D’un dialogue à l’autre

De l’avant à l’après Moderato cantabile

DOI : 10.54563/cahiers-duras.880

Abstracts

Dans Les Parleuses, Duras parle d’une coupure nette entre ses premiers romans et ceux d’après Moderato cantabile. En fait, à partir des années 1950, l’écriture durassienne s’est modifiée en profondeur à l’instar de ce qui s’est passé pour d’autres romanciers vers la même époque. Mais c’est surtout au niveau des dialogues entendus dans l’acception la plus étendue du terme (dialogue entre instances narratives, dialogue entre textes) que les bouleversements stylistiques sont les plus grands. La politesse linguistique a été intégrée aux échanges entre personnages et les triades sont devenues la structure fondamentale des interactions entre personnages. Toutefois, la rupture est moins nette que ce que Marguerite Duras le laissait présager.

In Les Parleuses, Duras speaks of a sharp rupture between her first novels and those written after Moderato cantabile. From the 1950’s onwards, Durassian writing indeed changes profoundly, as it happens to other novelists at the same period. Above all, the stylistic upheavals are greater regarding specially the dialogues, in the broadest sense of the term (dialogue between narrative instances, dialogue between texts). The linguistic politeness was integrated to the exchanges between characters and the triads became the fundamental structure of their interactions. However, the rupture is less harsh than Marguerite Duras led us to believe.

Outline

Text

Marguerite Duras, dans Les Parleuses, déclare à Xavière Gauthier : « Et puis, voyez, il a fallu écrire beaucoup de livres pour arriver là. Il y a toute une période où j’ai écrit des livres, jusqu’à Moderato cantabile, que je ne reconnais pas »1. Cette citation s’avère quelque peu paradoxale, puisque d’une part l’auteure y affirme un certain continuum au sein de son parcours littéraire, comme si ses premières œuvres étaient des formes d’exercice d’écriture, mais, d’autre part, elle déclare de manière assez radicale ne plus reconnaître ses premiers écrits, instituant Moderato cantabile (1958) comme un roman de rupture.

La question se pose dès lors de l’existence d’une première Duras en déconnexion ou non avec ses premiers écrits. En réponse à l’assertion durassienne, Xavière Gauthier tente de définir la rupture par le passage d’une écriture pleine à une écriture trouée et d’une littérature masculine à une littérature féminine. Pour notre part, il nous a semblé intéressant d’examiner la problématique à la lumière de la pragmatique narrative et plus particulièrement en se fondant sur l’étude des dialogues. Il est à noter que rares sont les critiques littéraires ou les linguistes qui se sont penchés sur l’étude des dialogues dans le roman2. Dès lors, ce domaine reste le parent pauvre de la narratologie et de la sémiotique du récit, ces deux disciplines s’étant consacrées à l’examen des parties narratives et descriptives au détriment de la partie dialoguée3. Les pasticheurs de l’auteure, à l’instar de Patrick Rambaud, en revanche, ne s’y sont pas trompés en caricaturant son écriture par les nombreux « dit-il », « dit-elle », ce verbe d’énonciation pure sans autre indicateur qu’un dire affirmé. Marguerite Duras en parsème ses romans à partir de Moderato cantabile. Toutefois, dans le cadre de cet article, la notion de dialogue ne sera pas cantonnée aux échanges verbaux entre personnages, mais elle s’étendra à l’échange entre les instances narratives, aux notations narratives du non-verbal et du paraverbal qui commentent les échanges, servant notamment à caractériser « la politesse linguistique »4.

Dans la ligne du travail amorcé par Sandrine Vaudrey-Luigi5, il nous semble que l’évolution de l’écriture chez Duras se produit surtout au niveau des dialogues et de leur mise en texte, même si on ne peut nier, sur ce plan, l’importance des changements lexicaux, grammaticaux et prosodiques que la critique analyse de manière relativement exhaustive. À partir du roman de 1958, Duras quitte les transpositions classiques6 des dialogues pour adopter deux autres techniques :

1) celle qui consiste à noyer les voix qui parlent, à les dissoudre dans la partie narrative. La réflexion de Francis Berthelot à propos de Queneau s’applique mot pour mot à la caractérisation de cette technique : « Ce n’est pas le caractère écrit de la narration qui s’étend au dialogue, mais le caractère oral de celui-ci qui la contamine »7, sans qu’il soit question à proprement parler d’un discours narrativisé au sein duquel le dialogue resterait identifiable et interprétable par le lecteur qui pourrait, pour le reconstituer, s’appuyer sur son univers référentiel.

2) celle qui consiste à transformer ces dialogues en dialogue théâtral avec didascalies, cassant ainsi le rapport à l’architexte8, comme dans Le Square (1955), L’Amante anglaise (1967) et La Pluie d’été (1990). Cette technique ne sera pas développée dans cet article, à cause de sa visibilité directe d’une part, mais aussi parce que Marie-Hélène Boblet l’a analysée dans la quatrième partie de son livre9. Elle parle d’une poétique de l’hybridité et tisse un fil entre Le Square et LAmante anglaise, établissant implicitement un lien entre la Duras d’avant Moderato cantabile et celle d’après.

À partir de Moderato cantabile, la romancière incorpore dans ses dialogues – intentionnellement ou pas – les données conversationnelles telles qu’elles furent mises en lumière par les études sur les interactions verbales10, avec plus spécifiquement celles concernant « la politesse linguistique ». La vision qui sous-tend sa langue littéraire est de celles qui participent à la croyance d’avoir, par l’écriture, une possibilité d’action sur le monde11. Et même si la postface de La Pluie d’été marque un espoir à jamais déçu de permettre, par la création d’un livre, une possibilité de transformation du monde12, on voit que Marguerite Duras continue à croire au pouvoir performatif de l’écrit13.

