En 1984, après un détour de quelques années par le cinéma, Duras reçoit le prix Goncourt pour L’Amant qui connaît un grand retentissement. La même année, Ernaux obtient le prix Renaudot pour La Place1 qui remporte également un franc succès, de même que ses livres suivants dont Mémoire de fille, paru en 2016, qui, de bien des façons, fait écho à l’œuvre de son aînée. En outre, l’intertextualité entre ces livres se double d’une intersémioticité : littérature et cinéma se conjuguent dans les deux textes.
Chez Duras, les rapports et les échanges entre textes et images filmiques ne sont plus à démontrer pour celle qui fut tout à la fois écrivaine, dramaturge, scénariste et réalisatrice. Au sujet de L’Amant, dont elle est chargée au départ d’écrire l’adaptation2, elle souligne ainsi que « [l]’histoire est très, très filmique »3. Pour sa part, Ernaux entretient également un lien étroit avec le cinéma au vu des références cinématographiques qui abondent dans son œuvre littéraire, de l’adaptation de plusieurs d’entre elles4, de sa collaboration à divers films documentaires5, mais aussi de la dimension cinématographique de son écriture. Ernaux affirme à cet égard que « cinéma et littérature ne sont pas étanches », reconnaissant que plusieurs films ont inspiré ses œuvres littéraires6.
Reprenant les termes de Jean Cléder, nous nous interrogerons sur la façon dont ces deux écrivaines « ont détourné les techniques cinématographiques pour mettre au point une cinématographie de l’écriture »7. Comme nous le verrons, à l’image des œuvres étudiées, cette écriture cinématographique présente des liens avec la photographie, laquelle est une ressource première du cinéma8. En effet, des descriptions de photographies sont à l’origine de L’Amant, qui se voulait au départ un commentaire d’un album familial que Duras projetait de nommer « L’image absolue »9, de la même manière, elles procèdent de Mémoire de fille, qui confirme l’attrait de l’écrivaine pour l’art photographique. Toutefois, il s’agira ici d’insister surtout sur la spécificité de la « cinématographie de l’écriture », comme pratique introduisant des nouvelles potentialités au regard de la photographie. À cet égard, nous nous attacherons plus particulièrement aux constructions scéniques à l’œuvre dans L’Amant et Mémoire de fille en ce qu’elles révèlent le glissement de l’écriture photographique à l’écriture cinématographique et en formulent les enjeux. Ceux-ci seront abordés à travers le lien du poétique et du politique dans mesure où l’écriture cinématographique sera ici entendue comme le geste féministe d’exposition d’une agentivité en vertu de laquelle les autrices se font metteuses en scène d’elles-mêmes et attestent, par conséquent, d’un ressaisissement de soi par l’écriture.
Nous analyserons dans un premier temps la façon dont Duras et Ernaux puisent dans la dimension visuelle de la scène, mettant ainsi au jour une forme d’hypotypose cinématographique, et donnent à voir ce qui ne l’est habituellement pas. Dans un deuxième temps, nous verrons comment elles développent une nouvelle forme de réalisme littéraire, qui leur permet de révéler une indicible réalité, en s’appuyant sur une esthétique du (dé)montage. Enfin, dans un dernier temps, il s’agira d’étudier la manière dont Duras et Ernaux s’inspirent de la distance qu’instaure l’œil objectif de la caméra pour penser une écriture visant tout autant à la resubjectivation de soi qu’à celle du lectorat.
(In)visibilité des images : l’hypotypose cinématographique
« Donner à voir on le peut aussi bien par un livre », énonce Duras10. La scène produite par l’œuvre littéraire a partie liée avec celle projetée sur un écran, dans la mesure où la scène romanesque sait accorder au visuel une très grande importance. En ce sens, la définition de l’hypotypose, laquelle propose de rapprocher un fragment textuel d’une peinture, peut également s’appliquer à la comparaison entre une scène de récit et la projection d’une image. Il est question, dans un cas comme dans l’autre, de « décrire une scène de manière si vive, si énergique et si bien observée qu’elle s’offre aux yeux du lecteur avec la présence […] de la réalité »11.
