L’exposition Saodat Ismailova. Double horizon, présentée au Fresnoy entre le 10 février et le 30 avril 2023, a été l’occasion de découvrir et de redécouvrir la plupart des œuvres de l’artiste plasticienne. Elle est aussi l’occasion, pour l’historien ou l’historienne, de penser son rapport aux archives, en regard de celui qu’observe la cinéaste vis-à-vis d’une riche matière qui n’a pas fini d’être explorée, que ce soit de façon poétique ou historique – l’un n’empêchant fort heureusement pas l’autre.
Saodat Ismailova est née en Ouzbékistan, à Tachkent, en 1981. Elle a suivi une première formation à l’Institut National des Arts de Tachkent, dans le département de réalisation filmique et télévisuelle. Elle poursuit sa « formation » dans le cadre d’une résidence à La Fabrica (Vénétie), en 2002, ainsi qu’au Fresnoy – Studio national des arts contemporains, de 2015 à 2017. Dès 2004, son travail est reconnu et salué au niveau international1 avant de faire l’objet d’une exposition au Fresnoy en 2023. Sont alors présentées pour l’occasion des installations vidéo - Zukhra (2013), Stains of Oxus (2016), Two Horizons (2017), The Haunted (2018) ou encore Chlillahona (2021) – ainsi qu’une installation photographique – The Letters (2014-2017). Son dernier film, Bibi Seshanbe (2023) a également été montré au public lors de la journée d’étude consacrée à l'artiste.
Le travail de cette artiste repose en grande partie sur l’exploration du passé de son pays – aussi bien dans sa réalité historique que mythique – au travers d’archives, entendues ici au sens large ; son travail explore aussi bien des corpus privés que publics, mais aussi des supports aussi variés que des films soviétiques, des émissions de la radio et de la télévision ouzbek, des lettres et photographies personnelles, des témoignages vernaculaires issus de ses rencontres ou encore, la presse d’époque. Son travail questionne aussi bien les sources que leur absence, notamment lorsqu’il s’agit d’envisager des croyances ancestrales ou encore l’existence de communautés qui ont vécu sous domination russe puis soviétique. Les commissaires de l’exposition au Fresnoy2, en présentant un espace mettant en scène le « laboratoire suspendu » de la cinéaste, en complément des œuvres évoquées, entendaient éclairer le public sur la lente maturation de ses projets artistiques et le travail exploratoire et documentaire, mené en amont de la création.
Le présent article souhaite interroger les œuvres de Saodat Ismailova, à travers le prisme du rapport à l’archive3. Les enjeux sont nombreux. À travers son parcours, l’artiste a contribué à produire de nombreuses archives sonores et visuelles, notamment des musiques traditionnelles d’Ouzbékistan, qu’elles soient nomades, spirituelles ou sédentaires. Saodat Ismailova a ainsi mené une recherche auprès de l’Aga Khan Music Initiative, réalisant dix films en six ans, produits et diffusés par la Smithsonian Institution en 2010. Le terme « archives » paraît en partie impropre tant la forme même de ces films leur fait dépasser le statut d’enregistrement pour proposer une expérience sensible au spectateur, qui est sans cesse invité à prêter attention à ce qui entoure la musique (décors, costumes traditionnels, visages, postures et gestes, techniques de respiration et maniement de l’instrument, etc.), par l’intermédiaire de légers mouvements de caméra, de gros plans ou de dispositifs scéniques spécifiques. Les films, discrets, se mettent au service d’un patrimoine musical qui dicte ses lois aux formes de la représentation.
L’archive tient aussi lieu de filiation dans l’histoire personnelle de l’artiste, comme en témoignent les liens avec les membres disparus de sa famille : son arrière-grand-père lui a transmis ses écrits et autres livres ; son père, ancien chef-opérateur, lui a également transmis ses archives filmiques. Ces éléments sont en partie exposés dans le laboratoire suspendu.
