Si la force d’une influence se mesure à son degré de rémanence, en l’œuvre durassienne, la présence de créateurs et de créatrices venus d’outre-Atlantique ou d’outre-Manche devient décelable pour celle ou celui qui s’attarde sur la page écrite, car ils ont fait trace soit explicitement, soit indirectement dans le texte de l’autrice française. Ernest Hemingway, Henry James, Nathaniel Hawthorne, Herman Melville, Charles Laughton, Charlie Chaplin, Woody Allen, Elia Kazan, Emily Dickinson, Emily Brontë, John Whistler, Joseph Conrad, Virginia Woolf, pour n’en citer que quelques-uns, ont ainsi traversé le corpus romanesque ou filmique de l’écrivaine sans être nécessairement nommés ou rendus particulièrement perceptibles ; pourtant, à la façon de ces personnages fantômes chers à Henry James, ils habitent son œuvre de l’intérieur. C’est donc à juste titre qu’Yves Clavaron, dans son étude comparée d’E. M. Foster et de Marguerite Duras peut déclarer :
Marguerite Duras maîtrise bien l’anglais. […] Elle s’intéresse beaucoup à la littérature anglo-saxonne, comme en témoignent ses adaptations de nouvelles de Henry James ou, plus simplement, l’onomastique à consonance anglaise retenue pour certains lieux et personnages essentiels de son œuvre1.
S’il y a, certes, des œuvres dont le titre est « à consonance anglaise » comme Outside, Yes peut-être, Savannah Bay, Le Navire Night, des lieux évoquant le monde anglo-saxon, ainsi U. Bridge et T. Beach, des personnages désignés par un terme anglais, le Captain ou encore les « brothers and sisters » de La Pluie d’été, des patronymes anglophones, tels Michael Richardson, Jacques Hold, George Crawn, des phrases anglaises côtoyant la prose française, cet ensemble ne constitue toutefois que « l’outside » de l’univers durassien, celui qui saute aux yeux des lectrices et des lecteurs. Mais de façon plus intériorisée encore, plus insidieuse aussi, « l’inside » de la prose durassienne est profondément marqué et modifié par la syntaxe anglaise dont certaines structures ont été adoptées par l’autrice, enfin des références littéraires ou cinématographiques venant de l’autre bord de la mer ont pénétré en profondeur les œuvres durassiennes. C’est du reste à cet « inside », véritable métissage linguistique et culturel avec le monde anglo-saxon, que trois études sont dédiées.
Dans « “Les bruits de ce bal sont arrivés à New York” », Anne Rouffanche proposera une typologie précise de la présence du monde anglo-saxon dans l’œuvre de Marguerite Duras.
Pour Yann Mével, dans « L’“étrangèreté” de Marguerite Duras », l’anglais aurait été choisi par l’autrice « pour susciter entre autres un espace textuel plus largement commun, en permettant de surmonter le clivage singulier/collectif ».
Dans « L’anglicisme comme poétique de la mer chez Marguerite Duras », en référence à Stéphane Mallarmé, professeur d’anglais à ses heures, la langue de Shakespeare, selon Chen Xiaolin, pourrait jouer chez Duras comme chez l’illustre poète « le rôle d’un mythe nostalgique ou consolateur, où se projetteraient à distance toutes les vertus dont est privée la langue propre ».
Cela dit, bien qu’indéniablement inspirée par l’Amérique et la Grande-Bretagne, Marguerite Duras a néanmoins échappé aux apories de celles et de ceux qui, parce que marqués par une culture étrangère, se voient écartelés entre ces deux polarités antithétiques que sont le monde de l’autre et le monde du soi. Une lectrice / admiratrice pourrait, à son insu, n’être à jamais qu’une imitatrice/copiste n’accédant jamais au stade de la création et de l’invention. Comment, en effet, ne pas demeurer dans une emprise fascinée à l’égard d’une œuvre étrangère, appréciée et estimée ? Que faire pour accéder à une originalité sans faille quand l’admiration pousse à adopter une pratique mimétique à l’égard des textes vénérés ? Cette question a hanté les écrivains et Jorge Luis Borges en particulier. Sa créature, Pierre Ménard, un auteur fictif, s’interroge et interroge le dépassement de la lecture d’une œuvre canonique, le Quichotte de Cervantès, par la création en propre d’un texte à soi.
