En 1962, à propos de Moderato cantabile (1958), son autrice déclare : « Moderato représente pour moi une chose tout à fait différente des premiers livres »1. Si l’on en croit cette affirmation, ce roman instituerait dans l’œuvre durassienne une césure séparant les premiers écrits de ce qui allait suivre. Pourtant, près de vingt ans plus tard, en 1981, Duras fera l’aveu suivant : « Il n’y a pas de séparation vraie entre mes textes »2. Que penser de ces affirmations antagoniques ?
Quant à nous, nous nous poserons la question de savoir s’il y a coupure ou continuité entre L’Empire français de Marguerite Donnadieu et les écrits des cycles indochinois et indiens signés Duras. Car, il faut dire que ce tout premier écrit, L’Empire français (1940), se présente comme un ouvrage de commande rédigé en collaboration avec Philippe Roques alors que l’autrice travaillait au ministère des Colonies depuis juin 1937. Destiné à paraître pour le Deuxième Salon de la France d’Outre-mer de mai 1940, il est achevé d’imprimer le 3 mai 1940, quelques jours avant le début de l’offensive allemande. Dans ce texte ayant pour objectif de rappeler aux Français de métropole l’importance des colonies à l’approche de la guerre contre l’Allemagne, il s’agissait d’exposer les vertus et les grandeurs de l’Empire colonial français. Très vite, cet opus de propagande, écrit à quatre mains, sera répudié par l’autrice et les seuls textes revendiqués auront pour nom de plume Duras.
Puisque la séparation est instituée par l’écrivaine, pourquoi s’attarder ? D’autant plus que Duras n’est jamais revenue en Indochine, son pays natal. Non seulement, le retour n’a pas eu lieu, mais son lieu de naissance a été volontiers estompé dans les propos échangés avec ses interlocuteurs. À Xavière Gauthier, elle affirme : « Et je me trimbalais dans la vie en disant : Moi, je n’ai pas de pays natal »3. Avec Jérôme Beaujour, elle maintient la même assertion : « Je suis quelqu’un qui ne sera jamais revenu dans son pays natal. […] Je ne suis née nulle part »4. Pourtant, dans un entretien avec Elia Kazan, elle revient sur « ce lieu natal » pour dire que, bien qu’elle l’ait définitivement quitté, il n’a jamais cessé de la hanter : « je n’ai jamais pu et je ne reviendrai jamais dans mon pays natal. Je suis complètement séparée de mon enfance. Et, dans tous mes livres, elle est là, dans tous mes films, l’enfance est là »5.
Répudiation, abandon, séparation, et néanmoins reprise, par la fiction, du motif indochinois, semblent constituer les deux faces d’une même pièce, car la rupture, selon les mots de Claire Marin, n’est jamais une coupure « franche », « droite » et « nette »6. Rompre occasionne plutôt une déchirure, une torsion ; peut-être même que l’arrachement et l’extirpation tant désirées s’avèrent incapables d’abolir ou d’effacer l’entièreté de ce dont on cherche à se détacher. En effet, comment couper ce qui a été lié, noué, entremêlé si longtemps sans que demeurent restes et séquelles : ce qui a été mêlé peut-il être distinct ?, interroge Claire Marin7.
D’ailleurs, pour Marguerite Duras, le s’en aller de l’Indochine ne s’est-il pas en effet accompagné d’une obligation d’écrire la perte et l’absence tout en consignant des personnages « en allés »8, comme l’enfant de Moderato cantabile ou Lol V. Stein ? En manque du lieu originaire, ces derniers ne savent plus du tout être simplement « là », comme en atteste la protagoniste emblématique du Ravissement de Lol V. Stein (1964)9. Tout se passe alors comme si l’évincé, jamais vraiment effacé, faisait retour car, pour reprendre un vers d’André du Bouchet, « rien n’est perdu / de ce qui m’est soustrait »10, volontairement ou involontairement, peut-on ajouter.