Enfin, les archives constituent la matière première de certains films et installations. Elle les partage en les donnant à voir lorsqu’elle pratique le remploi – Her (2020). Elle les intègre également à des créations contemporaines (par le son, l’image ou les deux) – The Haunted (2017), Zukhra (2013). Elle contribue donc, d’une certaine manière, à entretenir la mémoire de ces archives, tout en transformant ce matériau en une puissante rêverie poétique.
Son rapport aux archives est donc pluriel et complexe. Le présent article souhaite retenir trois angles d’approche. Sera d’abord abordée la question de l’archive comme matériau sensible et d’émotion nourrissant le regard. La manière dont ses films et installations constituent des gestes de résistance à l’effacement et à l’oubli, par l’intermédiaire d’un travail de mémoire, sera explorée dans une deuxième partie. L’article se terminera en évoquant la dimension poétique et l’expérience singulière du temps auxquelles ces œuvres initient le spectateur.
Une matière sensible
Le laboratoire suspendu, en tant qu’atelier d’artiste, permet de révéler une partie du processus créatif, même s’il s’agit d’une mise en scène du travail de l’artiste qui, de ce point de vue, participe d’une reconduction d’un imaginaire autant que d’une réalité de la création artistique. Il emprunte aussi bien à la bibliothèque qu’à la collection personnelle voire au musée. En suspension, le spectateur l’est à bien des égards : physiquement, dans cette scénographie qui surplombe l’ensemble des œuvres exposées en leur faisant échos ; et intellectuellement, dans la manière qu’a cet espace ouvert de le plonger dans une étape intermédiaire de la création artistique. Au milieu de ces ouvrages, archives et images, le spectateur, s’il est historien, se sent à la fois comme à la maison et en voyage. À la maison, car c’est un même geste qui les guide, lui et l’artiste, au préalable : apprendre, comprendre, se nourrir et s’enrichir, constituer une matière première, un « minerai4 » à transformer. En voyage, car le dépaysement s’impose face à ces livres inaccessibles pour lui lorsqu’ils sont écrits en russe : la découverte d’un autre alphabet le conduit à se promener aussi bien dans le temps (celui de la colonisation et de la domination soviétique) que dans l’espace (avec ces cartes géographiques qui redessinent les frontières d’Asie centrale). Le laboratoire se présente comme une invitation au voyage et initie le spectateur à une circulation de l’esprit alerte dans la matière sensible. Mais plus qu’il ne révèle les secrets de fabrication et éclaire le processus de création, ce laboratoire ouvre l’imaginaire de celui qui s’y promène et montre aussi le caractère quasiment infini des configurations de la matière artistique en germe. Cet espace a beaucoup à voir avec le Musée imaginaire d’André Malraux, l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg5 et même, les boîtes en valise de Marcel Duchamp. La permutabilité infinie des images, des objets et des textes montre que cet espace raconte la genèse de l’œuvre, son statut transitoire qui correspond à une étape de travail où la contingence occupe une place importante.
Au fur et à mesure du cheminement dans l’exposition, un constat, bien connu de l’historien, s’impose : les archives, bien loin de révéler une quelconque réalité circonscrite au passé et au factuel, ouvrent le regard et suscitent le questionnement, mais aussi en premier lieu, l’émotion. Saodat Ismailova est sensible à leur matérialité qu’elle transmet aux spectateurs, dans ce qu’elle a de plus poignant. Il en va ainsi des écritures manuscrites dans The letters, installation composée de portraits photographiques de six générations du côté maternel de sa famille. Ces photographies sont recouvertes de différentes écritures issues de lettres échangées entre ses membres, mais pas toujours compréhensibles de toutes et tous aujourd’hui, en raison des langues (persan, arabe, turc, ouzbek, etc.) et alphabets (cyrillique, arabe, latin) utilisés au gré des lois imposées par la colonisation puis l’Union soviétique. L’écriture manuscrite de cette archive épistolaire devient alors le lieu d’une énigme composée de signes sibyllins. Au-delà du contenu et du texte-même, ce sont les formes de la graphie qui frappe n’importe quel observateur, dans leur irrégularité, dans leur originalité, dans leurs caractères tracés d’une main alerte ou hésitante, rompue à l’exercice ou dilettante. Elles fonctionnent comme formes visuelles et morphologiques, avant de faire sens. Le visage et l’écriture se lient et se lisent par les traits qui émeuvent d’autant plus le destinataire que l’échange a lieu dans le cercle familial. On reconnaît une écriture comme un visage familier, au premier coup d’œil.