Le texte des deux autrices débute par la description au présent d’une photographie, c’est-à-dire d’une image figée. Dans L’Amant, l’image est celle d’une jeune fille âgée de quinze ans et demi qui traverse le Mékong sur un bac et s’apprête à rencontrer celui qui deviendra son amant. Mémoire de fille s’ouvre également sur la description d’une image de la jeune fille avant son entrée comme monitrice dans une colonie de vacances où elle fera la rencontre de H. Ces deux images ont toutefois pour particularité de ne pas exister. Chez Duras, « l’image absolue » s’impose dans cette ultime version comme une photographie invisible, non parce qu’elle n’a pas été reproduite, mais parce qu’elle n’existe pas. Il n’en reste pas moins que l’autrice en a une vue claire : « Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir », note la narratrice dans les premières lignes de L’Amant12. De même, la narratrice de Mémoire de fille assure : « Il n’y aucune photo d’elle l’été 1958 »13. Toutefois, elle ajoute : « Même sans photo, je la vois, Annie Duchesne, quand elle débarque à S du train de Rouen en début d’après-midi, le 14 août »14. Soulignons à cet égard l’importance accordée aux verbes de perception, et notamment au verbe « voir » qui ouvre leurs descriptions. « Le verbe voir est un des verbes de la langue française les plus employés par Marguerite Duras », assure Noguez15. Ce verbe introduit également la plupart des descriptions dans Mémoire de fille. Les écrivaines proposent ainsi paradoxalement la description d’une photographie inexistante s’offrant aux yeux du lectorat d’autant plus fortement peut-être qu’elle n’existe pas. Comme l’écrivait Duras, « [c]’est par le manque qu’on dit les choses, le manque à vivre, le manque à voir »16.
Ce moment n’a pas été photographié, car il constituait alors un non-événement, ainsi que le note Duras : « une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été. […] Elle n’aurait pu être prise que si on avait pu préjuger de l’importance de cet événement dans ma vie, cette traversée du fleuve »17. Il en va de même pour Ernaux qui, dans Mémoire de fille, fera de ce qui était censé au départ n’être qu’un banal séjour en colonie de vacances un « événement »18 marquant. Partant, à travers l’écrit, Duras et Ernaux tentent de rendre visible cette image inexistante en ce qu’elle constitue dans leurs textes « le point focal central », comme le souligne Fabien Arribet-Narce : l’une et l’autre décrivent un moment jugé décisif « ayant symboliquement marqué à leurs yeux la fin de l’enfance et de l’innocence, la séparation d’avec le milieu familial et social d’origine (et avant tout de leur mère), et finalement le début de leur vie d’écriture »19.
Ces images ont tôt fait de se mettre en mouvement ; elles se déploient dans la durée et en cela s’opposent au caractère figé de la photographie20. Dans le récit des autrices, les images deviennent de véritables scènes animées, telles que le cinéma (du grec kinēma : mouvement) en propose, et justifient ce faisant l’expression d’« hypotypose cinématographique »21. Comme le remarque Duras, l’image de la jeune fille sur le bac « dure pendant toute la traversée du fleuve »22 et dès lors se transforme en « scène »23. De même, les images s’animent chez Ernaux lorsqu’elle décrit « la scène […] devant la gare de S »24. L’enchaînement de scènes successives aboutit à une description de leur première expérience sexuelle avec leur amant, dont il n’existe de toute évidence pas non plus de trace visuelle. « Je me passe et repasse la scène », note Ernaux dans Mémoire de fille25, qui affirme par ailleurs que « [s]a mémoire fonctionne beaucoup aussi comme un film déroulant des scènes »26. Elle en propose une description rappelant celle d’un scénario : « Il dit “Déshabille-toi”. Depuis qu’il l’a invitée à danser, elle a fait tout ce qu’il lui a demandé. Entre ce qui lui arrive et ce qu’elle fait, il n’y a pas de différence. Elle se couche à côté de lui sur le lit étroit, nue »27. Les lignes ernaliennes font écho à celles de Duras lorsqu’elle évoque sa première nuit avec l’amant : « Il a arraché la robe, il la jette, il a arraché le petit slip de coton blanc et il la porte ainsi nue jusqu’au lit »28.
Cette première expérience, dont les autrices offrent une description scénique, sera dans les deux textes rapprochée de l’acte de prostitution. Rappelons que le verbe latin prostituere signifie « placer devant, exposer aux yeux ». La prostitution fascine les jeunes filles en raison de la liberté de s’exposer aux regards dont témoignent les prostituées. Duras se dit « fascinée par la prostitution » : « […] celles qui étaient libres, c’étaient les putains », affirme-t-elle29. Cette même fascination se retrouve dans les récits d’Ernaux : « Je voulais plutôt être putain, j’avais lu ça dans Ici Paris, des récits de filles perdues. Au moins, elles en étaient sorties, de leur trou », note Denise dans Les Armoires vides30. Ce fantasme relève en réalité surtout d’un désir d’être librement regardées et aimées, qui contrecarre l’interdit maternel. Prostituées, elles le deviennent à leur tour, fières d’être désirées. La tenue vestimentaire de la jeune fille dans L’Amant est ainsi une « tenue d’enfant prostituée » ; elle fait d’elle « la petite prostituée blanche du poste de Sadec »31. Tant son amant que sa mère la qualifieront comme telle32. De même, l’acte de la narratrice de Mémoire de fille, dont elle s’enorgueillit au départ, sera qualifié de « putasserie »33. « Vive les putains »34, écrit quelqu’un sur la glace du lavabo de l’une des chambres de la colonie, que l’autrice renomme par la suite « le bordel de S »35.
