À la toute fin de Moderato cantabile (1958), Anne Desbaresdes vient une dernière fois rejoindre Chauvin dans un café où une jeune femme a été tuée par son amant quelques jours plus tôt*. L’échange que reprennent les deux protagonistes porte, comme leurs discussions des journées précédentes, sur le meurtre qui les obsède depuis qu’ils en ont été les lointains témoins, au début du roman. Anne Desbaresdes gémit et se plaint, puis elle prend part, avec Chauvin, à un énigmatique cérémonial : leurs mains « froides » restent « figées dans [une] pose mortuaire »1. Peu après, ce sont leurs lèvres qui se posent « l’une sur l’autre », « suivant le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et tremblantes » (p. 1256). Les personnages échangent alors ces dernières paroles : « “Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin. / – C’est fait”, dit Anne Desbaresdes » (p. 1257).
Toute l’organisation du roman culmine dans cet échange troublant, que la critique a pu identifier comme un mime ou un simulacre de la scène de meurtre initiale2. Mais on pourrait aussi dire, de façon un peu plus spécifique, qu’au moment où Chauvin prend le visage de l’amant homicide, Anne Desbaresdes, épousant les traits de la jeune femme assassinée, fait comme si elle était morte : elle fait la morte. La pertinence de cette proposition semble appuyée par le retour de cette image dans d’autres œuvres phares du corpus durassien. Ainsi, dans Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), il s’agit pour le narrateur d’« ouvrir des tombeaux où Lol fait la morte » pour « inventer les chaînons qui [lui] manquent dans l’histoire »3 et, dans Le Vice-consul (1966), le personnage central est décrit comme « un homme mort », tandis que ceux qui l’entourent « font les morts »4. Le présent article visera à analyser le rôle central de cette image intrigante de la mort feinte dans la poétique de Moderato cantabile5. On verra, d’une part, qu’elle se trouve au cœur de la tension que le roman institue entre scènes (initiale et finale, notamment), dialogue et récit, mais aussi entre urgence et passivité. D’autre part, il s’agira d’examiner ce qui fait de la mort feinte l’image d’une dynamique contradictoire par laquelle la perte de ses moyens se renverse, devenant un moyen poétique.
Scènes, dialogue, récit : impossible de faire autrement
L’une des particularités de Moderato cantabile est de mettre à l’épreuve, de façon manifeste, des catégories anciennes de la réflexion poétique en laissant presque toute la place, en ses pages, à un dialogue qui opère une tension entre scène et récit6. Le meurtre du premier chapitre constitue bien une scène comme on le dirait pour désigner, dans un élargissement du sens initial du terme, un événement violent et spectaculaire et ses conséquences immédiates7. Mais quand on l’examine de près, on remarque que le crime – dont procède tout le récit qui s’amorce – est omis par la narration, voilé, mal entendu, mal vu par les personnages. Ainsi, à peine quelques lignes après le retentissement du « cri de femme » (p. 1207) surgissent d’autres cris qui viennent « consacr[er] une actualité déjà dépassée » (p. 1208). Lorsque, après la leçon de piano, Anne Desbaresdes – à travers qui l’on perçoit ce qui arrive8 –, s’approche du café, elle ne peut se placer qu’au « dernier rang des gens qui, le long des vitres ouvertes, immobilisés par le spectacle, vo[ient] » ; et elle n’aperçoit les contrecoups du crime qu’à travers « la pénombre de l’arrière-salle » (p. 1210). La narration va jusqu’à préciser qu’à cause du « crépuscule trop avancé », Anne Desbaresdes n’arrive pas à déterminer « si des larmes […] coul[ent] » sur le visage de l’assassin emmené par des policiers – un élément d’information pourtant précieux pour l’enquête des protagonistes –, les agents semblant pour leur part trouver toute cette situation sans intérêt, arborant un « air identique d’intense ennui » (p. 1211). En somme, la scène initiale de violence demeure un « événement inconnu » parce qu’elle est d’emblée déjà consommée (p. 1209) ; c’est un événement « creux »9 dont Anne n’est ni l’instigatrice ni l’actrice, mais une spectatrice imparfaite, tardive, à la perception lacunaire.