L’artiste explique, dans un entretien6, la tristesse qui la gagne à l’idée que les multiples changements de langues imposés par les autorités soviétiques ont empêché certains membres de sa famille d’aller à l’école, d’apprendre et surtout de transmettre aux générations suivantes. Elle dit ce qui s’est brisé dans la transmission intellectuelle si chère à sa famille. Mais ces « lettres » disent davantage encore le détournement qui consiste à se jouer des langues et des alphabets imposés pour nourrir le lien, malgré tout. La beauté manuscrite devient le témoignage paradoxal de cette forme de violence qu’est la suppression d’une langue et/ou d’un alphabet. Prises dans leur ensemble, ces lettres dressent un portrait familial dont les traces témoignent du lien qui demeure dans un contexte contraignant. Ce faisant, son travail s’inscrit dans une appréhension sensible de l’histoire et de ses sources, partagée par certains historiens et historiennes dont Clémentine Vidal-Naquet qui a écrit sur les lettres échangées par les couples pendant la Grande Guerre7. Il s'agit de deux propositions distinctes, l'une scientifique et universitaire, l'autre artistique et expérimentale. Si elles ne parlent pas de la même place, si elles ne partagent pas les mêmes procédures et si leurs « textes8 » diffèrent considérablement, il y a aussi ce qui les rapproche : l’émotion qui émane de l’archive, l’intimité qui saisit. Comment ne pas être ému par le baiser apposé par les lèvres via un rouge couché sur le papier ou via une fragrance dont l’auteur(e) a jadis habillé sa missive ? Quid de la trace lacrymale qui gondole le papier9 ? Saodat Ismailova aussi, est loin de prétendre « sonder au-delà du possible ces zones lointaines de l’intime10 », y compris dans le cercle familial puisque le contenu même des lettres ne lui est pas toujours accessible. Demeurent la forme et les caractéristiques de l’objet épistolaire. Elle fait le choix de mettre en scène les traces visuelles et morphologiques de l’écriture, indépendamment du sens véhiculé par le texte. Les formes animales dessinées sur l’un des portraits photographiques de ses « lettres » (The Letters) actent la communication singulière, sous les auspices d’une relation intime, qui s’impose en dépit des circonstances. Ici comme là, la forme dénonce la censure d’un régime ou d’une situation politique : elle dit le poids des cultures linguistiques officielles et non-officielles, celui des conventions, mais aussi le langage que chacun s’invente pour poursuivre la communication, indépendamment des mots et du sens.
Dans le même ordre d’idées, ces voix ressurgies du passé qui composent la bande sonore de Zukhra, interpellent. Le timbre, la texture, le débit des voix incarnent ceux que l’on entend sans les voir. Présence sonore, mais invisible, l’archive révèle précisément ce qui n’est plus mais qui se devine sous le sceau de l’émotion. Comme l’a écrit Arlette Farge, il s’agit là « d’un outil de connaissance indispensable qui permet de traverser autrement que prévu, l’espace et de l’esthétique et de l’intense fragilité des évènements individuels et sociaux qui sont une des trames de l’histoire11 ». Elle ajoute :
[…] qui pourrait nier que le surgissement de l’émotion est souvent consubstantiel à la découverte de certains textes ou archives. S’il se trouve qu’on travaille sur les vies singulières ou minuscules, les existences démunies et tragiques, on devient à l’évidence l’interlocuteur de personnages qui forment le sable fin de l’histoire, surgissant de la nuit obscure de fonds d’archives peu déchiffrés. La rencontre avec des fragments de vie, des morceaux de récit, des paroles maladroites, provoque l’intériorité de celle ou de celui qui les lit […]12.
Redonner vie à ces personnages qui émanent des archives permet non seulement de faire partager cette émotion, mais constitue aussi un geste de résistance face à l’oubli.
