Disons-le d’emblée : il y a film plus aimé que l’adaptation de Moderato cantabile réalisée en 1960 par Peter Brook. La volée de bois vert reçue par le film fut le fait de trois agents principaux : Duras elle-même, la critique durassienne et la critique cinématographique de l’époque. Quelques années après la sortie du film, en 1968, Duras se plaignait déjà de la trahison opérée par le film : « Resnais disait qu’il aurait dû être tourné comme il avait été écrit et je pense qu’il avait raison. Sept fois, sept rencontres – cinq conversations à peu près équivalentes qui ne différaient que par un mot, une attitude, une lumière »1. En 1980, dans un article repris dans Les Yeux verts, elle confirmait ce jugement : « Si j’étais plus jeune, j’aurais refait Moderato cantabile sans script, le livre seulement. Le script fait avec Gérard Jarlot était mauvais, faux, de même la mise en scène de Peter Brook. Jarlot écrivait d’une façon très voyante, tout était à la surface de la page. De même était la mise en scène de Peter Brook »2. Dix ans plus tard, la critique est toujours aussi vive : « Quant à Moderato cantabile, j’ai horreur de ce film dégoulinant, Peter Brook s’est trompé de sujet »3. La critique se fait donc de plus en plus virulente au fil des années et ne semble plus tant blâmer le script du film (sur lequel on reviendra) que la mise en scène de Brook, comme si l’expérience de Duras derrière la caméra lui révélait progressivement les erreurs commises par ce dernier. En outre, toutes ces prises de position révèlent un même attachement au roman de 1958, Duras paraissant reprocher à Gérard Jarlot, le co-scénariste du film (et son amant à l’époque), et à Brook de s’être distanciés du texte original au profit d’une explicitation grossièrement mélodramatique de la diégèse du roman – les adjectifs « voyant » et « dégoulinant » vont en ce sens.
C’est, en outre, une adaptation ou ignorée ou très peu appréciée par la critique durassienne. L’ignorance est peut-être liée au relatif silence de la critique sur le travail scénaristique de Duras, silence qui peut partiellement s’expliquer par l’influence de la conception cinématographique de la Nouvelle Vague, très sévère à l’égard de la division des tâches entre le scénariste et le metteur en scène. Pour le dire vite, là où le scénariste avait une légitimité très grande entre les années 1930 et les années 1960, les théoriciens de la Nouvelle Vague vont contribuer à déplacer la focale vers la fonction du réalisateur, maître d’œuvre d’une approche désormais unitaire du travail cinématographique4. Cela explique peut-être pourquoi le travail scénaristique de Duras est souvent ignoré au profit d’une analyse de son travail de réalisatrice5, et les quelques travaux critiques qui ont, en passant, commenté le film de Brook, se sont tous attachés à déplorer les libertés de l’adaptation : Frédéric Weiss, par exemple, parle d’une « accumulation de licences de détail » qui « finit par altérer l’esprit général du roman »6.
Le film fut enfin lynché par la critique cinéphile de l’époque : René Gilson, dans Cinéma 60, affirmait que le film avait été « écrit et dirigé par des gens qui ne sentent absolument pas le cinéma », quand Françoise Sagan, dans L’Express, soulignait le manque de pudeur du film : « […] on voit avec consternation parvenir au drame, aux larmes, deux étrangers qui n’ont échangé pendant deux heures que des formules et des silences non éloquents (terribles au cinéma !) »7. C’est que le film de Peter Brook perdait sans doute à être comparé aux films émergents des Jeunes Turcs : Les Quatre Cents Coups (1959) de François Truffaut ou À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard.
Tout semble les opposer. Si les cinéastes de la Nouvelle Vague ont pour point commun de venir d’une même génération, celle de la cinéphilie, Peter Brook est, quant à lui, un homme de théâtre. C’est très visible dans les références citées par Brook au cours de l’entretien accordé à la revue Arts : toutes viennent du monde dramatique8. En 1960, il n’a qu’un seul film à son actif, Beggar’s Opera, tourné en Angleterre en 1954. S’il connaît déjà Jeanne Moreau – qui incarne Anne Desbaresdes dans le film –, ce n’est pas parce qu’il l’a dirigée derrière la caméra, mais sur les planches, dans la mise en scène de La Chatte sur un toit brûlant en 1958. Et au moment de commencer le tournage de Moderato cantabile, il entame parallèlement les répétitions du Balcon de Genet au théâtre du Gymnase9. Deuxième grande différence : là où le cinéma de la Nouvelle Vague est un cinéma à petit budget, qui entend rompre avec la grosse machinerie du cinéma de la Qualité, l’adaptation de Moderato est un film à gros budget. Dans Points de suspension, Peter Brook révéla que le film avait été réalisé avec 80 000 livres, ajoutant qu’il s’agissait alors en France d’un budget généreux10. Effectivement, si l’on effectue la conversion, on se rend compte que Moderato cantabile a coûté près de trois fois plus cher qu’un film comme Les Quatre Cents Coups, créé avec 47 millions d’anciens francs11. Cette différence est visible dans le choix des acteurs : là où le cinéma de la Nouvelle Vague refusait les stars – Jean-Pierre Léaud et Jean-Paul Belmondo sont les « premier[s] des jeunes premiers »12 en 1960 –, Moderato cantabile est un film de vedettes et plus précisément d’une vedette : Jeanne Moreau. Grande admiratrice du travail de Duras, c’est elle qui avait demandé à Raoul Lévy d’acheter auprès de Duras les droits cinématographiques de Moderato cantabile pour jouer le personnage d’Anne Desbaredes13. S’il lui fallut longtemps attendre le succès, elle était en 1960 bien connue par les films de Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud, en 1957, puis Les Amants en 1958), et Florence Malraux, assistante de Peter Brook sur le film, insista dans un entretien avec Jean Vallier sur le fait que « [t]out tournait autour de Jeanne Moreau »14.
