Résumé

This article focuses on the famous passage of Lucretius' On the Nature of Things where the poet reenacts in a blazing style Thucydides' description of the plague in Athens. The article lays the emphasis on the change of regime of narration of the disaster from the Greek historian to the Roman poet. The author also attempts to read Lucretius' purple passage in the light of the present pandemic – Covid 19.

Texte

Le poète physicien est occupé à nous entretenir savamment des affinités entre les corps susceptibles de s'unir, vaste programme qu'il aborde sous l'angle le plus ingrat – la chaux avec la pierre, la colle de taureau avec le bois ou, plus intéressant, le jus de la vigne avec l'eau de source (on appelle ça mettre de l'eau dans son vin, de nos jours), et puis voici tout à coup qu'au vers 1087, son imagination l'emporte vers d'autre cieux, qu'il saute brusquement du coq à l'âne, un âne en forme de retour à un souvenir terrible – celui de la peste à Athènes, au temps de Périclès. Pas un souvenir personnel – ça, c'est l'affaire de Thucydide – mais, disons, un souvenir culturel qui se transmet, dans le monde antique, de bouche en bouche.

Mais Lulu étant physicien et philosophe, il faut bien qu'il procède du général au particulier. C'est donc via l'exposition d'une théorie des climats qu'il va nous conduire vers le souvenir traumatique de l'épidémie qui ravagea Athènes et l'Attique entre 430 et 426 : « Maintenant quelle est la cause des maladies et d'où naît soudain cette force malsaine qui sème ses ravages parmi les hommes et les troupeaux ? » (Lucrèce, VI, 1087-90). Le « nunc » qui introduit cette question qui tient en un peu plus de trois vers est typiquement le truchement de la fausse transition destinée à habiller le brusque changement de sujet – « maintenant », pourquoi maintenant, quel est le lien de consécution entre ces histoires de matériaux qui s'allient (ou pas) et la force malsaine qui répand le mal parmi les humains et les animaux ? – mystère. Sous quelle impulsion notre poète passe-t-il brusquement à ce tableau de fin du monde parcouru d'intensités catastrophiques et d'images de désolation, tableau monstrueux sur lequel le mégapoème va, tout aussi brusquement s'achever ?

Est-ce qu'il entre dans une transe aux approches de la mort ? Est-il fiévreux, halluciné, est-ce, avec ce dernier éclat d'écriture, un défi qu'il lance à l'agonie, mobilisant ses dernières forces pour écrire ou dicter cette dernière rafale de vers survoltés ? L'ultime cri du poète mourant avant de lâcher l'écritoire, écrivant sa propre mort en images ultra-violentes avant de succomber ?

Ce qui porterait à donner crédit à cette lecture, c'est le crescendo qui parcourt le texte : ça commence avec l'exposé d'une « théorie » et ça s'achève sur ces images dantesques (Dante précurseur de Lucrèce, c'est devenu tout à fait possible au temps des fake news) : « Sur des bûchers dressés pour d'autres, on vit des gens aller à grands cris déposer les corps de leurs parents, en approcher des torches et soutenir des luttes sanglantes plutôt que d'abandonner ces cadavres » (VI, 1282-86). Fin si abrupte qu'elle suggérerait presque que, le dernier mot prononcé ou noté (je n'ai, à ma grande honte, aucune connaissance de ce qu'a pu être le support d'écriture de Lulu), le poète a rendu le dernier soupir.

Il y a, dans le rythme qui soutient le texte, dans son orientation narrative, quelque chose qui va dans le sens de l'hypothèse d'une course à l'abîme : certes, il y a ce brusque déplacement que rien n'explique vers le souvenir collectif de la peste à Athènes, mais quand même, dans tout le début du texte, est à l’œuvre un poète-philosophe et physicien qui fait son boulot – il présente une théorie, en vers puisque tel est le genre auquel il a choisi d'exercer ses talents. Une théorie des climats et des épidémies découlant des aléas climatiques – vieille histoire, on le voit.

Au commencement des choses, donc, il y a ces germes qui circulent dans l'air et qui sont tantôt créateurs de vie, tantôt malsains et porteurs de mort, vecteurs d'épidémies. C'est encore ici le philosophe ou l'esprit proto-scientifique qui parle – celui dont la manie est de vouloir tout expliquer (Nietzsche). Et donc, la clé de tout, la mère de toutes les explications, c'est le climat ; et tout particulièrement ce climat malsain qui prévaut dans cet Orient vague (déjà…) nommé ici Égypte, climat propice à la naissance et à la propagation des maladies locales, spécifiques – l'ephantiasis, par exemple, et qui se contracte dans les eaux saumâtres du Nil. La propagation épidémique de ces maladies orientales se produit de deux manières : les voyageurs originaires de nos climats tempérés qui séjournent sous ces latitudes orientales supportent mal le passage d'un « air » à un autre, ils ne s'acclimatent pas bien, ils reviennent ensuite chez eux affaiblis et porteurs de toutes sortes de germes.

L'autre modalité, c'est celle de l'« air » oriental qui sort de son aire, qui s'avance vers chez nous (la tonalité autochtoniste du développement sur ce point est très nette) comme un « ennemi » (le poète parle comme Macron, pauvre de lui…), avec ses brouillards et ses nuages chargés de miasmes. Il corrompt irréparablement notre climat équilibré, « s'abat sur les eaux, s'établit dans les blés » (1123), « sa virulence demeure suspendue dans l'air » (1125 – avec ces formules, le poète prend son élan pour passer à l'autre régime du récit – le lyrisme de l'horreur, la reviviscence imaginaire de la peste à Athènes).

En tout cas, quelle que soit la forme du déplacement fatal, celle du voyageur qui revient infecté ou celle de l'air maléfique qui se déplace, nous voici attaqués, en proie à cette fatale « nouveauté étrangère à nos habitudes et capable de s'attaquer brusquement à notre santé » (1133-34).

Ce qui n'est pas une mauvaise définition de la pandémie, telle que nous en faisons depuis le début de l'année 2020, l'expérience collective : une rupture massive de nos habitudes, une interruption de nos rythmes familiers, et une affection qui menace durablement et gravement notre santé. C'est à bon escient aussi que le poète dispose ici le terme « brusquement » - quod nos adventu possit tentare recenti – tout d'un coup, all of a sudden.

Et c'est bien en effet ainsi que les choses se passent, qu'elles nous sont arrivées : d'un seul coup, nous voici dans le bain de la pandémie. Ce n'est pas que les signes avant-coureurs aient manqué (Wuhan, la Lombardie…), mais nous les avons délibérément négligés – et les pouvoirs publics avec nous. Donc, ce n'est qu'une fois qu'un certain seuil a été franchi que nous ne pouvons plus négliger le fait de l'épidémie et que donc, elle nous tombe dessus, brusquement. Camus, dans La Peste décrit le même processus – les signes inquiétants s'accumulent, mais « nos concitoyens »1 ne veulent rien voir, rien entendre, ils ne veulent rien savoir de ce phénomène « étranger à leurs habitudes » - ceci jusqu'au jour où ils butent sur le premier cadavre dans leur escalier ou perçoivent, sous leurs aisselles, la poussée des bubons (Camus, 1947). C'est alors seulement et brusquement que la peste est là, comme un fait social massif.

C'est ici, donc, au vers 1135, que le récit bascule vers l'évocation hallucinée d'un cas particulier exemplaire, destiné à donner son assise à cette théorie des climats et des épidémies. Le poète n'a pas besoin d'en dire davantage que ceci : une épidémie qui sévit « jadis » « sur la terre de Cécrops » (une façon poétique de dire Athènes2) – tout le monde sait de quoi il est question, le public romain cultivé de l'époque sait ce qu'est l'épidémie d'Athènes comme nous savons à quoi nous en tenir à propos des épidémies de choléra au XIXème siècle ou de la grippe espagnole au lendemain de la Première guerre mondiale.