Des formes de résistance via un travail de mémoire
Dans le laboratoire suspendu comme dans certains films, les archives filmiques occupent une place de choix. Elles permettent la réminiscence d’une réalité passée qui a survécu via le celluloïd conservé. Les archives, données à voir par ses dispositifs, fonctionnent ici comme autant d’« évidences », au sens où l’entend Hartog : « le mot oriente vers une visibilité de l’invisible, […] le surgissement de l’invisible dans le visible13 ». Le simple fait de montrer les images, de les donner à voir constitue un acte de résistance au temps qui passe, à ce qui disparaît, d’autant qu’un film n’existe dans la conscience du spectateur que le temps de sa projection. Nous prenons donc le temps de voir, grâce à ces montages. Il y a là un premier geste d’écriture de la part de l’artiste qui a trait à la conservation. Elle entretient une mémoire conceptuelle14 des films en les portant à la connaissance d’un large public, le temps de la diffusion des extraits, dépassant le cercle des archivistes ou des historiens, voire des collectionneurs privés dont elle est.
Les sujets de ses films et installations sont douloureux dans le fond et s’inspirent d’un acteur historique, l’Union soviétique, qui a interdit la pratique de certains arts ancestraux (la danse, la musique nomade ou sédentaire) et des religions, et qui a aussi détruit une partie du patrimoine géographique, via l’industrialisation à marche forcée. La collectivisation générale des terres a conduit à la destruction du mode de vie des bergers nomades de la steppe comme à la disparition de certaines espèces animales. La monoculture du coton, « or blanc » d’alors, a mis à mal toute la biodiversité de la région. Elle a conduit à des travaux d’irrigation qui ont dangereusement menacé la mer d’Aral, en train de disparaître. Ce faisant, le régime a mis en péril, voire annihilé, de nombreuses manières d’être au monde. Tous ces thèmes sont présents dans son œuvre qui cherche à rendre visible et tangible un patrimoine pluriel en voie d’extinction, sans verser dans l’accusation colérique ou le recensement mathématique.
Dans le laboratoire suspendu, face au montage du Kino-Journal, associé au film documentaire Turksib de Victor Tourine (1929), c’est l’émotion qui gagne le spectateur. Le malaise et l’incrédulité, la colère aussi peut-être, naissent du montage – au sens large, celui de l’exposition – qui déconstruit, par la simple association avec des images et des films contemporains, des années et des années de discours propagandistes. L’archive filmique du Kino-Journal devient ici pure fiction lorsqu’elle transforme la construction des canaux d’irrigation en fêtes de village avec musique en fanfare, danseuses, travailleurs et travailleuses s’affairant sourire aux lèvres, sous un soleil radieux. La mise en regard des situations présentes (ses films) et passées (ces images d’archives) montre le décalage qui existe entre une sécheresse désertique sous un soleil de plomb et la douceur factice des prétendues « actualités » à leur zénith. Elle fait mentir le document lorsque le constat de la mise à mal du territoire et de la population s’impose comme résultant des travaux d’irrigation menés à marche forcée par l’Union soviétique. Car c’est bien la « panacée » industrielle soviétique qui a mis à mal l’écosystème de la région, conduisant à autant de désastres économiques, écologiques et humains. Les documents, comme l’écrit Javier Cercas dans Le Monarque des ombres, « ne sont pas infaillibles – aucun document ne l’est – mais manipulés avec un minimum d’imagination critique, ils constituent un guide fiable pour sortir du brouillard et pénétrer la zone transparente de l’histoire15 ». Le travail de Saodat Ismailova contribue lui aussi à « sortir du brouillard » et à lutter contre l’oubli ou le mensonge. Ces gestes, montrer et monter, constituent autant de formes d’écriture à part entière : choisir des images, les sélectionner, les agencer dans un ordre particulier en conditionne déjà la lecture et le sens. Les sources sont variées. Elles témoignent d’une recherche et d’un cheminement physique et intellectuel auquel elle initie le spectateur. Il y a là une invitation à une lecture critique qui vaut comme acte de résistance.