Surtout – et c’est la troisième différence, déjà mentionnée –, le film de Brook se distingue de l’esthétique de la Nouvelle Vague naissante par le partage des tâches entre l’écriture du scénario et le travail de réalisation. Si Godard n’a cessé de prendre ses distances avec le scénario d’À bout de souffle, qui ne détaillait ni les scènes ni les dialogues15, un film comme Moderato cantabile repose en revanche sur une stricte division des tâches entre Raoul Lévy, le producteur, Peter Brook, le réalisateur, et Duras et Jarlot, les co-scénaristes du film. La scénariste est donc l’autrice du roman adapté, ce qui paraît assez impensable dans le cas des réalisateurs de la Nouvelle Vague. Si ceux-ci ne se sont guère refusés à adapter des romans au cinéma, ils ont en revanche privilégié des romans peu connus en France, parce que très récents, étrangers ou peu légitimes, ce qui leur permettait de se distancier de l’origine littéraire et de désamorcer toute lecture du film en termes de fidélité. Au regard des différences existant entre le film de Brook et celui de Godard, sorti la même année, il n’est guère étonnant que le film ait été durement par les Cahiers du Cinéma lors sa sortie : « […] nous nous croyons transportés au temps de feu le cinéma de qualité, avec infiniment moins de métier et un peu plus de sotte suffisance »16.
Pourquoi, dès lors, consacrer une étude à un film unanimement décrié ? Parce que le film de Brook a valeur d’initiation et de rupture dans l’histoire des rapports de Duras au cinéma. Avec Moderato cantabile, c’est la première et la dernière fois que Duras écrit le scénario d’un film adapté de l’un de ses romans sans le mettre en scène17. On sait qu’elle a souvent évoqué la déception et l’agacement qu’elle a pu ressentir face aux adaptations de ses romans comme cause de son passage derrière la caméra18, et la rencontre avec Brook est, en ce sens, un moment de bascule important, qui pourrait être formulé de la sorte : l’adaptation de 1960 est celle que Duras a le moins aimée et celle qui l’a donc le plus poussée à passer derrière la caméra. S’intéresser à cette « fausse adaptation »19 qu’est le film de Peter Brook permettrait donc de mieux comprendre ce que serait, aux yeux de Duras, une « vraie adaptation », ce qui, à une époque où le cinéma se pense par l’adaptation, offre un biais pour s’intéresser aux prémices du cinéma durassien.
Nous tenterons ici de décrire le travail scénaristique de Duras et Jarlot en étudiant l’ensemble du dossier génétique du film disponible à l’IMEC. Si l’étude du scénario ouvre déjà les portes d’une « génétique du cinéma »20, l’études des avant-textes du scénario final du film (traitement, traitement corrigé et première version du scénario) ouvrirait peut-être celles d’une génétique cinématographique au carré. Celle-ci a plusieurs intérêts : découvrir le fonctionnement du duo Duras/Jarlot ; révéler ce que l’écriture scénaristique conserve et délaisse du roman initial ; noter les points de désaccord entre Brook et Duras en comparant le scénario et le découpage des plans, ainsi qu’entrevoir, dans une perspective volontairement téléologique, les futures caractéristiques du cinéma durassien.
Pour une génétique du cinéma : Marguerite Duras scénariste
Dans sa biographie, Laure Adler recensait huit versions différentes du scénario de Moderato cantabile21. Le dossier disponible à l’IMEC permet de nuancer quelque peu cette information puisqu’on y recense six documents différents.