Or c’est à ce passage, qui ne va pas de soi, que Duras s’est confrontée ; de lectrice assidue, elle a su devenir écrivaine à part entière. « Lire c’est écrire aussi2 », admet-elle dans Le Monde extérieur. Elle a eu, en effet, cette faculté de pouvoir s’en rapporter à un monde autre, sans se faire engloutir par ce dernier. Après avoir lu les mots des autres, elle a su faire émerger ses mots propres sans avoir à disparaître ou à se soumettre. Contrairement au capitaine Achab que la baleine blanche entraînera au fond de l’océan, Marguerite Duras ne s’est jamais laissée séduire par les anglo-américains au point d’en rester captive. La blancheur melvillienne, si elle se retrouve dans Le Marin de Gibraltar en 1952 ou dans Emily L. (1987) est là aussi pour rappeler que le blanc évoque, entre autres choses, l’effacement ; or pour Duras, « écrire » n’est-ce pas « effacer, remplacer » (Emily L., OC IV, p. 409) ?
L’écriture durassienne, parce qu’elle suppose une disparition, a su s’émanciper du texte maître, source de son inspiration. Le chromatisme appuyé du blanc, cher à Melville, réapparaît dans la page vierge durassienne, en attente d’inscriptions. En somme, d’Herman Melville, le jamais nommé, le jamais cité, Duras n’aura retenu qu’une couleur, le blanc qui hypnotise. Cette tonalité se retrouvera dans les « carrières de Carrare [qui] étincelaient de blancheur » et sur le yacht d’une éblouissante blancheur d’Anna, l’héroïne du Marin de Gibraltar (OC I, p. 657 et passim). C’est d’ailleurs à l’appel de la blancheur qu’Anna et le narrateur succomberont, c’est cette blancheur même qui leur fera prendre la mer : « Je ne pensais qu’à ce bateau », admettra le narrateur, « [i]l me fallait partir dessus. C’était une chose dont je n'aurais plus pu me passer. Je le revoyais, blanc, sur la mer », ajoutera-t-il (ibid., p. 598).
Prendre le bateau littérature se fait donc chez Duras à partir d’une touche de couleur, d’une caractéristique singulière, d’un trait insolite, d’un bref extrait, d’un terme qui s’impose.
Dans cet esprit, Anne-Lucile Gérardot a pu centrer son propos sur le mot whisky, un breuvage dont la consommation invite aux déplacements sur mer mais surtout entre les textes et les imaginaires. Le fait de boire un whisky, cet « alcool américain », permet au narrateur du Marin de Gibraltar de partager avec Anna son rêve d’écrire un « roman américain ». Avec le monde de Hemingway en héritage, l’alcool déclenchera l’écriture et permettra au texte durassien de se déplier. Aussi, est-ce sans surprise que l’autrice peut déclarer en 1977 dans les entretiens avec Michelle Porte :
il y a des choses que je ne reconnais pas, dans ce que j’écris. Donc elles me viennent bien d’ailleurs, je ne suis pas seule à écrire quand j’écris. […] ça vous arrive de plus ou moins loin, ça vous arrive de vous, ça vous arrive d’un autre […] (Les Lieux de Marguerite Duras, OC II, p. 241).
Ce qui lui arrive d’autrui est souvent fort ténu, mais à partir de cet élément unique un récit radicalement différent peut se construire.
Sans doute est-ce aussi parce que Duras a, selon ses termes, écrit dans le lieu du désir qu’elle a évité le plagiat. Écrivaine liée au désir, ce sont souvent par de petites touches à la Whistler qu’elle peut capter et retranscrire une atmosphère qui lui vient d’ailleurs.