La démonstration est aussi patente dans The Haunted qui propose un portrait épistolaire du tigre de la caspienne, espèce disparue physiquement de la région mais qui continue d’exister comme animal totémique, à travers les rêves des habitants et la lettre qui lui est adressée. Ce travail fait montre d’une résistance au temps par le biais de sources dont la fragilité est exposée : la pellicule est soumise aux aléas du syndrome du vinaigre, de la sécheresse et de l’humidité, mais aussi de l’embrasement par le feu. The Hauted, évoque ce dernier danger en superposant des flammes colorées imaginées aujourd’hui aux images en noir et blanc d’alors. Ce film ressuscite le disparu via l’archive visuelle, passée au crible d’une caméra devenue presque aussi analytique que celle de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi16. « Presque », car leurs méthodes et desseins diffèrent. Saodat Ismailova utilise aussi le ralenti pour scruter la pellicule et la donner à voir, à regarder dans le détail. Le temps cinématographique est d’abord plastique, dans ses œuvres comme dans les leurs. Elle plie donc le matériau à son rythme propre. Mais son travail diffère du leur par les métaphores qu’il impose discrètement, mais sûrement, via la mise en scène des images du passé avec des images contemporaines, filmées par ses soins. Ainsi la population d’alors, avec ses visages, ses pratiques (la prière) et ses coutumes (le marché) est mise en regard avec les plans sur une forêt déserte dont le silence fait écho à sa disparition.
Dans The Haunted, les images d’archives prises par les opérateurs ouzbeks il y a plus de cent ans tirent leur force de la juxtaposition avec les ruines des monuments passés montrées au présent ; elles tirent aussi leur force de l’association avec les images de ce tigre disparu, dont la taxidermie permet malgré tout de garder une trace poilue aujourd’hui. Ce flot d’images poétiques a pour corollaire une présence fantomatique tissée par le récit et qui trouve à se dire via des silhouettes humaines en surimpression au pied des ruines, ou encore via des gros plans sur une animalité ressuscitée par une fréquence aigüe au niveau de la bande sonore17. Cette présence fantomatique évoque aussi bien la perte que la survivance dans l’esprit et l’art, de ce passé ressuscité. Comme l’a écrit Michel Makarius « représenter les ruines, c’est mettre en scène la réalité elle-même. Ainsi la transfiguration artistique des ruines n’est jamais que le versant sublimé du monde qui reste toujours à reconstruire18 ». Ce monde à reconstruire est manifeste dans cette œuvre qui, bien loin d’envisager « l’histoire comme un processus de dislocation19 », réconcilie au contraire les temporalités et les expériences en un récit commun possible. Celui d’un avenir qui entretient désormais la mémoire de ce qui a disparu. Tel est le constat voire le vœu énoncé par ce film à travers la voix-over qui demande à l’animal de la protéger de « l’addiction à une vie aveugle » et de la « perte du savoir ».
