D’aucuns seront peut-être surpris du rapprochement entre Virginia Woolf et Marguerite Duras. L’époque diffère autant que le style et il est davantage coutume d’apposer le nom de la romancière française à ceux de Henry James, Ernest Hemingway, William Gibson, Truman Capote, William Faulkner ou Tennessee Williams1. Quant à la romancière anglaise, il est plutôt d’usage de l’associer à Nathalie Sarraute, quand il s’agit, dans une perspective comparatiste, de relier celle-ci à des écrivains d’outre-Manche. D’ailleurs, lorsque Sarraute entreprend, dans L’Ère du Soupçon, de mener la « révision du contenu et des formes du roman », elle s’inscrit ouvertement dans la lignée d’une Woolf, « oubliée ou négligée », et aussi dans celle de Proust et Joyce, alors « méconnus »2. Les mouvements qui chez Sarraute précèdent la conscience – ces tropismes – trouve en effet écho dans les sensations ténues et volatiles éprouvées par Mrs Dalloway à l’occasion de ses déambulations londoniennes.
Le point de rencontre entre Woolf et Duras est donc moins évident, ainsi qu’en témoigne le relatif vide critique. Les rares travaux universitaires les comparant ont été menés ici sous l’égide de la folie, là, sous celle des gender studies. Pourtant, la sororité des deux écrivaines existe bel et bien et notre voix se joint à celles de Laure Adler, Viviane Forrester, Dominique Noguez et Alain Vircondelet3, qui se sont appuyés sur une déclaration de Duras pour le penser : « J’ai lu Une chambre à soi de Virginia Woolf, et La Sorcière de Michelet. […]. Ces deux livres-là, c’est comme si j’avais ouvert mon propre corps et ma tête et que je lise ma vie au Moyen Âge, dans les forêts et dans les manufactures du xixe siècle »4, expose Duras en 1987 dans La Vie matérielle.
On s’appuiera donc ici principalement sur les essais, les entretiens, et autres formes non littéraires, pour établir la correspondance entre ces deux romancières qui ont défendu une conception identique de l’écriture. L’une et l’autre ont lancé un appel au déplacement de la littérature : elles ont souhaité rejeter certaines formes d’écriture, telle celle, jugée sclérosée, du roman réaliste, ou encore elles ont su renoncer à une écriture trop maîtrisée qui aurait brisé leur élan et les aurait détournées d’approcher ce point indicible à partir duquel se développe leur matière romanesque nouvelle.
En premier lieu, l’écriture de Woolf et Duras porte les blessures du siècle et de la condition féminine (bien qu’elles n’aient voulu éviter les écueils d’une prose sexuée). Elles appartiennent en effet toutes deux à un siècle meurtri. Agnès Desarthes l’indique : alors que les écrivains du xixe siècle « étaient confortablement installés au sommet d’une tour parfaitement droite et dont les bases n’étaient menacées par aucun conflit », « [ceux] de La Tour penchée », c’est-à-dire, selon la dénomination woolfienne, ceux qui écrivent après la Première Guerre mondiale, « se tiennent en équilibre instable sur un socle que l’industrialisation, la guerre et les nouvelles idéologies font sérieusement vaciller »5. À plusieurs reprises, Woolf fait mention d’Hitler dans son journal. Au fur et à mesure de la montée du nazisme, un changement de ton s’opère. Humoristique, en avril 1935, lorsqu’elle relate le projet d’un voyage en Autriche ‒ « Il est à peu près décidé maintenant que nous traverserons en voiture la Hollande et l’Allemagne, en cachant le nez de Léonard »6 ‒, la tonalité s’assombrit, dès le mois de mai, à la lecture des bannières tendues sur les bords du Rhin – « “Le juif est notre ennemi” […]. Nous commencions à être à bout de nerfs »7. De plus en plus terrorisée par les événements qui se dessinent, l’équilibre de Virginia Woolf est définitivement « rompu par l’irruption de la guerre, qui la touche directement (sa maison londonienne est détruite par les bombardements) et qui, par sa violence, réveille toutes ses angoisses »8.
