La journée d’études qui s’est tenue à l’Université de Lille le 17 mai 2019 a permis de fédérer autour d’un sujet inédit des chercheurs d’horizons et de pays divers : littéraires médiévistes, éditeurs de textes et historiens, tous spécialistes à des degrés divers de « geste d’Othovien ». Le titre de la journée a été choisi pour mettre à l’honneur les actions mémorables et les hauts faits guerriers – donnés pour véridiques et exemplaires – d’Othovien, un empereur romain légendaire, dont le lignage a fourni la matière de récits épiques relatés sur plusieurs siècles et dans de multiples ères linguistiques.
Les cheminements successifs de cette tradition textuelle multiséculaire et plurilingue ont été dégagés au milieu du xxe siècle par Alexandre H. Krappe, puis par Robert Bossuat1 et les données relatives à de ce cycle épique ont été récemment mises à jour par Paolo Di Luca, dans un excellent article2 qui témoigne parfaitement du regain d’intérêt que connaît aujourd’hui la geste d’Othovien chez les littéraires et les philologues3.
Dans le domaine français, le point de départ du cycle d’Othovien est le Roman d’Othevien qui date des années 1229-1244 et qui emprunte plusieurs caractéristiques formelles à la chanson de geste. Composé de 5370 octosyllabes à rimes plates, le texte relate l’enlèvement par un singe et un lion des deux jumeaux Florent et Othevien (fils de l’empereur Octavien), suivi de leur éducation chevaleresque et des exploits guerriers qu’ils accomplissent contre les ennemis de la foi chrétienne. La fiction narrative prend place durant un passé mythifié, le règne de Dagobert, et rend compte de nombreuses expéditions militaires à Rome, Paris et en Orient. Le Roman d’Othevien est connu aujourd’hui par un seul manuscrit datant de la fin du xiiie siècle : le ms. Oxford, Bodleian Library, Hatton, 100. Ce dernier a été édité par Karl Vollmöller en 18834, mais le travail du chercheur allemand ne répond plus aux critères modernes d’une édition savante et le texte fait actuellement l’objet d’une réédition scientifique dans un travail de thèse mené à l’Université de Lille par Jean-Philippe Llored, sous la direction de Marie-Madeleine Castellani5.
Au xive siècle, le Roman d’Othevien a connu deux réécritures en moyen anglais – l’une septentrionale, l’autre méridionale – qui portent toutes les deux le titre d’Octavian6. Dans l’un des manuscrits conservant la version septentrionale, le ms. Cambridge, Bibliothèque Universitaire, Ff.2.38, Octavian voisine avec plusieurs textes qui reprennent le motif de la noble femme injustement accusée et persécutée7, parmi lesquels le roman Le bone Florence of Rome8, qui entretient des liens étroits avec la geste d’Othovien9.
En France, le Roman d’Othevien a été dérimé assez fidèlement à la fin du Moyen Âge dans un texte dont on n’a pas gardé de témoins manuscrits et que l’on connaît uniquement par des imprimés anciens10. C’est l’imprimeur lyonnais Martin Havard qui en a fourni l’édition princeps en octobre 1500 sous le titre de Lyon et Florent11 ; il lui a donné la forme d’un roman de chevalerie en prose en renforçant notamment le motif de la gémellité12. Le texte a ensuite connu une très riche tradition éditoriale au xvie siècle, sous le titre conventionnel de Florent et Lyon13, à Lyon (Arnoullet), Paris (Jean Bonfons) et Louvain, jusque dans la Bibliothèque Bleue, à Troyes et Rouen. Une traduction en moyen-allemand de Florent et Lyon a également vu le jour à cette époque (Kaiser Octavianus14), traduction à partir de laquelle ont été forgées par la suite d’autres traductions et adaptations en yiddish, en polonais et en russe.
