et, pour fixer dans une image muette un modèle de beauté féminine parfaite, il dit vouloir peindre Hélène. [...] Leur attente ne fut pas trompée. En effet Zeuxis leur demanda aussitôt quelles belles jeunes filles ils avaient. [...] « Amenez-moi donc, je vous prie, les plus belles de vos filles, le temps que je peigne ce que je vous ai promis, pour que la vraie beauté passe de ces modèles vivants à un tableau muet. ». Alors les Crotoniates, par un décret public, firent venir les jeunes filles en un même endroit et donnèrent au peintre la possibilité de choisir celle qu’il voudrait.
Il en choisit cinq. Bien des poètes ont transmis leurs noms, parce qu’à leurs yeux elles avaient été distinguées par le jugement d’un homme qui avait dû avoir un sentiment très sûr de la beauté. Il en choisit cinq parce qu’il pensait que tout ce qu’il recherchait pour faire un beau portrait, il ne pouvait le rencontrer dans un seul corps. C’est que la nature n’a pas placé l’absolue perfection dans une seule créature35.
L’anecdote met en exergue la dimension intellectuelle du travail de l’artiste, puisque Zeuxis sélectionne cinq jeunes filles pour parvenir à une composition digne de la nature de son sujet et atteindre la beauté idéale incarnée par Hélène. Or, à partir de la Renaissance, cette valorisation de la part intellectuelle du travail artistique est centrale dans la revendication du statut social du peintre qui veut voir reconnaître sa pratique comme un art libéral – car intellectuel – et plus comme un art mécanique associé au monde de l’artisanat. L’histoire devient aussi une source fondamentale dans la théorie de l’art, parce qu’elle amène à questionner la notion de beau idéal et à distinguer la « vraie nature », celle de la mimesis, de la « belle nature », cette voie qui consiste à re-composer une forme de beauté idéale en sélectionnant des éléments de la nature. Raphaël ne dit rien d’autre à son ami Castiglione dans la célèbre lettre de 1514, alors qu’il travaille au décor de la Villa Farnesina. S’interrogeant sur le modèle à utiliser pour sa Galatée, il écrit :
Je sais que pour peindre une belle, il me faudrait en voir plusieurs, et avec la condition que vous seriez avec moi, pour m’aider à faire choix du meilleur. Mais y ayant si peu, et de bons juges, et de beaux modèles, j’opère d’après une certaine idée qui se présente à mon esprit. Si cette idée a quelque perfection, je l’ignore ; c’est à quoi cependant je m’efforce d’atteindre36.
Représenter Hélène n’est donc pas anodin à partir de l’époque moderne mais signifie une façon de prendre part à cette réflexion sur le beau idéal. D’ailleurs, l’anecdote de Zeuxis sera continuellement reprise par de nombreux théoriciens et artistes. Un exemple significatif est celui du peintre maniériste Domenico Beccafumi (1486-1551). Sur une fresque du palais siennois Casini Casuccini exécutée vers 1525-1530, il figure Zeuxis, assis, sur la gauche, en train de peindre le portrait d’Hélène en s’inspirant des jeunes filles de Crotone qui posent face à lui. La question de la re-composition des modèles pour atteindre le beau idéal est mise en abîme par la représentation du temple de Junon en arrière-plan qui, s’il s’inspire nettement du Tempietto de Bramante (1444-1514), présente un ordre ionique tout en courbes, l’architecture du temple se faisant le reflet de la beauté féminine idéale à laquelle l’artiste aspire. Les corps allongés des jeunes filles font écho à ceux des statues ornant le portique du temple, créant ainsi un dialogue entre l’art du peintre et la sculpture, entre les effigies marmoréennes et les corps à la ligne serpentine des modèles, afin de parvenir à la composition parfaite, une Hélène à peine esquissée sur le carton de l’artiste. Cet exemple montre à quel point les développements artistiques autour du mythe d’Hélène ont contribué à la transformer en objet esthétique autonome : la femme eidôlon mentionnée dans les textes antiques s’est progressivement muée en eikon. Victor Stoichita, dans un article majeur sur le sujet37, a analysé comment les théoriciens et artistes de la période moderne ont investi la version du dédoublement d’Hélène, remplacée à Troie par une statue, un eidôlon. Il mentionne notamment un extrait de l’Idea del Pittore, dello Scultore e dell’Architetto de Gian Pietro Bellori (1613-1693), qui évoque le remplacement de l’héroïne par une statue :
Mais cette Hélène ne fut aussi célèbre que ces deux artistes [Zeuxis et G. Reni] imaginèrent, car l’on sait que certains lui trouvèrent des défauts ; on pense même qu’elle ne vogua jamais vers Troie, mais qu’à sa place on transporta une statue, pour la beauté de laquelle on guerroya pendant dix ans. Et l’on pense que si Homère rendit un culte à cette femme dans ses poèmes, bien qu’elle ne fût pas divine, c’était pour gratifier les Grecs et anoblir et célébrer la guerre de Troie38.