Et c'est ici que Lucrèce commence à démarquer poétiquement le récit par Thucydide de la peste à Athènes dans La Guerre du Péloponnèse. Cela commence avec une évocation du fléau « venu du fond de l’Égypte où il était né » (1139), une expression qui présente pour nous un certain air de familiarité : un certain « virus chinois », « virus de Wuhan », associé lui aussi dans une certaine propagande à ce mauvais Orient d'où provient tout le mal. Il y a bien, dans les récits de l'épidémie, dans les productions imaginaires qui l'accompagnent, quelque chose comme de l'immémorial qui circule et parcourt les époques, à l'image de ces germes qui, chez Lucrèce, effectuent leurs « longues courses à travers les airs et les plaines flottantes » (1140) pour venir s'abattre sur nos malheureuses populations. Espace et temps se rejoignent ici, placés sous le même régime de la circulation fluide, celle que rien n'arrête et qui abolit tous les seuils : l'imaginaire du mauvais Orient contaminant circule à travers les époques comme, chez Lucrèce, les miasmes empoisonnés circulent d'Orient en Occident, se moquant des frontières qui séparent les civilisations et les empires…

 

Dans le récit par Thucydide de l'épidémie de peste qui frappe Athènes à partir de l'été 430-429, le ton est celui d'un rapport que se contraint à la sobriété et à la précision, pour ne pas dire à l'objectivité, notion moderne. C'est un récit dont le narrateur vise à se rendre utile en consignant des faits non pas tant mémorables, comme le serait une guerre opposant deux cités, que destinés à instruire ses lecteurs de ce que furent ce fléau, ses manifestations, ses circonstances. Le chroniqueur ne s'éloigne pas de son domaine de compétence, il relate, sans s'embourber dans des explications sur les origines du mal – il n'est pas médecin. Il est le scribe, le greffier de l'épidémie, celui qui enchaîne d'une observation attentive et constante du phénomène, enchaîne sur un récit circonstancié – le proto-historien (ou le fondateur de la discipline si l'on veut) par excellence, donc, comme on l'a dit et redit. Il replace l'épidémie dans la série des événements mémorables qu'il relate, en se retenant de les juger, et sans les homogénéiser : l'épidémie, comme « phénomène total », présente des traits singuliers, notamment comme vecteur et moment de décivilisation, de destruction des rapports sociaux. En ce sens, elle est un fléau d'une tout autre espèce que la guerre entre les cités.

Dans sa relation de la peste à Athènes tout particulièrement, Thucydide se garde de chercher des effets rhétoriques. Il ne vise pas à faire peur, émouvoir, à susciter le sentiment de l'horreur ou la pitié – juste, dirait-on aujourd'hui, à « informer », c'est-à-dire conserver une trace – dont on se dit, rétrospectivement, hypothétiquement, qu'elle se destine à transformer l'épidémie en élément de connaissance partagé et donc à faire que les Athéniens soient mieux préparés à affronter un tel désastre, s'il venait à se reproduire. Bien sûr, dans le récit qu'en fait Thucydide, la peste est intriquée à la guerre, elle est, si l'on veut un événement de la guerre en ce sens qu'elle en infléchit le cours, comme le souligne l'historien.

Mais en même temps, le récit en est agencé de façon à en souligner la singularité. La guerre entre cités est un phénomène familier à chacun dans la Grèce antique, avec son cortège de succès, désastres, désolation, deuils, pillages, ravages de toutes sortes. La peste à Athènes est une épreuve d'une toute autre nature, du fait de son inquiétante étrangeté, on n'en connaît même pas le « vrai » nom, on suppose qu'elle vient d’Égypte, mais on ignore tout de ce qu'elle est en vérité, elle frappe d'une terreur toute particulière pour autant qu'on ne peut en mesurer la puissance destructrice qu'aux symptômes présentés par ses victimes. Elle est comme un souffle de mort qui balaie la société sans que l'on puisse en situer l'origine.

« Le Grec connaissait et éprouvait les terreurs et les horreurs de l'existence », écrit Nietzsche (Nietzsche, 1994, p. 37). L'épidémie, cependant, suscite un surcroît de terreur et d'horreur en ceci qu'elle est inassignable à quoi que ce soit de connu, de familier, elle est l'innommable - « la peste » n'est qu'une dénomination vague et générique qui ne permet en rien de se faire une idée précise de ce que fut cette maladie – les spécialistes continuent à rompre des lances à ce propos vingt-cinq siècles après. Nietzsche, encore, insiste sur le fait que le pouvoir de nommer importe davantage, dans les sociétés humaines, que la capacité de connaître. Nommer rassure, on le voit avec la récente pandémie : le premier geste du pouvoir sanitaire (OMS…) immédiatement relayé par les pouvoirs politique, médiatique, (etc.) est de donner son nom de code au virus – Covid 19, bien avant d'en connaître toutes les propriétés – pour ne pas parler des moyens d'en endiguer la propagation et de trouver les moyens d'immuniser les populations contre lui. En France, les maîtres de la langue s'interrogent gravement sur la question de savoir si le nom du virus se déclinera au masculin ou au féminin. Nommer permet de singulariser, d'étiqueter, de classer et le travail de recherche visant à identifier les traits propres de cette affection enchaîne sur ce premier geste de saisie.

 

La description par Thucydide de la peste à Athènes met en relief, par contraste, l'absence dans la société antique européenne de ces dispositifs de saisie – par la nomination puis par la recherche biologique, la médecine, l'épidémiologie… En l'absence de ces dispositifs, ce n'est pas seulement l'organisation sociale elle-même qui est balayée par l'épidémie, c'est son institution symbolique – ce qu'indique non seulement la panique morale qui emporte la cité mais l'incapacité des survivants à continuer de se séparer des morts dans des formes tant soit peu réglées – un point d'effondrement parmi d'autres où se manifeste, comme dans les camps de concentration et d'extermination nazis, le retour massif de la figure de la vie nue. Ce qui, soit dit en passant, indique bien que quand on parle d’État dans le contexte de la cité grecque, on le fait un peu à la légère – les stratocraties grecques ne fonctionnent certainement pas à l’État, dans le sens que nous donnons à ce terme – où est l’État dans la description que fait Thucydide de l'épidémie ? Si l'organisation sociale et l'institution symbolique cèdent si facilement devant l'épidémie, c'est assurément que le verrou ou la clé de voûte de l’État sont absents dans la cité, ce dont l'effet est que la population est directement exposée aux effets de la contamination, sans qu'aucun dispositif de protection ou d'immunisation aux mains d'une autorité publique légitimée ne soit en mesure de s’interposer entre le fléau et les gens.

On identifie là un autre point d'effondrement : celui du discours d'universalisation (impérialiste et hégémoniste en son fond) de la démocratie athénienne. Ce que montre la description de Thucydide, c'est l'envers du décor de cette démocratie armée et expansionniste, en l'absence de tout dispositif, disons proto-biopolitique, destiné à prendre en charge la défense des populations face à un « ennemi » épidémique : l'abandon aux ravages de la contamination, le retour en force de la vie nue au cœur même de l'exception politique athénienne vantée dans le discours de Périclès – mis à l'épreuve collective de l'épidémie de peste, épreuve où est en question par excellence la vie en commun, celui-ci se dégonfle comme une baudruche percée. Que vaut donc une institution symbolique de la vie en commun qui mise tout sur l'égalité (citoyenne) et la liberté de parole et ne se soucie en rien du salut collectif lorsque survient une catastrophe qui met en question leur vie, leur survie, à l'échelle de la population entière ?