Paradoxalement, si cette scène élusive acquiert l’épaisseur d’un récit – à peine, a-t-on pu le reprocher à Duras10 –, c’est dans le dialogue, dans la parole échangée par les personnages qui s’expriment comme s’ils étaient dans (et sur) une scène de théâtre, voire au cinéma11. Anne Desbaresdes et Chauvin ne cessent de se relancer, de s’encourager à poursuivre leur narration dialoguée : « Parlez-moi » (p. 1221) ; « Je voudrais que vous me disiez […] » (p. 1222) ; « Dépêchez-vous de parler. Inventez » (p. 1230) ; « Dites-moi encore, […], vous pouvez me dire n’importe quoi » (p. 1231) ; « je voudrais que vous me disiez » ; « si vous pouviez me dire, j’aimerais savoir encore un peu davantage. Même si vous n’êtes pas sûr de ne pas savoir très bien » (p. 1243). L’incertitude qui entoure, partout dans le roman, le savoir des protagonistes se manifeste ici dans la syntaxe, alors qu’ils reconnaissent, sans s’en formaliser, qu’ils ignorent tout, ou presque, du crime dont ils parlent fiévreusement, et qui les ramène l’un à l’autre12.
Une formule employée par Dominique Rabaté pour aborder Le Ravissement de Lol V. Stein, que nous avons envisagée d’emblée, pourrait bien qualifier l’organisation de Moderato cantabile : un « événement inaugural a certes eu lieu, mais ce qui s’est passé suscite sans cesse le désir de le décrire encore et encore », un « événement qui, faute d’avoir jamais pu se réaliser absolument ne cesse de produire les effets magnétiques d’un après-coup sans fin »13. Dans Moderato cantabile, c’est ce défaut qui caractérise la scène initiale – une lacune dans la perception des personnages, dans leur capacité d’en savoir quelque chose, de la raconter – qui permet que s’installe un dialogue qui, même s’il piétine, est l’unique contenu de leur maigre histoire.
L’effet de magnétisme tient aussi à la correspondance de cette tension entre représenter et raconter avec une contrainte équivoque, qui se présente chez les personnages à la fois comme un empêchement et une impulsion irrépressible : il « m’aurait été impossible de ne pas revenir », déclare Anne Desbaresdes lors de leur première rencontre au café, le lendemain du crime ; « Je suis revenu moi aussi pour la même raison que vous », répond Chauvin (p. 1218). De telles remarques sont abondantes dans ce récit marqué par l’incapacité des personnages à échapper à ces énigmatiques impératifs : « Ce cri était si fort que vraiment il est bien naturel que l’on cherche à savoir. J’aurais pu difficilement éviter de le faire, voyez-vous » (p. 1214). Et lorsqu’Anne Desbaresdes réalise, au chapitre iv, que sa conversation prolongée la mettra en retard pour la réception où on l’attend, elle confie à Chauvin, sans pour autant remédier à la situation : « Je ne pourrais pas faire autrement » (p. 1242).
Cette impossibilité de faire autrement se manifeste ainsi comme une passivité contradictoire qui s’impose aux personnages, qui envahit peu à peu leur vie, dès que le dialogue prend naissance entre eux, alors que se brouillent la scène initiale de crime, le récit qu’ils en font et ce qui appartient à leur propre récit. Tandis qu’Anne Desbaresdes étire ses présences au café, au péril de ses responsabilités, Chauvin confie avoir cessé de travailler par « besoin de temps », de « temps pour ne rien faire » (p. 1220). S’élaborant dans cette étrange urgence de ne rien faire, le dialogue écrase les personnages, les amortit – l’alcool aidant ; il les piège et par là les rapproche des amants du meurtre, qu’Anne Desbaresdes et Chauvin imaginent « comme des bêtes enfermées, [qui] ne savent pas ce qui leur arrive », qui « tournent et retournent dans la chambre » (p. 1227). Les protagonistes, ne pouvant faire autrement que de revenir sur la scène du crime qu’ils interrogent, évoluent dans un état équivoque caractérisé par la hâte, voire la violence, où ils n’ont toujours que « très peu de temps » (p. 1228), et par la « torpeur » (p. 1232), où Anne Desbaresdes, « comme à son habitude parfois, s’alanguit » (p. 1229), et son regard « s’évanouit lentement sous [une] insulte [de Chauvin], s’ensommeill[e] » (p. 1241).