(1) Un premier « traitement »22 est réalisé à la fin du mois de juin 1959 (76 DRS 23.2). Ces 26 feuillets dactylographiés présentent des annotations manuscrites à l’encre noire et à l’encre bleue, de Marguerite Duras et – vraisemblablement – de Gérard Jarlot. Fidèle à la fonction du traitement cinématographique, Duras/Jarlot ne font qu’y esquisser le contenu des dialogues sans les écrire :
La conversation passera de la femme avec la patronne, de la femme avec l’homme qui se trouve là ce jour là [sic]. La conversation portera naturellement et très simplement sur le crime de la veille. Elle sera tantôt générale, tantôt particulière avec l’homme, pour le commencement. Cependant une gêne grandissante s’installera dans cette conversation. Une gêne due à l’insistance que met la femme à questionner la patronne et l’homme sur le crime. Et au fait aussi que cette femme boit du vin et au fait qu’elle ne part pas du café et qu’elle ne semble plus gênée par les silences de plus en plus longs qui suivent ses questions. Elle se répète dans ses questions. Elle boit de plus en plus de vin. Elle ne part pas (76 DRS 23.2, fo 6-7).
Les quelques répliques qui apparaissent sont empruntées directement au roman23, qui fonctionne comme le texte de référence. En témoigne la notation qui précède l’esquisse du dialogue final entre Anne et Chauvin : « Le dialogue se poursuit entre eux, et les gestes, au même rythme que dans le roman » (fo 24, c’est nous qui soulignons). En réalité, cet avant-texte du scénario fonctionne en partie comme une exégèse du roman de 1958, Duras/Jarlot y interprétant très nettement les fonctions des personnages du roman, comme la patronne (« La patronne du café ne veut pas être mêlée à cette histoire. Elle incarne le refus de la ville entière de se mêmer [sic] de cette histoire », fo 11) ou le mari d’Anne. Là où le lecteur du roman n’avait jamais accès aux pensées du personnage, le lecteur du traitement se retrouve omniscient : « […] Monsieur Desbaresdes regarde arriver sa femme comme la plaie de sa vie et se souvient : “Et jamais, du plus loins [sic] que je me souvienne, elle ne fut jamais satisfaite des bienfaits dont je la comblais” » (fo 16).
On note cependant déjà plusieurs différences majeures entre le roman et ce premier traitement. Duras et Jarlot ajoutent un certain nombre de scènes, dont certaines seront reprises dans le film (comme la scène entre Anne et son enfant dans la forêt), d’autres non (comme la rencontre, dans un café malfamé de la ville, entre Chauvin et une jeune femme provocante). Surtout, la scène finale du roman n’est pas retenue dans ce premier traitement, au profit d’une séparation dans une « villa abandonnée » dont la fonction est précisée dans les annotations manuscrites de seconde main (probablement celle de Jarlot), reprises dans la dactylographie du deuxième traitement corrigé. Duras et Jarlot y envisageaient en effet une scène où Chauvin surprendrait une conversation entre trois femmes au sujet du « Petit Robinson », petite guinguette située sur la route d’Arcy où le meurtrier et la morte se rencontraient tous les soirs. Des premières ébauches du scénario jusqu’à sa version reliée, c’est au sein de ce café « en ruine »24 que devait se jouer la scène de la fausse mort du personnage d’Anne. Ce n’est que dans le découpage des plans et dans la mise en scène de Brook que la scène de rupture se déroule dans le café habituel fréquenté par le couple, Brook privilégiant ici la Duras romancière contre la Duras scénariste. Le décor de la maison en ruine est en revanche conservé dans le film pour la troisième rencontre du couple, mais rien ne permet de réaliser qu’il s’agit du lieu privilégié par le meurtrier et la morte. De manière générale, l’étude du dossier génétique du film offre une meilleure compréhension de certains plans du film de Brook. Ainsi de cette scène où Anne, assise sur le banc du square où elle se trouve avec Chauvin, repasse du bout de sa chaussure la page d’un journal consacré au meurtre et recouvert de plumes (fig. 1).
Fig. 1
Dans le premier traitement du film, Anne devait en réalité défaire avec sa chaussure un paquet posé par terre, jusqu’à en découvrir le contenu : « Ce n’est rien, c’est pourtant horrible : en province quand on a plumé un poulet on enveloppe les plumes et les morceaux de peau arrachés par mégarde dans un journal. On a dû jeter ce paquet de la cuisine du petit pavillon derrière Chauvin » (fo 46).