On objectera assurément ici que ces pensées portent la marque du plus manifeste des anachronismes : des notions comme celles de population, soin ou prise en charge de celle-ci, de médecine sociale ou de rationalités épidémiologiques ne sauraient pousser sur le terreau de la cité grecque au temps de Périclès. Mais cette objection ne vaut pas grand-chose : on ne saurait exclure que, dans les mêmes temps aient existé des formes d'organisation sociale et politique dans lequel existait quelque chose comme un souci de la population – le stockage d'aliments ou des proto-confinements et quarantaines de première nécessité pouvant être envisagés sous cet angle, par exemple).

La description par Thucydide de l'épidémie de peste rend visible les défaillances du « logiciel » politique dont Périclès fait l'éloge – le « Nous seuls… » (démocrates) répété de façon incantatoire. Au début du chapitre LXXXVII dans lequel l'historien évoque la reprise de la peste (« L'hiver suivant, la peste fondit une seconde fois sur Athènes »), il est révélateur que l'unité de compte des pertes que subit alors la cité lors de cette nouvelle vague qui persiste une année durant, soit purement militaire : « Rien n'affaiblit davantage la puissance militaire d'Athènes. Il périt au moins quatre mille quatre cents hoplites inscrits sur les rôles et trois cents cavaliers ; il est impossible d'évaluer le nombre des autres victimes » (Thucydide, III, 87). En d'autres termes, les seuls morts « décomptables », pour ne pas dire les seuls morts qui comptent, ce sont les soldats. Le reste, incomptable, passe par pertes et profits – la démocratie athénienne se révèle ici pour ce qu'elle est avant tout – une stratocratie conquérante, hégémoniste, et nullement, face à la calamité épidémique, la communauté des citoyens3. L'épidémie est autrement égalitaire que l'institution politique vantée par Périclès : elle frappe indifféremment citoyens, métèques, esclaves, hommes et femmes, enfants et adultes en dissolvant littéralement la singularité politique dont s'enorgueillit la cité dans la vie nue. Lorsque vient l'heure des bilans, on s'arrête en premier lieu sur la relation qui s'établit entre virulence (et durée) de la peste et affaiblissement de la puissance athénienne – ce qui montre bien que « la démocratie », dans ce contexte, c'est avant tout l'ornementation de la puissance.

De la même façon, toutes choses égales par ailleurs, dans la plupart des pays d'Europe occidentale, aux États-Unis, au Brésil, la démocratie libérale ne passe pas le test de la pandémie de Covid 19 – l’État bureaucratique échoue à protéger les droits élémentaires des citoyens (le droit à la sécurité sanitaire en premier lieu) et, de surcroît il bafoue leurs libertés. Face à la pandémie, la citoyenneté (qui, notamment, fait du citoyen un sujet de droit(s)) entendue comme institution symbolique, vacille face au retour en force de la vie nue4. D'où l'apparition d'une médecine de guerre, voire de médecine de camp. Mais ce qui est en jeu ici dans ce contexte, c'est la faillite de l’État, de l’État social en premier lieu, ce qui n'est pas le cas dans la configuration où s'inscrit le récit de Thucydide – puisqu'il n'existe pas, dans la cité grecque, d’État dans ce sens du terme.

 

Dans sa sobriété même, le récit de Thucydide attire notre attention sur des traits structurels qui nous semblent établis dans la très longue durée – puisque nous les identifions sans effort particulier dans le contexte pandémique où nous sommes aujourd'hui plongés. L'épidémie, notamment, c'est toujours un fléau qui nous prend à revers et par surprise (d'où, chez Lucrèce, l'idée d'un mal sournois qui nous tombe dessus, ayant circulé par les airs). Nous vaquions à nos occupations en février 2020, très occupés à faire passer des examens et repeindre notre appartement, comme les Athéniens, eux, vaquaient aux leurs en enterrant solennellement les morts de la première année de la guerre ; et puis voici l'épidémie qui envahit l'Attique et l'Italie du Nord sans crier gare et qui bouscule tous les plans, plans de guerre comme plans de paix – inépuisable topos que l'on retrouve dans toutes les crises épidémiques qui scandent le cours de l'histoire en Occident (peste de 1348 en Angleterre, peste noire de Constantinople aux XIVe et XVe siècles, Guerre de Trente ans, peste à Florence et d'autres villes de l'Italie du Nord en 1629…) jusqu'à la campagne d'Orient pendant la Première guerre mondiale. La puissance destructrice de l'épidémie, sa propriété de déstabiliser et saper les institutions de la vie sociale au-delà de son coût en vies humaines tient pour une part à la brutalité de cette interruption et à l'effet de sidération qui en découle.

Autre topos récurrent, le sans précédent – lequel est avant tout un ressenti et une forme discursive : « Nulle part on ne se rappelait pareil fléau et des victimes si nombreuses », écrit Thucydide (II, 47). Dans ce genre de formule, l'affect (sidéré) qui accompagne l'évidence du « sans précédent » pourrait tout aussi bien être attribué à une mauvaise mémoire ou une mémoire insuffisamment longue. En 2020, une fois que l'on a renvoyé les esprits forts de la « grippette » à leurs études, l'impression de sans précédent face à la pandémie de Covid 19 (et l'accablement qui l'accompagne) prospère sur deux facteurs bien différents : les traits propres et effectivement nouveaux de cette épidémie, les caractéristiques propres du virus, de ses mutations et modes de circulation, des pathologies qu'il produit, d'une part ; mais de l'autre aussi, cet élément structurel qu'est la mauvaise mémoire collective des épidémies – celles-ci n' « impriment pas » ou peu dans la mémoire des populations, on a tout à fait oublié la grande grippe de Hong Kong (1968-70) et la grippe espagnole (1918-19), c'est les calendes grecques… Le mémorable est à géométrie très variable selon qu'on a à faire à des événements historiques ou des catastrophes réputées naturelles. Dans les pays exposés aux tremblements de terre, les grands séismes dévastateurs tombent rapidement sous le régime de la mémoire furtive, chuchotée. Les traces du désastre sont enfouies sous la reconstruction, le béton est leur sarcophage. Dans le cas des épidémies, c'est la vie qui reprend son cours et l'activisme du rattrapage (du temps « perdu » pendant les jours « morts » ou désorganisés où la maladie imposait ses conditions) qui efface les traces – les morts ne laissent pas de trous béants, le tissu social se reforme au plus vite, c'est fou ce que la vie sociale cicatrise vite – ce qui ne veut pas dire que les blessures ne continuent pas à saigner dans les tréfonds du corps social…

D'autant plus remarquable est, à cet égard, le procès-verbal de la peste à Athènes dans le récit de la guerre du Péloponnèse par Thucydide – quand bien même, il faut le remarquer, il n'occuperait dans l'économie générale de cette narration, qu'une place des plus modiques, au même niveau que la moindre péripétie de l'affrontement entre les cités grecques… Ce que montre le compte-rendu de la peste livré par Thucydide, c'est l'absence d'une société, dans le sens moderne du terme, l'absence du lien social en ce sens et de l'organisation réticulaire dense caractérisant l'institution sociale qui nous est familière. Ce qui rend ce monde (qui ne fait pas grand cas des solidarités sociales) particulièrement vulnérable à un fléau comme l'épidémie. Peut-être les communautés nomades qu'étudie James C. Scott sont-elles mieux armées pour affronter ce genre de défi.

