Duras, au nom du père

Brune du Platier, métaphore d’une écriture en gestation

DOI : 10.54563/cahiers-duras.882

Abstracts

Il n’y a qu’un seul paysage durassien, celui de l’écriture. Le clivage entre les territoires de l’Indochine et ceux du Lot-et-Garonne est à repenser. Le lieu du père renferme lui aussi des scènes primitives qui ont sans doute nourri le terreau duquel est né l’écriture de Marguerite Duras. Les souvenirs du Sud-Ouest sont le cadre des deux premiers romans de l’écrivaine, et une image fondamentale émerge de ces pages : celle de la famille, des liens brutaux, du silence, à travers le récit de la vache Brune. Métaphore d’un imaginaire en gestation frappé du sceau de la mort, la vache surplombe l’œuvre comme un emblème, un fondement symbolique qui unit le souvenir du Sud-Ouest à celui d’une béance irréparable, qui unit les morts. Bien avant le Pacifique, c’est certainement en Dordogne qu’il nous faut chercher Marguerite avant Duras.

There is only one Durassian landscape, that of writing. The divide between the territories of Indochina and those of Lot-et-Garonne needs to be rethought. The father's place also contains primitive scenes that undoubtedly nourished the soil from which Marguerite Duras's writing was born. Memories of the Sud-Ouest are the setting for the writer's first two novels, and a fundamental image emerges from these pages: that of the family, of brutal ties, of silence, through the story of Brune the cow. A metaphor for an imaginary world in gestation, stricken with the seal of death, the cow towers over the work like an emblem, a symbolic foundation that unites the memory of the Sud-Ouest with that of an irreparable gap, that unites the dead. Long before the Pacific, it is certainly in the Dordogne that we must look for Marguerite before Duras.

Outline

Dedication

Pour Michèle Ponticq

Text

Introduction : un état des lieux

« Et l’écriture passe une nouvelle fois par le drame familial, par le pays de Duras où le père repose »1.

Topographiée à l’extrême, la géographie romanesque est une matière incontournable des études durassiennes. À l’acte créatif s’adjoignent les trois lieux de l’écrit2 (Neauphle, Trouville, la rue Saint-Benoît), tandis que l’écriture dessine la grande carte de la Durasie contaminée de colonialisme et fatalement bordée par les fureurs océaniques. Fixement, parfois même artificiellement, l’Indochine est abordée comme le territoire de l’horreur familiale et de la folie maternelle, tandis que le Lot-et-Garonne n’est évoqué que pour signaler rapidement la disparition du père et le choix quasi aléatoire du nom de plume – cantonnement strict, confinement qui est possiblement une occultation volontaire, désirée par l’écrivaine et trop vite acceptée de ses lecteurs. Ce clivage, dont nous sommes, exégètes, partiellement responsables, est à dépasser ; peut-être sommes-nous tombés parfois dans la facilité de cette double origine, frôlant sans le vouloir une certaine stéréotypie. Nous devrions pourtant être habitués au fait que la mouvance et la polysémie fondent en grande partie l’imaginaire de Marguerite Duras.

L’exploration des territoires imaginaires mérite d’être relancée et nuancée. Henri Donnadieu, le père de Marguerite, fait partie de l’histoire indochinoise, de même Marie Legrand a erré dans les décors campagnards du Sud-Ouest. La Dordogne est le cadre princeps des deux premiers romans, Les Impudents3 et La Vie tranquille4, avant que les barrages ne cèdent. Autant la mère, devenue archétypale et cosmique, est exhibée jusqu’à l’extrême dans les livres, à la fois à travers l’amour inconditionnel pour le grand frère et la démence maritime, autant le père est tu, trop rapidement enterré dans les marécages du Dropt, emmuré dans les ruines du domaine familial. Le Lot-et-Garonne est un tabernacle, un silence clos autour duquel nous tournons. Duras, qui rappelons-le signifie « citadelle en ce lieu » en occitan5, est peut-être ce mot-trou primordial qui hantera et bâtira une œuvre. Comme l’écrit Alain Vircondelet, « le pays de Duras restera logé dans sa mémoire nocturne, au plus profond de la “chambre” obscure, il deviendra le paysage du Grand Secret. La clé de la légende »6. La jeune Marguerite y a vécu, y a connu la perte, y a croisé l’appel de l’écriture.