La romancière, dans sa gestion des dialogues, s’inscrit dans son époque puisque, comme le dit Gilles Philippe, « son écriture évolue en parallèle aux écritures de sa génération en France »14. Et au moment de cette métamorphose – dont Le Square et Les Petits Chevaux de Tarquinia constituent le tournant –, la réflexion sur les dialogues littéraires et sur leur rapport avec la conversation authentique était, semble-t-il, dans l’ère du temps. Nathalie Sarraute avait théorisé, dans L’Ère du soupçon (1956), le concept de « sous-conversation »15 qu’elle appliquera notamment dans Le Planétarium (1959). Queneau avec son « doukipudonktan », dans Zazie dans le métro (1959), s’essayait à rendre le parler des personnages conforme au réel. Mais Duras, à la différence de Queneau, ne joue plus sur la correspondance phonèmes / graphèmes, mais sur des échanges ritualisés : « Entrent le père, la mère, Ernesto. Et bonjour Monsieur, bonjour, bonjour, bonjour Madame bonjour Monsieur, répond l’instituteur »16. Marguerite Duras reprend le nombre exact de « bonjour » qui se seraient échangés si la conversation s’était réellement produite et, pourtant, la représentation de ces salutations déroge tellement au code littéraire – au sein duquel les salutations sont de plus en plus ellipsées ou reproduites sous forme de discours narrativisé du type « ils se saluèrent » –, que cet échange d’ouverture paraît invraisemblable.

Le parcours d’un dialogue à l’autre marquera trois étapes. La première concerne les types de dialogues ; la deuxième, la mise à l’écrit, examinée aussi sur le plan de la macro-communication ; et la troisième, la politesse linguistique. Il se terminera par un bref examen des deux textes qui constituent, à notre avis, une charnière dans l’écriture durassienne des dialogues : Le Square et Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953).

Les types de dialogues

Pour construire une typologie des dialogues romanesques, l’analyse conversationnelle se fonde sur le nombre d’interlocuteurs en présence17. Un échange entre deux interlocuteurs se nomme « dilogue ». Quant à l’échange à trois protagonistes, on le désigne comme un « trilogue ». Les échanges à quatre ou cinq intervenants s’appelleront respectivement « tétralogues » et « pentalogues ». Au-delà, on parlera de « polylogue », bien que certains théoriciens y incluent déjà les deux catégories précédentes18. Quant au monologue, à part celui de la première partie de L’Après-midi de monsieur Andesmas (1962), il peut souvent se résumer chez Duras à un effet-monologue. Il en est ainsi des confidences du vice-consul au directeur du cercle qui, somnolant, interagit très peu et contribue à transformer le dilogue en soliloque19. Le monologue intérieur – plus apte à témoigner d’un état psychologique – n’existe quasiment pas20 dans les romans de Duras.

L’auteure fera évoluer son écriture, en privilégiant tel ou tel type de dialogue en fonction des périodes de son œuvre. Elle modifie la mise en texte de ces dialogues selon leur type et en éclairant différemment les trois niveaux qu’ils incluent puisqu’à côté du niveau conversationnel, un niveau interactionnel (dyade, triade, etc.) coexiste avec un niveau relationnel composé de duos, de trios, de quatuors et de quintets.

Le pentalogue qui est dominant au début des Impudents (1943)21 va petit à petit disparaître dans les romans postérieurs à Moderato cantabile. Ainsi à la fin de Détruire dit-elle (1969) où avec l’arrivée de Bernard Alione, la tétrade formée du trio Alissa, Stein et Max Thor, ainsi que d’Élisabeth Alione va se transformer en quintet, mais sans aboutir à un véritable pentalogue, puisque Bernard Alione va très rapidement en être exclu. À partir de Moderato cantabile, ce sont les trios et les triades qui dominent les romans durassiens par leur aptitude à rendre les mécanismes de séduction, par leur lien avec le voyeurisme et par leur rapport au couple adultère, mais ce sont les dilogues et les polylogues qui dominent les structures conversationnelles et qui subissent la plus grande métamorphose entre l’avant et l’après Moderato cantabile.

Une place particulière est réservée aux tétrades, structure des interactions familières, voire familiales, par opposition aux polylogues qui sont plutôt des structures de mise en scène de la mondanité : « On était quatre. Mon mari, des amis à lui et moi »22. Cette structure est la matrice familiale de Duras : elle, sa mère et les deux frères. On la retrouve depuis le début des romans durassiens, avec parfois une cinquième figure : le père ; mais ce sont surtout les polylogues qui vont se développer à partir de Moderato cantabile, qu’il s’agisse de la réception au domicile d’Anne Desbaresdes, de la réception d’ambassade dans Le Vice-consul ou du bal dans Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Ils ne sont pas sans rappeler la réception relatée dans Le Côté de Guermantes de Proust (1920-1921), mais à la différence de celles de Proust, les polyades durassiennes se transforment dans leur mise en texte en dilogues, ou trilogues conversationnels réglés, un peu comme au théâtre, par des entrées et sorties de personnages, et non par des focales sur telle ou telle conversation, relatée au gré des déplacements du personnage-narrateur. Quand focale il y a, comme lors de la scène de réception dans Moderato cantabile, elle est conditionnée par l’écoute ou non d’Anne Desbaresdes23. Ces polylogues, lieu conversationnel par excellence des « maris », sont remplis de stéréotypes et de clichés conversationnels, ils véhiculent la norme sociale, la rumeur. L’héroïne s’y insère sur le mode de l’absence. Ils revêtent un côté mondain et permettent l’insertion de la « politesse impolie » – appelée « perfidie » par Francis Berthelot24 – qui fera d’Anne Desbaresdes ou du vice-consul des êtres subversifs – objet de honte tant ils transgressent ces codes interactionnels. Les Petits Chevaux de Tarquinia en présentent de nombreux, au point qu’ils semblent constituer une forme d’exercice pour l’écriture de ce type de dialogue, mais n’y figurent cependant ni la honte, ni la politesse impolie, ni le côté mondain que Duras y insérera à partir de Moderato cantabile.

À côté de ces grands polylogues existent d’autres polylogues, renvoyant aux paroles des clients des hôtels, des cafés. Ils constituent la toile de fond du dilogue central. Moderato cantabile signale par simple mention le fait que « la patronne, qu’il surveillait, parlait avec les trois clients »25. Les Yeux bleus, cheveux noirs débutent par deux polylogues opposant – apparemment – par un jeu d’espace les conversations des femmes à celles des hommes :

À l’intérieur, des femmes avec des enfants, elles parlent de la soirée d’été, c’est si rare, trois ou quatre fois dans la saison peut-être, et encore, pas chaque année, qu’il faut en profiter avant de mourir, parce qu’on ne sait pas si Dieu fera qu’on en ait encore à vivre d’aussi belles.
À l’extérieur, sur la terrasse de l’hôtel, les hommes. On les entend aussi clairement qu’elles, ces femmes du hall. Eux aussi parlent des étés passés sur les plages du Nord. Les voix sont partout pareillement légères et vides qui disent l’exceptionnelle beauté du soir d’été26.