L’atrocité du siècle résonne en Duras avec une égale ampleur : « En travaillant au secrétariat de François Mitterrand, […] j’en suis venue à connaître les crimes atroces d’Hitler, Auschwitz et l’extermination de sept millions de juifs. J’avais trente ans, et ce n’est qu’alors qu’il me semble que je me suis réveillée d’un long sommeil »9. Laure Adler n’hésite pas à parler de la judaïsation de Duras à l’écoute des récits d’Antelme au retour de Buchenwald : « Ils [Duras et Dionys Mascolo] deviendront autres. Judaïsés. Juifs s’ils avaient pu. Broyés au plus intime de leur être dans ce que le nazisme a réussi à inventer […]. Cette judaïsation de leur être ne les quittera jamais »10. Ces événements sont de ce fait à ce point prégnants qu’ils contaminent l’œuvre par l’intermédiaire de thématiques obsédantes – l’attente interminable du retour d’Antelme dans La Douleur ; la douleur conjuguée de la perte d’un amour et d’une humanité sacrifiée dans Hiroshima. La « question juive » infuse les textes durassiens, présente au détour des titres comme à celui des noms de personnages.
C’est contre la légitimité de l’Empire Britannique que Woolf dirige quant à elle ses attaques, interrogeant « les valeurs archaïques associées aux traditions militaires et impérialistes, aux humeurs belliqueuses, aux folies de l’expansionnisme »11. Elle transmet à Clarissa Dalloway sa position antimilitariste, une position qui figurait déjà au cœur de « Mrs Dalloway dans Bond Street », la nouvelle de 1923 qui précède la parution du roman dans laquelle l’auteure fustigeait la guerre des Boers avec une ironie mordante.
La seconde meurtrissure dont Woolf et Duras se font l’écho renvoie à la condition dévolue à la femme. L’injustice dont celle-ci est victime est violemment critiquée par la romancière anglaise. Dans Trois Guinées, elle ose la comparaison entre l’oppression de ses congénères et la répression nazie. Une chambre à soi (1929), cet essai né d’une conférence qu’elle fut invitée à délivrer en 1928 avec pour sujet « Les femmes et le roman », permet de mesurer le degré d’exclusion de la femme. Un exemple parmi une pléthore : désireuse de consulter le manuscrit du poème Lycidas de Milton sur lequel avait travaillé Charles Lamb, Woolf met en scène le refus qu’elle essuya à l’approche de la bibliothèque :
À l’instant même surgit, tel un ange gardien qui me barrerait la route en agitant sa robe noire au lieu d’ailes blanches, un monsieur à l’air aimable […]. Tout en me faisant signe de reculer, il exprime à voix basse son regret de ce que les dames ne soient admises à la bibliothèque qu’accompagnées d’un professeur de l’université, ou pourvues d’une lettre de recommandation12.
Constatant, au cœur du même essai, la sexualisation unilatérale des productions romanesques et musicales – « Pourquoi aucune femme, quand un homme sur deux […] était capable de faire une chanson ou un sonnet, n’a écrit un mot de cette extraordinaire littérature […] ? »13 –, elle endosse le costume d’une curieuse sociologue et convoque le savoir théorique de Cecil Gray, un musicologue contemporain écossais, dont elle relate les propos :
La femme compositeur occupe aujourd’hui la place qu’occupait l’actrice au temps de Shakespeare. Nick Greene […] disait qu’une actrice lui faisait penser à un chien qui danse. Johnson, deux cents ans plus tard, répéta cette phrase en l’appliquant aux femmes qui prêchaient. Et voici, dis-je, ouvrant un livre traitant de musique, ces mêmes mots appliqués de nouveau, en cette année de grâce 1928, aux femmes qui essayent de composer des œuvres musicales. « À propos de Mlle Germaine Tailleferre, on ne peut que répéter les paroles du docteur Johnson concernant une femme prêcheuse, en les transportant en termes de musique : “Monsieur, une femme qui compose est semblable à un chien qui marche sur ses pattes de derrière. Ce qu’il fait n’est pas bien fait mais vous êtes surpris de le voir faire” ». Tant l’histoire se répète avec fidélité14.