Au détour d’une page des Impudents, lors du repas organisé par la famille Grand-Taneran au domaine d’Uderan avec les villageois, Maud fait le court récit d’un accident mortel :

Tenez, c’était un jour que je ramenais les vaches du pré du Dior et que le train passa au milieu du troupeau. La « Brune » avait un gros trou rouge à la place d’une de ses cornes, et elle en fientait et beuglait. J’en claquais des dents de peur. Vous m’avez jugée très courageuse. Et cependant, la nuit d’après l’accident, je l’ai passée à pleurer jusqu’au matin, parce qu’on allait abattre la bête (I, p. 38).

Cet extrait aurait pu demeurer à l’état d’anecdote, servant de résonance au motif de la mort qui jalonne le livre et participant de l’atmosphère campagnarde du récit. Pourtant, près de cinquante ans après la publication des Impudents, Duras retourne à l’image de la vache brune et avoue, lors d’un entretien accordé à Marianne Alphant pour Libération, son caractère fondateur :

Mais l’écriture je sais d’où elle vient, je revois. C’était une terre très déserte, pauvre. Les gens vivaient d’un petit vin et de fruits, des pruneaux, du tabac, des artichauts aussi pour les Parisiens et du cochon annuel. Mais il y avait des terres énormes et vides. Et moi j’avais obtenu de ma mère de garder les vaches. Il y avait quatre à six vaches. Mes plus beaux souvenirs, c’est de partir avec les vaches, de leur faire traverser la route départementale et d’aller le long du Dropt. Et la fin de mon bonheur c’est là : il y avait une ligne de chemin de fer qui longeait la route. Le train est arrivé sans siffler. Il a tué une vache en lui arrachant une corne, elle a perdu tout son sang. Je parle dans ce livre de cette peur, de cette vache qui s’appelait Brune. J’ai encore dans la tête ses cris, on a dû l’abattre le lendemain. J’ai un souvenir très violent de l’innocence des vaches, de la solitude de cet endroit où j’avais huit ans, où je suis restée près de Brune. Je lui parlais, je criais et je pleurais. Ce sont de grands souvenirs parce que c’était avec la mort que j’étais : une jeune vache, une jeune fille, qui avait la tête arrachée à moitié, qui appelait, qui n’a pas cessé d’appeler. C’est ça que ça veut dire, l’écriture : tout de suite je me suis isolée de cette famille. Quand je me revois, d’ici, je me revois comme n’étant personne mais déjà sur le chemin pour devenir quelqu’un comme un écrivain7.

Métaphore d’un imaginaire en gestation frappé du sceau de la mort, la vache surplombe l’œuvre comme un emblème, une image symbolique qui unit le souvenir du Sud-Ouest à celui d’une béance irréparable, qui unit les morts dans une expérience partagée. La jeune fille et la bête, unifiées dans leur appel, dans leur visage mutilé – dans la perte, en somme. Duras, le nom du père, le patronyme d’écriture, signalerait à la fois l’enracinement dans la région de l’enfance autant que le déracinement, la blessure de l’orpheline8. Bien avant le Pacifique, c’est certainement en Dordogne qu’il nous faut chercher Marguerite avant Duras.

Duras, mon amour : un lieu sacré

D’un patronyme à l’autre, nom de pays : le nom

Le Platier est le cadre des Impudents et de La Vie tranquille. Les descriptions, assez nombreuses et détaillées, ne laissent aucun doute sur l’identification du lieu :

Le domaine d’Uderan se trouvait dans le sud-ouest du Lot, dans la partie âpre et dépeuplée du Haut-Quercy, aux confins de la Dordogne et du Lot-et-Garonne.
Les deux villages de Semoic et du Pardal s’en partageaient la dépendance administrative et religieuse ; deux communes vigneronnes et fruitières, l’une perchée dans les pinèdes des plateaux, l’autre à fleur d’eau, sur le Dior (I, p. 22).