Le discours narratif, où le style indirect côtoie les styles indirect et direct libres, laisse entendre les voix et commente les similitudes des propos, pointant néanmoins un ton plus tragique chez les femmes. Cette similitude de contenu des propos fonctionne à l’opposé de la disposition spatiale et textuelle, basée sur la séparation.

L’existence de ces polylogues n’aurait pas été possible sans la création du « bavard » mise en lumière par Marie-Hélène Boblet : « Dans les romans du début des années 1950 comme Le Marin de Gibraltar (1952) ou Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953), Duras invente des bavards dont les langues sont déliées par les rivages méditerranéens qu’ils élisent ; ils aiment parler de tout et de rien »27. Cependant, derrière ces bavardages se cache une profonde interrogation qui « indiqu[e] le sublime dont ils ne peuvent parler : la gravité tragique de l’amour ou l’angoisse de l’existence »28.

Cette réflexion est à mettre en parallèle avec celle de Francis Berthelot selon laquelle,

un dialogue totalement dépourvu d’enjeu n’existe pas. On rencontre pourtant nombre de dialogues – de polylogues, en particulier – où les personnages ne parlent que pour passer le temps, sans attendre de la conversation autre chose qu’elle-même. […] La fonction de tels polylogues est alors de présenter un portrait de groupe qui, en tant que tel, ne fera pas sensiblement évoluer l’action29.

Francis Berthelot présente ces dialogues comme une « extension du bavardage » et déclare qu’ils permettent « aux personnages de donner leur point de vue sur tout et rien : la vie, la mode, les relations, etc. »30. Les bavardages étaient rarement retranscrits dans les romans tant ils dérogent par leur faible densité d’informations diégétiques à la maxime de quantité énoncée par Paul Grice31 (et reformulée par Oswald Ducrot et Catherine Kerbrat-Orecchioni32 en loi d’informativité et d’exhaustivité) qui régit aussi, comme nous l’avons démontré33, la macro‑communication littéraire.

En fait, Les Petits Chevaux de Tarquinia et Le Square utilisent déjà des outils de mise en texte des polylogues et des dilogues de l’« à partir de Moderato cantabile », mais faute d’avoir uni le tragique au bavardage et faute d’avoir mis en scène ce tragique comme noyau conversationnel – l’événement dramatique se trouve réduit à un simple motif conversationnel, à un simple fait divers situé au milieu des banalités du quotidien –, ils passent à côté de la puissance qu’auront les dialogues à partir de Moderato cantabile. Dans ce dialogue des Petits Chevaux de Tarquinia qui réunit Jacques, Sara, Ludi, la bonne et l’enfant, l’allusion à l’événement tragique de la mort du jeune démineur est réduite à un simple sujet de conversation au milieu des arrangements de vie quotidienne et d’une proposition de baignade :

Jacques sortit de la salle de bains, les cheveux mouillés, torse nu.
– Au fait, demanda-t-il, ils sont encore là ?
– Encore, dit Ludi. C’est la femme, je crois, qui ne veut pas signer la déclaration de décès, le mari, lui, la signerait, c’est la femme qui s’acharne.
– C’est terrible, dit Jacques, de penser qu’ils arriveront bien à la lui faire signer quand même.
Il regarda Ludi, puis Sara, puis encore Ludi.
– Allez, viens te baigner, dit-il à Sara34.

Quant aux polylogues rendant les conversations des vacanciers dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, ils tournent autour de la nourriture, de la chaleur, des vacances ratées, mais finissent par laisser de côté la mort tragique du jeune démineur :

On se parlait, on s’interpellait d’une table à l’autre, et les conversations en général gagnaient toutes les tables de la tonnelle. Et de quoi parlait-on sinon de ce lieu infernal et de ces vacances qui étaient mauvaises pour tous, de la chaleur ? Les uns prétendaient qu’il en était ainsi de toutes les vacances. D’autres, non. […]
Mais Ludi arriva alors qu’on en parlait et évidemment, lui, ne fut pas d’accord, ni sur la chaleur, ni sur les vacances. Il dit qu’il aimait ces vacances, cet endroit, cette chaleur. […]
Il y avait sans doute plusieurs raisons à ce silence […]. Mais il y avait sans doute aussi, dans ce silence sur cet événement, qu’il était arrivé depuis trois jours et qu’il manquait déjà d’actualité. Le feu dans la montagne l’avait déjà remplacé (PCT, p. 106-109).

La romancière commente le silence qui se répand autour du drame et l’attribue au fait que l’événement ne constitue plus un sujet d’actualité brûlante. Marguerite Duras dénonce ainsi la tendance – par ailleurs très présente dans les médias actuels – à consommer le tragique. Cette dénonciation renvoie le lecteur à lui-même et le présente comme une espèce de monstre dévoreur de drames.

Le dilogue, quant à lui, est, dans la tradition littéraire, lié aux scènes de rencontre, aux confidences, aux scènes d’aveu, de jalousie, de rupture. Seules les trois premières scènes se retrouvent chez Duras dans la mesure où ses romans sont généralement des histoires de rencontre (amoureuse ou non) ; elles portent en elles leur rupture. Dans ces scènes se joue une tentative avortée d’exister dont Le Square constitue le premier essai. En fait, à partir de Moderato cantabile, Marguerite Duras ajoutera aux bavardages de la rencontre l’évocation du « sublime », cette dimension tragique qui leur donnera toute leur puissance en prenant comme noyau de la conversation un événement dramatique extérieur qui renvoie à la perte de l’être de l’héroïne. Celle-ci ne peut plus désormais que vivre sur le plan de l’étant pour reprendre la terminologie heideggérienne. Mais cette tentative de quête du trauma aboutira à l’échec, à la fois sur le plan de l’être et sur le plan de la parole-écriture, puisque cette parole – ou écriture –n’a aucun pouvoir performatif, contrairement à l’espoir de l’héroïne ou de la romancière. Le « Je voudrais que vous soyez morte » de Chauvin auquel répond le « – C’est fait » d’Anne Desbaresdes35 convoque et dénonce le performatif de la parole-écriture : un mort ne parle pas. La parole devient ainsi métonymique de l’écriture dans son essai de parvenir à l’être (fait d’Éros et de Thanatos) de l’héroïne, à l’essence de soi-même, et dans son incapacité à y aboutir.