En conséquence, nous nous interrogerons sur ce qui s’est maintenu après la mise à distance de l’Indochine par Marguerite Duras, car, si les idées exposées dans L’Empire français ont été bannies à jamais et pour toujours, n’y aurait-il pas néanmoins un je-ne-sais-quoi qui relèverait d’une perdurance de ce là-bas indochinois importé dans l’ici des textes ? D’ailleurs dans le film La Femme du Gange, sur l’image de la plage de Trouville, la narratrice en verbalise l’idée : « C’est ça : là-bas a glissé. Il est ici »11. De même que l’amour est transport, l’écriture durassienne n’est-elle pas aussi transport déplaçant ce qui fut d’abord là-bas pour le faire advenir dans l’ici et le maintenant de la création ? C’est à ces questions que nous nous efforcerons de répondre en ne frayant pas les chemins des études postcoloniales où des ouvrages majeurs, essentiels et éclairants ont été déjà écrits12.
Concernant cette soustraction à l’égard du pays natal, la philosophe Claire Marin met en garde : toute rupture, y compris celle de l’exil, par définition douloureuse, suppose des stratégies de survie afin d’éviter l’effondrement13. Pour survivre à ce départ de l’Indochine, il semble que Duras a eu recours dans son écriture à des méthodes déjà utilisées dans L’Empire Français – nous nous emploierons à le démontrer –, comme le transfert lui permettant de faire venir ce qui se tient au loin, l’importation, le passage du là-bas à l’ici, ou l’élargissement, autant d’artifices qui ont permis à son écriture d’être véritablement transport. De fait, pour se protéger d’une cassure trop franche, et trop blessante aussi, l’autrice a en effet importé des images et des éléments symboliques marquants de son pays d’origine dans Paris même. Dans Les Yeux verts, évoquant des scènes de tournage, Duras admet retrouver l’Asie dans la capitale française :
Dans Paris aussi j’ai envie de tourner, dans ces grandes avenues coloniales des Mains négatives, ces souks de Ménilmontant, ce Mékong, vers l’est, du côté de Bercy. L’Asie à s’y méprendre, je sais où elle est à Paris, avant Renault, après les peupliers de l’Île Saint-Germain, les amoncellements de lianes, vers cette jungle qui borde le Siam, avant le phare et la lanterne des morts14.
En somme, puisque les retrouvailles peuvent avoir lieu en dehors de l’Indochine, il s’avère inutile de faire retour vers le pays d’origine puisqu’il est déjà là sur place, offert à celui qui sait observer : « Ce n’est pas la peine d’aller à Calcutta, à Melbourne ou à Vancouver, tout est dans les Yvelines, à Neauphle. Tout est partout. Tout est à Trouville. Melbourne et Vancouver sont à Trouville. Ce n’est pas la peine d’aller chercher ce qui est là sur place »15. Cette manière de procéder, qui repose sur l’enjambement d’une localisation, le glissement et le report d’un lieu vers un autre, en un mot, ces transferts et ces échanges, tout cela était déjà inscrit au cœur de L’Empire français, dans ce livre qui consistait à rappeler à la France qu’elle avait un là-bas lointain sur lequel s’appuyer pour combattre ici et maintenant une Allemagne belliqueuse.
L’Outre : du là à l’au-delà
Pour accomplir la mission proposée par Georges Mandel, alors ministre des Colonies, L’Empire français se présente non comme un roman, pas même comme un essai, mais tel un document chiffré dont le propos consistera à passer outre aux fausses évidences : « Ce livre n’a qu’un objet, mais un objet essentiel : apprendre aux Français qu’ils possèdent outre-mer un immense domaine »16. Les Français ne doivent plus uniquement considérer la France hexagonale, forcément limitée en superficie et en nombre, mais son au-delà dont il faudra considérer l’unité derrière le disparate des situations géographiques ou économiques composant cet « immense domaine ». Pour ce faire, il suffira d’additionner les populations composant l’ensemble : c’est un « Empire de 110 millions d’habitants » qu’il faut « rendre sensible [aux] yeux et à [l’]esprit » des Français (Ef, p. 9).
En cas de conflit, ces habitants venus de loin pourraient être transférables sur les lieux de combat. La France, ainsi réconfortée de recevoir l’aide des colonisés, ne se sentirait plus isolée : « nous ne sommes plus jamais seuls, […] dans la paix comme dans la guerre se trouvent derrière nous les ressources de tout un monde, d’un monde de plus en plus prospère, de plus en plus civilisé », ce savoir-là « ne saurait être pour nous qu’un puissant réconfort » (Ef, p. 10). En effet, en échange d’une politique éducative et d’une aide médicale, il est attendu des autochtones qu’ils viennent aider et renforcer la France en nombre, en cas de guerre :
Ainsi définie, cette politique consiste en une action concertée d’ordre médical et éducatif, voire économique qui tend à faire de l’indigène un homme sain, instruit au moins des principes élémentaires qui gouvernent son existence quotidienne, pouvant, dès lors, organiser sa vie familiale, et qui, tout en conservant sa propre langue, sa culture, ses traditions, s’associera à la France dans la plus grande mesure pour assurer la vie politique de son pays (Ef, p. 205).