 

Le motif du sans précédent se conjugue avec celui, tout aussi familier, de l'impuissance des savoirs humains face au mal inconnu. « Toute science humaine était inefficace », écrit Thucydide, le mot « science » s'entendant ici dans un sens plus extensif que celui qui prévaut aujourd'hui – connaissance, savoir (II, 47). Il est intéressant de noter que lors de l'irruption de la pandémie, au début de l'année 2020, ce sentiment collectif d'impuissance de « la science » face à la progression de la contagion a également saturé la sphère publique à l'échelle globale – ceci dans un monde où la science, les sciences ont un tout autre statut que dans la société antique. Ici encore se repère la solidité des invariants qui traversent les époques comme des météores dès lors que l'on entre dans le temps cyclique des récurrences épidémiques – de l'éternel retour de l'épidémie, pourrait-on presque dire.

Toute « science humaine » s'avérant impuissante, poursuit Thucydide, on se tourne vers les temples où l'on s'en va supplier les dieux d'intervenir, consulter les oracles – en vain encore. On sera tenté d'objecter ici à la notion d'un éternel retour des invariants dans le contexte épidémique qu'au temps du Covid 19, les gens ne se sont pas précipités dans les églises, les mosquées ou les temples pour supplier leur dieu d'éloigner d'eux le fléau. Si de telles pratiques ont pu se développer, elles furent, dans l'Occident ou le Nord global, ponctuelles et, pour le reste du monde, circonscrites à des contextes locaux – dans le sous-continent indien ou aux Philippines, certaines sectes évangélistes en Corée du sud, par exemple.

Les chefs et dignitaires des grandes religions monothéistes n'ont pas, à ma connaissance, lancé de vibrants appels à des prières collectives et invocations. Le motif si courant, jadis et naguère, du fléau s'abattant sur les humains en rétribution de leurs fautes et péchés n'a guère été évoqué en chaire par les prêtres catholiques – ceci dans un contraste marqué avec la désastreuse homélie du Père Paneloux dans le roman de Camus5.

Cependant, cette très visible discontinuité pourrait n'être, pour une part, qu'un faux-semblant. Au fond, ce qui est ici en question, c'est le recours au miracle : lorsque « la science humaine », en quelque sens qu'on l'entende, est en panne face au désastre épidémique, la collectivité humaine se met en quête de « miracles ». Dans une économie traditionnelle des croyances, cela va consister à se tourner vers les puissances supérieures et à les adjurer de suspendre la malédiction qui frappe le groupe humain dévasté par la maladie. Dans nos sociétés, la quête de « miracles » ne disparaît pas – elle devient en quelque sorte interne au monde de « la science », des connaissances objectives (par opposition aux « superstitions »), fussent-elles alternatives aux savoirs et procédures légitimés. Ces « miracles », on va donc les attendre de docteurs thaumaturges, cultivant leur image rebelle et marginale, comme le Pr Raoult, de médications providentielles, et, surtout, cette quête du « miracle », on va la déplacer dans la sphère des explications, des rationalités alternatives, destinées à lever le brouillard sur les mystères de la pandémie, ses origines, ses caractères propres, sa dangerosité et surtout les raisons de l'impuissance des autorités tant politiques que scientifiques et médicales à l'endiguer.

Le « miracle », ce sera du côté de cette prolifération discursive des récits conspirationnistes qu'il se produira et ce sera, en fin de compte, que finalement tout s'explique assez simplement, pour peu que l'on accepte les prémisses d'une argumentation consistant à déjouer, démonter et exposer des machinations. La production de ce « miracle » de l'explication au temps de la pandémie est le plus bel exemple qui se puisse trouver de la perversion du régime délibératif sous lequel sont placées toutes les procédures de production des énoncés vrais dans nos sociétés – on argumente, on « raisonne », on accumule les « preuves » à en perdre haleine et, au bout du compte, on produit le misérable miracle consistant à faire émerger cette bien décevante « vérité » toute ratatinée : « on » nous ment, « on » nous manipule, à propos de l'épidémie comme du reste.

Mais on ne saurait jeter la pierre au peuple crédule qui gobe les récits conspirationnistes sans rappeler la responsabilité de ces faiseurs de miracles de tout en haut, qui nous ont vendu, au début de l'épidémie, les bienfaits de l'immunité collective, des injections d'eau de Javel, de la chloroquine et du reste. En la matière, les présomptions des élites politiques et médicales habillant d'arguments « scientifiques » leur incapacité de s'assurer des prises réelles sur un mal (qu'elles croient connaître et dont elles ignorent à peu près tout) valent-elles beaucoup mieux que ces supplications dans les temples et des recours aux oracles dont Thucydide nous dit qu'ils se multiplièrent au temps de la peste à Athènes « en vain » ?

Dans les deux cas, ce qui aggrave le mal, c'est le recours au providentiel, de quelque espèce celui-ci soit-il, l'intervention bienveillante des dieux ou la main invisible de l'immunisation collective à laquelle les dirigeants britanniques, suédois, brésiliens, états-uniens (etc.) ont cru dur comme fer pendant les semaines cruciales de la première vague de la pandémie. Ici aussi, la figure de l'invariant est clairement dessinée.

Il en va de même de la quête du coupable idéal : à défaut de parvenir à émouvoir les dieux ou produire des solutions miracles relayées par l'autorité scientifique, la désignation de sujets humains comme vecteurs de la catastrophe propose un (bien illusoire) exutoire à la panique morale suscitée par l'épidémie. À Athènes, donc, la rumeur va se répandre que les Péloponnésiens ont empoisonné les puits du Pirée. En 2020 prolifère dans tout l'Occident global la rhétorique anti-chinoise du « virus de Wuhan » provoqué par un accident de laboratoire, à moins qu'il ne soit la conséquence de pratiques alimentaires barbares. Plus les sociétés sont profondément affectées par la catastrophe, plus elles apparaissent impuissantes face à celle-ci, et plus cette quête du coupable imaginaire agit comme une chimérique consolation – ce n'est certainement pas en se persuadant à force d'incantations chamaniques que « c'est la faute des Chinois (des Péloponnésiens) » que l'on réveillera les morts. Mais c'est en tout cas en méditant sur ce genre de motif, comme sur bien d'autres, que l'on se trouve bien fondé à déchiffrer l'épreuve que nous subissons comme si elle s'écrivait en surimpression de ce texte « original » que serait le compte-rendu de la peste à Athènes par l'historien grec ; ou bien alors, tous se passe comme si nous écrivions notre propre récit de cette épreuve, de notre propre désastre, entre les lignes de celui de Thucydide – et de nombre d'autres encore.

 

Dès la fin du premier paragraphe de son récit de la peste, l'historien définit très précisément la tâche qu'il s'assigne : « Je me contenterai d'en [la maladie] décrire les caractères et les symptômes capables de faire diagnostiquer le mal au cas où elle se reproduirait ». Thucydide parle ici en témoin qui se veut utile mais aussi autorisé et impliqué : c'est qu'il est lui-même un survivant, qu'ayant été contaminé, il a eu la chance de survivre : « Voilà ce que je me propose en homme qui a été lui-même atteint et qui a vu souffrir d'autres personnes » (II, 48).