Le geste a aussi trait à la résistance pour d’autres raisons. Comme chacun sait, la colonisation puis le régime soviétique ont mis à mal les traditions ancestrales et le patrimoine vernaculaire de moult manières. La suppression du voile et le détournement de la danse deviennent le sujet de certaines d’œuvres dont le film Her Right (2020). Compilant des images de films produits sous la domination soviétique, de 1927 à 1985, son auteure démontre la position intenable des femmes, prises entre deux feux contraires : celui du régime soviétique qui impose le retrait du voile pour des raisons idéologiques et la société traditionnelle qui le leur prescrit, dans le respect de la religion. À la mi-temps du film, le spectateur entend le feu avant de le voir apparaître à l’image. Celui-ci évoque aussi bien le danger que fait courir le support de la pellicule nitrate aux images du passé que celui des femmes que l’on imagine brûler sur le bûcher. Les images qui suivent nous y aident via la rapidité du montage qui fait s’alterner le geste du dévoilement avec ce que le spectateur imagine être une femme en fuite, un prédateur aux yeux écarquillés et une danseuse aussi radieuse qu’insouciante, ôtant son voile et exhibant publiquement sa danse, d’ordinaire circonscrite au cercle familial. Ce geste du dévoilement, mis en scène grâce à une pluralité d’actrices et de situations a hélas valeur de généralité pour évoquer le drame vécu à l’échelle historique par toute une communauté. Le feu évoque la perte, la violence, mais aussi la fragilité des sources de l’histoire, à travers la pellicule qui peut devenir le lieu d’une disparition tragique. Mais le constat n’est pas celui, univoque, de la destruction : en montrant l’alchimie à l’œuvre dans ses films, au moyen de l’image des flammes – elle ne montre pas la pellicule qui brûle mais suscite cette association d’idées – elle en permet métaphoriquement la résurrection, avec la puissance imagée du rituel20. Par voie de conséquence, le spectateur en sort grandi, riche d’un nouveau regard sur ces sources. « Refilmer veut dire “re-signifier” », pour Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi, et permet de « dévoiler l’idéologie de l’histoire dans le matériau21 ». Le film évoque la violence tapie dans le matériau lui-même auquel elle redonne vie via un montage qui vaut comme outil critique. La relative lenteur du procédé – les flammes interviennent à mi-chemin du film, après 8 minutes – fait montre d’une manière de déjouer les codes contemporains du spectaculaire et de « la bouillie médiatique22 », pour inciter le spectateur à réfléchir et à être actif dans l’interprétation des images. Les images d’archives, nouvellement mises en scène, participent désormais d’un savoir historique auquel le public a accès.
Cette résistance à l’effacement et à l’oubli, ce travail de mémoire, trouve à se dire ailleurs dans son œuvre. Durant cette période de domination soviétique, la propriété privée fut aussi mise à mal, nuisant directement à de nombreux arts locaux, telle la broderie. Les artisans ne pouvaient pas diriger leur propre entreprise. La collectivisation était en cours, en conséquence de quoi, de nombreux artisans ont commencé à travailler dans des usines pour de la production de masse ; ceux qui ont continué à travailler chez eux ont parfois été arrêtés et emprisonnés. La plupart ont dû attendre l’Indépendance avant de reprendre leur activité artisanale et artistique. Rares sont ceux qui ont conservé leur tradition (sous formes de dessins, de broderies, etc.) pour ne pas la perdre23. L’étude de la broderie, autour de l’art du Falak ravive cette mémoire. Chillahona met ainsi en scène une double renaissance, celle de la broderie qui accueille le spectateur dans un cocon24 et celle du personnage féminin qui se métamorphose à l’intérieur de ce cocon. Ces archives et objets donnés à voir, se trouvent désormais enrichis du savoir historique que nous avons sur cette période ; nous les appréhendons depuis le futur en mesurant ce qui relève de la volonté de faire taire mais aussi de la résistance grâce au travail de mémoire qui s’impose à chacun.
Une expérience poétique du temps
Dans ses installations, par l’intermédiaire de la durée des plans, et dans Stain of Oxus notamment, Saodat Ismailova laisse aux spectateurs le temps de voir, de découvrir, de ressentir, de rêver, avant de comprendre et d’analyser. Elle opère une forme de résistance au passage du temps via la dimension poétique. Ce qui est remarquable, c’est que loin de proposer un récit dramatique et spectaculaire de la diminution de l’eau, ressource fondamentale à l’homme et sujet dramatique en soi, elle initie le spectateur, par ses rives et ses remous comme par ses profondeurs (notamment avec ce plan où l’œil de la caméra, dans The Sound of Oxus, scrute en contre-plongée cette jeune fille qui vient lui confier ses rêves sur la rive), elle initie le spectateur donc, à une puissante rêverie poétique. L’eau, en étant personnifiée discrètement, prend corps dans le récit pour nourrir, choyer, écouter et obnubiler les femmes et les hommes qui vivent à ses côtés. Omniprésente et omnipotente, mais fondamentalement ambivalente, elle perdure par le rêve qui témoigne autant de sa disparition physique que de sa persistance sous une autre forme de vie, invisible. Ces films et installations proposent désormais une trace de l’eau dans l’histoire, en dressant le portrait d’une héroïne aux états variés – solide, liquide, gazeux – une archive visuelle sous une forme esthétique, celle d’un paysage filmique.