C’est dans ce hors-temps de leur dialogue, où la passivité et l’urgence se confondent, que les personnages reviennent à l’événement premier, qu’ils y sont ramenés, comme malgré eux. Dans cet état contradictoire, celui d’un faire indissociable d’une impossibilité de faire autrement, d’action et de subissement, qui se manifeste tant sur le plan du dialogue que dans le comportement des protagonistes, on reconnaît la dynamique de la mort feinte. Car, en effet, faire le mort repose sur un mouvement semblable, ce geste de dernier recours consistant, devant un danger imminent, au-dessus de ses forces, à n’agir qu’en renonçant à agir.
Nous entrevoyons déjà un peu mieux de quelle façon la mort feinte d’Anne Desbaresdes, dans le huitième chapitre, s’inscrit dans l’organisation d’ensemble du roman. Cette reprise du meurtre se présente d’ailleurs comme l’approche inexorable d’un point où les moyens des personnages – de savoir, de raconter – en viendraient à faire défaut. Chauvin le constate lui-même, durant cette dernière scène : « Ce n’est pas la peine d’essayer de comprendre. On ne peut pas comprendre à ce point » (p. 1255). Alors que s’achève leur ultime échange, Anne Desbaresdes voit poindre, elle aussi, cette limite : « Peut-être que je ne vais pas y arriver », dit-elle, puis, un peu plus loin : « C’est impossible » ; Chauvin tente de l’encourager : « Une minute […] et nous y arriverons »14 (p. 1257). Puis, d’un coup : « C’est fait » (loc. cit.)
Dans et par15 cette formule finale d’Anne Desbaresdes – sa réponse au souhait exprimé par Chauvin : « Je voudrais que vous soyez morte » (p. 1257) –, s’affirme la tension qu’on a vue à l’œuvre dans tout le roman. D’abord, le « C’est fait » est le point extrême du rite mortuaire dont les protagonistes paraissaient captifs, posant théâtralement des gestes, de leurs mains et lèvres « afin que ce fût fait, dans la seule intention que ce le fût, plus autrement, ce n’était plus possible » (p. 1255), la narration précisant même par la suite : « Ce fut fait » (p. 1256). Autrement dit, le « C’est fait » d’Anne Desbaresdes reprend dans le dialogue la contrainte équivoque que la narration fait peser sur ses personnages16, cette interférence étant marquée par le remplacement du passé simple du récit historique (ce fut fait) par le présent du discours (c’est fait)17. La formule, qui peut évoquer le « Tout est accompli » prophétique de la Passion18, désigne des personnages qui semblent à la fois agir et subir leurs propres actions. Cette dynamique contradictoire s’inscrit dans la syntaxe même, par une reprise anaphorique, le « c’ » (« ce ») étant redoublé par l’anaphore verbale opérée par le verbe « faire »19. Ce qui est fait, c’est « que vous soyez morte », qu’Anne soit morte. Ainsi, d’une part, Anne Desbaresdes dit : « Nous y sommes arrivés », soit l’avancée de leur discours vers ce qui leur avait semblé être un seuil, un point incompréhensible, celui où Chauvin souhaiterait sa mort. Mais elle dit aussi, d’autre part, « je suis morte », sa formule effaçant à la fois le « je » et l’action même dont il est question (mourir). Épousant l’énoncé de Chauvin en y renvoyant, Anne Desbaresdes fait, mais en poussant une passivité contradictoire à sa limite : elle fait la morte syntaxiquement, dans la parole. Sous cet éclairage, le « C’est fait » par lequel Anne Desbaresdes fait la morte serait l’articulation où se rattachent les scènes initiales et finales, où se cristallise une tension qui marque tout le récit. Mais si la mort feinte se présente comme une renonciation à ses moyens, il faut maintenant examiner en quoi elle est aussi, paradoxalement, un moyen.