L’histoire ne cesse effectivement de se répéter. Et, des années plus tard, Duras dressera le même constat désabusé : « Je disais que de même que le prolétariat n’est pas passé à la pratique compositionnelle […], les femmes ne sont pas passées à la pratique compositionnelle. Il n’y a pas de femme compositeur, parce que, pour composer de la musique, il faut que l’individu soit dans une totale liberté »15. De la difficulté d’écrire en tant que femme, Duras en fait l’expérience dans la sphère intime – « Comme j’écrivais, il fallait éviter de parler des livres. Les hommes ne le supportent pas : une femme qui écrit. C’est cruel pour l’homme »16. Elle regrette d’ailleurs que cette difficulté s’étende à la sphère institutionnelle notant que, depuis 1900, aucune pièce de femme n’a été jouée « ni à Paris ni peut-être dans toute l’Europe »17. Elle applaudira au succès de la pièce Isma (1970) de Sarraute, confessant à Xavière Gauthier avoir « éprouvé une véritable joie »18.
Il serait pourtant erroné d’en conclure à un appel, de Woolf et de Duras, à une prose sexuée. Elles approuvent l’égalité de droit, mais rejettent l’idée d’une littérature qui porterait ce combat. En ce sens, élever Une chambre à soi au statut de manifeste féministe équivaut à pervertir, et soit dit au passage à récupérer, la pensée de Woolf qui prône – et en ce sens annonce Sarraute – la neutralité (sexuelle) de toute pratique artistique. La romancière reprochait d’ailleurs à Charlotte Brontë d’user de l’écriture « comme d’un moyen pour s’exprimer ell[e]-mêm[e] » et non pas « comme d’un art »19 ; un reproche qu’elle étendait d’ailleurs à son œuvre entière :
Le sexe d’un romancier mettrait-il obstacle à l’intégrité que je considère comme l’épine dorsale d’un écrivain ? […] il est clair que la colère a porté atteinte à la probité de Charlotte Brontë, romancière. […] Elle se souvint d’avoir été privée de son propre droit à l’expérience […] Son imagination dévie sous l’effet de l’indignation et nous la sentons dévier20.
Woolf est rejointe par Duras qui déclare à Godard en 1979 : « Il faut qu’elles cessent d’écrire d’elles-mêmes, aussi. Avant tout. […] Je refuse tous les séminaires dont le sujet porte sur la femme. La femme écrivain, la femme créatrice, la femme cinéaste : je refuse tout »21. Elle réitère cet avis des années plus tard auprès de Leopoldina della Torre, notifiant vouloir « [ê]tre auteur, et puis c’est tout » et, au cours de ce même entretien, avance que dans Une chambre à soi Woolf revendique une harmonie qui repose sur le savant équilibre en soi du féminin et du masculin pour conclure : « Le grand esprit est androgyne. Viser à certaines féminisations de l’art est une grosse erreur des femmes. En se créant cette spécificité, elle limite la portée même de leur propos »22. Ce faisant, Duras s’inscrit dans la lignée directe de l’auteure des Tropismes, qui déclarait à Simone Benmussa :
Je n’existe pas, au sens propre du mot, au moment où je travaille. Je suis, à un tel point, dans ce que je fais que je n’existe pas. Je ne pense pas que c’est une femme qui écrit. Cette chose-là, ce que je travaille, est en train de se passer quelque part où le sexe féminin ou masculin n’intervient pas23.
Le refus d’une prose engagée réunit également Woolf et Duras. Face aux horreurs du siècle, plusieurs choix s’offraient aux écrivains, mais la voix de l’engagement a été refusée par Duras. L’engagement en littérature représente à ses yeux la ligne de partage qui sépare les écrivains des non-écrivains. Elle fustigera, à ce propos, la position de Jean-Paul Sartre qu’elle compare à un « Soljenitsyne d’un pays sans Goulag »24 quand lui-même reprochait aux personnages beckettiens, notamment ceux de Godot, de se complaire au sein d’une attente passive. Dans La Passion suspendue, Duras réitère : « parler des problèmes de l’humanité, cela ne veut rien dire : la bataille incessante, jour après jour, on la mène avec soi, par la tentative de résoudre son irrésolubilité »25. C’est que Duras opte pour la voie d’une littérature qui ne prend appui sur rien. Elle confie à Bernard Pivot :
Des gens très très célèbres pour moi n’ont pas écrit. […] Sartre, il n’a pas écrit […] pour moi, il n’a pas écrit, il n’a pas su ce que c’était écrire […] il a toujours eu des soucis annexes, des soucis en second, de seconde main, il n’a jamais affronté l’écriture pure […] il a toujours puisé dans la société, dans une espèce d’environnement de lui, un environnement politique, littéraire, ce n’est pas quelqu’un de qui je dirai « il a écrit », je n’y penserai même pas26.