Dans cette position du témoin, il se situe à l'opposé exactement du spectateur du naufrage évoqué par Lucrèce au début du poème – celui qui, à l'abri sur son promontoire, jouit ou du moins se rassure de se sentir hors d'atteinte de la fureur des éléments. Il est au contraire le revenant, celui qui ayant été saisi au cœur de la tempête épidémique, a eu la bonne fortune d'en revenir. En agençant un récit dépassionné et aussi circonstancié que possible, il s'acquitte d'une dette, il paie son tribut à cette bonne fortune qui lui a permis d'en réchapper. Alors, il s'astreint à décrire aussi bien les symptômes de la maladie que ses conséquences en termes de délitement du corps social, à toutes fins utiles et en pensant à l'avenir – au temps cyclique dans lequel est inscrit ce genre de fléau. Ici aussi, nous retrouvons, avec ce vertigineux flash-back de vingt-cinq siècles, des images familières, des topoi d'aujourd'hui : les détresses physiques et morales, les médecins ne sachant où donner de la tête, la désolation des agonies que rien ne vient adoucir : « La plupart mouraient au bout de neuf ou sept jours, consumés par le feu intérieur, sans avoir perdu toutes leurs forces » (II, 49) – comme tant et tant sont morts chez nous, dans les EHPAD ou à la maison, en état de détresse respiratoire, loin des secours de la médecine – en France, la France a connu, en 2020, 9% d'excédent de mortalité, dû pour l'essentiel à la pandémie, soit 53900 morts de plus qu'en 2019 – l'équivalent approximatif d'une ville moyenne de la taille de Quimper ou Bourges.

À Athènes, cependant, les effets de l'épidémie débordent partout dans les espaces publics, les malades sortent de chez eux en panique, en proie à des souffrances insupportables, ils se jettent dans les puits, rongés par une soif dévorante, meurent en pleine rue, les gens des campagnes migrent vers les villes, se regroupent dans des abris de fortune, aggravant le mal… Au temps des deux premières vagues du Covid 19, la mort se dérobe, recluse derrière les murs des maisons de retraites, des appartements et des unités de soins palliatifs des hôpitaux. À Athènes, on inhume à la sauvette, on brûle les morts à la hâte, dans la plus grande confusion – le brouillage des repères symboliques est patent, l'épidémie est un grand moment de décivilisation : « La violence du mal était telle qu'on ne savait plus que devenir et que l'on perdait tout respect de ce qui est divin et respectable. Toutes les coutumes auparavant en vigueur pour les sépultures furent bouleversées. On inhumait comme on pouvait » (II, 52)

L'onde de choc de l'épidémie, c'est cela : les gestes requis consistant à séparer le monde des vivants de celui des morts (les rites, les cérémonies), le monde humain du monde divin, sont suspendus, et ce chaos, cette disruption des repères symboliques s'opèrent dans l'espace ouvert de la cité, aux yeux de tous. Au temps du Covid 19, de la même façon, les rites mortuaires sont perturbés, parfois abolis, on inhume aussi expéditivement, mais le réseau dense de l'organisation sociale et des pouvoirs publics permet de maintenir pour l'essentiel ce désastre (culturel, anthropologique) hors de la vue de la population. On sait que le virus décime, on le perçoit autour de soi, les appareils communicationnels le rapportent, mais on n'en est pas, en règle générale, le témoin direct.

Aujourd'hui, ce seraient plutôt les personnels soignants des hôpitaux, les employés des pompes funèbres qui se trouveraient dans une position de proximité avec l'épidémie ou même d'immersion dans celle-ci entendue comme désastre collectif, comparable à celle de Thucydide, le témoin contaminé. Se trouvera-t-il parmi eux-elles un-e narrateur/trice pour en agencer un récit selon les mêmes prémisses et la même inspiration que l'historien ?

 

Invariants encore : on peut, après avoir été contaminé, guérir et se trouver, du coup, immunisé, témoigne Thucydide. Mais ce n'est pas toujours aussi simple. Nombre de ceux qui ont survécu à la maladie présentent de lourdes séquelles : les extrémités de certains membres ou d'autres parties du corps demeurent endommagées. Et puis il y a, comme on dirait aujourd'hui, les séquelles neurologiques : « d'autres, aussitôt guéris, n'avaient plus dès lors souvenir de rien » (II, 49). Au temps du Covid aussi, les convalescents ont des troubles de la mémoire, de la vision, des hallucinations, des vertiges, des troubles moteurs. Il existe donc bien quelque chose comme une temporalité spécifique des épidémies et pandémies : lorsque Thucydide décrit les guerres du Péloponnèse, les batailles, la forme des affrontements, leurs conséquences, il nous plonge dans un monde totalement éloigné du nôtre, c'est, dirait Paul Veyne, un tout autre bocal aux poissons rouges que le nôtre. Mais son tableau de la peste ne suscite pas la même impression de dissociation – au contraire, il suscite en bien des points, au temps de la pandémie, une impression de familiarité.

Même lorsque des écarts surgissent, les observations in vivo que l'on peut faire aujourd'hui dans le contexte général de la pandémie et le récit de Thucydide gardent une commune mesure – tandis que les guerres qu'il décrit et celles qui parcourent notre actualité sont sans commune mesure. Il y a par exemple la question des désordres entraînés par l'épidémie. De la désorganisation sociale produite par l'épidémie découlent des troubles mettant en danger l'ordre social :

À la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s'enrichissaient tout à coup des biens des morts, on chercha les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. Nul ne montrait d'empressement à atteindre avec quelque peine un but honnête ; car on ne savait pas si on vivrait assez pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour l'atteindre, voilà ce qu'on jugeait beau et utile. Nul n'était retenu par la crainte des dieux, ni par les lois humaines. (II, 53)

L'épidémie entraîne un effondrement moral de la société et, dans le sillage de celui-ci, débouche sur des conduites asociales, prédatrices, éventuellement séditieuses. L'épidémie est le ferment d'un chaos social dont on imagine aisément les éventuels prolongements politiques.

Dans nos sociétés, la pandémie ne produit pas de désordres sociaux majeurs, seulement des infractions à la police sanitaire, des contre-conduites qui ne coagulent pas au point d'entraîner des troubles et des désordres importants et durables. C'est que nos sociétés sont des sociétés de police « tenues » par le réseau dense des dispositifs disciplinaires et des appareils de normation des conduites, des systèmes immunitaires qui, jusqu'à nouvel ordre résistent aux effets de délitement de la pandémie. Ce qui fait toute la différence avec la cité grecque qui, en l'absence de ces enveloppes et dispositifs d’immunisation, se trouve d'emblée totalement exposée aux effets destructeurs de l'épidémie. C'est une communauté guerrière qui se trouve attaquée sur ses arrières, minée de l'intérieur par un ennemi invisible. C'est la raison pour laquelle Thucydide transcrit spontanément le coût humain de l'épidémie en termes militaires – le tort majeur produit à Athènes par l'épidémie, c'est l'affaiblissement de sa puissance militaire. Dans nos sociétés, par contraste, cette transposition ou conversion s'opère du bilan humain au tort infligé à la puissance économique – des pourcentages plutôt que des chiffres bruts, destinés à mesurer la chute (plutôt que le simple ralentissement) de l'activité économique, en général et dans tel ou tel secteur clé – industrie automobile, secteur de l'aéronautique, tourisme…

Dans les deux cas, le désastre humain - le tribut en vies humaines prélevé par le fléau – n'est pas mis en récit comme le cœur ou le fond du tort subi par la Cité ou la société, du fait de l'épidémie – il y a un tort induit, celui qui met à mal la destination que s'assignent, respectivement, les communautés humaines frappées de plein fouet par celle-ci – triompher dans la rivalité guerrière avec Sparte dans un cas, maintenir la croissance économique, clé de tout, dans l'autre. L'épidémie, en ce sens, présente cette propriété qu'elle met sur la sellette les fins ultimes que s'assigne la communauté ou ce qui en tient lieu en en montrant la fragilité et, tout autant, le caractère infiniment critiquable – face à l'épidémie, le roi (l'idéal indiscuté, la matrice cachée) est nu…