Pour comprendre que ce qui est là-bas peut renforcer l’ici, il faut passer outre le morcellement et le particularisme des pays en tentant de les associer :
Il a pu arriver que ceux qui traitèrent dans le passé de nos possessions lointaines aient cédé à une sorte de particularisme colonial, et que, abordant isolément telle ou telle contrée, accumulant les détails pittoresques, ils aient parfois oublié de recomposer la grande image. Ici, au contraire, c’est l’Empire qui est toujours présent, dans son ensemble et dans ses rapports de toute nature avec la Métropole (Ef, p. 10).
Faire œuvre, n’est-ce pas chercher, comme il est dit dans L’Empire français, à recomposer une « grande image », délaissant une « vision fragmentaire » pour lui « substituer la vision d’une unité organique » (Ef, p. 10).
Grâce à l’Empire, un espace mondial, dont l’étendue se déploie sur cinq continents peut être considéré : « sans quitter la France, nous avons fait le tour du monde » (Ef, p. 70), peut-on y lire. En effet, et cela sera une des leçons de L’Empire français, la France, par le biais de ses nombreuses colonies, toujours dans un au-delà d’elle-même, atteint une forme d’illimité où le proche ne s’envisage que par rapport au lointain, la métropole par rapport à l’Empire, la France par rapport au monde.
Enfin, comme évoqué dans le dictionnaire Marguerite Duras, à la rubrique « L’Empire français », il s’agit à chaque fois de dépasser ce qui relève du local pour atteindre une dimension globale, en n’hésitant pas à multiplier les changements d’échelle :
Paru à l’occasion du Deuxième salon de la France d’Outre-mer, en mai 1940, et initialement intitulé « France, connais ton empire », l’ouvrage est publié dans la collection « Problèmes et documents » de la NRF. […] Le volume, qui compte 236 pages avec trois cartes en annexes, comporte cinq chapitres : « L’expansion coloniale et l’histoire de France ou pas d’Empire sans équilibre européen – L’Empire français à travers le monde – L’Empire, puissance militaire – L’Empire, puissance économique – L’Empire, communauté spirituelle ». Le deuxième chapitre décrit successivement : « L’Afrique, monde interdit qui secoue sa torpeur – Madagascar, dernier vestige d’un continent disparu – L’Indochine, carrefour des peuples – Les relais français sur les routes du monde – Les liaisons impériales »17.
Les notions d’« expansion », d’élargissement, de la France à l’Empire et au monde, puis celles de « liaisons » et de « relais » sont à retenir car ces expressions seront essentielles aux productions textuelles ou cinématographiques à venir et l’on peut considérer que L’Empire français est le premier texte à les associer.
La production durassienne, si l’on en croit les commentaires de l’autrice à propos d’India Song (1973), est suscitée par le dépassement et l’élargissement de frontières et de bords, non plus géographiques, mais textuels. Pour aboutir, cette fabrication, procède en prélevant des éléments qu’elle « projette » ensuite dans de nouvelles configurations, de façon expansive et extensive, établissant ainsi des relais entre les écrits :
Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives. Il n’est donc plus possible de les faire revenir au livre et de lire, avec India Song, une adaptation cinématographique ou théâtrale du Vice-consul. Même si un épisode de ce livre est ici repris dans sa quasi-totalité, son enchaînement au nouveau récit en change la lecture, la vision18.
Afin de permettre une évolution constante des histoires au sein du cycle indien, la bordure textuelle et l’identité générique sont pensées en termes d’amplification modificatrice, ce qui permet à Duras, adepte de la transgénéricité, de faire advenir de nouvelles formes en multipliant des liaisons et connexions larges et complexes entre ses œuvres. Ainsi India Song répudie toute forme de classement générique et, sous son titre, se lit la mention « texte théâtre film », comme si tout texte avait vocation à être amplifié, voire modifié, pour accéder à un devenir film ou pièce de théâtre.