Cette reprise du dédoublement est importante d’un point de vue artistique et esthétique : Hélène devient à la fois un concept abstrait, insaisissable, à l’origine de la création artistique, et sa réalisation concrète et matérielle en étant érigée en objet d’art. En ce sens, son mythe s’oppose à celui de Galatée, tout en le complétant. Les deux histoires sont, d’ailleurs, mises en parallèle dans la marge d’un ms. du Roman de la Rose39 : d’un côté, Zeuxis, à partir des cinq modèles vivants, sculpte Hélène, tandis que, de l’autre, une Galatée sculptée prend vie au côté de son créateur, Pygmalion. Le parallèle est d’autant plus fort que Zeuxis est représenté non en peintre mais en sculpteur en un effet de contamination narrative. Un ms. brugeois plus tardif du Roman de la Rose, réalisé vers 1490-150040, crée ce même écho visuel entre les deux personnages. Au fol. 142rº, un Zeuxis au manteau bleu, réalise une esquisse, assis à son chevalet, à partir des cinq jeunes filles nues, les longs cheveux ceints d’un simple diadème, alors qu’après, au fol. 177vº, Pygmalion, portant un manteau bleu similaire, observe une statue dont la surface marmoréeenne a déjà disparu au profit d’une carnation humaine : Galatée, à la coiffure sophistiquée, dépasse les modèles humains et devient ainsi la matérialisation effective de ce qu’était l’Hélène de papier, à l’état d’ébauche sur le tableau du peintre. Par ailleurs, les prémices à cette transformation de l’héroïne antique en objet d’art sont déjà envisagées dans la matière textuelle médiévale, tout particulièrement dans le portrait étonnamment long d’Hélène dans l’Historia de la destruction de Troie de Guido delle Colonne (ca 1210-ca 1287), qui confère à la description l’apparence d’une ekphrasis artistique. En effet, la renommée de sa beauté conduit Pâris à s’en faire sa propre idée lors de la visite au temple de Vénus. L’une des traductions françaises du xve siècle (Guido A41) reste assez fidèle à l’original latin : la simple vue de la reine déclenche la passion amoureuse du prince troyen (d’un desir ardant et embrasé commença ses yeulx en lui amoureusement fichier et a tous ses membres soubdainnement considerer42). S’ensuit un portrait d’Hélène conforme à la tradition de la rhétorique antique et des arts poétiques médiévaux, tels que l’Ars Versificatoria de Mathieu de Vendôme (ca 1222-1286), qui suit l’ordre habituel, de haut en bas, avec un focus sur le visage puis le corps et les vêtements43. Mais la longueur inédite de ce portrait, unicum dans la tradition textuelle, le rapproche aussi de l’ekphrasis, Hélène se faisant par conséquent une anti-Galatée dont le corps se fige en une œuvre d’art. L’auteur multiplie ainsi les comparaisons assimilant Hélène à une statue polychrome : sa chevelure doree évoque l’airain (la clere onde de la verberacion de son cring faisoit une coulour d’un rain comme or reluisant sur le plain front), son front, plus blanc que lait, a une coulour changant puis blanche puis flammant sous l’effet de la réverbération de ses cheveux, ses yeux vers et estincelans comme deux planettes sont comparés à des pierres précieuses, sa peau à une rose en lait moillie, ses dents sont plus blanches que yvoire, sa chair est coulour de cristal, son blanc col poli est composé de deux columpneles, ses seins sont comparés à deux pommettes, ce terme signifiant petite pomme mais aussi petite boule en bois et en métal44. Sculpteur de mots, il précise parfois même des mesures (la circonference des oeulx par proporcion a demi compas, Lesquelles papillieres qui par mesure se joingnoit celle de dessus a celle de dessoubz quant les yeulx clot, et quant les oeuvre, a sourcilz haulz et gracieux plaisaument se couronnoient, le néz traictiz qui par regle droicte descend et depart les II joes egaument). Cette esthétisation du regard porté sur Hélène se traduit remarquablement dans les enluminures d’un ms. de l’Histoire de la destruction de Troye la Grand conservé à la Bibliothèque nationale de France45, cinquième traduction de Guido (Guido E) qui réduit considérablement la matière textuelle originale46, à l’exemple notable du portrait d’Hélène qui disparaît. Les enluminures de ce