L’appareil critique et les notes de l’édition des Impudents dans la Pléiade explorent l’onomastique et renforcent l’ancrage. Semoic et Pardal renvoient à Moissac et Pardaillan, les communes environnantes de Duras, dont la narratrice évoque le château féodal d’Ostel (I, p. 22). Le cours d’eau qui longe la propriété en contrebas, originellement le Dropt, devient le Dior9. Autant l’Indochine, le Vietnam, le Laos, le Cambodge ou l’Inde fusionnent, entraînent une rêverie fantasmée des paysages asiatiques ainsi que des inexactitudes géographiques parfaitement assumées par Marguerite Duras, notamment dans les remarques générales qui préfacent India Song10, autant la topographie du Sud-Ouest est fidèle à la réalité. On peut sans grande difficulté reconnaître le cadre de plusieurs scènes du livre en se promenant dans la campagne du Platier et en suivant les indices disséminés par l’auteure dans les descriptions – nous en avons fait l’expérience. Dans La Vie tranquille, Maud devient Françou, l’onomastique change, sont évoqués les Ziès (VT, p. 161), les Bugues (p. 157) et la Rissole (p. 161). Là encore la géographie est exacte ; la Vézère est bien une rivière de la Dordogne qui traverse les villages des Eyzies et du Bugue11. Bien plus concret que celle de la mère, la terre paternelle est le premier paysage identifiable de la Durasie, le premier lieu de l’écrit. Fiction et réalité s’indistinguent au point de considérer Maud et Françou comme des avatars d’Henri Donnadieu.

Dans la seconde partie des Impudents, Madame Grand s’installe pour plusieurs mois dans le domaine d’Uderan, amenant avec elle ses deux fils et sa jeune fille. Monsieur Taneran, le second époux terrifié par la folie qui soude les membres de cette famille, n’est pas convié, ce qui l’arrange parfaitement. C’est donc sans aucun référent paternel que Maud, Jacques et Henri explorent le territoire Donnadieu. Dans l’enfance de la jeune Marguerite, ce décor a sans doute représenté la rencontre de la jeune indigène avec son pays d’origine et l’errance rêveuse dans les pas de son père disparu. Cette douceur mélancolique du souvenir se retrouve dans les très nombreuses notifications de la lumière changeante, de la brume et des pluies, des bruits de la campagne et des murs encore debout de la maison, où la jeune Maud dort seule, les autres préférant le confort et l’hospitalité des voisins, les Pécresse. Toutefois ces touches picturales ne suffisent pas à laisser affleurer un quelconque bonheur perdu, au contraire.

Entre la petite enfance et l’entrée du lieu dans l’espace littéraire en 1943, le petit frère et le premier enfant de l’écrivaine ont rejoint l’absent primordial dessous la terre, et le domaine a commencé à tomber en ruines. La campagne durassienne renvoie à une nostalgie massacrée par le vide redoublé, la mort omniprésente. Les personnages autant que la créatrice hantent ce lieu fantomatique. La pluie y tombe constamment, ne lave pas, ne purifie rien. Elle opacifie, et la brume occulte de grands pans du paysage et de l’histoire. Au plein cœur de l’évocation, quelque chose est contourné, obscurci. Une béance, un mot-trou. Présidant à l’écriture, la figure du père n’est finalement plus nulle part. À travers la fiction, l’auteure réinvente d’ailleurs complètement l’acquisition du domaine, refusant au père un droit de propriété, l’effaçant officiellement :

Uderan se trouvait en Dordogne. Ils s’y étaient fixés après leur mariage. Henri y était né. Si l’achat de cette propriété s’était vite révélé être un mauvais calcul, ils y étaient demeurés cependant pendant sept ans, et n’avaient jamais songé à la vendre. Lorsqu’ils s’étaient installés à Paris, malgré l’insignifiance de ses métayages, ils l’avaient gardée (I, p. 13).

Pourtant, on ne peut pas ne pas remarquer que le prénom Henri demeure dans la phrase, ultime épitaphe déplacée vers la figure d’un autre petit frère – d’une tombe perdue à une autre. Les noms se mêlent sur la stèle textuelle, tout est absence répercutée.