La voie durassienne a été également choisie par Woolf. C’est ainsi qu’elle peut dire : « On pourrait à juste titre prétendre […] que traiter de la danse trépidante de la vie moderne […] exige un talent littéraire beaucoup plus grand que de rédiger un essai sérieux sur la poésie de John Donne ou les romans de M. Proust »27.
Le renouvellement romanesque qu’implique l’effondrement des assises au xxe siècle s’impose néanmoins. De quelle nature est-il ? Woolf s’interroge : « Au premier coup de canon, en 1914, les visages des hommes et des femmes se sont-ils montrés, aux yeux des uns des autres, dans une telle nudité que le romanesque en fut tué ? »28. Si le romanesque n’en est pas mort, il fut néanmoins revisité, entraînant un « déplacement de la littérature », de son centre de gravité. L’épisode de la mort d’une mouche, relaté par Duras, est caractéristique de ce déplacement : « Ce n’est pas grave mais c’est un événement à lui seul, total, d’un sens énorme : d’un sens inaccessible et d’une étendue sans limite. J’ai pensé aux juifs. J’ai haï l’Allemagne comme aux premiers jours de la guerre […] cette mort de la mouche, c’est devenu ce déplacement de la littérature »29. Cet épisode décrit la nature nouvelle d’une matière romanesque qui va prendre en charge un réel atroce ‒ car « la mort d’une mouche, c’est la mort, aussi. C’est la mort qui s’étend, dans le monde »30. En quoi consiste ce déplacement illustré par Woolf et Duras ? Les romancières vont l’une et l’autre rejeter une écriture qui s’en tient à la description des apparences, cette écriture caractéristique des romans réalistes « bien peignés, bien léchés »31.
Telle Virginia Woolf, les écrivains modernes réclament la fin d’un réalisme dont, ni le critère d’authenticité photographique – de mise à l’époque d’Austen, Thackeray et George Eliot –, ni le statut de « secrétaire de l’Angleterre »32, applicable à Bennett ou Galsworthy, n’ont valeur d’autorité. En France et outre-Manche, les écrivains en dénoncent le caractère obsolète et inadapté : « Le réalisme ne m’intéresse en rien, il a été, je pense, cerné de tous les côtés et c’est terminé »33, dira de son côté Duras. Dans une conférence de 1924 – « Mr Bennett and Mrs Brown » –, Woolf imaginait, non sans humour, l’attitude de chacun des membres du trio « Wells, Bennett, Galsworthy », assis, dans un train, face à une dame pauvrement vêtue, Mrs Brown :
Il [Mr Bennett] remarquerait les affiches publicitaires, les photographies de Swanage et de Portsmouth, la manière dont le coussin se bombe entre les boutons ; et que Mrs Brown porte une broche qui a coûté trois shillings et onze pence au bazar de Whitworth ; et qu’elle a raccommodé ses gants et même que le pouce gauche a été remplacé34.
Nathalie Sarraute songeait quant à elle aux réalistes français, à Balzac et à son Père Goriot qui « escamot[e] la réalité psychologique »35 en posant l’équation réductible « lieu = personnage », une équation également désavouée par Woolf : « Dire que nous arpentons les rues de Westminster est une façon fort superficielle de nous définir »36, expose-t-elle. Les caractéristiques du personnage « traditionnel, balzacien », à l’identité « lisse, inoxydable, préétablie par le narrateur », seront à son tour stigmatisées par Duras qui appelle de ses vœux un renouvellement de l’art littéraire à même de le représenter, car, selon elle, « l’être humain n’est qu’un simple faisceau de pulsions déconnectées : et c’est tel que la littérature doit le restituer »37. À cet effet, et afin d’être fidèle à leur nouveau credo ‒ « l’intérêt essentiel gît […] dans les régions obscures de la psychologie »38 ‒, les modernes pénètrent l’intériorité des personnages. Cherchant à savoir qui est son personnage Mrs Brown, Woolf s’exclame : « “Assez !” […] j’ai jeté par la fenêtre cet outil affreux, grossier, saugrenu, car je savais que si je me mettais à décrire le calicot et le cancer, ma Mrs Brown, […] serait devenue morne, terne et se serait évanouie à jamais »39.