L’acte de se prostituer, si l’on en revient au verbe latin, peut se comprendre comme une métaphore de leur geste d’écriture. En faisant état d’une scène qui n’a pas été immortalisée par un objectif, elles témoignent d’une volonté de rendre visible l’invisible jugé généralement trop impudique pour être montré, à l’instar du film pornographique. À cet effet, la narratrice de Mémoire de fille note au sujet de sa première expérience sexuelle : « La suite se déroule comme un film x »36. Selon Fabien Gris, l’intérêt d’Ernaux pour ce type de film tient précisément au fait qu’il « expose ce qui a été longtemps soustrait au regard »37. Gris souligne dans son commentaire de la description du film pornographique qui ouvre Passion simple que « [l]e film x vient se confronter au projet d’écriture, telle une incitation »38. En l’occurrence, dans Mémoire de fille, il est question de donner à voir toute la brutalité de la première expérience sexuelle de la jeune fille, laquelle s’apparente en réalité à un viol.
Cette référence à la pornographie, en raison de son étymologie (du grec porné : prostituée), est aussi indirectement présente dans le texte durassien selon Najet Limam-Tnani qui décèle des correspondances entre la tenue de la jeune fille sur le bac, le cinéma et la prostitution39. À cet égard, dans La Vie matérielle, Duras écrit : « Dans L’Amant, certains hommes ont été repoussés par le couple de la petite Blanche et de l’amant chinois. On passe les pages, ils disent ou on ferme les yeux »40. Comme Ernaux, Duras est animée par une volonté de faire voir ce qui ne l’est pas habituellement et qui constitue somme toute également une forme de violence pour la jeune fille41. Ainsi, elle note significativement au départ de L’Amant : « J’ai commencé à écrire dans un milieu qui me portait très fort à la pudeur. Écrire pour eux était encore moral. Écrire, maintenant, il semblerait que ce ne soit plus rien bien souvent »42. Duras expose plusieurs scènes d’amour avec son amant, faisant de son texte un récit impudique : « On n’était jamais allé aussi loin dans l’intime, en deçà de la pudeur et au-delà du génital », affirme Madeleine Ouelette-Michalska43. Ce geste est d’autant plus transgressif qu’il est celui d’une femme comme le fait remarquer Duras : « La critique a toujours censuré tout ce qui émane de certains domaines du féminin : le thème de l’amour, la confession, l’autobiographie »44.
L’écriture transgressive de ce qui ne peut se voir vient comme un moyen de racheter la honte qui se fait jour progressivement, cette dernière étant intrinsèquement liée au regard d’autrui dans la mesure où, ainsi que le souligne Sartre, « la honte, dans sa structure première, est honte devant quelqu’un »45. À cet égard, Martine Delvaux s’interroge : « Je me demande si chacune d’entre nous ne garde pas en mémoire une photo de petite fille prise pour nous faire rougir ? Des photos pour en avoir honte toute la vie »46. « En somme, pour des raisons diverses la honte recouvre toute ma vie », admet Duras dans La Vie matérielle47, et notamment son expérience adolescente : « Si la faculté de honte d’un être pouvait s’épuiser, je l’aurais épuisée avec Léo », écrit-elle dans le premier texte qu’elle consacre à son amant48. De même, dans Mémoire de fille, la narratrice évoque la « honte de fille »49 qui l’habite et qui est liée à cette expérience sexuelle. En usant d’une écriture cinématographique pour donner à voir ces images honteuses qui les hantent, les écrivaines répètent en un sens la structure de la honte, qui naît selon Sartre du regard d’autrui, mais dans le même temps, par ce choix poétique, elles la transgressent, voire la renversent. Rappelons le fameux exemple du voyeur de Sartre qui regardant par le trou de la serrure le « spectacle à voir derrière la porte »50 s’imagine soudain être vu et éprouve aussitôt de la honte. Les écrivaines placent le lectorat, surpris en train d’observer ce qui se déroule dans la chambre de l’amant, dans la même position que le voyeur sartrien.
Toutefois, ces textes ne peuvent se résumer à des récits mettant en scène l’initiation amoureuse et sexuelle d’une jeune fille. Dans leurs récits, la véritable scène, au sens grec du terme selon lequel la skênê désignait ce que nous nommons les coulisses, reste inaperçue. Dans son analyse du cinéma durassien, Marie-Françoise Grange note : « Ce dont ces films nous entretiennent est toujours en dehors ou à côté (cf. le rôle du hors-champ) de ce qui est figuré, en dehors ou à côté de ce qui est montré »51. À cet égard, Adler souligne : « Le Chinois n’est pas au centre du livre […]. Il n’est pas pour Duras le sujet, quoi qu’en aient pensé des millions de lecteurs. Le sujet de L’Amant, c’est l’écriture »52. Cette écriture est née de leur rencontre : « pour elle l’histoire de L’Amant, c’est que la petite a découvert, grâce au Chinois, qu’elle voulait écrire »53. Elle fera ainsi de leur rencontre la matière de plusieurs de ses livres54 : « Et puis un autre jour, plus tard, beaucoup plus tard, on écrira l’histoire », indique Duras dans L’Amant de la Chine du Nord, ce livre qu’elle aurait pu, selon ses propres mots, appeler L’Amant recommencé55. De même, Mémoire de fille est à bien des égards le récit de la naissance de la narratrice à l’écriture. Employant un champ lexical maritime qui évoque l’univers durassien, et notamment la traversée du fleuve, Ernaux y décrit sa « traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture »56, laquelle n’est pas sans lien avec son histoire amoureuse : dans son journal, trente ans après les événements, Ernaux note que « [c]es deux années, 58-60, [l]’ont “rendue” écrivain »57. Comme chez Duras, sa rencontre avec le moniteur-chef fera l’objet de plusieurs récits58. Annie Duchesne débute un premier roman, deux ans après l’été 1958, qui comporte la « scène » suivante : « […] une fille est couchée sur un lit avec un homme, elle se lève et elle s’en va dans la ville »59. Cette première tentative anticipe ainsi en un sens la cinématographie de l’écriture qu’elle mettra au jour par la suite dans Mémoire de fille.