La mise en texte

Pour examiner la différence de mise en texte des dialogues et en réduire le caractère aléatoire, nous avons sélectionné deux textes unis par la thématique commune de la jeunesse indochinoise de l’auteure et par la forme de l’autofiction (au sens très large de récit qui confère une apparence fictionnelle à des éléments autobiographiques) : Un barrage contre le Pacifique (1950), pour les romans écrits avant Moderato cantabile, et L’Amant (1984), pour ceux écrits à partir de Moderato cantabile :

– Et après le cinéma ?
– On irait danser, tout le monde vous regarderait. Vous seriez la plus belle de toutes.
– C’est pas forcé. Et après ?
Jamais la mère n’accepterait. Et même si elle acceptait, Joseph, lui, n’accepterait jamais.
– On irait se coucher, dit M. Jo, je ne vous toucherais pas.
– C’est pas vrai.
Elle ne croyait plus à ce voyage36.

Le dialogue revêt une mise en texte assez classique. L’échange entre personnages est reproduit au style direct et encadré par des guillemets. Les paroles de chaque interlocuteur sont précédées d’un tiret cadratin, mais ne sont introduites par aucun verbe d’énonciation. Le dialogue est clairement dégagé de la narration37. Un passage en style indirect libre, digne d’un Flaubert, vient fracturer l’échange et sert à distinguer le « dialogue / paroles » et le « monologue / pensées ». L’échange est suivi d’un commentaire narratif qui explicite ce que le lecteur aurait pu déduire du dialogue. La mise en texte de ce passage est de facture traditionnelle.

Je lui ai répondu que ce que je voulais avant toute autre chose c’était écrire, rien d’autre que ça, rien. Jalouse elle est. Pas de réponse, un regard bref aussitôt détourné, le petit haussement d’épaules, inoubliable38.

L’extrait se situe au début d’un dilogue mère / fille qui est reproduit au style indirect. Le verbe de parole introductif fait partie des verbes basiques qui se contentent, outre le fait de qualifier la force illocutoire, de situer la prise de parole dans l’échange sans inclure aucun commentaire d’ordre paraverbal ou non verbal39. Le passage qui débute ce dilogue commence paradoxalement par le verbe « répondre » qui présuppose soit une demande, soit à tout le moins une première intervention, or il n’y a aucune mention d’un discours antérieur qui reste par voie de conséquence dans le silence du texte40. Un autre silence du texte est la réponse inexistante de la mère sur le plan verbal au profit d’une notation du non‑verbal. Des expressions comme « jalouse elle est » et comme « inoubliable », relevant du jugement, sont des indices de la communication auctoriale, instaurant une connivence de valeur entre l’auteur-narrateur et le lecteur-narrataire. Le dilogue se transforme, par magie narrative, en trilogue puisque le personnage du proviseur apparaît et force le lecteur à reconstruire rétrospectivement le cadre participatif, le lieu de la conversation et le type de dialogue :

Je serai la première à partir. Il faudra attendre encore quelques années pour qu’elle me perde, pour qu’elle perde celle-ci, cette enfant-ci. Pour les fils il n’y avait pas de crainte à avoir. Mais celle-ci, un jour, elle le savait, elle partirait, elle arriverait à sortir. Première en français. Le proviseur lui dit : votre fille, madame, est première en français. Ma mère ne dit rien, rien, pas contente parce que c’est pas ses fils qui sont les premiers en français, la saleté, ma mère, mon amour, elle demande : et en mathématiques ? On dit : ce n’est pas encore ça, mais ça viendra. Ma mère demande : ça viendra quand ? On répond : quand elle le voudra, madame41.

L’extrait brouille les marqueurs énonciatifs et disloque les énoncés. « Qu’elle perde celle-ci » constitue ce que l’on pourrait nommer « un indicateur d’inversion narrative et/ou focalisatrice ». Du « je », on passe à un changement énonciatif. L’énoncé n’est plus nécessairement attribué à la narratrice, mais pourrait soit être attribué à la mère, comme trace d’un monologue intérieur ou d’un dilogue non adressé, entendu à plusieurs reprises par la petite fille (le doute subsiste), soit à une dislocation auctoriale distinguant le personnage parlant et la narratrice écrivant postérieurement sa propre histoire42. Un brouillage similaire se produit avec l’expression « Première en français » qui témoigne aussi d’un flou des partenaires énonciatifs. S’agit-il d’une réaction mentale de la petite fille qui serait un bystander43 du dilogue proviseur / mère, ou d’une pensée de la mère, ou d’une dislocation de l’énoncé répété et de son énonciation ? Ensuite, d’une identification claire du locuteur (« le proviseur »), on passe au flou d’un « on », qui pourrait constituer le signal d’une distance d’écoute de la part de la petite fille, de la narratrice / personnage, mais qui pourrait aussi être une focalisation sur le rôle du personnage. Celui-ci, dans l’économie générale du récit, représenterait une sorte de porte-parole de la norme sociale au détriment de la focalisation sur son statut social de proviseur. Les verbes du discours attributif ne marquent que l’illocutoire et éventuellement la place de la réplique dans l’échange : dire, demander, répondre.

En fait, ce procédé devient dominant dans les romans après Moderato cantabile – à l’exception des romans théâtraux – ce qui a pour effet un jeu de voix polyphoniques sous un contrôle narratif sans donc aucune apparence d’échange. La technique gomme les contours locutoires, mais provoque l’illusion d’un roman très bavard, comme dans Le Ravissement de Lol V. Stein, qui donne l’impression d’une parole qui circule, alors qu’il y a très peu d’échanges directs : c’est en réalité l’un des plus faibles pourcentages parmi les romans de l’après Moderato cantabile. À cette scénographie des dialogues, s’ajouteront les troncations et les chevauchements de paroles qui créeront un effet de silence ou de vide qu’appuient les blancs d’une parole trouée et qui placeront le lecteur dans une situation proche de la vie réelle.

À partir de Moderato cantabile, Marguerite Duras quitte le mode traditionnel du rapport des paroles de personnages pour privilégier soit une mise en texte proche des dialogues théâtraux ou d’une narration polyphonique laissant entendre des voix diverses qui multiplient les perceptions du monde et des personnages et évitent un narrateur tout puissant à vision unique. Ce procédé permet l’existence d’un lecteur actif. Ce dialogue, comme le dit Marie‑Hélène Boblet, « ne prétend plus accoucher d’une vérité, ni d’un sens définitif »44.