Refermer les portes du temple

Par définition, un lieu sacré est un point nodal s’opposant à l’étendue informe qui l’environne. L’espace de la maison, au cœur des premiers romans de Duras, et du paysage du Platier, représente ce que Mircea Eliade définit comme un Centre :

Un lieu sacré constitue une rupture dans l’homogénéité de l’espace ; cette rupture est symbolisée par une « ouverture » au moyen de laquelle est rendu possible le passage d’une région cosmique à une autre (du Ciel à la Terre et vice versa : de la Terre dans le monde inférieur)… Autour de cet axe cosmique (axis mundi) s’étend le « Monde », par conséquent l’axe se trouve au milieu, dans le « nombril de la Terre », il est le Centre du Monde, de mon monde12.

Dans le tabernacle de la chambre interne, une vérité se trouve occultée (occultus, qui est caché au regard, voilé), et les non-initiés ne peuvent affronter le secret, le dé-voiler, incapables de franchir le seuil du temple (pro-fanum), bloqués par les portes refermées. Dans la pensée symbolique, comme dans l’acte artistique, le sacré est bien ce qui est tu, le trou irrévélable. Comme l’écrit Eliade, « le sacré équivaut à la puissance et, en définitive, à la réalité par excellence. Il est saturé d’être… L’opposition sacré-profane se traduit souvent comme une opposition entre réel et irréel »13.

L’écriture semble permettre à Duras de jouer de ce rapport duel entre vérité et mise en fiction, révélation et occultation, absence et présentification. L’écrivaine voile de brumes et éloigne au moyen de toponymes déformés tout en dévoilant une blessure en creux, le manque de ce père qui par sa mort a entraîné la chute de la famille Donnadieu. C’est ce que perçoit Alain Vircondelet lorsqu’il écrit que cet homme « est celui duquel le malheur est advenu : la misère et la solitude, le manque d’amour et la folie de la famille, livrée désormais à elle-même, à ses démons, à ses nuits »14. Les Impudents, puis dans une moindre mesure La Vie tranquille, marquent une suture et un obscurcissement dans l’acte créateur, une forme assez certaine de sacralisation – sacralisation non pas du père mais de sa désertion qui, dès le nom de plume, hantera l’imaginaire et le contaminera de vide.

Platier la mort

Le Père, le Frère : une aussi longue absence

Le décor gascon plonge sous le limon des images perdues, les livres sont recouverts par cette image mortifère qui les rythme comme un motif musical. La Dordogne est un lieu de mort généralisée, la première destruction capitale. Un feuillet manuscrit datant du début des années 1940 évoque la disparition paternelle :

Mon père était faible, très faible, et il mourut de cette faiblesse. Son mal, sans être grave par lui-même, l’a épuisé peu à peu. Lorsque la vie s’en va ainsi, aussi délicatement, sans aucun heurt, tel un courant ralenti, la mort vient comme un sommeil et endort la vie aussi doucement qu’une saine et bonne fatigue. Ce fut cela pour mon père.
Mon père mourut en dormant, par une bonne après-midi des premiers jours d’hiver. […] Jeanne resta près du lit jusqu’au soir, et aussi toute la nuit. Elle veilla le mort dans une condition de servitude dont rien ne pouvait la relever. […] Les jours, les nuits passent sur son corps, et les ombres des ifs, si merveilleusement précises par grand soleil, balaient sa pierre de filigranes d’or. […] J’ai grandi, mais sa mort a toujours pour moi la douceur d’un sommeil d’après-midi15.