Leurs récits sont en définitive ceux du passage d’une chambre obscure à l’autre : de celle de leur amant ou de la leur60 à « la chambre noire » de l’écriture, pour reprendre une formule de Duras61, empruntée de toute évidence à la photographie et au cinéma en ce qu’elle renvoie au « [l]ieu mystérieux et magique, inspiré en droite ligne par la camera obscura (ou camera oscura) des peintres de la Renaissance, où se forme l’image photographique (et cinématographique) »62. Toutefois, alors que dans la chambre obscure de l’amant se déployaient à l’abri des regards les fantasmes licencieux et les rêveries romanesques dont les jeunes filles étaient la proie, dans la chambre noire de l’écriture seront projetées des images dévoilées à travers des textes impudiques qui participent d’une repossession de soi, et ce faisant se dotent d’une dimension politique en ce qu’ils redonnent une agentivité aux deux écrivaines. Par le biais de ces textes, elles se relèvent du lit de l’amant dans lequel elles se sont allongées malgré elles63, et quittent la chambre pour en rejoindre une autre où s’écrire en toute liberté devient possible.
Écrire le réel : une esthétique du (dé)montage
L’écriture cinématographique d’Ernaux et de Duras est indissociable du renouvellement des pratiques narratives dans lequel les deux écrivaines se sont engagées. Il s’agit pour Duras, selon Jean Cléder, « de déblayer le territoire des conventions narratives pour y installer de nouvelles pratiques du récit – de nous mener en somme aux confins de ce double royaume bien surveillé de la littérature et du cinéma »64, ce qui n’est pas sans rappeler en son temps l’entreprise des écrivains du Nouveau Roman et de certains cinéastes dits de la Nouvelle Vague. À cet égard, Fabien Gris note chez Ernaux un « tropisme vers les films européens issus des différentes nouvelles vagues des années 1950-1970 »65. Comme Duras, Ernaux institue une pratique neuve du récit refusant les conventions romanesques.
Ce renouvellement des pratiques se traduit notamment par leur intérêt pour de nouvelles formes de réalisme. En s’écartant de la tradition littéraire réaliste, elles mettent au jour un réalisme nouveau. Xavière Gautier souligne ainsi que les films durassiens sont « entièrement réels », mais pas « réaliste[s] au sens de : qui font semblant de copier la réalité »66. Commentant le cinéma durassien, Élise Hugueny-Léger affirme également que « Duras parvient à effectuer une plongée dans le réel, loin des conventions “réalistes” acceptées au cinéma »67. Il en va de même dans ses œuvres littéraires telles que L’Amant qui, bien que loin du réalisme mimétique, témoigne cependant d’« [u]n extrême réalisme (on voit le fleuve ; on entend les cris de Cholon derrière les persiennes dans la garçonnière) »68. De façon identique, dans l’attrait d’Ernaux pour les nouvelles vagues, Gris voit notamment « l’intérêt de l’écrivaine pour de nouvelles formes de réalisme »69. À cet égard, si l’art réaliste à la Balzac est refusé par Ernaux, Mémoire de fille ne traduit pas moins sa volonté de « pousser à bout le colletage avec le réel »70.
Cette nouvelle forme de réalisme se marque par un refus de « l’esthétique de la reconstitution »71 à laquelle les écrivaines ont pu avoir recours dans les œuvres romanesques précédentes où elles mettaient en scène leur initiation amoureuse et sexuelle72. « On croit que la vie se déroule comme une route entre deux bornes, début et fin. Comme un livre qu’on ferait. Que la vie, c’est la chronologie. C’est faux. Tandis que l’on est à vivre un événement, on l’ignore », note Duras73. De même, dans Mémoire de fille, Ernaux souligne « l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion »74. Aussi affirme-t-elle en écho à Duras : « Il me paraît évident qu’une vie en narration romanesque est une imposture. Plus je pense à mon “histoire” plus elle est en “choses” extérieures (fond) et fragments (forme). Les romans nous font croire que la vie est dicible en roman. Rien n’est plus une illusion »75. Ainsi, dans Mémoire de fille, il n’est pas question de faire d’elle-même « une héroïne de fiction »76 : « Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été »77.