ms. réalisé vers 1500 pour Aimar de Poitiers ont été exécutées dans l’atelier des Colombe. Quatre d’entre elles scandent visuellement les étapes de l’enlèvement : Pâris et Hélène au temple de Cythère (petit format, fol. 11rº), la bataille devant le temple (fol. 11vº), l’enlèvement (grand format, fol. 12rº) et l’arrivée à Troie (petit format, fol. 12vº). Deux de ces enluminures témoignent de cette assimilation d’Hélène à une œuvre d’art. Ainsi, sur la première, le corps et le cou d’Hélène semblent être prolongés par la colonne du temple en arrière-plan, en un écho visuel au portrait textuel désormais disparu. Les choix formels de l’enluminure de l’enlèvement (fig. 3.3) paraissent plus pertinents encore : le mouvement circulaire formé par les coiffes blanches des suivantes de la reine de Sparte façonne une niche autour d’une Hélène particulièrement rigide, niche qui rappelle celle qui contient la statue de Vénus en arrière-plan. La sur-ornementation de la composition contribue à une esthétisation de l’image qui transcende l’épisode narratif pour faire de l’enlèvement même un objet d’art : le combat des guerriers, rendus anonymes par la masse informe couleur bronze des armures, est relégué au second plan au profit de la profusion ornementale formant un écrin autour d’Hélène emmenée par Pâris. On notera, en particulier, les scènes sculptées en bas-relief sur la porte d’entrée de Cythère et surtout le décor fastueux du temple avec ses colonnes salomoniques, la polychromie des matériaux, les frises, les sculptures, les médaillons, les rosaces ou encore les acrotères dorés.
Fig. 3.3 : Histoire de la destruction de Troye la Grand, Enlèvement d’Hélène, Paris, BnF, NAF 24920, fol. 12rº (source BnF).
Cette idée d’une esthétisation du regard porté sur Hélène, déjà sous-jacente chez Guido delle Colonne, est pleinement exploitée par les artistes. Par exemple, dans un tableau de 1535 (fig. 3.4), Maerten van Heemskerck (1498-1574) dédouble Hélène dans un paysage onirique, typique des peintres septentrionaux, et avec un goût du détail archéologique caractéristique de l’artiste évoquant ici une Cythère imaginaire. La reine de Sparte est représentée auprès de Pâris sur un char, tandis qu’un autre Troyen emporte une statue de bronze de Vénus. La première a la rigidité du marbre, quand la seconde montre une certaine plasticité ; ni l’une ni l’autre ne bougent mais elles sont transportées et donc perçues comme objets, le peintre renouvelant ainsi le paragone entre la peinture et la sculpture par cette confrontation entre les représentations de la femme et de la statue, de l’être vivant et de l’œuvre d’art47. On retrouve cette émulation entre peinture et sculpture dans un tableau maniériste d’un peintre proche du Primatice (1503-157048) qui figure une Hélène à la ligne serpentine, telle une figure sculptée allongée, redoublée par un personnage féminin marmoréenne, deux figures qui contrastent avec l’agitation colorée des personnages qui les entourent.
Fig. 3.4 : Maerten van Heemskerck, Enlèvement d’Hélène, 1535, huile sur toile, 147 x 383 cm, Baltimore, Walters Art Museum (image du site du musée © Creative Commons License).
Ce jeu sur l’ambiguïté du statut d’Hélène perdure dans les arts visuels à partir du xvie siècle. Ainsi, le peintre napolitain Luca Giordano (1634-1705) fixe, dans un cadrage resserré de son Enlèvement d’Hélène49, une Hélène qui a l’immobilité d’un marbre et la beauté vénitienne d’une figure de Giorgione ou de Titien, au milieu de cinq Troyens tout en mouvement, les joues rougies par les efforts fournis. Il fait ainsi de l’héroïne un archétype artistique, fruit de son assimilation des leçons des maîtres de la peinture vénitienne, qu’il réutilise dans d’autres compositions comme son Arachné de 169550. Bien plus tard, au xixe siècle, le symboliste Gustave Moreau (1826-1898) se réapproprie la figure mythologique qu’il dessine et peint à de nombreuses reprises pour en faire le symbole de l’éternel féminin51. Dans une atmosphère surnaturelle, Hélène fait partie intégrante du paysage troyen : elle fusionne avec le décor de ruines qui l’entoure par le camaïeu de gris et de brun, elle est désormais la fois eidôlon et eikon.