La politesse linguistique

Penelope Brown et Stephen Levinson ont emprunté au microsociologue Erving Goffman les notions de « face » et de « territoire »45. Goffman considérait que lorsqu’on entrait en interaction avec quelqu’un, on ne souhaitait pas, conformément à l’expression bien connue, « perdre la face », mais qu’au contraire, on souhaitait donner une bonne image de soi‑même et que, d’autre part, entrer en communication avec quelqu’un consistait aussi à envahir « son territoire » (espace, temps, objets personnels…). Penelope Brown et Stephen Levinson se sont emparés de ces deux notions en les renommant. Ainsi, la « face » est devenue « la face positive » et le « territoire » est devenu « la face négative ». Ils ont considéré que lorsque deux individus (quatre faces) entraient en communication, ils produisaient des actes menaçants pour l’une ou l’autre face (Ftas)46. Leur vision de l’interaction est donc quelque peu sombre ; mais comme pour maintenir une paix sociale, tout le jeu communicationnel consiste à « ménager les faces des interlocuteurs », la langue dispose d’adoucisseurs qui atténuent les menaces : l’indirection des actes de langages, les rituels d’ouverture et de clôture, les termes d’adresse (« tu » / « vous »), les formes conditionnelles en « -rais », les petits mots comme « s’il vous plait » ou « merci ». Catherine Kerbrat-Orecchioni47 ajoutera une forme de politesse positive (les Ffas)48 et, aux maximes conversationnelles de Grice (transformées par elle en lois du discours), des lois dites « de convenance », comme la loi de modestie, la loi de prudence, la loi de décence auxquelles les héroïnes durassiennes, à partir de Moderato cantabile, dérogent totalement.

Duras utilise la politesse pour faire apparaître l’exclusion sociale, parfois sous forme de politesse impolie comme dans Le Vice-consul, lorsque le personnage du vice-consul, après son esclandre, se fait exclure de la réception de l’ambassade par Peter Morgan avec ses mots d’apparence polie, mais d’une dureté extraordinaire : « le personnage que vous êtes ne nous intéresse que lorsque vous êtes absent »49. Sous des mots d’apparence neutre, un meurtre symbolique est en train de se produire : les Ftas s’avèreront de véritables flèches.

Dans les premiers romans de Marguerite Duras, Les Impudents et La Vie tranquille (1944), la politesse apparaît, mais à la mode classique des romans du xixe pour caractériser un personnage (« Il venait par politesse ce pauvre Durieux », « la muflerie de Jacques »50) ou reliée à certaines scènes comme celle des funérailles de l’oncle (qui couchait avec la femme de son neveu) dans La Vie tranquille51, où elle surgit sous la plume narrative comme une norme explicite de la convenance sociale. La politesse y est nommée, mais non jouée en scène directe, elle est médiatisée par le discours narratif en termes de norme sociale :

Papa et maman se tenaient toujours au salon côte à côte, silencieux. On les voyait à peine lorsqu’on arrivait du dehors tant l’ombre y était épaisse. Ils parlaient peu et les gens devaient trouver ce silence décent. Ils ressortaient du salon l’air égaré, ils me serraient rapidement la main en passant et s’en allaient52.

Pourtant, les parents ne parviennent pas à bénir le cercueil de l’oncle. En vertu de leur morale religieuse, ils auraient eu honte de commettre cet acte par hypocrisie sociale. Le sens moral se révèle plus fort que le sens des convenances.

C’est dans Le Square et dans Les Petits Chevaux de Tarquinia que Marguerite Duras incorpore véritablement cette politesse linguistique au sein des interactions, des jeux conversationnels et, paradoxalement, par l’intermédiaire des petites « bonnes », comme elle les nomme elle-même, en préambule du Square53.

La politesse linguistique apparaît aussi au niveau de la macro-communication, au sein des dialogues auteur / lecteur, sous la forme d’une dérogation aux maximes conversationnelles. À partir de Moderato cantabile, Marguerite Duras bouscule ces différentes maximes conversationnelles. La maxime de modalité, par exemple, qui prescrit d’être clair, est profondément transgressée dans L’Amour (1972), où la romancière efface les interlocuteurs, use de pronoms personnels de troisième personne (« il » ou « elle ») assez indistincts ; dans Abahn Sabana David (1970) où elle fait coexister deux Abahn. La maxime de quantité (reformulée en lois d’exhaustivité et d’informativité) n’est guère plus respectée. Dans La Pluie d’été, elle se présente en « oublieuse »54. Le lecteur de L’Amante anglaise ne saura jamais où Claire Lannes a mis la tête de sa cousine Marie-Thérèse Bosquet (symbole de résolution de l’énigme policière), la romancière semant le doute sur la plupart des informations données. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, la connaissance que le lecteur pourrait accumuler sur Lol provient de la rumeur, des propos de Tatiana, des observations de Jacques Hold qui rassemble diverses « informations », sans trancher sur une vérité quelconque à propos du personnage.

En outre, le fait de dissoudre les voix, de tronquer les échanges, laisse au lecteur une grande marge interprétative, dont le sens ne peut se canaliser que par sa connaissance de Marguerite Duras et donc à l’aide des autres œuvres de la romancière. Avant Moderato cantabile, chaque roman fonctionnait en autonomie. Après Moderato cantabile, Marguerite Duras va créer des cycles55 : à l’exception de quelques romans, dont Abahn Sabana David, les romans se répondront entre eux56, éclaireront l’un l’autre leur symbolique57. Ainsi Marguerite Duras élabore avec son lecteur une véritable histoire conversationnelle.

Les romans charnières

Comme nous l’avons précédemment évoqué, Le Square et Les Petits Chevaux de Tarquinia peuvent être considérés comme des romans charnières. Tous deux constituent une rupture avec les romans précédents et marquent, sous beaucoup d’aspects, une écriture annonçant les romans postérieurs. Indépendamment du renouvellement dans le choix des types de dialogues et de leur mise en texte, c’est la retranscription de la politesse linguistique qui s’avère l’élément le plus marquant de cette évolution scripturale. Marguerite Duras passera d’une simple notation narrative à la représentation d’un véritable « face work »58.

Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, Duras crée le personnage de la bonne impertinente que Jacques et Sara avaient emmenée avec eux en vacances pour s’occuper de leur fils. Elle montre une insoumission totale et incarne à elle seule la lutte des classes59. Ce roman témoigne, de la part de la romancière, d’une forme de travail sur l’interaction impolie. L’extrait ci-dessous présente Sara avec son fils. Ludi arrive et une conversation s’engage entre lui et Sara que Jacques (le mari de Sara) entend de la salle de bain. La bonne fait irruption dans cette conversation, se comportant en véritable envahisseuse territoriale :

La bonne apparut à la fenêtre de la cuisine.
– Alors, qu’est-ce qu’on mange à midi ?
– Je ne sais pas, dit Sara.
– Si vous ne savez pas, c’est pas moi qui saurais.
– On va à l’hôtel, cria Jacques de la salle de bains, moi je ne mange pas ici.
– C’était pas la peine de m’emmener en vacances, alors, dit la bonne. Et lui ?
Elle montra l’enfant (PCT, p. 17-18).