Dans cette première esquisse, Duras/Jarlot ne semblent pas encore particulièrement sensibles aux questions de mise en scène, si ce n’est qu’ils précisent les habillements du personnage d’Anne, vêtue de noir pour la première leçon de piano, de blanc pour la deuxième rencontre entre Anne et Chauvin. Pour finir, il faut dire un mot sur cette auctorialité plurielle : si le scénario relié disponible à l’IMEC (76 DRS 23.7) attribue à Marguerite Duras et Gérard Jarlot l’adaptation et les dialogues, il reste que ce premier traitement recourt à la première personne : « Les quelques phrases qui s’échangent ce soir-là entre Anne Desbaresdes et son mari devraient être, il me semble, à côté des mots qu’ils devraient se dire » (fo 19, c’est nous qui soulignons). Notre hypothèse – mais qui mériterait d’être vérifiée – est que Marguerite Duras a rédigé ce premier traitement, l’a corrigé, puis fait lire à Gérard Jarlot qui l’a annoté à son tour.
(2) Il convient de se reporter au deuxième traitement (76 DRS 23.4) pour connaître la fin du film envisagée par Duras/Jarlot (fo 72-82)25. Après ce dîner, Anne s’échappe de sa villa pour se rendre sur la place du café. Chauvin, qui vit dans un hôtel situé en face du café, voit Anne arriver avant de faire demi-tour. Elle se rend au Petit Robinson et attend, confiante et apaisée. Chauvin, lui, après avoir demandé à quelle heure part le train de Paris, se rend dans un café malfamé de la ville où il est séduit par une jeune femme qu’il ramène dans sa chambre d’hôtel avant de l’abandonner pour rejoindre Anne au Petit Robinson. Il lui annonce alors partir le lendemain. S’ensuit une scène d’amour où le personnage, après lui avoir dit « Je t’aime », la tue virtuellement dans la scène de la fausse mort que l’on retrouve dans le roman et qui clôture le film de Brook. Entrent alors deux gendarmes, accompagnés de l’assassin du café et de journalistes. Anne et Chauvin quittent le Petit Robinson et se dirigent vers la place du café. Une fois sur la place, Anne aperçoit la voiture de son mari, qui les suivait depuis un moment. Elle se résout à le rejoindre, tandis que Chauvin monte dans le car qui l’attendait sur la place. Devait alors apparaître sur l’écran, en guise du mot « Fin » : « C’est ainsi que Anne Desbaresdes et Chauvin se séparerent <ont> pour toujours, au petit jour <matin>, dans l’ignorance complète de ce qui s’est passé entre eux, dans l’épouvante, partagée par tous ceux qui ont connu leur histoire, qu’elle se finisse différemment » (fo 82).
(3) Le deuxième traitement corrigé (76 DRS 23.3) comporte 71 feuillets dactylographiés annotés au moyen de deux encres bleues par Marguerite Duras, mais surtout par une autre écriture, probablement de nouveau celle de Gérard Jarlot. Trois grands points séparent le premier traitement de ce deuxième traitement corrigé. D’abord, les dialogues, esquissés dans la première version du traitement, sont ici écrits et réécrits par Duras/Jarlot. C’est visible, notamment, dans les nombreuses corrections manuscrites réalisées sur un bref dialogue (qui ne sera pas conservé) entre Anne et son chauffeur nommé Marcel : « – Vous savez quelque chose, Marcel ? – Ce que Madame sait <sans doute> ; rien de plus je crois. <Il ajoute : on ne sait pas pourquoi> » (fo 9). Duras/Jarlot s’intéressent ensuite pour la première fois à la mise en scène du futur film, ce qui est visible à la fois dans la description précise de certains plans26, mais aussi dans la segmentation des différents plans-séquences, séparés à l’écrit par l’expression « On coupe ». Enfin, Duras et Jarlot fixent alors le décor du film, qui sera réglé par le chef opérateur, Maurice Thirard. Ce sont là à la fois les décors précis de certaines scènes27 et le décor de l’ensemble, puisqu’ils ancrent la diégèse du film en Charente : le boulevard de la Mer se transforme en « quai vert de la Charente » (fo 12) et la forêt où Anne et son enfant vont se promener dès la première esquisse du scénario devient la forêt d’Arcy. Pour des raisons qui nous sont inconnues, Duras, dans la découpe des plans et dans le film, finira par renverser cette proposition et situera son film en Gironde28, et plus précisément à Blaye29.
(4) À partir du deuxième traitement corrigé, Duras/Jarlot rédigent un scénario (76 DRS 23.5) qui se présente sous la forme de 86 feuillets foliotés en rouge et annotés au stylo bille bleu et rouge. Plusieurs feuillets des traitements précédents ont été collés entre eux pour aboutir à ce qui deviendra, une fois mis au net, un scénario relié (76 DRS 23.7), lui-même composé de 125 feuillets dactylographiés. Deux grandes différences séparent le scénario (76 DRS 23.7) et la dernière version du traitement (76 DRS 23.3). Duras/Jarlot choisissent entre les différentes versions de certaines scènes du film laissées en suspens. C’est visible dans ce dialogue de la scène finale du film, prenant place au Petit Robinson :
«
Ière version
Chauvin prend sa tête dans ses mains. Elle, ne bouge pas. Puis Chauvin écarte ses mains et la regarde. Ils restent ainsi, puis tout à coup la voix de Chauvin se fait dure, agressive, tandis qu’il retire ses mains de son visage.