Un siècle avant l’essor de l’imprimerie, la première partie du Roman d’Othevien avait été une première fois remaniée en alexandrins dans une chanson de geste intitulée Florent et Octavien15 ; ce remaniement est bien connu de la communauté scientifique depuis que Noëlle Laborderie en a fourni une édition en 199116. Cette chanson en alexandrins de Florent et Octavien présente un texte qui développe considérablement le noyau de la source sur plus de 18000 vers. Qui plus est, la dimension généalogique de la chanson primitive est accentuée dans les explicit des manuscrits, qui comportent tous une laisse conclusive plus ou moins développée faisant office de transition vers la chanson de Florence de Rome17. L’association des deux matières épiques est motivée par le fait que l’empereur de Rome, Othon, est mentionné à la fois dans Florent et Octavien comme le fils de Florent (et donc le petit-fils d’Othovien Ier), et dans Florence de Rome comme le père de l’héroïne persécutée. Un codex d’origine septentrionale daté de 1456 (le ms. Paris, BnF, fr. 24384) rassemble même sans rupture Florence de Rome à la chanson de Florent et Octavien afin d’accroître la perspective cyclique des deux matières épiques. L’histoire de Florence de Rome est ainsi annexée dans une vaste compilation au sein d’un cycle narratif aux allures de chronique familiale courant sur plusieurs générations.
Or, au milieu du xve siècle, un livre comportant la compilation des deux matières épiques18 a été mis de rime en prose afin de forger la vraye histore des descendants de l’empereur de Rome, Othovyen Premier19. Cette mise en prose que l’auteur anonyme intitule Le livre des haulx fais et vaillances de l’empereur Othovyen et de ses deux filz et de cheulx quy d’eulx descendirent a été réalisée à la demande de Jean V de Créquy, chevalier de la Toison d’or, et achevée en 1454, quelques semaines seulement après le célèbre Banquet du Faisan. Les cinq manuscrits de ce cycle imposant (Bruxelles, KBR, ms. 1038720 ; Chantilly, Musée Condé, ms. 65221 ; Orléans, BM, ms. 466 ; Paris, BnF, ms. n.a.fr. 21069 ; Turin, BNU, ms. L-I-1422) sont contemporains de la rédaction et ont été copiés dans les Pays-Bas bourguignons. Othovyen s’étend sur près de deux cents quatre-vingt chapitres et comporte de nombreux points communs avec les proses d’inspiration romanesque produites à la cour des ducs de Bourgogne ; le remaniement bourguignon s’intègre ainsi dans un corpus d’œuvres littéraires de propagande en faveur de la croisade en Orient, comme Gilles de Chin, le Châtelain de Coucy, le Comte d’Artois, Jean d’Avennes, ou encore l’Histoire des Seigneurs de Gavre23.
La geste d’Othovien comporte, on le voit, des ramifications bien complexes que notre journée d’études du 17 mai 2019 a tenté de rendre plus intelligibles. Nous formulons le vœu que l’ensemble des contributions rassemblées dans le présent volume puissent permettre de poursuivre les recherches sur cette tradition textuelle qui explore les frontières génériques et linguistiques entre ancien et moyen français, entre domaine francophone et anglophone, entre chanson de geste et mise en prose, entre manuscrit et imprimé, entre Moyen Âge tardif et première modernité.
Nos remerciements s’adressent aux organismes qui ont soutenu financièrement l’organisation de la journée d’études et la publication des Actes : l’Université de Lille et l’équipe d’accueil Alithila (Analyses Littéraires et Histoire de la Langue) dont l’un des axes principaux, intitulé « circulation-transmission », est consacré spécifiquement à des questions touchant à la métamorphose des contenus textuels (restructurations et réécriture des textes, suppressions et amplifications, phénomènes d’hybridation et de compilations de sources) et correspond parfaitement à l’ambition de notre journée d’études. Nous souhaitons ainsi remercier l’actuelle directrice d’Alithila, madame Florence de Chalonge, qui a œuvré à la réalisation de notre journée d’études. Notre profonde reconnaissance va également à l’ancienne directrice de notre équipe de recherche lilloise, madame Marie-Madeleine Castellani, qui nous a ardemment soutenus dès les prémices de notre projet.