Sans y être invitée et sans se déplacer, la bonne coupe la parole à ses patrons. Elle n’est donc pas un participant ratifié de la conversation. Sara ne fait aucune remarque et son « Je ne sais pas », donné en réponse à la question pratique de la bonne, montre qu’elle n’assume pas son rôle de patronne qui devrait diriger son employée de maison60. Elle est dans un effacement total de sa face positive. La petite bonne lui répond par un reproche implicite qui constitue un Fta renforcé, au vu des statuts sociaux des deux protagonistes. C’est Jacques qui doit répondre, alors que lui non plus n'est pas un participant ratifié de cette conversation. Sa réponse – qui comporte un « moi je » – accentue encore la perte de face de Sara et témoigne d’un manque de communication au sein du couple. La bonne réplique par un reproche explicite cette fois qui remet en question l’utilité de sa présence et pose une question implicitement accusatrice pour ses deux patrons, puisque le « Et lui ? » dénonce l’indifférence des parents à l’endroit de leur enfant. Les Ftas sont encore renforcés par la présence de Ludi.

En sorte de contrepoint, dans Le Square, la politesse conçue en ménagement des faces est travaillée jusqu’à la caricature. Ce traitement rend très visible l’aliénation des « gens de maison » qui en viennent à employer, même dans leur vie privée, « les codes conversationnels » de leurs patrons avec une exagération que montre le long dilogue entre la petite bonne et le commis voyageur :

Jeune fille : Bien que je ne puisse pas me mettre à votre place, monsieur, je comprends ce que vous voulez dire et je trouve que c’est bien dit. C’est bien ça, n’est-ce pas, que vous voulez dire, que, puisqu’on est là, il vaut mieux voir le plus de choses possible que de ne pas les voir ? Et qu’ainsi le temps passe plus vite et de façon plus plaisante ?
Homme : Si vous voulez, mademoiselle, c’est un peu ça. Peut-être ne sommes-nous en désaccord que sur ce que nous avons décidé de faire ou de ne pas faire de notre temps.
Jeune fille : Pas seulement, monsieur, puisque je n’ai pas eu l’occasion de me fatiguer de quoi que ce soit, excepté d’attendre, bien sûr. Comprenez-moi, monsieur, je ne veux pas dire que vous êtes forcément plus heureux que moi, non, mais seulement que, si vous ne l’êtes pas, vous pouvez vous permettre d’envisager des remèdes à votre malheur, changer de ville, vendre autre chose, et même, je m’excuse, monsieur, encore davantage. Moi, je ne peux encore commencer à penser à rien, même pas dans le détail. Rien n’est commencé pour moi, à part que je suis en vie61.

La conversation abonde de termes d’adresse assez inadéquats par rapport à la situation de communication (les « monsieur » notamment sont répétés jusqu’à saturation), la conversation regorge de banalités, de routines conversationnelles. L’accent est mis sur l’harmonie, tout désaccord constituant un Fta est compensé par des adoucisseurs et même ce qui pourrait passer comme un Fta implicite – comme un reproche du métier ou une considération sur l’âge – est compensé de même. Parmi les différents termes qui aplanissent le désaccord se trouvent la concession (« bien que je ne puisse pas me mettre à votre place »), le terme d’adresse (« monsieur »), le compliment (« je trouve que c’est bien dit »), la reformulation sous forme interrogative dans la première réplique de la bonne. Le voyageur de commerce atténue lui aussi ses réserves (« si vous voulez », « c’est un peu ça », le « peut-être ») et s’applique à réduire le contenu même du désaccord. Marie-Hélène Boblet voit dans cette gestion du dialogue la mise en place d’« une éthique de la parole et de l’écoute qui nourrira les œuvres majeures des années 1960 »62. Elle cite alors une série d’œuvres majeures de la romancière, telles que Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, L’Amante anglaise, pour l’illustrer.

Indépendamment de l’engagement politique de la romancière, ce qui était susceptible d’intéresser Duras dans ces figures de la domesticité, c’est au niveau des interactions, leur statut de « non-personnes », selon Erving Goffman63, c’est-à-dire de figures dont la présence n’affecte normalement en rien les propos tenus devant elles, les conversations mondaines se poursuivant comme si elles n’existaient pas. Et c’est peut-être là que Duras a trouvé les prémices de ses héroïnes complètement détruites qui occuperont ses romans à partir de Moderato cantabile.

Le parcours au travers des dialogues durassiens confirme une rupture dans l’écriture à partir de Moderato cantabile. Sur le plan des conversations, les polylogues, les dilogues deviennent majoritaires, alors que ce sont les trios-triades qui dominent sur le plan interactionnel. Les bavards font leur apparition, mais à côté de ces bavardages, le tragique est remis au sein de la parole qui tente, sans y parvenir, d’en percer l’épicentre. Le tout est rapporté sous deux formes canoniques : soit un dialogue théâtral place le lecteur comme témoin de la parole-événement qui se déroule sous ses yeux et qu’il doit réinterpréter, soit un discours narratif percé de voix multiples fait obstacle à l’existence d’un narrateur-interprète qui décoderait une espèce de vérité sur le monde.

Toutefois, la rupture n’est pas aussi nette que Marguerite Duras semblait le laisser présager dans Les Parleuses, puisqu’il existe des romans charnières qui mettent au travail les apports des études sur les conversations authentiques et singulièrement l’étude de la politesse linguistique. Une sorte de continuum de l’œuvre romanesque se révèle ainsi assuré sans toutefois oblitérer l’existence d’une première Duras.