Jamais auparavant, avant de rencontre cette femme, il n’aurait pensé qu’une envie pouvait lui venir un jour… si dangereuse. Vous le savez ?
Anne Desbaresdes se ramasse sur elle-même et dit tout bas : « Peut-être est-ce parce que son consentement à elle était tellement, tellement…émerveillé, tellement fort…vous ne croyez pas ? »
2ème version
Chauvin prend sa tête dans ses mains. Elle, ne bouge pas. Puis Chauvin écarte ses mains et la regarde. Alors Anne Desbaresdes se soulève, prend une de ses mains et la garde dans la sienne, sans la serrer, comme par pure formalité.
C’est Chauvin qui retire sa main. Anne gémit un peu, puis elle ne gémit plus, puis elle dit, très bas.
– C’est étrange. Il me semble que je ne pourrai jamais plus <jamais> parler à personne.
Chauvin regarde au loin.
– Non, dit-il. Un beau jour, vous recommencerez à parler, à un enfant par exemple, ou à n’importe qui que vous rencontrerez, comme ça… il fera beau… (ton enjoué) vous direz qu’il fait beau… vous éprouverez le désir de le dire à quelqu’un. (un temps) Ça recommencera pour nous.
– Non, gémit Anne Desbaresdes.
– Oh, dit Chauvin, c’est comme vous désirez le croire. Ça n’a pas d’importance (fo 83).
Le scénario (76 DRS 23.7) ajoute en outre une 6e partie, qui précède la partie consacrée au dîner. Dans cette partie, Anne, après avoir cherché Chauvin au café, va dans la forêt d’Arcy avec son enfant. Une fois rentrée chez elle, elle se retrouve face à une table dressée pour quinze couverts. Elle prend la fuite, devant les regards médusés des femmes de chambre et se rend au café retrouver Chauvin qui, auparavant, avait demandé sa démission à M. Desbaresdes. Elle lui indique alors qu’elle ira au Petit Robinson après son dîner, qui prend place dans la 7e partie.
Si cette version dactylographiée nous intéresse particulièrement, c’est qu’elle permet de supposer que Duras avait eu l’ambition de le publier le scénario de Moderato cantabile, et ce un an avant la parution, en décembre 1960, du scénario de Hiroshima mon amour30. Ce qui nous l’indique est la présence, dans cette 6e partie inédite, de la mention d’une note de bas de page à rattacher au moment où Chauvin voit Anne quitter la place du café pour se rendre dans la forêt :
Un autre film recommence. Le premier film étant en place, un autre va surgir de ce premier film, beaucoup plus obscur, pas volontairement obscur, mais inévitable. Autrement dit, ce deuxième film sera susceptible d’être différemment interprété à partir des données que nous avons sur les deux personnages, Chauvin et Anne Desbaresdes. Car pourquoi saurions-nous plus clairement qu’eux ce qui se passe entre eux ? Du moment que ce qui se passe en eux, depuis le début, et que nous avons exposé, mais jamais expliqué, ne relève pas de l’analyse psychologique ? (fo 59-59 bis).
En effet, dans la marge à gauche de ce passage dactylographié, Duras (et non Jarlot) a écrit « note en bas de page »31, révélant peut-être de la sorte son désir de publication du texte.
(5) Le dossier génétique de l’IMEC contient aussi le découpage des plans (76 DRS 23.6) qui se présente sous la forme de deux colonnes : la colonne de gauche consacrée à la numérotation des plans et à quelques indications techniques (lieux du tournage, gestes des personnages), la colonne de droite dédiée aux répliques des personnages. Ce document de 110 feuillets sur papier de soie est important, car il s’agit sans doute du document de travail utilisé par l’équipe du film. Autrement dit, et en toute vraisemblance, les ajouts (la scène du bac, suivie de la scène de rencontre entre Anne et Chauvin dans la maison abandonnée, ou la scène de reconstitution du crime dont Chauvin est le témoin) ou les suppressions par rapport au scénario du film ont été décidés par Peter Brook lui-même. Quant aux scènes présentes dans ce document de travail mais inexistantes dans le film (comme les dialogues entre les cuisinières ou le court échange entre Chauvin et le veilleur de nuit), tout indique qu’elles ont été supprimées au moment du tournage ou au montage.
(6) Enfin, un dossier contient le scénario mis au net et relié (76 DRS 23.7). Alors que le découpage des plans présentait quelques rares corrections manuscrites au stylo bille noir, d’origine indéterminée, le scénario relié est dénué d’annotations. La page de titre du scénario est datée du 15 août 1959. Il a donc fallu deux mois à Duras/Jarlot pour aboutir à la version finalisée du scénario du film.