L’extrait ne sera pas intégré au récit, cette mort du père est totalement passée sous silence dans Les Impudents ; hormis une phrase de Marie Grand se décrivant comme « la mère de trois orphelins » (I, p. 147), aucune autre mention n’y est faite. L’archétype paternel a disparu, il n’y a plus qu’un géniteur qu’on n’a pas connu et qu’on a oublié ; il est effacé des mémoires et du texte. Et comme un contrecoup sans doute né des autres drames réels, ce sont tous les hommes de la famille qui sont tour à tour frappés par la muette malédiction. Le grand frère Jacques, adulé par la folie maternelle d’une veuve qui « le détestait parce que l’amour a des bas-fonds pleins de haine » (p. 8), se noie dans l’alcool et la fête, entraînant dans sa déchéance l’indolent puîné, Henri. Les frères n’apparaissent plus qu’au crépuscule ou à l’aube, avinés, fondus dans la brume qui monte du Dropt. La Vie tranquille concrétise encore davantage ce gommage. Le second roman s’ouvre sur les dix jours d’agonie de l’oncle Jérôme, tué par son neveu, le frère de la narratrice. L’écrivaine couche la mort sur le papier, l’accapare, la cantonne à l’écrit, la circonscrit en l’amplifiant à la mesure de son univers romanesque. Françou dit que cet oncle « se mourait sous [s]a main » (VT, p. 163), que « c’était l’épouvante qui le faisait crier pour [qu’elle] descende auprès de lui, pour ne pas rester seul » (p. 168). En ce début de l’œuvre, le deuil impossible semble échoir en héritage aux personnages de jeunes filles, celles qui veillent la mort. Pour la première Duras, l’écriture est un caveau vide qu’on emplit sans cesse d’absents pour tenter de suturer l’absence primordiale ; l’acte créatif, en répercutant la mort, l’annule. À défaut d’une salvation, l’écriture constitue une forme de réparation : « il était mort, c’est‑à‑dire une chose éternellement à l’abri de la mort », lit-on à propos de la mort de Jérôme (p. 169). Plus tard dans le récit, c’est Nicolas, le frère, qui meurt. Son corps est retrouvé le long des rails, à l’endroit où fut mutilée la vache : « Ce n’est que le matin du troisième jour que Clément a trouvé le corps écrasé de Nicolas sur les rails du chemin de fer » (p. 213). Si le règlement de comptes est évoqué par certains personnages, Françou favorise la piste du suicide16, de la disparition volontaire, de l’occultation encore. La narratrice hurle autour du corps démembré ; elle hurle comme la jeune Marguerite avoue avoir crié en accompagnant l’agonie de Brune :

Ces trois morceaux d’homme, ç’avait été mon frère Nicolas. Difficile d’imaginer maintenant que je ne savais pas depuis toujours qu’il mourrait ainsi. Comment savoir ? Est-ce bien moi qui ai hurlé et couru stupidement pendant des heures aux alentours du corps de Nicolas ? Est-ce que vraiment j’avais oublié à ce point qu’il allait mourir ? (VT, p. 248-249).

Uderan sera le royaume d’Hadès et l’héroïne une Faucheuse, une passeuse, présentifiant le vide, l’érigeant en texte fondateur.

La petite Faucheuse

Les échos résonnent de livre en livre et le personnage de la jeune fille (Maud ou Françou) sème la mort sur son chemin. Le spectre de la vache plane sur tout l’espace romanesque. Muriel, l’épouse du grand frère voyou, est découverte morte « la poitrine défoncée » (I, p. 11) à l’ouverture des Impudents ; une jeune femme se suicide par amour en se jetant dans le Dropt (p. 55) et l’on retrouve un pendu dans le village (p. 78). Lorsqu’elle part se reposer au bord de la mer dans la seconde partie de La Vie tranquille, Françou observe sans réagir un homme se noyer dans les hautes vagues (VT, p. 250-254). Pour la première fois dans l’œuvre durassienne, la mort se réverbère sur la mer. À la fin du passage, elle perçoit cet encerclement de la disparition autour de son corps, « reconnaî[t] que tout ceci se passait quelque part, près [d’elle] » (p. 256). La narratrice du roman de 1944 témoigne de la fin du bonheur innocent dont Marguerite Duras a également fait l’expérience, jusqu’à l’expression de sa culpabilité : « Je me suis surchargée de drames, partout ils ont éclaté, de tous les côtés. Et j’en suis responsable » (p. 262).

La Camarde réclame l’écriture, qui la dilue, la transmue mais ne calme pas la douleur. Ces deux premiers romans sont ainsi marqués par un sceau mortifère qui ne quittera jamais l’imaginaire durassien. Écrire s’avère peut-être pour Duras un moyen de recréer les corps abolis (le père enterré loin dans le passé, la dépouille jamais rapatriée du petit frère mort en Indochine, l’enfant mort-né demeuré sans épitaphe), un moyen non pas de vaincre la mort mais d’enfin lui assigner un lieu, une terre, un sépulcre : Platier la mort.