Notes

1 Marguerite Duras & Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 13. Return to text

2 Jacques-Gérard Linze s’étonnait déjà en 1989 du peu d’études consacrées à ce qu’il appelle « la conversation romanesque » : « Pour qui s’intéresse de près au roman, la conversation telle qu’elle y est incluse est un sujet captivant dont on peut s’étonner que beaucoup d’essayistes et critiques l’aient négligé » (« La conversation romanesque », Académie royale de la langue et de littérature françaises de Belgique, séance du 9 sept. 1989, p. 1, [en ligne], URL : https://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/linze090989.pdf, consulté le 12 févr. 2025). Près de quarante ans après, les choses ont très peu évolué. Return to text

3 À part le livre de Marie-Hélène Boblet (Le Roman dialogué après 1950 : poétique de l’hybridité, Paris, Champion, « Littérature de notre siècle », 2003) – cette dernière est d’ailleurs l’auteure de l’article « Dialogue » dans le Dictionnaire Marguerite Duras (éd. par Bernard Alazet & Christiane Blot-Labarrère, Paris, Champion, « Dictionnaires et références », 2020) –, la petite soixantaine de pages qu’y consacre Sandrine Vaudrey-Luigi (La Langue romanesque de Marguerite Duras : « une liberté souvenante », Paris, Classiques Garnier, « Investigations stylistiques », 2013, p. 226-282) et ma propre thèse (Le Dialogue romanesque chez Marguerite Duras : un essai de pragmatique narrative, thèse de doctorat, Université Lyon 2, 2001), il n’y a, à ma connaissance, aucune étude véritablement consacrée à ce problème. Pas plus d’ailleurs que pour de nombreux romanciers. Quant aux travaux théoriques sur le sujet, ils ne sont pas légion : Gillian Lane-Mercier au Canada (La Parole romanesque [1989], Paris, Klincksieck, 2000), Sylvie Durrer en Suisse, qui a tenté une typologie des dialogues (Le Dialogue romanesque, Genève, Droz, 1994), et Francis Berthelot en France (Parole et dialogue dans le roman, Paris, Nathan, « Fac. littérature », 2000). À toutes ces études qui sont parues entre 1989 et 2003, vient s’adjoindre l’ouvrage de Catherine Kerbrat-Orecchioni (Le Discours en interaction, Paris, Armand Colin, 2005) qui consacre une vingtaine de pages au dialogue littéraire. Return to text

4 Le concept de politesse linguistique a été fondé par Penelope Brown et Stephen C. Levinson (Politeness: Some Universals in Language Usage, Cambridge, Cambridge University Press, 1987). Ces deux linguistes se sont appuyés sur le travail d’Erving Goffman en microsociologie. Return to text

5 Voir Sandrine Vaudrey-Luigi, La Langue romanesque de Marguerite Duras, op. cit. Return to text

6 Avec l’échange mis entre guillemets, le trait d’union pour marquer les interlocuteurs qui sont clairement identifiés et la complétude des échanges à visée informative et à intention mimétique. Return to text

7 Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, op. cit., 2001, p. 120. Return to text

8 Cette notion est empruntée à Gérard Genette qui la développe dans Introduction à l’architexte (Paris, Seuil, « Poétique », 1979) et dans Palimpsestes : la littérature au second degré (Paris, Seuil, 1982). Elle est définie par l’auteur lui-même comme l’objet de la poétique et comme « l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes – types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. – dont relève, chaque texte singulier » (quatrième de couverture). Return to text

9 Marie-Hélène Boblet, Le Roman dialogué après 1950, op. cit., p. 372-393. Return to text

10 Pour le champ français, on retiendra plus spécifiquement le travail de Catherine Kerbrat-Orecchioni (Les Interactions verbales, 3 t., Paris, Armand Colin, 1990-1994). Return to text

11 À la suite des travaux de John L. Austin (Quand dire, c’est faire [1962], trad. de l’anglais par Bruno Ambroise, Paris, Seuil, 2024), la question du pouvoir performatif de l’écriture s’est plusieurs fois posée chez les critiques littéraires qui vont même jusqu’à assigner, à l’instar d’Alexandre Gefen, à la littérature le pouvoir de réparer le monde (Réparer le monde : la littérature française face au xxie siècle, Paris, Corti, 2017). Return to text

12 Marguerite Duras dans sa postface parle de l’arbre qui « est là », mais qu’on ne voit plus que partiellement à cause de la clôture du jardin en ciment armé et elle déclare : « Je sais, j’aurais dû aller à Vitry et empêcher que l’on mette la clôture en ciment. Mais on ne m’a pas prévenue, que voulez-vous faire… » (La Pluie d’été [1990], Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 150). Cette citation montre toute l’impuissance de la littérature puisque l’écriture s’avère totalement insuffisante pour sauver l’arbre : l’écrivaine aurait dû s’y rendre en personne et on aurait dû la prévenir de l’enfermement de l’arbre. Return to text

13 Quitte à aller à la démesure comme avec son article du 17 juillet 1985 paru dans Libération sur Christine Villemin : « Sublime, forcément sublime Christine V. ». Return to text

14 Gilles Philippe, « Le style Marguerite Duras », Le Temps, 11 nov. 2011, [en ligne], URL : https://www.letemps.ch/culture/style-marguerite-duras, consulté le 12 févr. 2025. Return to text

15 Voir Nathalie Sarraute, « Conversation et sous-conversation » [1956], L’Ère du soupçon : essais sur le roman, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1987, p. 81-122. Return to text

16 Marguerite Duras, La Pluie d’été, op. cit., p. 76. Return to text

17 Pour rappel, le dialogue est, étymologiquement, la parole qui passe à travers (dia-) et n’indique pas le nombre de participants. Ce terme devient en linguistique l’hyperonyme (ou terme générique) d’une série d’hyponymes (dilogue, trilogue, tétralogue, pentalogue, polylogue). Le « dilogue » est la forme du dialogue à deux interactants, le « trilogue » est à trois participants, le « tétralogue » à quatre, le « pentalogue » à cinq, pour terminer par le terme de « polylogue », lorsque le nombre de cinq est dépassé. Return to text

18 En effet, déjà le tétralogue est une structure complexe qui se réduit souvent sur le plan de la mise en texte en un trilogue, avec une exclusion, ou à deux dilogues. Il devient difficile de le mettre en texte dans un équilibre des quatre voix en présence. Return to text

19 Voir Marguerite Duras, Le Vice-consul [1966], Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2019, p. 80-87. Return to text

20 À notre connaissance, il n’existe pas de monologue intérieur dans les romans de Marguerite Duras. Cette technique sert souvent à témoigner des débats psychologiques, des crises de conscience des personnages, or Marguerite Duras récuse totalement ce type d’approche au sein de sa littérature. Return to text