De la même façon que dans L’Empire français, il fallait toujours passer outre le territoire, en créant des liens, des liaisons, des circulations, dont témoignent les trois cartes de géographie porteuses d’un réseau de flèches jointes au document, en matière d’écriture, il devient nécessaire de pratiquer le débord des contours d’un texte tout en programmant son possible changement de genre littéraire. Duras aura ainsi porté très loin la pratique de réactivation de l’écriture par son au-delà.
Élargir l’ici et le maintenant
De fait, en tant qu’autrice, Duras n’aura eu de cesse de « recomposer la grande image » en élargissant le donné à voir, ici et maintenant, en lui apportant l’extension et l’ampleur voulues. Dans de nombreux ouvrages, et dans La Douleur (1985) en particulier, nous retrouverons la récurrence du lien entre le là et l’au-delà, l’ici et l’ailleurs, la partie et le reste du monde : « Je n’ai de place nulle part ici, je ne suis pas ici, mais là-bas avec lui, dans cette zone inaccessible aux autres, inconnaissable aux autres, là où ça brûle et où on tue »19, se désole la diariste dans l’attente du retour de Robert L., déporté. De même, dans Outside, et à propos de Carlos d’Alessio, se retrouve le même discours sur l’abolition des frontières et l’extension du « là » en un « partout »20 :
À vrai dire je ne sais pas très bien d’où il vient Carlos d’Alessio, on dit du pays argentin, mais lorsque j’ai entendu sa musique pour la première fois, j’ai vu qu’il venait du pays de partout, j’ai vu des frontières aplanies, des défenses disparues, la libre circulation des fleuves, de la musique, du désir, et j’ai vu que j’étais aussi bien de cette nation argentine que lui, Carlos d’Alessio, de ce Viêt-nam du Pacifique Sud21.
Duras a souvent trouvé, par le biais du voyage imaginaire, des circulations et des équivalences entre les lieux déjà présentés dans L’Empire français, aussi est-ce sans surprise que dans le Palais Rothschild à Boulogne, l’Inde ait pu être convoquée et le tournage d’India Song avoir lieu, associant la musique de Carlos d’Alessio à un contexte indien.
Ajoutons que cette capacité à transgresser le là est hautement valorisée par l’autrice, puisqu’elle devient un critère d’évaluation des artistes et des cinéastes22. C’est d’ailleurs sur ce critère qu’elle oppose Chaplin à Woody Allen au détriment de ce dernier trouvé trop new yorkais, c’est-à-dire à l’humour par trop régional :
Woody Allen, il est seulement là où il est. Autour de lui rien ne bouge, les choses restent différentes, elles ne partent pas avec lui, il ne modifie rien. New York autour de lui est pareil. Il traverse New York, et New York est pareil. […] L’errance de Chaplin est sans limites géographiques. Celle de Woody Allen est limitée à celle de l’Amérique du Nord, N.Y. Manhattan. Chaplin traîne avec lui un continent juif européen. C’est-à-dire que, partout où il est, c’est un étranger. Woody Allen est parfaitement bien à New York. Je ne reconnais pas en lui cette espèce de dimension illimitée, égarée, propre aux juifs – Kazan, l’immense – quand ils font du cinéma23.
En revanche, Chaplin non seulement n’adhère pas aux lieux habités ou parcourus, mais qui plus est, il apparaît en tant qu’éternel étranger24, se situant toujours en dehors des places assignées ou des comportements attendus. Une fois encore, Marguerite Duras s’emploie, à travers l’évocation de cet artiste incroyable, à montrer que le là inclus dans l’être-là de Chaplin ne prend tout son sens que s’il est pensé et vécu en direction d’un au-delà du lieu de son ancrage existentiel.
Se tenir « outside »25 des situations, c’est aussi la manière dont Duras a habité le monde, elle, qui, à l’instar d’Hélène Cixous26, ne se « [sentait] pas française »27. Ce décalage permanent entre le vécu et l’apparente appartenance à une nation sera l’objet d’un dialogue avec Michelle Porte, dans Les Lieux :
C’est ça que je découvre maintenant, c’est que c’était faux, cette appartenance à la race française, à la – pardon – à la nationalité française. Nous, on parlait le vietnamien, comme des petits Vietnamiens, on ne mettait jamais de souliers, on vivait à moitié nus, on se baignait dans la rivière ; ma mère, elle, bien sûr non, elle n’a jamais parlé le vietnamien, elle n’a jamais pu l’apprendre, c’est très difficile. J’ai passé mon bac avec le vietnamien. En somme, un jour, j’ai appris que j’étais française, voyez… Ma mère nous répétait souvent : « Vous qui êtes français »28.