La vache Brune : localiser la mort

Au fond, la vache brune est le seul cadavre que Duras a pu veiller. Cette anecdote funèbre de l’accident ferroviaire pourrait ainsi représenter l’unique moyen de localiser la mort, d’en témoigner. Même si elle n’est racontée très succinctement qu’une seule fois, l’anecdote se dissémine partout. Dans Les Impudents, les « six vaches du métayer » (I, p. 13), monsieur Dedde, sont aussi la seule compagnie que Maud semble entretenir. Dans La Vie tranquille, les vaches sont même l’une des principales sources de revenus de la famille Veyrenattes : « Avec les prés que nous avions, nous pouvions avoir plus de vaches, faire du beurre, le vendre à Périgueux, acheter une carriole, engraisser des veaux » (VT, p. 200). De même, le chemin de fer qui coûtera la vie à l’animal ponctue l’ennui des longues journées : « Le passage des deux trains de Bordeaux était la grande affaire de la journée […]. Entre les deux, le temps s’écoulait, d’une durée inestimable » (I, p. 44).

Au milieu du silence et de l’absence des hommes, « aucun bruit n’arrivait plus de la vallée, sauf, quelquefois, les appels criards de la fille Dedde qui menait boire les vaches aux étangs du pré du Dior, lorsque ceux du plateau étaient asséchés » (I, p. 48). Accompagner le troupeau devient vite la seule activité de Maud : « À bout de patience, Maud finit par ne plus passer ses après-midi dans le parc, et pour se donner un but, elle allait retrouver la Dedde qui gardait les vaches près du Riotor » (p. 50). Les drames qui la surchargent de tous les côtés se concentrent sur les rives. En gardant les vaches, Maud rejoint la mort, et la conserve intacte. D’écho en écho, elle recouvre le corps de l’héroïne, présentifiée, contaminatrice. Face à Tiène, Maud semble un animal traqué, déjà agonisant :

Il avait souvent ramassé des bêtes blessées dans les bois, lors de ses chasses. Elles avaient alors une expression identique à celle de Maud, un air égaré et surpris, d’une intensité mystérieuse, comme si elles voulaient vous communiquer une découverte d’infiniment de prix, à ce moment où leur inconscience s’évanouit tout entière et où elles aperçoivent ce qu’elles auraient pu vivre si elles avaient su quel mal les menaçait, qui vient de les tuer (I, p. 111).

Sauvage et transmutée, la jeune fille se crée à travers le franchissement de l’espace de la mort : la mort est une porte vers la naissance, vers la construction de soi. Et si, en toute logique, l’écriture assigne enfin une place concrète à cette mort, c’est bien que cette dernière préside à la création. En ce sens, effectivement, la mort écrite est le moyen de « devenir quelqu’un comme un écrivain »17.

La mort écrite : « devenir quelqu’un comme un écrivain »

Un bestiaire funèbre, les premières métaphores obsédantes

La vache, animal sacré qui unifie les territoires de l’enfance – Le Platier et Battambang, tout entier contenu dans la langue de la mendiante de Calcutta –, est l’image traditionnelle de la puissance génératrice et créatrice. Sa corne, dans de nombreuses croyances, est assimilée au croissant de la Lune, donc à la fécondité18. Toutefois, Gilbert Durand rapproche cette corne lunaire de la faux et l’analyse comme un symbole destructeur, une image du temps et de la finalité de l’existence19. C’est bien à cet endroit que l’animal est blessé par le train, image plus moderne de ce même destin ravageur. La corne d’abondance n’a jamais répandu pour la jeune Marguerite que la désolation et la déliquescence, des barrages à la Dordogne. La vache brune est une métaphore de l’écriture autant qu’elle semble s’être inscrite symboliquement comme l’image essentielle de la disparition. Les deux premiers livres prennent la forme d’un enterrement, dans lequel tout un cortège suit la dépouille ou accompagne l’agonie :

Parfois un meuglement de vache arrivait de loin et faisait tressaillir Maud. […] Seuls dans le ciel, des corbeaux y traçaient les lignes incohérentes de leur vol. Assez haut, ils ravageaient le silence de leurs cris éraillés, annonçaient vaguement que des temps de colère étaient proches, on ne savait de qui, ni contre qui (I, p. 118).