Duras ne conteste pas la psychologie, et s’accorde avec Xavière Gauthier lorsqu’elle dit que l’œuvre de la romancière se met « à l’écoute de ce qui nous travaille à l’intérieur » : « je vois ça comme l’écoute de l’inconscient. L’inconscient, […] c’est ce qui parle en nous, à notre place. Et dans vos livres, c’est ça, la voix qui parle, elle parle dans les personnages mais pour eux », ajoute l’interlocutrice de Duras40. Toutefois, il est à noter que le rapport que Marguerite Duras entretient avec la psychologie est bien différent de celui prôné par Woolf (et Sarraute). Si elle est considérée par la critique comme étant, au même titre que Michaux, une exploratrice de « l’espace du dedans »41, emmenant son lecteur dans « les contrées du moi »42, contrairement à la romancière anglaise qui plonge totalement dans l’intériorité de ses personnages, Duras reste, en partie, à l’extérieur, « au bord de » cette investigation. C’est l’une des raisons pour laquelle son œuvre a été rapprochée de la littérature américaine, et, plus particulièrement, de la technique behavioriste marquée par la pure et simple observation extérieure, par cette « vision du dehors », comme disait Jean Pouillon en 1946, dans Temps et Roman43.
La seconde caractéristique du déplacement de la littérature qu’opèrent Woolf et Duras concerne le refus d’une écriture maîtrisée. À la relecture de Mrs Dalloway, Woolf craignait de tomber dans cet écueil : « il me reste à lire les premiers chapitres et j’avoue que j’ai passablement peur […] de faire preuve de trop d’habileté »44. Duras reconnaît à plusieurs reprises n’exercer aucun contrôle sur son écriture : « Je dis les choses comme elles arrivent sur moi », explique-t-elle à la sortie de L’Amant45. L’abandon de cette maîtrise est chez duras imputable au lieu depuis lequel l’écriture s’élabore et qu’elle nomme « l’ombre interne »46. L’écrivaine répète inlassablement que « l’écriture c’est l’inconnu »47, que cette écriture n’est sujette à aucune maîtrise, n’étant pas de l’ordre de la réflexion : « Ce n’est même pas une réflexion, écrire », affirme-t-elle48 ; paradoxe suprême, ses livres s’écriraient sans leur auteur : « quand j’écris […] je ne me possède plus du tout »49. Ce faisant, Duras renoue avec le daimôn socratique, son écriture n’étant pas le fruit d’un travail conscient mais se rapporte à une inspiration : « il y a des choses que je ne reconnais pas, dans ce que j’écris. Donc, elles me viennent bien d’ailleurs, je ne suis pas seule à écrire quand j’écris »50. D’une même manière, Woolf renie le travail conscient de l’écriture, les mots s’abreuvant de l’inconnu qu’elle porte en elle : « ils [les mots] aiment aussi que nous fassions une pause ; que nous nous laissions aller à l’inconscience. Notre inconscience assure leur intimité, notre obscurité est leur lumière… »51. La critique, qui considère « les limbes » comme étant le lieu originel de l’écriture et de Woolf (« Les limbes sont mon domaine si l’on en croit le Daily News »52) et de Duras (son « écriture [est] délibérément installée à un stade antérieur à l’élaboration et au contrôle. [C’est u]ne écriture de l’infra, des limbes, de l’en-dessous du seuil de la conscience claire »53) épouse l’impression des romancières.
Ce déplacement que Woolf et Duras font subir à l’écriture n’est pas sans danger et toutes deux témoignent des tourments du métier d’écrire. Dans une lettre adressée à Lytton Strachey, Woolf avoue user de stratagèmes afin de s’y adonner :
L’infirmière estime que je dois m’arrêter [d’écrire]. Je lui réponds que je me contente de griffonner quelques mots à une parente, une célibataire d’un certain âge qui souffre de la goutte et vit de restes de nouvelles concernant la famille. « La pauvre ! » dit l’infirmière. « Elle fait de l’arthrite », lui fais-je remarquer. Mais ça ne marche pas54.