La déconstruction opérée dans leurs récits se traduit par le choix d’un montage particulier. « Techniquement, le montage consiste à coller les plans filmés à la suite les uns des autres », rappelle Marie-Thérèse Journot dans son ouvrage sur le cinéma78. Elle ajoute que le plus souvent celui-ci remplit « une fonction narrative : le changement de plan guide notre compréhension de la scène »79. Or tant Duras qu’Ernaux subvertissent cette fonction première. Les scènes s’enchaînent les unes aux autres, selon un montage qui ne prend pas en compte la logique narrative.
Au sujet de son film Le Camion, Duras note : « […] je n’ai pas voulu avoir de lien logique entre les séquences. Ce n’était pas possible. Ça n’aurait jamais eu cette souplesse, cette espèce d’ouverture complète partout »80. L’écrivaine se défait ainsi des liens logiques dont elle déplore également l’existence dans les romans de facture traditionnelle : « […] dans les romans classiques, la situation est développée selon une logique archiconnue »81. Dès lors, dans L’Amant, Duras ne se montre nullement soucieuse de la chronologie, celle-ci créant un sentiment d’ordre logique dans l’ordonnancement des événements. L’Amant est un « défi à toute chronologie »82. Les scènes se suivent sans lien apparent les unes avec les autres. D’après Duras elle-même, son livre est « dépourvu d’ordre »83. Cette absence de logique est à mettre en relation avec « l’écriture courante »84, laquelle consiste selon Duras à « montrer les choses sur la page, en passant de l’une à l’autre, sans insister ni expliquer : de la description de [s]on frère à celle de la forêt tropicale, de la profondeur du désir à celle du bleu du ciel »85. Elle suggère à cet effet « [u]ne lecture non continue, qui aille par sauts »86 de ses livres.
Pour sa part, Ernaux désire elle aussi proposer une lecture « non continue ». C’est notamment ce qui motive son usage du matériau photographique dans ses textes : « La photo m’a vraiment permis de “désarçonner” […] mon travail habituel d’écriture autobiographique, de négliger la chronologie »87. La cinématographie lui permet d’approfondir ce bouleversement chronologique. Comme chez Duras, elle lui offre une technique de montage qui, une fois la chronologie désarçonnée, permet de dépasser le figement de la photo et d’enfiler des épisodes sans lien logique apparent. S’interrogeant dans son journal d’écriture sur la rédaction de Mémoire de fille, elle émet en effet l’idée d’« écrire des passages sans chercher de lien entre eux, ni de chronologie »88. « La suite chronologique, je ne peux l’écrire qu’en sautant d’une image à l’autre, d’une scène à l’autre », écrit ainsi Ernaux dans Mémoire de fille89. Elle recense une série de « séquence[s] »90, empruntant ce terme au cinéma, qui mettent en scène la jeune fille sans établir de dépendance entre elles : « Dans la séquence suivante, il est parti de la chambre »91.
La déliaison des séquences se voit marquée par des blancs typographiques qui constituent des espaces vides et transforment chacune de ces séquences en fragments induisant un nouveau rapport entre le lectorat et le livre. Les blancs sont nombreux dans L’Amant, de même que l’écran noir dans les œuvres cinématographiques de Duras, dont elle fera un usage de plus en plus abondant92. L’écrivaine dénonce à cet égard la passivité traditionnelle du spectateur devant le film, qu’elle juge être « [u]n rapport comme balzacien »93 et refuse à son public la possibilité d’entrer dans une forme d’illusion de la réalité94 qui, précisément parce qu’elle est une illusion, s’en écarte dans le même temps. Les espaces blancs empêchent toute immersion passive dans un univers fictionnel qui éloigne le lectorat du réel. Les blancs typographiques dans Mémoire de fille peuvent s’interpréter de façon identique.
Le blanc serait tout aussi important dans l’économie du récit que les fragments qu’il génère : ce n’est que dans une narration bien formée que « le silence ne vaut rien […] [qu’] il ne signifie rien », affirme Duras95. C’est pourquoi dès lors qu’elles sortent d’une certaine logique narrative, Duras et Ernaux font du silence, matérialisé sous la forme de blancs typographiques, un silence parlant que le lectorat est encouragé à déchiffrer en tant qu’il participe du dévoilement du réel. « Le silence des femmes est parlant : il s’agit de l’écouter », souligne Azélie Fayolle96. Parmi les interprétations multiples qu’on peut leur donner, il est possible que ces blancs parlants disent le poids de l’interdit qui sous-tend la relation amoureuse vécue, et fassent signe au geste d’écriture. Ceux-ci désignent davantage la transgression que ne le fait un récit réaliste traditionnel au sein duquel l’enchaînement continu des phrases sert paradoxalement à oblitérer la parole interdite. En définitive, les récits des deux écrivaines, à l’instar des films de Duras, « ne copie[nt] pas la réalité, [ils] en di[sent] quelque chose »97, fût-ce à travers une non-parole. Comme le remarquait aussi Robbe-Grillet, « toute œuvre moderne […], au lieu d’être un prétendu morceau de réalité, se développe en tant que réflexion sur la réalité »98.