 

La peste à Athènes, la pandémie de Covid 19 à l'échelle mondiale ne sont pas seulement placées sous le signe de l'exceptionnel, mais du terrible. Celui-ci, qui est le régime des affects sous lequel le fléau est vécu par les humains se détecte à des signes : pendant l'épidémie de peste, « les oiseaux et les quadrupèdes carnassiers ne s'attaquaient pas aux cadavres pourtant nombreux, restés sans sépulture ou, s'ils y touchaient, ils périssaient » (II, 50). Ce trait singulier et terrifiant montre bien à quel point non seulement on n'a pas affaire à une épidémie ordinaire mais combien ce fléau perturbe l'ordre des choses lui-même – ici, dans la relation entre les humains et les animaux, le cycle de la vie et de la mort. On entre dans des espaces inconnus où tous les repères de la certitude sont ébranlés – si les rapaces et les chiens errants qui, habituellement, se nourrissent des dépouilles abandonnées s'en détournent, où va-t-on, que reste-t-il de nos repères essentiels ? De la même façon, le Covid 19 produit un effet de sidération par plus d'un trait : le mystère de ses origines, son irrésistible diffusion, l'absence d'un protocole de soins dont l'efficacité soit garantie…

 

Le terrible aussi, comme le relève Thucydide, c'est ce qui s'impose lorsque les membres de la communauté qui n'ont pas succombé à la panique et perdu tout réflexe altruiste, qui s'efforcent de porter assistance aux personnes infectées, deviennent en agissant pour le bien les vecteurs de la maladie ; c'est bien là que se boucle la boucle du terrible : ceux qui veulent agir pour le bien, envers et contre tout, héroïquement, deviennent facteurs de l'aggravation du mal – plus nocifs, donc, que ceux qui ont manqué à leur devoir en abandonnant leurs proches à la maladie : « Ceux qui approchaient les malades périssaient également, surtout ceux qui se piquaient de courage : mus par le sentiment de l'honneur, ils négligeaient toute précaution, allaient soigner leurs amis ; car, à la fin, les gens de la maison eux-mêmes se lassaient, vaincus par l'excès du mal, d'entendre les gémissements des moribonds » (II, 51). Au temps du Covid 19, ce sont les personnels soignants dont on célèbre le dévouement (inégal, au demeurant) qui, involontairement, transmettent le virus – dans les EHPAD notamment où se produit une hécatombe silencieuse et terrible, loin du regard du public, sans que les proches des pensionnaires âgés puissent les accompagner dans leurs derniers moments.

L'épidémie placée sous le signe du terrible, c'est notamment le temps dans lequel il devient tout à fait impossible de tenter de donner un sens à la mort, moral ou métaphysique, – tant il est évident que celle-ci frappe au hasard, en masse plutôt qu'individuellement, qu'elle désarme toute attitude stoïcienne, toute sagesse face à la mort. Si l'épidémie met l'ordre social à si rude épreuve, c'est qu'elle produit la plus radicale des désorientations – la mort frappe arbitrairement, à grande échelle, sans se soucier de la qualité morale des sujets, de leur condition sociale, de leur utilité sociale, de la distinction ou la bassesse de leurs conduites. La Faucheuse s'active, pendant les épidémies, les yeux bandés.

 

On découvre ici un des autres invariants de l'épidémie comme topos et épreuve morale : soumise à ce test moral, l'humanité se partage, c'est, au temps du choléra, comme dans Le Hussard sur le toit, un mélange de sauve-qui-peut, d'égoïsme sacré et d'altruisme, de dévouement (Giono, 1951). Parfois, ces tensions traversent les dispositions et les conduites d'un même individu, comme le héros du roman, Angelo Pardi, qui tantôt se porte à l'aide des autres, tantôt s'en détourne pour poursuivre sa propre quête à travers la Provence ravagée par l'épidémie.

 

Une inflexion majeure se produit dans la longue durée des épidémies lorsqu'une autorité publique s'interpose entre le fléau et les populations. C'est la ligne de partage des eaux, en dépit de la persistance des invariants, entre le temps (ou le régime) sous lequel s'écrit le récit de Thucydide et celui dans lequel se situe notre expérience collective de la pandémie. A l'automne 1629, se répand en Italie la peste apportée par les mercenaires allemands. En août, alors que les Florentins commencent à mourir en nombre, l'archevêque ordonnent que les cloches sonnent dans toutes les églises et que les habitants supplient à genoux le Tout-puissant d'intercéder en leur faveur. En janvier 1631, alors que l'épidémie continue à faire rage, la Sanità, autorité sanitaire de la cité, met en place un confinement strict pour la majorité de la population, les contrevenants étant frappés de lourdes amendes et peines d'emprisonnement – le fait même que ce soit exactement le même dispositif qui, en 2020, se soit avéré le plus efficace pour contenir la pandémie montre bien que l'on est là, à Florence, avec l'intervention de la Sanità, sur un seuil de modernité proto-biopolitique – la mise en place du confinement ne fait pas seulement date ici, elle fait époque. Dès lors, il n'est pas surprenant que l'on trouve dans les mémoires d'un témoin du temps, Giovanni Baldinucci, des anecdotes qui nous semblent extraites de la presse d'hier : « Alors qu'un calme inhabituel régnait dans la cité, les formes ordinaires d'intimité étaient interdites. Deux adolescentes, Maria et Camilla, profitèrent de l'absence de leur mère qui était hospitalisée pour danser avec des amis qui vivent dans le même immeuble. Lorsque la chose se sut, les parents de leurs amis furent conduits en prison… » (Maglaque, 2020). Les autorités mettent en place des mesures d'intérêt public face à l'épidémie, reposant - tout comme aujourd'hui – sur une combinaison d'assistance, de prise en charge (de care) et de répression : elles fournissent des subsides et de la nourriture aux pauvres (faute de quoi ceux-ci, poussés par le besoin, sortent de chez eux), elle fait en sorte que dans les hôpitaux les malades aient accès à des traitements (des décoctions dont la composition permet de douter de l'efficacité – mais on en a vu d'autres au temps du Covid 19…), mais la police et la justice sévissent aussi contre ceux qui ne respectent pas la quarantaine. Les peines de prison, les amendes, les châtiments corporels, les peines d'exil même pleuvent sur les contrevenants. Lorsque l'épidémie s'éloigne, 12% environ de la population florentine est morte, 33% à Venise, 46% à Milan, 61% à Vérone. Avec l'intervention de la Sanità dans ces différentes villes, et qui semble disposer de pouvoirs fort étendus, on est entré dans un temps où l'histoire des épidémies et des pandémies rencontre celle de l’État ou de ce qui en constitue l'ébauche. Le fléau épidémique propose ou impose à l’État en gestation un certain nombre de tests ; il expérimente des stratégies et des tactiques dans lesquelles se combinent la prise en charge protectrice des populations, les disciplines et la répression des mauvaises conduites. Cette combinaison se retrouve sans grandes modifications dans nos sociétés lorsqu'une épidémie surdimensionnée vient les mettre à l'épreuve.