On voit que leur conception de l’écriture accentue la dangerosité de la pratique. Duras le confie à Michelle Porte : « c’est dur d’être avec l’écriture, comme je fais […] : tellement dur que je m’esquinte »55. La difficulté évoquée consiste en l’approche de ce point indicible que chacun recèle ‒ une approche vécue par Duras : « C’est l’inconnu qu’on porte en soi : écrire, c’est ça qui est atteint »56. L’écrivain, dans ce face-à-face avec lui-même, est mis en contact avec une matière informe, inquiétante : comme le dit Duras, « je le vois [l’écrivain] en proie à lui-même, dans ces lieux mouvants […], impossible à cerner, à voir, et dont rien ne peut le délivrer. On est là au bout du monde, au bout de soi, dans un dépaysement incessant, dans une approche constante qui n’atteint pas »57. Woolf, quant à elle, apparente l’écriture de Mrs Dalloway à une aventure intérieure : « j’ai l’impression qu’il [son roman Mrs Dalloway] m’a fait pénétrer profondément dans les couches les plus riches de mon esprit »58. Les romancières traduisent d’ailleurs la douleur de cette plongée en elles par le recours à l’image de la percée ‒ « je suis parvenue à forer mon puits de pétrole […] et je n’écrirai jamais assez vite pour en extraire tout le contenu »59, dit Virginia Woolf, quand Duras précise : « Ce qu’il y a de douloureux tient justement à devoir trouer notre ombre intérieure jusqu’à ce que se répande sur la page entière sa puissance originelle, convertissant ce qui par nature est “intérieur” en “extérieur” »60.
Toutefois, sans commune mesure, c’est la langue même utilisée et interrogée par les romancières qui constitue la caractéristique la plus dangereuse de l’écriture. À dire vrai, selon Michel Pierssens, la santé fragile d’un Mallarmé, d’un Saussure ou d’un Wolfson est imputable à leur commune utilisation du verbe : « Paranoïaques ? Schizophrènes ? […] Il y a là tout un Peuple de la Parole […]. Quelque chose de commun s’y reconnaît, avant même que ne s’établissent les partages qui rangeront d’un côté le linguiste, de l’autre les “poètes”, de l’autre encore les “fous” »61. Cette folie observée à l’occasion du maniement du langage est un objet de crainte pour Woolf ‒ « Seigneur, protège-nous et préserve-nous des mots qui souillent, des mots impurs »62. De même, on lit chez Beckett : « j’ai peur, peur de ce que mes mots vont faire de moi »63 ; et pour Duras : « J’ai peur quand j’écris […]. Les mots sont dangereux »64.
Pourquoi les écrivains risquent-ils la folie au contact du mot ? Parce que la soumission du langage à l’arbitraire a pour conséquence de conditionner le pensable, refusant ainsi à l’écrivain, selon les mots de Quignard, l’accès au « peu qu’[il] désir[e] avec tant d’ardeur » et qui l’« attend plus loin […], impensé »65. Pointant du doigt l’inadéquation entre le mot et la chose, Ferdinand de Saussure au début du xxe siècle avait mis en évidence que le seul rapport qu’il est possible d’entretenir avec le monde est un rapport faussé. La prise de conscience de ce divorce est source de malaise dans l’écriture puisque les modernes ne se contentent plus de ce couple illusoire. Pour Duras, « les mots ne correspondent pas »66 et la critique, dont Joël July, insistera sur le fait que Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) est un « roman qui montre l’inadéquation du langage »67. L’auteur y illustre, en effet, la non-correspondance entre le signe et le référent :
Elle vient de dire que Tatiana est nue sous ses cheveux noirs. Cette phrase est encore la dernière qui a été prononcée. J’entends : « nue sous ses cheveux noirs, nue, nue, cheveux noirs ». Les deux derniers mots surtout sonnent avec une égale et étrange intensité. Il est vrai que Tatiana était ainsi que Lol vient de la décrire, nue sous ses cheveux noirs. […] L’intensité de la phrase augmente tout à coup, l’air a claqué autour d’elle, la phrase éclate, elle crève le sens. Je l’entends avec une force assourdissante et je ne la comprends pas, je ne comprends même plus qu’elle ne veut rien dire. […] La nudité de Tatiana déjà nue grandit dans une surexposition qui la prive toujours davantage du moindre sens possible. Le vide est statue. Le socle est là : la phrase. Le vide est Tatiana nue sous ses cheveux noirs, le fait. Il se transforme, se prodigue, le fait ne contient plus le fait, Tatiana sort d’elle-même, se répand par les fenêtres ouvertes, sur la ville, les routes, boue, liquide, marée de nudité. La voici, Tatiana Karl nue sous ses cheveux, soudain, entre Lol V. Stein et moi. La phrase vient de mourir, je n’entends plus rien, c’est le silence, elle est morte aux pieds de Lol, Tatiana est à sa place68.