De la Duras scénariste à la Duras réalisatrice
On a beaucoup reproché au film de Brook de s’être écarté de ce qui faisait le propre du roman durassien : son caractère indéfini et répétitif. Mais la plupart des changements entre le film et le roman étaient dus au scénario de Duras/Jarlot, qui prenait le parti de varier les lieux de rencontre entre les personnages (avec l’apparition du Petit Robinson) et d’expliciter un certain nombre d’éléments laissés implicites dans le roman. C’est le cas, on l’a vu, de l’ancrage temporel et géographique, mais également de la fin du film. Dans le roman, le destin du personnage d’Anne restait indécidable ; le départ de Chauvin ne permettait pas de conclure à une libération du personnage féminin (de son enfant et, peut-être, de son mari) ou à une confirmation d’une certaine forme d’aliénation. Chauvin partait et laissait le personnage féminin seul au café. Le scénario de Duras/Jarlot, dès le premier traitement, fait en revanche nettement le choix de la seconde option, puisque M. Desbaresdes vient récupérer Anne sur la place du café :
Monsieur Desbaresdes a ouvert la porte de l’automobile. Pour la première fois de sa vie, Monsieur Desbaresdes est face à l’Inconnue qui est sa femme et il a peur. Anne Desbaresdes, dans le même geste que Chauvin, fait signe à son mari qu’elle va revenir, qu’il faut attendre un peu, encore un peu.
C’est ainsi que Anne et Chauvin se sépareront pour toujours, sur cette vaste scène de la place du café du port, vide, à l’aurore, dans l’incompréhension complète de ce qui est arrivé entre eux, et dans l’épouvante partagée par tous ceux qui ont connu leur histoire, qu’elle se finisse différemment (76 DRS 23.2, fo 25-26).
Tout se passe comme si, à l’une ou l’autre exception près, la Duras scénariste s’était vu contrainte d’expliciter ce qui demeurait implicite sous sa plume de romancière. L’étude du dossier génétique du film fait par exemple apparaître le désir de Duras/Jarlot de modifier le statut socio-professionnel du personnage de Chauvin. Dès le deuxième traitement corrigé, le statut d’ouvrier est explicitement refusé : « Cet homme est très correctement habillée. Il n’est pas un ouvrier. Il pourrait être n’importe quoi, n’importe qui, il n’est pas immédiatement situable socialement parlant » (76 DRS 23.3, fo 13). En outre, le décor de la chambre de Chauvin (absente dans le roman et le film) mettait en scène un « fusil sous marin [sic] », « un masque » et un « porte document [sic] (qui sert à comprendre que Chauvin n’est pas un ouvrier) » (fo 36) – ce décor sera conservé dans le scénario relié (76 DRS 23.7, fo 52). La Duras scénariste a donc désiré nuancer l’opposition sociale entre les deux personnages du roman, ce qui permet de comprendre les acteurs d’abord privilégiés par Duras pour jouer Chauvin : Camus (qui refusa en raison de son emploi du temps), puis Semprun, qui déclina également, trop occupé à effectuer du travail clandestin pour le Parti communiste espagnol32.
À partir de La Musica, tout le travail de Duras réalisatrice consistera à trouver des manières de se départir de la tendance du cinéma à l’explicitation. On sait à quel point les écrivains furent hostiles aux effets de « “dévoration” illustrative »33 du cinéma, en grande partie liée à l’imposition d’une image spécifique (celle de l’acteur) à la potentialité infinie des personnages romanesques. On sait aussi à quel point le cinéma de Duras parvint à déjouer cette contrainte, soit en refusant de recourir à des acteurs pour incarner des personnages (Le Camion), soit en exigeant des acteurs de se distancier des personnages qu’ils jouent (India Song). En cela, la direction privilégiée par Duras dès 1966 imposera davantage une désincarnation qu’une incarnation des acteurs avec leurs personnages. Rien de tel dans Moderato cantabile, où le jeu de Jeanne Moreau repose sur une imprégnation radicale avec son personnage d’Anne Desbaresdes. Duras elle-même y contribua, soulignant dans le texte consacré à Jeanne Moreau, repris dans Outside, à quel point elle renseigna cette dernière sur Anne pour l’aider à l’incarner le personnage :
Toujours elle avait besoin d’en savoir plus sur Anne Desbaresdes, l’héroïne qu’elle devait incarner. […] Un jour, je lui ai inventé ses origines : « Vous êtes née dans les environs de Limoges. Votre père était notaire. Vous aviez trois frères. Vous avez eu une enfance solitaire, rêveuse. Un jour, à la chasse, en Sologne où vous alliez chaque automne, vous avez rencontré votre mari, Monsieur Desbaresdes. Vous aviez 20 ans, etc. ». Jeanne Moreau était émerveillée34.