La mort feinte comme moyen : scènes et scénographie
Pour ce faire, revenons à l’échange entre l’enfant et Mlle Giraud, une scène cruciale qui donne d’ailleurs son titre au livre. Alors qu’on lui demande ce que veut dire l’indication « moderato cantabile », l’enfant, qui ne le « sai[t] pas » ou « ne veu[t] pas le dire » (p. 1205-1206) – il confiera plus tard à sa mère qu’il ne sait même pas s’il « le fai[t] exprès » (p. 1239) –, entre dans une attitude apparente de passivité qui dépasse le simple refus. Il se fait « immobile, les yeux baissés » (p. 1205) ; « pas un cil de l’enfant ne boug[e] », lorsque Mlle Giraud exaspérée frappe sur le clavier, pas plus que ses mains ne se déplacent lorsqu’elle casse son crayon près de celles-ci (p. 1205-1206). Durant la deuxième leçon, il « atten[d] la consommation de son supplice » sans broncher (p. 1233) et Mlle Giraud doit « lui tourn[er], lui mani[er] la tête, le forc[er] à la voir » (p. 1235). Même s’il peut lui arriver de jouer ce qu’on lui demande, l’enfant agit « dans le désintérêt parfait du moment qui pass[e] » (p. 1236-1237), se trouvant à faire de la musique « sans qu’il par[aisse] le vouloir, en décider » (p. 1237). À certains moments, l’inaction et l’indifférence semblent totales : « L’enfant ne jugea pas bon de répondre. La dame reconsidéra une nouvelle fois l’objet qui était devant elle » (p. 1205). Ce terme curieux revient quelques lignes plus loin, quand il « repr[end] sa pose d’objet » (p. 1206).
La posture immobile de l’enfant, qui renonce à faire, correspond au « C’est fait » d’Anne Desbaresdes, en ce qu’on y retrouve la dynamique contradictoire de la mort feinte. Dans Les Parleuses (1974), Duras élabore avec Xavière Gauthier une conception de la passivité qui paraît tout à fait éclairante pour l’analyse menée ici. Si ces remarques ne peuvent évidemment pas être prises comme la « vérité » de l’œuvre, fixée une fois pour toutes par l’intention auctoriale, elles font apparaître des points de continuité entre le discours sur l’œuvre et le discours de l’œuvre20. Il n’est pas anodin que Duras, tandis qu’elle semble envisager à la fois ses livres et le contexte plus large dans lequel ils s’inscrivent, découvre dans la passivité une paradoxale source de puissance : « C’est une force considérable. Vous imaginez ce que serait le monde, si on opposait la passivité à…, à toute la bêtise, à tous les gouvernants, à…, à tous les hommes aussi »21. Elle explique, abordant différents enjeux politiques : « […] la passivité aurait dû s’exercer tout de suite. On cherche quelqu’un : il n’y a personne. Même si vous dites “non”, vous entamez le dialogue »22. Ainsi, propose Duras, « les gens qui dénoncent des tas de choses demandent de passer à une action politique, alors que la première chose à faire, ce serait de s’abstenir »23.
Cette étrange renonciation est plus complexe qu’elle n’y paraît de prime abord. Car Duras et Gauthier lui accordent, dans une certaine mesure, la portée d’une action, en la rattachant à la recherche d’un « moyen nouveau » devant un « désespoir politique immense »24, face à « un fond de peur et de désespoir, un fond commun » lié à « l’oppression », caractéristique des femmes à leurs yeux25. Il est frappant de noter que cet état partagerait, selon Duras, certains traits avec la mort, y trouvant même son efficacité potentielle, comme elle l’explique, à propos de l’un de ses films : « Cette passivité, cette immense force des fous de S. Thala », implique une mort « à un certain ordre des choses, à ce qui est proposé » ; et elle passe du plan des personnages à celui de la vie empirique, donnant une résonance plus grande encore à ses commentaires : « […] moi aussi je suis morte à cet ordre de choses. Toi aussi. Dans notre milieu, on ne voit que des gens qui sont morts… au reste »26. À un autre moment, Duras revient sur la puissance de la passivité, mais en l’associant à l’enfance : « […] ce que je veux dire, c’est simplement que l’inertie, les refus, le refus passif, le refus de répondre en somme, est une force colossale, c’est la force de l’enfant par exemple, c’est la force de la femme »27. Notons d’ailleurs que dans les manuscrits de L’Amant, l’écrivaine relie l’enfance à la situation d’oppression et de contrainte qui découle d’une expérience historique particulière, celle de la guerre : « La guerre est un événement qu’il faut subir pendant toute sa durée. De même, l’enfance qui subit son état »28.