Soulignons à cet effet le caractère métaréflexif des œuvres des deux écrivaines, lequel participe également d’une déconstruction de l’aspect lisse et travaillé de la fiction romanesque. Le métacommentaire traduit la volonté des autrices de révéler au lecteur l’envers de la construction textuelle. De même que Duras désire « donner à voir au public comment c’est fait, le cinéma ; la présence du cinéma »99, elle souhaite donner à lire une forme d’explication de son geste d’écriture. Par exemple, elle écrit :
L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements100.
De façon identique, chez Ernaux, les métacommentaires agissent comme une forme de voix off qui « ne cherche pas à cacher ou à lisser le montage mais à en montrer les rouages »101. À l’instar de Duras, Ernaux explicite son geste d’écriture :
Mais à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait102.
Tant chez Ernaux que chez Duras, le désir de dévoiler à travers leurs commentaires les dessous de l’écriture, rompant en cela avec les romans de facture classique, se fait l’écho de leur volonté de « désenfouir » certains événements ou, en d’autres mots, de révéler l’indicible réalité. Leur projet poétique de mettre en lumière les mécanismes de l’écriture rejoint ainsi celui de lever le voile sur l’intime. En affirmant leur droit à la parole tout autant qu’au silence par le biais d’un montage particulier, elles reprennent possession d’elles-mêmes par un geste d’écriture féministe.
Mise à distance : l’œil objectif de la caméra
Cette forme nouvelle de réalisme que Duras et Ernaux mettent au jour a partie liée avec le choix d’une écriture distanciée se faisant l’écho de l’œil objectif de la caméra. Commentant l’intime relation qu’entretiennent l’œuvre littéraire et l’œuvre cinématographique de Duras, Martine Jacquot note que « l’écrit [est] dépouillé au point de ressembler à un scénario »103. Selon Cléder, la pratique du cinéma aura une influence décisive sur les textes durassiens, laquelle se marque par un renouvellement, une singularisation et une purification du style qui donnent lieu à une « écriture filmique »104. Il évoque ainsi une « langue “déshabillée” » en référence à Duras qui parle d’un « déshabillage »105, formule intéressante au regard de la question de la prostitution en tant qu’exposition et dévoilement de soi. Dans L’Amant, « tout se passe comme si la langue se simplifiait pour se faire plus proche de la réalité »106. En ce sens, avec ses textes, Duras semble atteindre « le degré zéro de l’écriture »107 dans le prolongement de son désir de « ramener le cinéma à un degré zéro de son expression »108.
« Tous les écrivains français contemporains – et pas seulement les femmes – sont plus ou moins des héritières et des héritiers de Marguerite Duras parce qu’elle a bien montré non pas comment faire mais comment défaire la langue – pour se faire sa langue », affirme Cléder109. Bien qu’elle assure ne pas avoir été influencée par Duras110, ce même dépouillement langagier se retrouve chez Ernaux. À partir de La Place, l’écrivaine opère un tournant dans son écriture. Elle met au jour une écriture blanche qu’elle nomme « plate »111 et qu’elle qualifiera également par la suite d’« écriture de la distance »112 en tant qu’elle constitue « une façon d’objectiver [s]a situation »113. De manière significative, Ernaux recourt au cinéma lorsqu’elle mentionne sa quête d’une telle écriture :
Réflexion technique :
La distance, la séparation → pour un œil extérieur, objectif, elle est dans la conduite, les paroles, d’eux [mes parents] et de moi (à la limite, purement cinéma ou théâtre)114.
Tant dans Mémoire de fille que dans L’Amant l’écriture neutre et objective rappelle de fait l’œil objectif de la caméra, notamment dans la scène de défloration.
À cet effet, le jeu d’alternance dans leurs récits entre les pronoms de la première et de la troisième personnes participe de cette mise à distance et provoque ce faisant un sentiment d’altérité. « Soudain je me vois comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors », note la narratrice de L’Amant au sujet de l’image inexistante d’elle-même à quinze ans sur le bac traversant le Mékong115. De façon identique, la narratrice de Mémoire de fille a le sentiment devant une photo d’identité d’elle que « [l]a fille de la photo est une étrangère qui [lui] a légué sa mémoire »116. Observant une autre photographie, elle remarque de même « ne pouv[oir] supporter d’admettre “c’est [elle]”, ni même “c’était [elle]” devant cette fille […] qui [lui] paraît porter sur son visage la jouissance de S »117. Ce dédoublement photographique est prolongé par la mise au jour d’un « double cinématographique »118 dans la mesure où leurs récits mettent également en scène des images d’elles-mêmes en mouvement qui font d’elles les personnages de leur propre film.