21 « Ce roman campe la vie de la petite bourgeoisie, rongée par l’ennui. Cette famille recomposée, au sein de laquelle, le père est pratiquement absent, face à une mère omniprésente, […] est constituée de trois enfants : Jacques l’aîné, sorte de “bête sauvage” […] ; Maud l’aînée que l’on cherche à marier, et Henri le petit frère qui subira l’influence négative du plus grand » (Laurent Camerini, « Les Impudents », in Dictionnaire Marguerite Duras, op. cit., p. 304). Return to text

22 Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar [1952], Paris, Gallimard, « Folio », 1981, p. 218. Return to text

23 Marguerite Duras, Moderato cantabile [1958], suivi de « Moderato cantabile » et la presse française, Paris, Minuit, « Double », 2008, chap. vii, p. 91-103. Return to text

24 Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, op. cit., p. 75. Return to text

25 Marguerite Duras, Moderato cantabile, op. cit., p. 30. Return to text

26 Marguerite Duras, Les Yeux bleus cheveux noirs, Paris, Minuit, 1986, p. 9-10. Return to text

27 Marie-Hélène Boblet, « Dialogue », in Dictionnaire Marguerite Duras, op. cit., p. 160. Return to text

28 Loc. cit. Return to text

29 Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, op. cit., p. 93. Return to text

30 Ibid., p. 96. Return to text

31 Cette maxime est formulée en deux temps : « 1. Que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis (pour les visées conjoncturelles de l’échange). / 2. Que votre contribution ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis » (Paul Grice, « Logique et conversation », Communications, no 30, « La conversation », 1979, p. 61). Return to text

32 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Paris, Armand Colin, 1986, p. 207-225. Return to text

33 Voir Isabelle Doneux-Daussaint, Le Dialogue romanesque chez Marguerite Duras : un essai de pragmatique narrative, Lille, ANRT, 2003, p. 89-113. Return to text

34 Marguerite Duras, Les Petit Chevaux de Tarquinia, Paris, Gallimard, 1953, p. 18-19 (désormais PCT). Return to text

35 Marguerite Duras, Moderato cantabile, op. cit., p. 123. Return to text

36 Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique [1950], éd. par Françoise Maury, Paris, Gallimard, « Folio plus », 1997, p. 112. Return to text

37 Jacques-Gérard. Linze relève, chez « les écrivains traditionnels », l’autonomie du dialogue par rapport à la partie narrative comme une caractéristique de la conversation romanesque (art. cité, p. 11). Return to text

38 Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984, p. 31. Return to text

39 « Répondre », « dire », font partie de ces verbes de paroles neutres réduisant la parole au seul acte d’énonciation et avec lesquels Duras introduira systématiquement les interventions de ces personnages. Ce faisant, elle pose l’acte de « dire » dans sa pureté absolue. Return to text

40 En termes d’analyse conversationnelle, on pourrait identifier une « troncation » de l’échange, même si Catherine Kerbrat-Orecchioni en parle surtout à propos de l’absence de réaction (Les Interactions verbales, t. I, Paris, Armand Colin, 1990, p. 235). Return to text

41 Marguerite Duras, L’Amant, op. cit., p. 31. Return to text

42 En fait, on passe d’une narration en apparence simultanée à une narration clairement postérieure : Marguerite Duras navigue sur le rapport entre le temps de la narration et le temps de la diégèse. Return to text

43 Le terme est utilisé par Catherine Kerbrat-Orecchioni (dans Les Interactions verbales, op. cit., p. 86), à la suite d’Erving Goffman, pour désigner le témoin d’une conversation. Return to text

44 Marie-Hélène Boblet, Le Roman dialogué après 1950, op. cit., quatrième de couverture. Return to text

45 Voir Penelope Brown & Stephen C. Levinson, Politeness, op. cit. Return to text

46 Cette appellation est le diminutif du terme anglais « face threatening act », autrement dit un « acte menaçant pour les faces ». Return to text

47 Cette théorie de la politesse se retrouve essentiellement dans les ouvrages de Catherine Kerbrat-Orecchioni (L’Implicite, op. cit. ; Interactions verbales, op. cit.). Return to text

48 Il s’agit du diminutif de « face flattering act » ou « acte flatteur pour les faces ». Return to text

49 Marguerite Duras, Le Vice-consul, op. cit., p. 143. Return to text

50 Marguerite Duras, Les Impudents [1943], Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 88, p. 178. Return to text

51 Marguerite Duras, La Vie tranquille [1944], Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 39-40. Return to text

52 Ibid., p. 39. Return to text

53 Ce préambule de l’auteure est daté de l’« Hiver 1989 » : il sera inséré dans l’édition Folio (Marguerite Duras, Le Square, Paris, Gallimard, « Folio », 1990, p. 5-6). Return to text

54 À quatre reprises dans la postface de La Pluie d’été, Marguerite Duras déclare « J’oublie » (op. cit., p. 150). Return to text

55 Le cycle indien, mais aussi un ensemble d’œuvres autour de son enfance indochinoise (Un barrage contre le pacifique, L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord, L’Éden cinéma). Return to text

56 Emily L. se rattache au Marin de Gibraltar ; Moderato cantabile et Dix heures et demie du soir en été (1960) présentent aussi des similitudes avec le roman de 1987. Return to text

57 Le vomissement des héroïnes fait sens en superposant celui d’Anne Desbaresdes et celui d’Élisabeth Alione. Return to text

58 Le terme apparaît chez Catherine Kerbrat-Orecchioni (Les Interactions verbales, op. cit., p. 122) et pourrait se traduire par le travail de figuration que les interactants opèrent autour des enjeux de face. Return to text

59 Duras était, à l’époque de l’écriture du roman, membre du Parti communiste. Return to text

60 Elle est une figure des intellectuels de gauche qui refusent par leur attitude l’exploitation du personnel, mais y recourent néanmoins. Return to text

61 Marguerite Duras, Le Square : trois tableaux, Théâtre I, Paris, Gallimard, 1965, p. 71-72. Return to text

62 Marie-Hélène Boblet, Le Roman dialogué après 1950, op. cit., p. 161. Return to text

63 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I : La Présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 146‑147. Return to text

References

Electronic reference

Isabelle Doneux-Daussaint, « D’un dialogue à l’autre : De l’avant à l’après Moderato cantabile », Cahiers Marguerite Duras, [online], 4 – 2024, Online since 26 mars 2025, connection on 21 avril 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/880

Author

Isabelle Doneux-Daussaint

Université Lumière Lyon 2/ HERS Belgique
isa.daussaint@skynet.be

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