Un tel discours éclaire la situation du fils d’Anne Desbaresdes dans Moderato cantabile, lui qui, soumis aux adultes qui l’entourent, est souvent contraint de se plier à leur volonté, se trouvant pour ainsi dire dépourvu de moyens d’agir autrement que par la renonciation apparente à ses moyens. Dans le jeu d’échos qui caractérise le roman, il est d’ailleurs significatif que cet enfant semble renvoyer constamment à sa mère : si la patronne du café insiste ainsi sur leur ressemblance (p. 1213), Anne Desbaresdes affirme elle-même à deux reprises qu’elle croit l’avoir « inventé » (p. 1218 et 1255) – un mot qui n’est pas anodin, qui semble irrésistiblement pointer vers le processus même de la création littéraire, du faire poétique.
C’est un peu comme cet enfant se fait « objet », silencieux devant le sens de l’expression musicale « moderato cantabile », qu’Anne Desbaresdes est confrontée à l’incompréhension de ce meurtre qui la dépasse. Alors que le personnage éprouve un besoin impérieux de voir, de savoir, de raconter, l’œuvre ne cesse de montrer son impuissance à y parvenir pour de bon. Il n’est sans doute pas étonnant que Chauvin et elle perçoivent ainsi les limites de leurs capacités, puisque c’est presque toujours de la mort qu’il est question dans leurs échanges, de la mort qui a emporté l’amante assassinée, de la mort des femmes qui auraient précédé Anne Desbaresdes dans sa maison (p. 1230) – qui sont, comme elle le dit avec insistance, « mortes, mortes » (p. 1242) –, mais c’est aussi, et surtout, la mort d’Anne Desbaresdes elle-même qui devient indirectement le cœur de leur dialogue, de leur récit, de la scène finale. C’est elle que le personnage se trouve enfin à envisager : le sujet « impossible », irracontable, par excellence29.
Or l’enfant « inventé » donne à voir la puissance insoupçonnée que recèle la lacune de moyens. Dans un passage central de Moderato cantabile, Duras décrit un des moments où l’enfant accepte de jouer : « La sonatine se faisait sous les mains de l’enfant – celui-ci absent – mais elle se faisait et se refaisait, portée par son indifférente maladresse jusqu’aux confins de sa puissance » (p. 1238). La passivité, même dans l’action – manifeste dans la manière dont l’emploi de la forme pronominale le détache de sa musique (la sonatine se faisait, se refaisait) –, et l’absence apparente de l’enfant semblent activer son attention, sa disponibilité, son écoute : l’enfant est le seul à se « souvenir », immobile, « que le soir [vient] d’éclater » et à en « frém[ir] (p. 1205). C’est lui qui, nous dit-on, perçoit, en son « sang » la « vedette » qui passe sur la mer, loin de sa leçon de piano (p. 1206). C’est dans le « silence de son obstination » que s’élève le « bruit de la mer » (p. 1206-1207) et c’est le premier à réagir quand retentit le cri de la femme : « Qu’est-ce que c’est ? », lance-t-il aussitôt (p. 1207). De même, c’est lui qui, lorsqu’il fera mine de capituler devant Mlle Giraud et répétera « modéré et chantant », est soudain, comme le décrit la narration, « totalement en allé où ? » (ibid.), dans un mouvement immobile où la fuite vers l’ailleurs s’inscrit dans la syntaxe30. Enfin, c’est bien cette « docilité triomphante » que lui attribuera le texte (p. 1234) qui amène Mlle Giraud à pousser, durant la première leçon, « un cri d’impuissance étouffé » (p. 1205) :
La dame s’étonna de tant d’obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux yeux de cet enfant que d’un geste, pourtant, elle eût pu réduire à la parole, que l’aridité de son sort, soudain, lui apparut.
« Quel métier, quel métier, quel métier », gémit-elle (p. 1206).