Le dédoublement cinématographique opéré par le jeu des pronoms « rev[ient] à se présenter comme un objet offert au regard – et donc à s’objectifier en toute connaissance de cause –, dans une démarche aliénante » qui rappelle leur objectification sexuelle119. À cet égard, l’œil de la caméra réactualise, dans la durée, le désir de possession sexuelle qui anime la photographie, laquelle, selon Michel Tournier, « est une pratique d’envoûtement qui vise à s’assurer la possession de l’être photographié »120. À l’image des photographes, les personnes derrière la caméra incarnent « des amoureux un peu sadiques qui ne reculent pas devant le rapt ou le viol »121. Il est ainsi significatif que la narratrice de L’Amant se décrive comme « mise à la disposition de tous les regards »122, c’est-à-dire offerte au regard masculin à l’instar d’un objet. Dans L’Amant de la Chine du Nord, Duras décrit la jeune fille comme un objet de désir « rapté » par son amant : « Elle devient objet à lui, à lui seul secrètement prostituée. Sans plus de nom. Livrée comme chose, chose par lui seul, volée. Par lui seul prise, utilisée, pénétrée »123. De même, dans Mémoire de fille, la narratrice se découvre comme « un objet de désir »124 ou, selon les mots de Beauvoir qu’elle lira l’année d’après, un « objet sexuel »125.
Les narratrices se retrouvent ainsi spectatrices d’un film dont elles font dans un même temps l’objet. Au sujet de L’Amant, Cléder note : « […] régulièrement le je s’écarte de l’action, pour se mettre en position de décrire un spectacle »126. Pour sa part, la narratrice de Mémoire de fille affirme : « […] je dois bien plutôt résister pour ne pas laisser les images – une chambre, une robe, du dentifrice Émail Diamant : la mémoire est une folle accessoiriste – s’enchaîner les unes aux autres et faire de moi la spectatrice fascinée d’un film dépourvu de signification »127.
Cette position de spectatrice de soi rappelle l’intérêt que les jeunes filles cultivent pour le cinéma, lequel est source selon Edgar Morin du phénomène de « projection-identification »128. Les personnages durassiens aiment le cinéma à l’image de l’autrice129. Ainsi, dans L’Amant, la narratrice s’identifie significativement à une actrice de cinéma : « J’ai deux longues tresses par le devant de mon corps comme ces femmes du cinéma »130. De même, lors du visionnage d’un film dans lequel deux acteurs s’embrassent, Suzanne dans Un barrage contre le Pacifique, dont les thèmes sont déjà ceux de L’Amant131, soupire : « Gigantesque communion de la salle et de l’écran. On voudrait bien être à leur place. Ah ! comme on le voudrait »132. « Avant de faire l’amour vraiment, on le fait d’abord au cinéma », lui assure Carmen133. S’opère ainsi de la part de la spectatrice « un effet de projection […] dans l’univers filmique »134. La narratrice de Mémoire de fille est également fascinée par des figures cinématographiques auxquelles elles s’identifient. Wanda135, En cas de malheur, Sue perdue dans Manhattan, La Fille à la valise et Después de Lucía, autant de films qui mettent en scène une actrice et à la vue desquels elle a le sentiment d’être « raptée par la fille sur l’écran, qu [’elle] devenai[t] elle »136. De façon similaire, lorsqu’elle voit Les Amants de Louis Malle, elle note : « “On aurait dit qu’il l’attendait” : à partir de cette phrase et des premières mesures de Brahms, ce n’est pas Jeanne Moreau, c’est elle, dans le lit, avec H »137. La vue d’Hiroshima mon amour (1959) provoque le même sentiment d’identification : elle se souvient de sa « respiration suspendue en voyant les corps noués d’Emmanuelle Riva et du Japonais »138.
Cette expérience de « projection-identification », en vertu de laquelle les narratrices sont comme « raptée[s] », est en réalité dans un même temps un « moyen d’objectivation »139 qui participe cette fois d’un ressaisissement de soi à travers le corps d’une autre, et ce faisant d’une resubjectivation, dans la mesure où la mise à distance qu’offre le cinéma permet aux jeunes filles de se comprendre par le biais d’une autre subjectivité incarnant en un sens un double d’elles-mêmes. Cette opération de resubjectivation de soi est également au cœur de leur écriture. « C’est moi, la caméra », affirme Duras140, rappelant par ailleurs que la caméra « n’est pas une machine, [qu’] il y a des gens derrière »141. Être l’œil de la caméra, en d’autres termes, c’est occuper à son tour la position de voyeur au sens où, comme le remarque Noguez, « [c]’est être en face des autres, de la vie, de sa vie »142. Cette position de voyeur, ou dans ce cas de voyeuse, est donc ravie143 à celles et ceux qui l’occupaient initialement. Ce sont elles, les écrivaines, qui possèdent désormais les pleins pouvoirs. Elles se font « metteuse[s] en scène non-clandestine[s] des destinées »144, et en premier lieu de la leur.