Et il en va de l’eau comme du tigre ou des pratiques artistiques ancestrales auxquels elle redonne vie, chair et corps à travers chacune de ces pièces. Un autre exemple réconcilie les expériences du temps et les manières d’être au monde via la poésie d’un cimetière devenue puissante machine à rêverie. Two Horizons met en scène deux désirs d'immortalité, le premier trouvant à se dire dans un mythe ancien, le deuxième à travers ce qui reste de la station spatiale soviétique de Baïkonur. Dans les deux cas, un puissant désir de déjouer les lois de la gravité, un rêve qui conduit à des exploits, et un héros incarné deux fois : Qorqut, le premier Shaman ayant conceptualisé le principe de lévitation, et Yuri Gagarin, le premier humain à avoir fait un voyage dans l’espace. Leur évocation passe par la figure d’un acteur interprétant Qorqut et par des plans sur les ruines de la conquête spatiale. Or que relient ces deux représentations entre elles si ce n’est la population locale et cette installation qui réconcilient deux imaginaires, l’un ancestral, l’autre politique et militaire, deux rapports au temps, l’un dans l’éternité du mythe, l’autre dans le calendrier de l’Union soviétique des années 1960 ? Ils constituent deux temporalités désormais réunies. Ce faisant, on constate que des savoirs oubliés et censurés sous le règne de l’Union soviétique ont perduré via des modes subreptices de transmission. Cette installation réconcilie aussi deux représentations du monde qui, loin d’être irréconciliables, se rejoignent en un même rêve devenu film.
L’œuvre déborde ainsi de ce qui ne laisse pas ou peu de traces et dont Saodat Ismailova entend rendre compte : un rituel sacré qui ne souffre pas de témoin autre que le fleuve et ses occupants dans Stains of Oxus ; une croyance locale dans Two Horizons ; des sons et rituels féminins enracinés dans l’animisme dans Zukhra ; et les rêves des habitants recueillis par ses soins et transcrits dans nombre de films et installations. Elle donne corps à l’invisible et au vernaculaire, au presque disparu, à ce qui se transmet oralement ou qui relève de la tradition dont le savoir n’est pas figé mais circule de génération en génération, sans se fixer. Elle produit alors à son tour une source, un témoignage au sens large : oral, sonore, musical, etc., et sa liberté d’artiste lui permet de leur redonner vie, via des récits qui touchent la sensibilité avant l’intellect.
Voilà, pour conclure, un échantillon du rapport foisonnant et riche que cette artiste et ses installations entretiennent aux archives. À l’heure de la disparition récente du timbre rouge en France25, qui acte la transformation de celui-ci en archive et la diminution de l’échange épistolaire sous forme matérielle, Saodat Ismailova semble faire preuve de résistance en accordant un intérêt tout particulier à cette forme dans plusieurs de ses œuvres – The Letters, comme son nom l’indique, et The Haunted qui propose un « portrait épistolaire26 » d’un tigre dont l’espère a disparu. Dans les deux cas, la lettre croise un public et l’invite à réfléchir à la question de la trace comme à celle de l’échange dans la construction et l’évolution du lien social et culturel. Plus largement, les archives constituent autant de fils ténus pour voyager dans le passé et mesurer ce qui le sépare du présent, notamment en matière de paysage – celui de la steppe ou du fleuve –, mais aussi de traditions culturelles et de croyances. Les archives irriguent ses œuvres qui les métamorphosent en retour, pour proposer aux spectateurs une expérience plastique du temps. Ce faisant, Saodat Ismailova fait preuve d’une pédagogie poétique étonnante en initiant les visiteurs au matériau d’émotion qu’elles constituent. Elle montre la manière qu’elles ont de faire lever l’imaginaire de celui ou celle qui les consulte tout en donnant lieu à de nouvelles créations et de nouvelles « archives », pour le futur.