La mère, bien que très proche des Vietnamiens, ne manquait pas de rappeler à sa famille qu’elle et ses enfants étaient différents culturellement et linguistiquement. Multipliant les injonctions, elle se croyait obligée de leur imposer de manger des spécialités culinaires françaises, comme le mythique steak frites :
on vous apprend que vous n’êtes pas vietnamien, et qu’il faut cesser de voir des petits Vietnamiens parce que c’est pas des Français et qu’il faut mettre des souliers, qu’il faut manger des steaks-frites et puis pas se conduire aussi mal, quoi. C’est très tard que je me suis aperçue de ça, peut-être maintenant, voyez-vous29.
Alors que la fille se plaisait dans le milieu vietnamien dont elle parlait la langue, la mère instaure une césure contestée, introduisant ainsi la question de la non-appartenance ; pourtant des années plus tard, la césure sera reconduite par la fille qui refusera de revenir vers les lieux quittés, se considérant à jamais comme une non-appartenante.
À Leopoldina Pallota della Torre, Duras se décrira comme une passante :
Je crois parfois que toute mon écriture naît de là, entre les rizières, les forêts, la solitude. De cette enfant émaciée et égarée que j’étais, petite Blanche de passage, plus vietnamienne que française, toujours pieds nus, sans horaire, sans savoir-vivre, habituée à regarder le long crépuscule sur le fleuve, le visage tout brûlé par le soleil30.
En position de « jouer aux langues »31, comme d’autres jouent aux échecs, Duras, maniant le français et le vietnamien, comme Cixous, maîtrisant le français et l’allemand, se sont placées l’une et l’autre en position d’extériorité face à la société, mais aussi face à la langue française ; les jeux linguistiques auxquels elles se sont livrées leur ont permis de déjouer toutes formes d’appartenance comme d’appropriation. L’une comme l’autre auront été des tisseuses, pour autant Duras n’a rien ni d’une Pénélope ni d’un Ulysse.
En effet, par cette rupture consommée avec l’Indochine, l’écriture durassienne semble, en apparence du moins, très éloignée de l’Ancienne Grèce et de l’odyssée homérique associée au retour à Ithaque. Ulysse, pour qui le pire des châtiments était l’exil, est prêt à renoncer à l’immortalité et à la beauté sans pareil de la nymphe Calypso pour retrouver sa maison et son foyer. Combattant pendant la guerre de Troie, il sera en proie à une nostalgie profonde l’obligeant à revenir vers un là-bas d’origine. Ce refus durassien obstiné de rebrousser chemin semble à rebours de la littérature et de la philosophie grecque marquées par une fondamentale aspiration au retour, au nostos. Rappelons que pour Platon, le retour est plus important que l’aller puisque penser consiste en une régression ; le noûs, c’est-à-dire la pensée, suppose un nostos, dans la mesure où apprendre consiste d’abord à se souvenir32. La vérité étant mémoire, pour l’appréhender, il suffit de revenir en arrière en retraçant ses pas.
Pour autant, et tel est bien le paradoxe, si Duras n’est jamais revenue physiquement sur les lieux de l’enfance, par le biais de son imaginaire elle y a fait retour et son écriture a souvent pris la forme d’une longue réminiscence chère à la pensée platonicienne.
Ainsi que Raymond Queneau le confiait à Marguerite Duras qui l’interviewait en 1960, les écrivains écrivent depuis l’enfance :
Il y a des exemples d’écrivains tardifs. Mais le plus souvent, c’est un signe pathologique. Presque toujours, un écrivain écrit tôt, écrit jeune
– À quel âge ?
– À sept ans… Très jeune, enfin… À ma connaissance, la plupart des écrivains écrivent depuis l’enfance. Ils ont commencé à sept, huit, dix ans, presque tous33.