Plus qu’une illustration, c’est une accentuation de la différence entre le mot et la chose qu’il nous est donné de lire. En témoignent singularité, obscurité et nature répétitive du passage69. L’extrait révèle, à la fois, le vide du langage et l’incapacité du mot à contenir la réalité. C’est ce que traduit l’image liquide de Tatiana, métaphore d’un réel qui déborde en raison des frontières par trop fixées de son contenant.
L’autre arbitraire renvoie à la langue. Forgé pour que les hommes puissent communiquer et vivre ensemble, le langage repose sur des conventions. La langue, « normalisée, réductrice et colonisatrice »70, conditionne ainsi « le pensable »71 et impose une dictature du sens qui entrave toute pensée singulière. Woolf en dresse le constat :
Les mots, les mots anglais, sont pleins d’échos, de souvenirs, d’associations – et ce par nature. Ils ont vécu dans le monde, sur les lèvres des gens, dans leurs demeures, les rues et les champs depuis des siècles. Et c’est là l’une des difficultés majeures pour les employer de nos jours : ils sont à tel point saturés de significations, de souvenirs, qu’ils ont contracté des unions célèbres72.
Afin de prévenir cette tyrannie des significations, la seule issue est d’engager un combat avec le mot, afin d’en « “néantiser” le sens »73, tâche que Duras fait échoir à son écriture ‒ « Écrire serait […] partir du sens plein, en être submergé et arriver jusqu’au non-sens »74 ‒, mais dont elle ne peut que constater l’impossibilité :
Prendre la grande autoroute, la voie générale de la parole, ne m’attarder sur rien de particulier. C’est impossible à faire, sortir du sens, aller nulle part, ne faire que parler sans partir d’un point donné de connaissance ou d’ignorance et arriver au hasard, dans la cohue des paroles. On ne peut pas75.
Woolf rencontre cette même difficulté du dire. Interrogeant sa capacité à exprimer le réel ‒ « La vraie réalité, ai-je le pouvoir de l’exprimer ? »76 ‒, elle dévoile les fondements de son interrogation pour affirmer que « les mots sont chiches par rapport aux idées »77. Lorsqu’elle tâche d’appréhender la maladie dans l’essai qu’elle lui consacre, elle fait face à la résistance du langage, concluant que « [c]ette expérience [de la maladie] reste incommunicable »78. Si le langage ne peut éviter de faire sens, s’il est conventionnel et limité, comment pourrait-il dire l’indicible, ce projet que Duras confie dès 1967 à Jean Schuster : « Je tente de traduire l’intraduisible, de rendre lisible l’illisible en passant par le véhicule d’un langage indifférencié, égalitaire »79 ? Les romancières n’abdiquent pas face à l’emprisonnement du langage et c’est, paradoxalement, au cœur de la discipline littéraire et, plus précisément, romanesque, que Woolf et Duras vont tenter de le briser.
Toutes deux optent, majoritairement, pour le roman comme le lieu du déploiement de leur écriture. Elles lui reconnaissent des qualités propices à la mise en forme de l’informe. Selon elles, le roman permet l’écoulement d’une pensée singulière. Elles en louent la souplesse structurelle : Woolf qualifie ce genre du « plus souple de tous »80 et évoque l’élasticité de ses contours81. Elles saluent également les qualités de la forme ordinaire du discours qui s’y déploie – le régime de la prose. La romancière anglaise évoque, dans « Le Pont étroit de l’art », « la souplesse […] de l’art démocratique de la prose »82 que le roman détient à ses yeux à la différence de la langue poétique : la poésie « a toujours revendiqué certains droits tels que rime, mesure, diction poétique »83, des barrages qui empêchent la fluidité d’une pensée ainsi lestée. Woolf surenchérit : « Aussi […] la poésie ne peut-elle pas bouger assez vite »84 ; et opte, à l’instar de Duras, pour la mobilité de la prose. L’Anglaise en souligne ainsi la plasticité – « Avec toute la souplesse d’un outil dont on use constamment, [la prose] peut suivre les méandres, enregistrer les changements »85 ‒, quand la Française en aime la vélocité :
L’écriture courante que je cherchais depuis si longtemps et bien je l’ai atteinte […] par écriture courante, je dirai écriture presque distraite qui court, qui est plus pressée d’attraper les choses que de les dire […], je parle de la crête des mots, c’est une écriture qui courrait sur la crête, pour aller vite86.