Fortes de cette position de voyeuse, elles font également de l’homme un personnage objectivé au moyen d’une troisième personne désubjectivée qui se dote d’une valeur universelle. Dans L’Amant, le Chinois est désigné par un « il » et une fois par « mon amant de Cholen », comme le relève Noguez145. De même, dans Mémoire de fille, le « il » revient le plus souvent pour désigner celui qu’elle nomme aussi « H » (l’initiale étant chez Ernaux un moyen courant de désubjectiver la personne dont il est question), « le moniteur-chef » ou encore « [m]on amant » et qu’elle identifie à des acteurs de cinéma comme Marlon Brando du Dernier Tango à Paris146. Le terme d’amant n’est pas anodin et renvoie de toute évidence à la bibliothèque et à la cinémathèque personnelles des jeunes filles. Aussi, dans leurs livres, l’amant, de par son objectivation au moyen d’une désignation impersonnelle qui reflète notamment leurs rêveries adolescentes, devient-il une forme de figure mythique, à la différence toutefois que celle-ci se voit teintée d’ironie dans la mesure où l’amant a tôt fait de se montrer violent et irrespectueux147.
Dans un même temps, ces objectivation et mise à distance de soi des écrivaines au moyen de désignations également fortement impersonnelles telles que le pronom « elle » laissent paradoxalement la possibilité à la lectrice ou à la spectatrice de s’identifier à la jeune fille. Commentant l’alternance des pronoms dans L’Amant, Joëlle Pagès-Pindon note : « la “petite” accède au statut de personnage mythique, dont les contours individuels s’effacent pour laisser place à une dimension universelle »148. Il en va de même chez Ernaux qui évoque « l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D, et n’importe qui d’autre »149. À travers Mémoire de fille, Ernaux vise « une mémoire indéterminée, mémoire de n’importe quelle fille »150. En d’autres mots, en s’objectifiant au moyen d’un « elle », les écrivaines se proposent comme un corps volontairement troué qu’une autre femme peut habiter, donnant ainsi une coloration politique à leur écriture en ce que l’agentivité personnelle dont elles font preuve devient une source d’agentivité pour leur lectorat féminin. « Je suis traversée par les autres comme une putain », écrit Ernaux dans son Journal du dehors151, comparaison révélatrice au regard de ce qui a été énoncé précédemment. En un sens, avec Mémoire de fille, l’autrice se prostitue textuellement, la particularité étant toutefois qu’elle donne l’occasion à son lectorat féminin non pas de posséder le corps de la jeune fille, mais de l’habiter. Cette distinction entre le corps comme possession et le corps comme habitation se retrouve dans L’Amant lorsque la narratrice marque sa volonté de voir son amie prise par le Chinois car « [c]e serait par le détour du corps de Hélène Lagonelle, par la traversée de son corps que la jouissance [lui] arriverait de lui »152. Traverser le corps de son amie équivaut à l’habiter et non à le posséder comme le Chinois. À l’instar d’Ernaux, Duras offre au lectorat féminin, à travers ce qu’elle nomme significativement « la prostitution de la publication »153, la possibilité d’habiter également le corps d’Hélène, comme celui de l’enfant prostituée.
En conclusion, la première histoire amoureuse des écrivaines sera prolongée par « [l]a plus forte histoire de toutes celles qui peuvent vous arriver » selon Duras, et qui n’est rien de moins que celle d’écrire154. Dans la mesure où l’écriture de cette histoire est tardive, les images constituent un support de la mémoire. En ce sens, le cinéma s’impose comme une ressource majeure pour Duras et Ernaux, toutes deux animées par la volonté de mettre en scène un épisode fondateur de leur adolescence dans un geste de repossession de soi. Tant par le biais d’une hypotypose cinématographique que par une esthétique du (dé)montage, les écrivaines donnent à voir des images et des scènes vécues généralement enfouies et jugées impudiques. Dans un même temps, l’écriture cinématographique permet de mettre à distance la mémoire. De fait, l’œil objectif de la caméra donne lieu à une écriture neutre et distanciée qui inclut le lectorat féminin. De ce geste d’écriture naissent ainsi des récits qui, parce qu’ils s’appuient sur une forme inédite, s’imposent comme des « machines de guerre » : « Toute œuvre ayant une nouvelle forme fonctionne comme une machine de guerre, car son intention et son but sont de démolir les vieilles formes et les règles conventionnelles », souligne Monique Wittig155. Ces « machines de guerre » que sont L’Amant et Mémoire de fille peuvent en définitive se lire comme des récits féministes, la subversion des codes sociaux dont font preuve les jeunes filles au sein de leurs récits se traduisant par une violation des codes littéraires classiques, dans un ultime acte de repossession de soi par le geste d’écriture.