Le syntagme « écrivent depuis leur enfance » montre que l’écriture, loin d’être description, doit pour advenir suivre un trajet scriptural dont le point de départ absolu se trouve dans l’enfance : « Je suis née dans les Colonies. Le lieu natal que j’ai, il est pulvérisé. Et si vous voulez, ça, ça ne me quitte jamais – le fait que l’on ne vive pas là où l’on est né »34.
L’irréversible rendu réversible par l’écrit
Observons les faits : si Marguerite Duras a voulu couper les ponts, l’enfance et l’adolescence demeurent ineffaçables. L’autrice de L’Amant a voulu faire barrage à cette lèpre qu’était la colonisation, à l’encombrement de sa mère, de sa fratrie, de son frère Pierre35, le voyou terrifiant, de sa famille, mais le barrage n’a pas tenu. Si le refus du nostos associé à un désir de rupture a créé de l’irréversible, l’écrit a permis à une certaine forme de réversibilité d’advenir. De la même façon que l’on écrit depuis l’enfance, Duras a aussi écrit vers ou face à l’Indochine un ensemble de textes rassemblés par la critique sous l’appellation du cycle indochinois. Alors qu’elle a quitté l’Indochine en 1933, Un barrage contre le Pacifique sera composé en 1950, L’Éden Cinéma en 1977, L’Amant en 1984 et L’Amant de la Chine du Nord en 1991. En d’autres termes, sa production littéraire du début à la fin – elle mourra en 1996 – aura eu l’Indochine de sa jeunesse comme toile de fond.
Les textes proposés, se situant désormais à la périphérie de cette enfance, jouent sur l’inquiétement du centre incarné par le personnage de la mère, institutrice coloniale, mais surtout figure matricielle dont les portraits évoluent entre haine et tendresse, positivité et négativité. Dans La Vie matérielle, la description de la mère correspond à un certain idéal durassien, puisqu’elle est à la fois présente à sa famille, mais aussi aux autres, se situant ainsi entre le dedans et le dehors, le soi et les autres, le là et l’au-delà d’elle-même :
Je veux dire que ma mère c’était plus que ma mère, c’était comme une institution. Les indigènes venaient la voir aussi pour être soignés par elle. La maison va jusque-là, elle se répand au-dehors aussi. C’était le cas. Très tôt dans notre vie nous avons été conscients de cela et nous en avons eu une très grande reconnaissance pour ma mère. C’était tout à la fois la mère, c’était la maison autour d’elle, c’était elle dans la maison. Elle s’étendait donc au-delà d’elle-même, avec les prévisions des temps mauvais, des années de damnation36.
Dans Un barrage contre le Pacifique, le personnage de la mère est présenté seul, entouré de ses deux enfants, Joseph et Suzanne, en proie à la déveine : « C’était la déveine, ce M. Jo, la déveine, comme les barrages, le cheval qui crevait, ce n’était personne, seulement la déveine »37. Mais derrière cette déveine, il y a l’horreur de la colonisation avec, dans la hiérarchie coloniale, les agents du cadastre adeptes de concussion, ayant vendu à la mère une concession inondable, impropre à la culture du riz : « Chaque année, la marée qui montait plus ou moins loin, brûlait en tout cas une partie des récoltes et, son mal fait, se retirait »38. Ayant englouti vingt ans d’économies dans une terre infertile, la vieille femme s’avoue ruinée ; esseulée, elle devient folle : « Avec l’épisode des Barrages, ma mère avait été volée et elle avait été abandonnée par tous. Elle nous avait élevés sans aide aucune. Elle nous avait expliqué qu’elle avait été volée et abandonnée parce que notre père était mort et qu’elle était sans défense »39.
Observons que c’est par l’anéantissement de la mère que le « vampirisme colonial » est révélé et dénoncé. Si la colonisation a brimé les colonisés, par le biais de ses protagonistes, Duras rappelle que certains Blancs, au bas de la hiérarchie coloniale, ont, eux aussi, été maltraités, abusés et sous-payés par le pouvoir. La naïveté de la mère a fait d’elle une victime toute désignée :
Elle était sortie de ce tunnel de dix ans, comme elle y était entrée, intacte, solitaire, vierge de toute familiarité avec les puissances du mal, désespérément ignorante du grand vampirisme colonial qui n’avait pas cessé de l’entourer. Les concessions cultivables n’étaient accordées, en général, que moyennant le double de leur valeur. La moitié de la somme allait clandestinement aux fonctionnaires du cadastre chargés de répartir les lotissements entre les demandeurs40.