 

Revenons maintenant au « tableau » de l'épidémie sur lequel s'achève, en apothéose si l'on peut dire, le poème géant de Lucrèce. Tableau plutôt que récit, ce point est essentiel. En effet, si elle démarque au plus près le récit par Thucydide de la peste à Athènes, sa reprise par le poète latin s'en distingue du tout au tout du point de vue du régime narratif. Le régime du récit lucrécien n'est pas celui de la description (de la représentation dans un sens courant) mais celui de la capture et l'intensification. Lucrèce ne consigne pas, ne témoigne pas, il produit un spectacle à partir d'un récit-source auquel il emprunte sans restriction, tout comme Abel Gance emprunte à la chronique de la carrière de Bonaparte pour réaliser son film, Napoléon. Lucrèce ne relate pas un événement ou une séquence de l'histoire athénienne, il produit un sons-et-lumières, ce qu'en anglais on appelle reenactment, son geste est totalement étranger à celui de l'historien et la fin de son poème « ressemble à » ou « reproduit » autant l'épisode de la peste à Athènes pendant les guerres du Péloponnèse que les spectacles populaires et commerciaux montés au Puy-du-Fou « ressemblent à » ou « reproduisent » la guerre de Vendée.

C'est du cinéma, mais comme les fratres Lux étaient en retard de deux millénaires, le Coppola de l'époque en a fait un méga-poème dans son petit Cinecittà personnel, avec son imagination en folie et une grande économie de moyens – bruit, fureur, effets spéciaux garantis – et un budget pour ainsi dire existant.

 

Reprenons depuis le début. Le poète-philosophe était absorbé à nous parler savamment des affinités des corps, et puis voilà qu'il bifurque sans crier gare vers ce tableau hyperréaliste, expressionniste de l'épidémie à Athènes et à démarquer poétiquement Thucydide pour nous fabriquer, par anticipation, un film-catastrophe sud-coréen, un film d'horreur à la manière du bon George R. Romero. Il y a donc cette hypothèse de l'incidence biographique que nous avons soulevée plus haut - une sorte d'hallucination pré-agonique -, mais il en est une autre qui la vaut bien : un peu pressé d'en finir avec ce poème dont il ne sait plus comment se dépêtrer, notre homme imagine cette sortie en queue de poisson, certes, mais en beauté quand même, ce feu d'artifice gore qui laisse le lecteur (le spectateur) abasourdi, transi et exsangue. Pour ce faire, il lui faut ne pas lésiner sur les moyens, taper fort, marteler du vers latin comme dans une forge des enfers, bref inventer un genre doté d'une grande puissance d'anticipation, puisqu'il va se projeter loin vers l'avant – on l'a dit, fondamentalement, ce que Lucrèce nous fabrique ici, c'est plus que du Grand Guignol – du cinéma, un film à grand spectacle, sur grand écran, en Panavision. Et comme c'est sans rapport avec ce qui précède, dans le poème, c'est un morceau de bravoure qui, à la rigueur, pourrait en être détaché et vendu séparément. Tout est cinématographique dans ce texte, la profusion des images, le rythme, les effets spéciaux, le montage. C'est comme si on entendait les cris des malheureux se jetant dans les puits, les stridences de la musique d'apocalypse, comme si l'on se trouvait au milieu du désastre, ballotté de toutes parts, emporté par la bourrasque de l'épidémie, sons, couleurs, chocs incessants… C'est la tyrannie des effets qui, en l'absence des moyens propres au dispositif cinématographique, seront, en latin de l'abbé Lhomond, dits : horribile dictu, horribile visu !

 

Disons les choses ainsi, en référence à l'incontournable Mimesis d'Auerbach : le terrible bloc d'écriture sur lequel s'achève le De Natura Rerum, c'est le manifeste par excellence de l'anti-représentation – tout à fait involontaire, mais ce n'est pas ce qui importe ici. Le régime qui y prévaut n'est pas celui de la relation, de la description, la transcription, aucun souci de réalisme ne l'anime, au sens où celui-ci relèverait d'un pacte implicite réglant les relations du texte à la situation de référence. Le régime sous lequel celui-ci est placé, c'est la seule intensité, portée donc par une écriture enfiévrée – on pourrait se rappeler ici ce que Foucault dit du texte sadien, des 120 Journées, à envisager sous l'angle non pas du tout de la littérature, mais de l'écriture comme processus, emportement, compulsion ou frénésie. C'est comme une transe, le texte jaillit de la plume, le scripteur est emporté par son rythme, sa vitesse - allez savoir s'il n'est pas sous acide ! – et il emporte avec lui, dans le tourbillon des images le lecteur sonné, halluciné qui plonge ainsi dans l'enfer de la maladie.

Le poète ici est beaucoup moins un auteur qu'un vecteur : il n'est pas le compositeur dramatique visant à produire la compassion ou la pitié, il est plutôt l'agent d'un texte qui déborde et s'écoule en flots torrentueux et emporte tout sur son passage. Ce qu'il produit, du côté du récepteur, ce ne sont pas des dispositions ou des sentiments, ce ne sont que des effets. Des effets qu'on dirait aujourd'hui des plus suspects, ayant en tête les usages commerciaux que fait une certaine cinématographie de l'hyperviolence. Lulu fait du Lars von Trier, il rêve vers l'avant The House That Jack Built (2018) où s'affichent les séductions perverses de l'esthétique de l'extrême ? Je me mets ici à couvert derrière Paul Veyne et Nicole Loraux, ayant en tête l'éloge qu'ils prononcent des usages heuristiques de l'anachronisme : le présent au secours de la saisie du passé, la cinématographie retorse de Lars von Trier au service de la lecture du poète latin…

 

C'est que Lulu en effet – les cinéastes, notamment hollywoodien, adoptent fréquemment des noms d'emprunt qu'ils estiment plus attrayants que leur patronyme d'origine, surtout quand celui-ci sent l'immigration récente, donc Lulu fait de même, c'est plus vendeur –, Lulu, donc, c'est, dans ce morceau de bravoure, tout sauf le témoin, c'est le gars qui a gravi tous les échelons des métiers du cinéma et qui, enfin, a les mains libres pour se lancer dans le reenactment en grand d'un événement désastreux du passé, entré dans les annales. Il a bien appris le métier, Lulu, il monte à la perfection ces petites scènes d'horreur qui transissent le spectateur, le découpage et le montage sont irréprochables, il s'entend à intensifier par tous les moyens, jusqu'à ce crescendo, à la fin, où se donne à entendre la petite musique métaphysique – presque aussi beau que la culmination de l'horreur à la fin d'Apocalypse Now

Tous les sanctuaires des dieux eux-mêmes, la mort les avait remplis de victimes, et partout les temples des habitants du ciel s'encombraient des cadavres de tant de visiteurs que leurs gardiens y avaient entassés ! La religion ni les puissances divines ne comptaient déjà plus : la douleur présente était plus forte qu'elles. Et les rites funèbres ne s'accomplissaient plus dans la ville où le peuple les avait toujours pratiqués jusque-là. Tout était au trouble et à la confusion, chacun dans l'affliction enterrait comme il pouvait son compagnon. Que d'horreurs la nécessité pressante et la pauvreté inspirèrent ! Sur les bûchers dressés pour d'autres, on vit des gens aller à grands cris déposer les corps de leurs parents, en approcher des torches et soutenir des luttes sanglantes plutôt que d'abandonner ces cadavres. (Lucrèce, VI, 1269 sqq.)

C'est sur ces mots et ce paroxysme de l'horreur que s'achèvent brutalement et le tableau de la peste et le poème. On retiendra ici le trait parfaitement hollywoodien de l'emprunt (on dirait aussi bien le pillage) sans vergogne au texte de Thucydide. Le texte, les récits, le fonds culturel sont considérés comme un trésor abandonné où tout est en libre-service – on vient, on emprunte, on vole ce qui peut servir, sans limite – on pourrait appeler ça le principe de Mulan, l'appropriation culturelle sans frein. C'est le principe même des industries culturelles. Là aussi, Lulu anticipe : l'historien grec est pour lui bien davantage qu'une source. Il laisse son propre cauchemar s'écrire, se déployer entre les lignes du texte qu'il « emprunte ». On ne peut pas dire qu'il plagie puisque le tableau qu'il dresse de l'épidémie se place sous un tout autre régime d'écriture que celui de l'original.