Déployons certains de ces riens à partir desquels s’engendre l’univers durassien.
L’univers conradien elle le retrouve à partir du lexème « horror », prononcé à trois reprises par un prédateur des richesses africaines sur le point de mourir, Kurtz. L’utilisation du mot « horreur » associé à celui de lèpre, pour en référer à la colonisation, deviendra un usage durassien, usage non dénué d’ambiguïté cependant.
Avec Hemingway, Duras sera sensible à une méthode d’écriture qui procède par soustraction et enlèvement. Dans le dernier roman de l’Américain, la fable du Vieil homme et la mer, Marguerite Duras retrouvera l’idée qu’il faut supprimer et ôter sans cesse le non-essentiel dans l’écrit : le pêcheur rentre au port non avec l’entièreté du poisson – sa chair a été dévorée par les requins – mais avec son squelette. La proie du vieil homme est réduite à l’os quand il rejoint la terre ferme et les arêtes seules (« bones » en anglais) témoigneront de son combat avec l’animal. L’ossature sera suffisante pour témoigner de la grandeur de la lutte.
Du dramaturge William Gibson et de Miracle en Alabama, en particulier, Duras retiendra l’importance des silences dans ce dialogue quasi impossible entre Annie Sullivan, la gouvernante mal voyante et Helen Keller, son élève souffrant, après une maladie d’enfance, de plusieurs impossibilités : parler, voir et entendre. Ann Sullivan tentera malgré tout d’atteindre Hélène – moment durassien par excellence – en faisant surgir des mots épelés dans le creux de sa main, à l’aide de l’alphabet des sourds. Dans « The Space Where Language fails: Miracle en Alabama », Lauren Upadhyay montre les changements et les déplacements opérés par Duras au regard de la pièce américaine. En éloignant son attention de la gouvernante – « The Miracle Worker » – au profit d’Helen, Duras fait évoluer le texte et une modification du titre s’impose : The Miracle Worker devient Miracle en Alabama. Comme le montre l’article, le silence, la difficile émergence des mots, la sauvagerie de l’enfance, la rencontre par le toucher, l’inaccompli de la communication seront des thèmes auxquels Duras ne pouvait qu’être sensible.
À partir de ces quelques exemples, Melville, Conrad, Hemingway, Gibson, se vérifie ce qui est donné à entendre dans Les Parleuses (1974), dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977) ou dans Écrire (1993) à savoir que d’autres écrivains l’accompagnent dans son travail d’écriture. Pour autant cet accompagnement n’est jamais littéral car il y a, de la part de l’autrice, comme nous venons de l’entrevoir avec William Gibson, transformation, modification et abandon.
Duras le confie, tout à la fois étonnée et désarmée, à Xavière Gauthier dans Les Parleuses : « Je fais mes livres avec les autres. Ce qui est un peu bizarre, c’est cette transformation que ça subit peut-être, ce son que ça rend quand ça passe par moi, mais c’est tout » (OC III, p. 152). Étant foncièrement transition et déplacement d’un corps de texte étranger en direction d’un corpus à soi, l’écriture prend, lors de ce passage qui est aussi transit par le corps et l’imaginaire de l’écrivain, une sonorité différente et une orientation autre car « [l’]écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie » (Écrire, OC IV, p. 867).
Puisque l’écrit est lié au passage, l’écrivain se doit d’occuper des lieux de circulation à l’instar de Madame de La Fayette qui a décidé, comme le rappelle Duras, d’occuper une position bien particulière : elle a choisi « d’être sur le passage de l'information quand celle-ci sort de la Cour, et aussi d’être sur son passage lorsqu’elle y revient » (« La Lecture dans le train », Le Monde extérieur, OC IV, p. 1022), pour ensuite, à partir de circonstances simples et élémentaires, déployer une histoire.