C’est aussi, aux yeux de Woolf, parce que le roman est un continent récent qu’il est en mesure d’accueillir des pensées nouvelles, se manifestant souvent à un stade embryonnaire. Imaginant une femme souhaitant accéder au métier d’écrivain, elle confie : « Seul le roman était assez jeune pour être malléable entre ses mains »87. La malléabilité du genre romanesque convient à la nature informe de toute pensée novatrice, quand « tous les anciens genres littéraires [épopée et théâtre en vers] s’étaient durcis et avaient pris une forme définie », remarque Woolf88. En effet, le théâtre et l’épopée, figés par des pratiques d’écriture séculaires, ne semblaient permettre que s’y immisce un quelconque inconnu89. Cela explique également que Duras ait souhaité en faire le lieu de la transgression : « Pendant des années, la transgression de la femme s’est exprimée et cantonnée dans la poésie : j’ai voulu la transférer dans le roman », explique-t-elle à Leopoldina Pallotta della Torre90.
C’est d’ailleurs au cœur de la forme roman que Woolf et Duras vont restituer au silence de la folie une parole. Pourquoi un silence de la folie ? Parce que justement la folie se situe hors du langage. En effet, il n’existe pas de mots pour dire la folie si l’on se rappelle que la raison et le discours partagent la même étymologie – « logos » ; il ne saurait donc y avoir un discours de la folie. Dès lors, évoquer la folie à l’aide de notre langage ne serait qu’acrobaties prépositionnelles, comme le suggère Shoshana Felman :
C’est bien notre drame culturel que ce langage nous est précisément impossible à articuler : en cherchant à « dire la folie elle-même », on ne peut que tenir un discours sur elle ; en voulant « parler la folie », on est nécessairement réduit à parler sur la folie91.
Michel Foucault achève de dénoncer le paradoxe d’une folie rejetée « en marge » et d’une langue inapte à la transcrire :
Tous ces mots sans langage qui font entendre à qui prête l’oreille un bruit sourd d’en dessous de l’histoire, le murmure obstiné d’un langage qui parlerait tout seul ‒ sans sujet parlant et sans interlocuteur, tassé sur lui-même, noué à la gorge, s’effondrant avant d’avoir atteint toute formulation et retournant sans éclat au silence dont il ne s’est jamais défait. Racine calcinée du sens92.
Ce faisant, Foucault laisse néanmoins entendre que cette folie n’en existe pas moins et qu’elle murmure, appelant de ses vœux celui ou celle qui lui rendra la parole. On peut penser que c’est chose faite dans Le Ravissement de Lol V. Stein – « livre à part »93, « inaugural »94, à en croire son auteur ; « récit d’une folie »95, à en croire la critique. C’est également chose faite avec Mrs Dalloway : comme l’a pensé son auteure, il s’agit là du « monde vu par la raison et par la folie, côte à côte »96 et, comme l’a dit la critique, c’est une « littérature de la folie », une « écriture de la folie »97.
Who’s Afraid of Virginia Woolf ? Who’s Afraid of Marguerite Duras ? Le lecteur. Parce que l’écriture de ces romancières le conduit aux confins du moi et du mot, lui impose une confrontation avec un point limite. De la même manière que Woolf confiait à son journal, durant l’écriture de Mrs Dalloway – « j’y esquisse une étude de la folie et du suicide […] ou quelque chose de ce genre »98 –, il s’est ici agi de l’esquisse d’un parallèle jusqu’alors tu, et qu’il conviendrait d’approfondir, pour dépasser les lieux, devenus communs, de la folie et du féminisme. Virginia Woolf serait donc la nouvelle pierre à sceller à l’édifice anglo-saxon de l’œuvre durassienne afin d’apprécier la singularité de cette écriture.