Outre la vache, un bestiaire volatile fait résonner le motif funèbre en exhibant cette possibilité qu’a la littérature de transmuer le vide en reflets du vide. Le charognard psychopompe projette le deuil à l’échelle cosmique. De plus, autour de Brune et des béances, « quelques mouches égarées volaient par instant et s’abattaient ensuite sur les vitres, anéanties » (I, p. 101). Dans La Vie tranquille, Françou écrit que le cadavre de Nicolas « avait les bras allongés en avant, les pieds écartés. Il ressemblait à un oiseau mort » (VT, p. 213), crucifié, empêché dans son envol. La narratrice part ensuite quelques jours au bord de la mer et l’assimilation entre le frère et l’oiseau se poursuit. Entre pour la première fois dans l’écriture durassienne l’image des mouettes qui accompagnera plus tard nombre de ses héroïnes :

Il y a près de la mer des oiseaux que je ne connais pas. Ils passent très haut dans le ciel. Parfois ils descendent sur les rochers. Ils sont blancs comme le sel. On les aperçoit aussi qui se reposent sur leur ventre à la crête des vagues. Jamais on ne les voit de près. Ce sont des oiseaux de mer. Leurs cris sont plaintifs et lisses. La nuit, quand je ne dors pas, je crois les entendre, mais c’est le vent que j’entends. […] Je commence à penser à Nicolas, et je finis toujours par penser à ces oiseaux qui dorment dans le passage du vent, dans les trous des rochers que bat la mer (VT, p. 221).

De la vache à la mouette, des hurlements marins aux calmes beuglements qui cernent la tombe du père inconnu, toutes ces images animalières répercutent l’appel du vide.

Écrire pour répondre à l’appel du vide

Écrire serait donc répondre à cet appel. Duras l’a souvent assené dans ses entretiens, c’est bien en devenant rien qu’on parvient à l’écriture, au statut d’écrivain. Dépersonnalisée par les morts successives qui ont jalonné son existence, Duras trouve dans la littérature le moyen de devenir quelqu’un. Quelqu’un qui écrit. Épuisée par les drames familiaux et la succession des morts, Françou déclare perdre son être : « Je n’étais personne, je n’avais ni nom ni visage. En traversant l’août, j’étais : rien » (VT, p. 191). Or, c’est elle qui nous raconte l’histoire de La Vie tranquille. Maud et Françou tendent toutes deux résolument vers l’état qui prédispose à l’écriture. Le frère de la première connaît également cette déperdition, même s’il ne va pas aussi loin que sa sœur : « Moi, je devrais écrire, mais vois-tu, lorsqu’on écrit, on est à moitié fini, on est diminué, ça vous use, c’est dégoûtant… Et puis, pourquoi faire ? » (I, p. 59). Maud et Françou annoncent les figures féminines à venir, en découvrant leur pouvoir de séduction et en prenant « inconsciemment un plaisir féminin à confondre un homme par l’incohérence de son mystère » (p. 19) en même temps qu’elles s’offrent à cette mort symbolique qui les innerve :

Elle eut juste le temps de s’entendre elle-même qui se suppliait intérieurement d’être faible, et très vite elle céda à cette voix, parvint à se détacher de sa volonté, comme dans le vent la feuille qui s’arrache à l’arbre et s’emporte, accomplissant enfin son désir de mourir (I, p. 81).

La mort, la femme, l’écrit. La victime sacrifiée et l’absence, l’appel du vide et la tentative de réparation, jusqu’à l’échec. Ne manquent plus que l’infini de la mer et les barrages pour devenir Marguerite après Duras.

Conclusion : le retour à la mer

Et c’est bien ainsi que s’achève La Vie tranquille. À partir du milieu du second roman s’opère le passage de la terre à l’eau, du père à la mère, de la Dordogne à l’Indochine. Dans l’effacement et la réverbération continue, l’adieu a eu lieu, Henri Donnadieu et ceux qui l’ont suivi reposent enfin quelque part. L’entrée en écriture se donne comme un rituel funéraire. En adoptant le nom du lieu du père et en effaçant ses traces au point de les rendre omniprésentes par leur absence même, Duras rejoue les obsèques auxquelles elle n’a pas assisté. Face à l’océan, Françou observe au loin une caisse rejetée d’un cargo et flottant sur les eaux, comme un cercueil mythique : « La marée descendante l’a emportée. Elle est repartie à la crête des vagues toute vivante et délirante. Entre ses quatre planches tenait la place d’une véritable histoire, d’un véritable manque d’histoire qui se criait à la face du ciel » (VT, p. 226).