Dans la mesure où créer suppose d’être aux aguets, à des carrefours de paroles et de cultures, ouvert aux rencontres et à d’autres mondes, les écrivains, les artistes ou les cinéastes qui ont inspiré Duras partagent un trait commun : ils ont parcouru le monde et sillonné les océans entre l’Europe et l’Amérique et ce, à de multiples reprises. Il en va ainsi de Conrad, ce marin devenu écrivain, d’Ernest Hemingway, homme engagé sur différents fronts, de Henry James, homme se situant entre plusieurs cultures, dont l’européenne et l’américaine.
C’est à cet écrivain que sera dédié l’article de Françoise Barbé-Petit nommé « Entre entente et malentendu : les reprises durassiennes de Henry James ». Selon l’autrice de l’étude, Les Papiers d’Aspern serait construit à partir de deux termes mis en concurrence dans l’économie du texte jamesien, « papers » (mot anglais) et bordereau (mot français), attestant ainsi qu’à partir de faits ténus mais entrelacés avec art, le mystère du texte et son secret ne peuvent que s’épaissir. De cette hésitation entre plusieurs langues, Duras se souviendra et éprouvera le désir d’adapter et d’adopter James.
Dans les références cinématographiques durassiennes, un privilège est également accordé aux exilés, comme Charles Laughton, ce Britannique devenu américain, ou Elia Kazan, fils d’immigré grec de Turquie, débarquant à New York à l’âge de 4 ans, ou encore Charlie Chaplin ayant vogué entre l’Amérique et l’Europe.
C’est vers ces migrants – et non vers les réalisateurs installés et leurs films commerciaux – que les goûts cinématographiques durassiens s’orienteront, comme le rappellera Christophe Meurée dans un article intitulé : « De quoi le cinéma anglo-saxon est-il le nom ». L’auteur déplie les raisons de certains engouements durassiens. Ainsi, « les contre-plongées de The Caretaker (1963), adapté de la pièce de Harold Pinter, semblent préfigurer celles dont Duras fera usage dans Détruire dit-elle » ; pour ce qui est d’America America d’Elia Kazan, le film a donné à Duras la possibilité de faire l’éloge de l’immigration car le « migrant est par excellence le type de personnage qui semble renouer, pour Duras, avec le temps indistinct de l’enfance, pendant lequel l’identification culturelle ne fait pas sens ».
De fait, la biographie de Duras la préparait à admirer les déplacements, source d’ailleurs ; son enfance en Indochine a fait d’elle une déracinée aimant les exilés et les voyageurs impénitents. Deux femmes, dont elle a été une lectrice assidue, Emily Dickinson et Virginia Woolf, font toutefois exception à la règle. L’une comme l’autre, par leur appartenance à la bourgeoisie, ayant pu bénéficier d’une « chambre à elles », auront accès aux voyages littéraires induits par la lecture des plus grands écrivains. L’imaginaire, seul, leur permettra de franchir de multiples frontières.
Dans un texte intitulé Who’s Afraid of Marguerite Duras?, Virginie Podvin interroge les affinités partagées par Woolf et Duras, deux femmes qui, en apparence, ne se ressemblent pas et qui pourtant paraissent partager une conception semblable de l’écriture et des conditions matérielles nécessaires à son surgissement.
Comment terminer ce dossier sans dire un mot de la réception de l’œuvre ? C’est à la réception en ligne du best-seller de Duras, The Lover – la version anglaise de L’Amant – , par des « prosumers », ceux qui représentent ce nouveau lecteur devenu à la fois le « producteur » et le « consommateur » de l’œuvre, que s’est consacré Mattias Aronsson.
Ce dont porte témoignage l’ensemble des études, c’est que l’écriture durassienne n’est pensable que dans un rapport à ses différentes altérités. Le monde anglo-saxon, s’il n’est pas le seul autre du monde durassien, en a constitué indéniablement une part essentielle. Le bilinguisme de ce dossier donne à entendre que les Anglo-américains se sont reconnus dans une œuvre qui, subrepticement a rendu hommage à certaines de leurs légendes : Emily Dickinson, Ernest Hemingway, Henry James, Virginia Woolf, Charlie Chaplin et Charles Laughton.