Disons qu'il prend le récit de Thucydide au piège de son propre rêve – au sens où Deleuze dit que le cinéma de Minnelli, c'est toujours des histoires de personnages qui en prennent d'autres dans leur propre rêve. Il embarque le texte scrupuleux et retenu de l'historien dans un rêve proto-hollywoodien et, ce faisant, il met en œuvre un geste totalement étranger à la représentation, un geste d'écriture avant tout et de redéploiement (mise en scène) qui consiste à parasiter (ce que j'appelle « écrire entre les lignes ») un texte ou un matériau ancien.

Or, ce geste est assez typiquement romain. C'est le même, me semble-t-il, que celui que j'avais identifié chez Cicéron quand celui-ci fabrique de la philosophie stoïcienne au kilomètre en démarquant les Grecs et, ce faisant, transforme la philosophie en bien culturel – une chose tout à fait étrangère au monde de la philosophie grecque6. Le principe de ce genre d'emprunt est bien l'imitation et donc en ce sens la répétition (ou plutôt la reprise), mais dans un sens tout à fait particulier : le récit s'autonomise du référent en se faisant écriture et exercice de style. La philosophie stoïcienne à la Cicéron ou la Sénèque, c'est avant tout des exercices de style, façon « l'ai-je bien descendu ? », tout comme le morceau de bravoure de Lulu est un exercice de style, façon « alors, mon film-catastrophe vous en a mis plein la vue, hein ?! ». C'est intéressant non pas tant pour ce que cela nous apprend sur les Romains qui étaient d'autant plus portés à copier les Grecs quand ils se mêlaient de faire de la philosophie qu'au fond la seule chose qu'ils savaient faire, eux, qui leur appartenait en propre, c'était la guerre – la République, puis l'Empire romain comme machine de guerre, à l'instar des États-Unis d'Amérique – à moins que ce ne soit l'inverse…

Ce qui est beaucoup plus intéressant, c'est qu'apparaît ici un modèle ou une matrice complètement étrangère à l'inépuisable et paresseuse ritournelle de la représentation. Si nous voulons apprendre à repenser radicalement, à reprendre à la racine, la réflexion sur l'art et la politique, entre autres, il nous faut commencer par nous débarrasser de la représentation, ce chiendent de la pensée, qu'elle soit libérale ou marxiste. Donc, de Tocqueville, du marxisme de supermarché – et d'Auerbach.

Vaste programme, on commence quand vous voulez…

Bibliographie

Auerbarch, E., 1968, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, tr..fr. C. Heim, Paris, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées » ; éd. or., 1946, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Bern, Francke Verlag.

Camus, A, 1947, La Peste, Paris, Gallimard.

Canetti, E., 1978, Le Territoire de l'homme, tr. fr. A. Guerne, Paris, Albin Michel ; éd. or., 1973, Die Provinz des Menschen, München, C. Hanser.

Giono, J., 1951, Le Hussard sur le toit, Paris, Gallimard.

Lucrèce, 1931, De La nature/ De rerum natura, tr. fr. H. Clouard, Paris, Garnier.

Maglaque, E., 2020, Inclined to Putrefaction, [compte-rendu de Florence under Siege: Plague in an Early Modern City, ouvrage de John Henderson, 2019], « London Review of Books », vol. 42, n°4.

Meek, J., 2020, In 1348, « London Review of the Books », vol. 42, n°7.

Nietzsche, F., 1994, La Naissance de la tragédie, tr. fr. J. Marnold, J. Morland, revue par. A. Kremer-Marietti, Paris, LGF, « Le Livre de Poche » ; éd. or., 1872, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, Leipzig, Fritzsch.

Thucydide, 1936, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, tr. fr. J. Voilquin, Paris, Garnier.

Notes

1 La répétition lancinante, incantatoire, du syntagme « nos concitoyens » dans le roman de Camus en signale la tournure coloniale, pour ne pas dire lourdement colonialiste. Oran y est une ville européenne, peuplée exclusivement d'Européens parlant français, tous plus ou moins catholiques. Les Arabes n'existent pas, pas plus que les Juifs, d'ailleurs, l'Oran de La Peste, c'est, de bout en bout, Piedsnoirsland, boissons anisées comprises. Retour au texte

2 Ce Cécrops, soit dit en passant, tout mythologique qu'il soit, est quand même un drôle de pistolet : c'est lui qui, selon la légende, « civilise » les Athéniens en les familiarisant certes avec l'agriculture et l'écriture, mais aussi en étant à l'origine des trois punitions subies par les femmes pour avoir, à l'occasion d'un vote (en assemblée mixte) fait pencher la balance en faveur d'Athéna contre Poséidon : les femmes, désormais, sont privées du droit de vote, aucun enfant ne peut porter le nom de sa mère, les femmes n'ont pas accès à la citoyenneté à Athènes… une histoire qui fait date… Retour au texte

3 Ce que j'incrimine ici est une tradition – la tradition athénienne, telle qu'elle sature les écrans de l'Occident démocratique, aujourd'hui davantage hier encore. Or, à une tradition, on peut toujours opposer une autre tradition, ce qui ne se réduit pas à des questions de transmission, mais de réinvention aussi. C'est ce qu'indique Elias Canetti, à propos de l'atomisme entendu comme tradition refoulée au profit de la tradition socrato-aristotélicienne : « En bien des points, je me sens proche de Démocrite (…) Il est regrettable que ce soient les œuvres d'Aristote et non les siennes qui nous aient été transmises (…) Démocrite n'était pas moins universel et sa curiosité ne lui cède en rien. Mais Aristote est un collectionneur qui respecte le pouvoir ; les arguties de Socrate se sont infiltrées en lui. Démocrite vécut hors d'Athènes : ce fut heureux pour lui. Peut-être a-t-il donné trop d'importance à la probité du solitaire. Il se maintient dans un amour-propre simple que ne teinte aucune de ses grandioses pensées. Il en est une que je n'échangerais pas contre tout Aristote :  'Trouver une seule explication vaudrait mieux que de devenir propriétaire de tout l'empire perse ' ». (Elias Canetti, 1978, p. 243) Retour au texte

4 Je me permets de renvoyer sur ce point à l'ouvrage collectif Le grand confinement, sous la direction d'Alain Brossat et Alain Naze (2021). Retour au texte

5 Dans le monde chrétien, les rites d'expiation prennent le pas sur les seules suppliques. Pendant la peste de 1348 en Angleterre, les prêtres organisent des processions, ayant fait savoir à leurs paroissiens que l'épidémie leur a été infligée pour les punir de leurs péchés. Pendant cette épidémie, « ce qui fait la différence entre riches et pauvres, ce n'est pas tant l'accès aux médicaments ou aux meilleurs médecins, c'est plutôt l'accès aux services religieux pour les morts (…) Les urgences techniques auxquelles les autorités avaient à faire face étaient moins le manque de lits dans les hôpitaux et de médecins que de cire pour les cierges et de confesseurs – les prêtres n'étant pas immunisés contre la peste » (Meek, 2020). Retour au texte

6 Je développe cette hypothèse dans Le grand dégoût culturel, Seuil, 2008. Retour au texte

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Référence électronique

Alain Brossat, « Lulu fait son cinéma », K [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1200

Auteur

Alain Brossat

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