À cet instant, l’auteure suggère que « ce qui est passé et ce qui arrivera est enfoui dans la mer qui danse, danse, en ce moment, au-delà de tout passé, de tout avenir » (VT, p. 227). Elle peut dire adieu à son passé, de Donnadieu (donne, adieu) à Marguerite Duras (citadelle en ce lieu) : « Phare blanc de ma mort, je vous reconnais, vous étiez l’espoir. Votre lumière est bonne à mon cœur, fraîche à ma tête. Vous êtes mon enfance » (p. 246).

Notes

1 Alain Vircondelet, Marguerite à Duras, Paris, Éd. no 1, 1998, p. 133-134. Return to text

2 Aliette Armel, Marguerite Duras : les trois lieux de l’écrit, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1998. Return to text

3 Marguerite Duras, Les Impudents [1943], Œuvres complètes, t. I, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011 (dans le corps de notre article, nous abrégerons le titre de cet ouvrage en I). Return to text

4 Marguerite Duras, La Vie tranquille [1944], Œuvres complètes, t. I, op. cit. (dans le corps de notre article, nous abrégerons le titre de cet ouvrage en VT). Return to text

5 Alain Vircondelet, Marguerite à Duras, op. cit., p. 120. Return to text

6 Ibid., p. 88. Return to text

7 Marianne Alphant, « La Brune de la Dordogne », Libération, 27 févr. 1992, réédité dans « Autour des “Impudents” », in Marguerite Duras, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 153-154. Return to text

8 Plusieurs travaux ont abordé l’œuvre de Duras sous l’angle de l’absence du père (parmi les principaux, voir Christiane Blot-Labarrère, Marguerite Duras, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1992, p. 39-49 ; Michel David, Marguerite Duras : une écriture de la jouissance, Paris, Desclée De Brouwer, 1996 ; Stéphane Patrice, « Au nom du père », Marguerite Duras et l’histoire, Paris, PUF, « Questions actuelles », 2003, p. 111-127 ; Claude Burgelin, « Marguerite Duras et le fantôme de Lévignac », Les Mal-nommés : Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et quelques autres, Paris, Seuil, « La librairie du xxie siècle », 2012, p. 29-140). Notre perspective tend à compléter ces travaux, sans renier leur apport, par une approche visant à dégager une topologie imaginaire, voisinant avec la « textanalyse », définie par Jean Bellemin-Noël comme « le travail inconscient de la lecture » (Interlignes 3 : lectures textanalytiques, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Objet », 1996, p. 77). Return to text

9 Voir notes 1 à 4 de la seconde partie des Impudents (I, p. 1421-1422). Return to text

10 « Les noms des villes, des fleuves, des États, des mers de l’Inde ont, avant tout, ici, un sens musical. Toutes les références à la géographie physique, humaine, politique, d’India Song, sont fausses », Marguerite Duras, India Song [1973], Œuvres complètes, t. II, éd. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 1521. Return to text

11 Voir les notes 5 et 7 de la première partie de La Vie tranquille (VT, p. 1438). Return to text

12 Mircea Eliade, Le Sacré et le profane [1957], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1988, p. 38. Return to text

13 Ibid., p. 18. Return to text

14 Alain Vircondelet, Marguerite à Duras, op. cit., p. 79. Return to text

15 Marguerite Duras, « Feuillets manuscrits, début des années 1940 », « Autour des “Impudents” », op. cit., p. 151-152. Return to text

16 « Il s’est couché sur la voie ferrée, contre les rails » (VT, p. 223). Return to text

17 Marianne Alphant, « La Brune de la Dordogne », entretien cité, p. 154. Return to text

18 Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions [1949], Paris, Payot, « Payothèque », 1975, p. 82-87. Return to text

19 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale [1960], Paris, PUF, « Bibliothèque de la philosophie contemporaine », 1963, p. 76-79. Return to text

References

Electronic reference

Vincent Tasselli, « Duras, au nom du père : Brune du Platier, métaphore d’une écriture en gestation », Cahiers Marguerite Duras, [online], 4 – 2024, Online since 26 mars 2025, connection on 21 avril 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/882

Author

Vincent Tasselli

Université Côte d’Azur
vincent_tasselli@hotmail.com