C’est d’ailleurs parce qu’elle est devenue une figure du malheur et de la déveine que Duras lui rendra tardivement hommage :
L’enseignement, elle le prenait très au sérieux. Ma mère et les autres instituteurs, ce sont eux qui ont fait le Vietnam de culture française. Il a dû lui passer cent mille enfants entre les mains. Elle était très aimée, sans doute aussi à cause de sa grande générosité. Elle ne supportait pas qu’un enfant n’aille pas à l’école parce qu’il était trop pauvre pour acheter des fournitures. Nous habitions alors une maison superbe avec un étage dallé. Partout elle avait installé des nattes pour les jeunes filles qui habitaient trop loin de l’école, et elle les nourrissait le soir. Pour elle, c’était naturel. C’est pourquoi sur certains points, je suis toujours un peu réticente quand on me parle du colonialisme. Les instituteurs étaient vraiment des fonctionnaires passionnés, qui se tuaient au travail et qui avaient des soldes de misère, les plus misérables avec les soldes des douaniers, des postiers41.
Située au bas de l’échelle de la société blanche, la mère est perçue comme solidaire des pauvres et des défavorisés. Dans un autre portrait, la mère sera décrite en opposition aux femmes blanches riches, en représentation permanente, qui, elles, ne travaillaient pas : « Je la vois aussi maintenant comme une paysanne vietnamienne, une trimardeuse de rizières. Butée. Folle de ses enfants. Martyre de l’amour de nous »42. Duras n’aura de cesse de dissocier la mère de ses congénères blancs. Dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977), Michelle Porte rapporte les propos suivants :
M. P. : Marguerite, vous me disiez un jour que votre mère était plus près de n’importe quelle paysanne vietnamienne que des femmes de la société blanche.
M. D. : […] elle était beaucoup plus proche des Vietnamiens, des Annamites, que des autres Blancs43.
Les Blancs constituent une caste à part, dont la mère est exclue, à la fois géographiquement44 et socialement : « Aussi les Blancs se découvraient-ils du jour au lendemain plus blancs que jamais, baignés, neufs, siestant à l’ombre de leurs villas, grands fauves à la robe fragile »45. C’est donc en opposition aux colons blancs corrompus, que la mère mythifiée apparaît : « Ma mère, quand elle a acheté ses concessions, n’a rien soupçonné de la pratique pourrie des pots-de-vin et des dessous-de-table »46. Pour reprendre une distinction chère à Duras, la mère, bien qu’institutrice coloniale, est maintenue outside, en dehors, comme si elle ne pouvait qu’échapper totalement au système colonial.
Ces oppositions entre le dedans/dehors, le lointain/proche, le demeurer et le partir, expliquent en partie l’ambivalence de Marguerite Duras à l’égard des maux de la colonisation, dont elle semble absoudre sa mère47, si généreuse à l’endroit des défavorisés. « C’est pourquoi sur certains points, je suis toujours un peu réticente quand on me parle du colonialisme »48, concède-t-elle.
L’Indochine étant liée à son enfance et son adolescence, à sa fratrie, à sa mère, Duras a-t-elle la distance nécessaire pour la voir objectivement comme un pays ayant subi une situation politique intolérable reposant sur l’exploitation et l’oppression généralisée des colonisés49 ? Certes, les « planteurs blancs aux colossales fortunes »50 sont par l’écrivaine montrés du doigt et stigmatisés. Mais les lectrices et les lecteurs sont en droit de se poser la question suivante : si la mère n’avait pas été victime d’exploiteurs, Marguerite Duras aurait‑elle éprouvé la nécessité de se faire dénonciatrice des injustices commises ?
Au nom de ce contexte subjectif si singulier, et pour reprendre une expression de L’Empire français, l’écrivaine était-elle alors en capacité de « recomposer la grande image », de faire la synthèse, de reconstituer le contexte historique et politique de son pays ? En manque d’Indochine, Duras, trop attachée au particularisme de sa famille atypique, aurait-elle manqué l’Indochine ? En matière de vérité, l’Indochine bien que proche et connue n’est-elle pas restée hors de portée ? Le passage du là de l’enfance à son au-delà aurait-il été entravé ?