Outre la direction d’acteurs, plusieurs choix de Brook peuvent rétrospectivement justifier les critiques émises par Duras, comme l’accumulation des gros plans – si celle-ci y recourra avec abondance dans La Musica, y voyant une spécificité du cinéma par rapport au théâtre35, elle les refusera en revanche ensuite, reprochant aux gros plans de « sépare[r] le corps de la parole »36 – ou la fixité de la caméra.
Dans ses Points de suspension, Peter Brook souligna que la critique vit en cette fixité un parti pris dramatique : « Le grand reproche qu’on a fait à Moderato cantabile fut que je ne bougeais pas assez la caméra, que je l’avais installée une fois pour toutes, laissant les choses se passer devant elle. On a supposé que j’opérais ainsi parce que je venais du théâtre et que je ne savais pas mieux faire. En fait, j’avais beaucoup réfléchi avant de faire ce choix »37. La caméra, dans le film de Brook, demeure en effet relativement statique. Ainsi, en ce qui concerne le fameux dîner bourgeois présent dans le chapitre 7 du roman, le scénario de Duras/Jarlot préconisait un montage alterné entre la scène du dîner et la « folle recherche » d’Anne que, du dehors, Chauvin entreprend par le regard :
On est dans le parc. On cherche dans ce parc, le long des grilles, derrière les massifs, comme si à chaque fois on allait trouver quelqu’un. On ne trouve rien. On cherche dans le vide, sur la grève, le long du Boulevard de la Mer. On ne trouve rien. On est dans cette folle recherche, avec Anne Desbaresdes. […]
Nous fouinons encore dans le parc, par terre, derrière les haies, comme font les chiens. C’est-à-dire qu’une recherche a lieu, dans ce parc, uniquement par la caméra. Des trous dans la terre. Puis des arbres en pleine floraison. Puis des dunes. Puis des bords de mer ou de rivière. Et personne. Sans doute des accents diminués de la symphonie accompagnent cette recherche.
Cette recherche fait peur. Comme si la caméra était animée, que la caméra avait peur, que lorsqu’elle se trouve sur le point de trouver, elle ait peur, s’avance prudemment et ne trouve rien (76 DRS 23.3, fo 66-67).
Or, dans le découpage des plans, cette animation de la caméra se réduit à une série de « flashes travelling » que l’on retrouvera dans le film : « Une douzaine de travelling rapides. On cherche dans le jardin le long des grilles à l’extérieur de la ville derrière les massifs sur la grève, le long des quais, entre les grues et l’usine, dans le square, dans une rue déserte, et la gare. Les travellings sont de plus en plus rapides » (76 DRS 23.6, fo 93). Stéphane Bouquet supposait que les nombreux travellings du film de Brook avaient été suggérés par le scénario de Duras38 ; on voit ici que Duras désirait plus de mobilité que ne l’offrirent les lents travellings de Brook. Si cette (relative) fixité de la caméra s’opposera aux futurs choix de Duras réalisatrice39, elle contraste déjà en 1960 avec l’esthétique des « nouveaux cinéastes français » – à partir de la fin des années 1950, les caméras plus légères se répandent et offrent aux metteurs en scène une mobilité inédite40.
La mise en scène de Brook ne paraît cependant pas totalement étrangère à celle que déploiera Duras une fois passée derrière la caméra ; en témoignent l’épuration des décors et la prédilection pour le noir et blanc. Si, en 1960, Peter Brook n’a pas encore publié L’Espace vide, on retrouve dans son film le goût pour les décors épurés, seuls à même de ne pas encombrer l’imagination du spectateur. Attentif qu’il est aux différences entre les deux médiums, il ne transposera pas telle quelle cette idée au cinéma : selon lui, le cinéma, en raison de ses proximités avec la photographie, ne peut privilégier des décors abstraits ou des fonds blancs – l’exception majeure étant à ses yeux La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer41. Il y a pourtant chez le Peter Brook cinéaste un désir de désencombrement des décors qui s’accorde avec les nouvelles scènes du scénario de Duras/Jarlot dans la maison abandonnée ou dans le square vide ; au cinéma, si l’on en croit Brook, « vous luttez perpétuellement contre l’importance excessive d’une image qui est gênante, et dont les détails subsistent dans le cadre bien après qu’on a cessé d’en avoir besoin. Après une scène de dix minutes dans une forêt, nous ne pouvons jamais nous débarrasser des arbres »42. Or cette prédilection de Brook, on la retrouvera plus tard dans le cinéma durassien – ainsi, dans India Song, la cinéaste désire « nettoyer l’espace »43. Cependant, là où ce « dépeuplement de l’espace »44 était en partie (et en partie seulement) lié à la précarité dans laquelle était tenu le cinéma durassien, il était en revanche volontaire pour Brook, qui avait tout l’argent nécessaire pour multiplier les décors et engager des figurants. Il en va de même du choix du noir et blanc : Brook, comme Duras après lui, justifiera sa préférence pour le noir et blanc, seul susceptible de ne pas détourner l’attention du spectateur45.