On entrevoit alors comment cette puissance du subissement, de la faiblesse, de la passivité de l’enfant éclaire sous un nouveau jour la mort feinte, le « C’est fait » que nous avons examiné plus haut. Dans cette situation contradictoire qui est la sienne, Anne Desbaresdes, paralysée entre l’urgence et l’oisiveté, dépassée, est amenée à appréhender autrement cette mort qui l’obsède, qui va au-delà de ses forces, moins à la cerner pour de bon, à la comprendre, qu’à y succomber en apparence, à l’épouser dans et par son discours. Il semble qu’à travers la perte de ses moyens, tandis qu’elle fait en ne faisant rien, qu’elle fait en disant – en disant à peine –, Anne Desbaresdes, trouve une façon d’échapper au sort funeste qui la menaçait.
La feinte de mort, qui se manifeste non seulement dans la scène finale, mais aussi dans la dynamique paradoxale du dialogue où les personnages élaborent leur récit, pourrait être vue comme participant de la « scénographie » de Moderato cantabile, dans un sens analogue à celui que propose Dominique Maingueneau, au confluent des études littéraires et de la linguistique de l’énonciation. En des pages qui en font une notion à la fois flexible et un peu élusive, Maingueneau explique en effet que la « scénographie » serait le « pivot de l’énonciation »31, « la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation même »32. Agissant « aussi bien en aval de l’œuvre qu’en amont »33, ce serait la façon dont les œuvres énoncent, mettent en scène les conditions de leur propre énonciation. Cette notion de scénographie est porteuse, car elle ne correspond pas à un « procédé », n’étant pas le « cadre contingent d’un “message” que l’on pourrait “faire passer” de diverses manières », mais ne fait « qu’un avec l’œuvre qu’elle soutient et qui la soutient »34. On pourrait dire qu’une scénographie véritable serait sensible, sur différents plans, à travers le système poétique entier d’une œuvre, et qu’elle inscrirait ce faisant cette dernière dans sa société et son histoire, se trouvant « à l’articulation entre l’œuvre considérée comme un objet esthétique autonome, et les conditions de son émergence »35.
Concevoir la mort feinte comme une forme de « scénographie » éclaire la centralité de cette image dans la poétique de l’œuvre et conduit à envisager son rattachement à sa situation socio-historique : on sait que Moderato cantabile est écrit durant cette période des années 1950-1960 où les chocs de la première moitié du siècle provoquent une interrogation des moyens de la littérature36. Et la résonance entre l’image de la mort feinte, l’organisation du roman et le cadre plus général où il s’énonce est d’autant plus frappante que le livre est aussi le lieu d’un tournant dans l’œuvre de Duras, un point d’inflexion dont elle dira plus tard : « C’est en ne travaillant plus que [j’ai] disposé [du langage]. Quand je travaillais trop mes textes je n’en disposais pas. C’est à partir de Moderato cantabile […] que j’ai commencé à écrire – comment exprimer ça ? – que j’ai commencé à écrire n’importe quoi dans une direction donnée »37. Il ne faut pas être dupe de cette affirmation de l’écrivaine, mais on reconnaît, dans son discours, ce renversement par lequel la renonciation apparente à ses moyens se fait moyen38. Épouser ce mouvement de perte de ses capacités se présenterait comme un moteur pour l’écriture, mais aussi un moyen de survie, seul recours pour prendre en charge l’horreur qui laisse sans moyens.
Lorsqu’on envisage le roman à la lumière de l’image de la mort feinte et de l’interrogation des moyens de la littérature qui y est problématisée, on voit qu’il s’organise dans et par un désistement qui devient lui-même moyen. Sous cet angle, la mort feinte, comme image, cristallise toute la dynamique de Moderato cantabile ; elle n’est plus juste un symbole, un simulacre ou le mime d’une mort initiale prétendument indicible. Elle permet plutôt une sortie du dualisme tragique sur lequel repose l’idée d’une inadéquation fondamentale entre le langage et l’expérience du monde, étant l’image de la prise en charge de l’innommable par le discours poétique : elle rappelle que c’est de l’échec de la nomination qu’émerge le dicible, l’infiniment dicible39. Voilà la puissance que recèle l’impuissance feinte d’Anne Desbaresdes. Quand elle épouse les traits de la morte, c’est un rapport au faire poétique qu’elle se trouve à incarner, à dire, ne prononçant pourtant que cette inoffensive formule : « C’est fait ».