À l’instar d’Hélène Cixous à propos de l’Algérie, Duras n’aurait-elle jamais dépassé, contre toute attente, le stade de l’arrivance ? : « Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie, j’aurais fait n’importe quoi pour y arriver », écrit Cixous51. Si tant est que le verbe arriver puisse avoir un relent colonisateur ; arriver peut sous-entendre les idées d’installation, de prise, d’emprise et d’accaparement des richesses ; or l’Algérie n’appartenant qu’à elle-même, restera, dans ses textes, inatteignable, intouchable, voire inabordable52, tant les contours échappent : « Je me suis toujours réjouie d’avoir été sauvée de toute “arrivée”. Je veux l’arrivance, le mouvement, l’inachevé dans ma vie. C’est aussi de partir que j’écris »53. Cixous a d’ailleurs formé le terme « algériance » qu’elle substitue à celui d’Algérie, pays dans lequel la « passance »54 est le seul mot possible.
Duras, à l’égard de l’Indochine, fera preuve de la même délicatesse. On a vu que dans l’entretien avec Leopoldina Pallota della Torre, reconsidérant dans les années 1980 son enfance, elle préfère le mot « passage » à celui d’installation, se décrivant comme une « petite Blanche de passage »55, comme si elle tenait à mettre à distance tout ce qui pourrait évoquer l’appropriation. Comme Cixous, Duras donne à entendre que l’Indochine est inappropriable, pas plus par les colons que par le langage. Aussi multipliera-t-elle les déplacements dans les scènes narratives. Suggérer sera préféré à nommer et la lèpre deviendra la métaphore du colonialisme. Ainsi, dans Les Parleuses, publiée en 1974, soit trente-quatre ans après L’Empire français, Marguerite Duras associera le colonialisme à la lèpre. Cette maladie défigurant les corps dira de façon spectaculaire ce qu’est l’horreur quand elle fait horreur :
[…] – j’ai su très, très jeune que la lèpre venait d’une mono-alimentation –, la famine, le colonialisme, l’errance des lépreux dans les forêts de la chaîne de l’Éléphant, etc. C’est devenu tout un décor, la lèpre est devenue la lumière […] du décor colonialiste où j’ai passé mon enfance56.
À la suite de la remarque de Xavière Gauthier, étonnée de l’importance de la lèpre dans ses livres, Duras rétorque que la lèpre symbolise le paroxysme de l’horreur :
X. G. : Mais c’est drôle, quand même, le joue… euh, le rôle qu’elle joue dans tes livres.
M. D. : Mais c’est l’horreur même.
X. G. : Plus encore dans « Indiana Song », non ?
M. D. : C’est l’horreur même.
[…]
M. D. : C’est la concrétisation d’une horreur. C’est l’extrême pointe, on peut pas aller plus loin57.
Si l’association du colonialisme à une maladie contagieuse gravissime – « on peut pas aller plus loin » – rend compte de l’aspect néfaste de ce système d’exploitation, la malfaisance de la colonisation est toutefois fortement minorée dans la mesure où une maladie ne peut se contracter qu’involontairement, ce qui a pour effet d’évacuer toute notion de responsabilité par Duras. La référence à la lèpre a, pour reprendre un terme deleuzien, un effet rhizomatique58, car comme cette maladie prolifère de façon horizontale, anarchique et décentrée, elle entraîne un affaiblissement manifeste de la dénonciation et de l’accusation. Avec la lèpre, l’implication de la mère se trouve fortement atténuée.
Dans C’est tout, dernier ouvrage dicté à Yann Andréa, peu avant de mourir, Duras avoue que « Le Barrage, l’enfance » est son livre préféré, « absolument »59. Certes le livre est politique, anticolonialiste, mais pour reprendre le titre d’un article de Georges A. Bertrand intitulé « Marguerite Duras et l’Indochine : une militante désengagée », Duras, parleuse assumée, est restée, à l’égard des guerres de libération du Vietnam, muette. Le fait d’y être née, d’y avoir vécu toute son enfance et son adolescence, dut en être l’une des causes, et son activisme pro-algérien fut peut-être pour elle une manière de surmonter ce silence60.
Nous nous interrogions pour savoir si entre L’Empire français et les textes venus après, il y avait coupure ou continuation. Idéologiquement, la rupture est évidente. En revanche, il nous a semblé qu’une structure essentielle aux textes durassiens persiste : le passage du là à son au-delà trouvait son origine dans L’Empire français.