Reste que Duras radicalisera les choix de mise en scène de Brook. C’est très visible dans la scène du dîner bourgeois, qui figure dans le chapitre 7 du roman. Madeleine Borgomano a justement montré à quel point ce « chapitre “du saumon” »46 fait rupture dans le texte durassien. Pour la première fois, la rencontre entre Anne et Chauvin se prolonge après les traditionnels 5 à 7 du roman, ce qui augmente la tension sexuelle du passage, construite sur un va-et-vient érotique entre Anne (dans sa villa) et Chauvin (sur le Boulevard de la Mer). C’est aussi la première fois que le lecteur a accès à l’intériorité des personnages et non plus à leurs seules paroles. Par ailleurs, là où le roman était écrit au passé simple, ce chapitre est intégralement rédigé au présent. Enfin, la critique des rites bourgeois se fait ici acerbe, alors qu’elle était relativement contenue dans les six chapitres précédents47. On s’attendait alors à ce que la caméra de Brook rende compte de cette rupture narrative, ce qui n’est guère le cas. Dès le premier traitement, Duras/Jarlot suggéraient que les conversations des invités soient inaudibles – à l’exception des répliques d’Anne Desbaresdes – en raison d’une « musique de cuivre d’un grand volume » (76 DRS 23.3, fo 65). Brook ne conserve pas cette idée, mais il parvient, en utilisant le hors champ, à anonymiser les paroles des invités, et par là, à rendre compte de la vacuité des dialogues bourgeois. Si cette technique annonce en partie les fameuses « bouches closes »48 d’India Song, Brook ne recourt au hors-champ ni pour la réplique de la jeune femme au collier de perles (fig. 2), ni pour les répliques du mari (fig. 3)49.
Fig. 2
Fig. 3
De manière générale, la partie du film consacrée au dîner atténue le caractère transgressif du passage : la lenteur des travellings dans le parc ne rend pas justice à l’érotisme de la quête intérieure d’Anne, quand le vomissement final du personnage dans la chambre de l’enfant (présent dans le roman et dans le scénario) se voit transformé en une banale crise de toux. C’est une critique que l’on peut adresser à l’ensemble du film (et que l’on peut étendre à d’autres adaptations de l’époque50), bien que le scénario de Duras/Jarlot y soit pour quelque chose. En effet, en multipliant les lieux de rencontre entre les deux personnages principaux, le scénario réduisait le nombre des scènes au café et diminuait sa consommation d’alcool, essentielle dans le roman de 1958.
Si l’on a beaucoup reproché au film Moderato Cantabile – Duras en premier – d’avoir grossièrement explicité les enjeux du roman de 1958, on a vu que le seul coupable n’était pas Peter Brook : la précision du cadre spatio-temporel du film, la multiplication des décors et l’élucidation du sort d’Anne Desbaresdes sont le fait du scénario corédigé avec Gérard Jarlot. Il faudra attendre La Musica (1967) pour que Duras associe le travail du scénario à celui de la réalisation et parvienne à produire une adaptation capable de rendre compte au cinéma de l’indéfini de la littérature. Cette recherche n’ira cependant jamais jusqu’à l’affirmation d’une supériorité du cinéma sur la littérature : pour Duras, « [o]n fera toujours moins bien que le livre »51. Elle ne semble donc pas totalement « rompre », comme ont pu l’affirmer François Bovier et Serge Margel, avec « la logique de l’adaptation »52, mais reproduire au contraire un discours topique de la trahison et de la fidélité. En cela, Duras se trouve en décalage avec la conception qu’a pu développer la Nouvelle Vague de l’adaptation : là où les Jeunes Turcs plaçaient l’image au centre de la conception de l’adaptation, en rejetant la primauté du texte, Marguerite Duras ne cessera en fait de réaffirmer cette primauté. Pour Duras, dans une vraie adaptation, « c’est le texte qui fait l’image »53 ; c’est dire que dans une fausse adaptation, c’est l’image qui fait le texte. Cette importance cruciale accordée au texte va cependant permettre à Duras de rejoindre les innovations du cinéma des années 1960-197054. Peu à l’aise avec la dimension collective du travail filmique (elle critiquera rapidement la collaboration avec Brook, mais également avec Jarlot), Duras se rapproche de la politique des auteurs de la Nouvelle Vague, avec qui elle partage une radicalité esthétique que l’on peine parfois à retrouver dans le film de Peter Brook.